Proullaud296

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L'Espagne ? on s'y fait très bien

 Route d'Alicante. Puerto de la Carrasqueta. Heure de la pause. Derniers soubresauts de lacets descendants. Je m'arrête sur une vire, à l'ombre de justesse. Photos sans pellicule encore. Cette fois-ci, le bar est silencieux. Devant le seuil un distributeur de batatas fritas, le sachet se bloque, la patronne et sa fille rajoutent deux pièces, tout dégringole, un bon goût naturel d'épluchures, je ne bois rien. Descente des derniers zigzags, asphalte et soleil, maisons éparses ordinaires, à une près, vaguement mudejar. Soixante secondes d'arrêt, je ramasse au sol des cartes routières – batatas : une langue d'enfants. Je veux éviter Alicante, car j'y suis déjà passé voici trente ans ; je ne me rappelle que la silhouette du fort, au-dessus d'un jardin au fond duquel gisait un grand-père :

 

 

Troncs de pins.JPG

"Laissez-le. Il est fou. Il est tuberculeux."

 

Il est vieux.

 

El señorito Cuesta, élève de mon père, passait là ses vacances en famille : "A l'escale, venez nous voir." Je m'étais copieusement emmerdé entre père et mère, à 17 ans, el señorito 13 : à cet âge, un abîme. En ville ma mère ne cesse de râler, mais quand cessa-t-elle ? mon père s'est retourné d'une pièce sur un infirme en fauteuil roulant, comme sur une curiosité naturelle. Un nabot boiteux m'exhibe son doigt tiré de sa braguette, tel père tel fils. Un grand nombre de Pieds-Noirs se sont installés ici, dont trois menottés naguère en terrasse pour avoir parlé mal de Franco : beaucoup de flics parfaitement franco...phones. J'entends parler ma langue encore autant que l'espagnol. Epuisé, dans des rues rebattues. Sur une place en contrebas deux punks flamboyantes boivent à la canette en plein cagnard, si je les photographie elles vont m'engueuler ou exiger du fric – je leur attribue d'emblée conformisme, solitude et branlette - quel touriste a jamais guéri de sa connerie ? À pied vers le paseo de playa. Palmiers, marchands de glaces (¡ helados !) et petits vieux sur les bancs. Trottoir en mosaïques trompe-l'œil figurant des vagues miroitant à donner le vertige. Plage comble, du rivage au parapet, en pleine ville, c'est ce que j'ai vu de plus beau, de plus terne, de moins local - ¿ qué quiere decir Vd ? - et ce quartier remontant contre le fort, cette ruelle barrée de chaises à vieilles - ¿ Avenida Castañero ? je retrouve mon coche et je roule vers Elche (¡ Elx !) hurlant de chaleur au volant, de joie et de douleur de vivre, dans le soir qui tombe, poussant des cris de femme, voyant filer dans mon rétroviseur la vie si forte et belle et ceux qui me croisent se mettent à rire, l'espace s'emplit, j'arrive à Elche où trône au centre d'un rond-point cent fois grossie la fameuse Dame à l'extraordinaire coiffure puis me gare en quelque rue écartée. À vingt heures plein jour et chaleur atroce, tandis qu'à ma rencontre sur le trottoir même descendent les familles endimanchées, les fillettes exhibées dans leurs froufrous de bonbons : en bas de la rue commence une fête scolaire, du fond d'un cul-de-sac chaulé j'entends roucouler un ténor d'opérette, nul n'applaudit malgré les sollicitations d'une présentatrice à voix de loukoum, tandis que les petites filles en hâte traînent sur les trottoirs les parents qui trébuchent dans leurs beaux habits. Un chœur d'écolières se met à chanter de loin, applaudies cette fois par les familles soigneusement lavées et parfumées.

 

J'entends claquer des portières et craquer les pierres brûlantes, seul désaxé qui trace de sa main des paragraphes sous sa tôle aux vitres baissées, suivant des yeux les couples enlacés – l'homme trop grand se déhanchant contre les fesses de la femme. La recherche du camping prend des allures de jeu de piste : ¡ Huerto del Cura ! le Jardin du Curé ! me répètent-ils, et la fête envahit la ville : foule et flics, rues barrées, marchands de confits. "Première à droite au fond, tournez" me disent près d'un terrain vague deux filles de treize ans, le short à ras du poil, protégées qu'elles sont par l'inconscience et ma panique, tendant la main pour me guider tout en riant – les yeux, c'est tout ce qui me reste – je tourne en rond, me fais indiquer le haut puis le bas de la ville.

 

La police embarque un clochard à l'arrière d'un break, matraque souple et bien solide sur le crâne, menottes et injures du mec très rouge, barbe de cinq jours, voix pâteuse et dents gâtées. Ses yeux sont bouffis comme sous une aspersion d'insecticide et l'ambiance est à la fête, ici bientôt des émeutes feront quarante-et-un blessés. Voici enfin la palmeraie d'Elche aux murets blancs très ronds avec au pied des arbres un paillasson constant d'aiguilles mortes, comme des chiens très roux perdant leurs poils. Puis le camping, de luxe, bien vide avec ses bornes électriques. Le tenancier m'accueille à bras ouverts au tarif minimum. Je téléphone en France, longuement, précipitamment. Terrasse de cafeteria la nuit tombée. Trente minutes avant d'obtenir la commande. Lecture de Monsieur de Phocas, par Jean Lorrain : quintessences d'âme suivies d'un bel assasssinat quintessencié, contrastant avec la touffeur d'ici et la douleur constante de fixer les yeux sur la page alors qu'il suffirait de se faire envahir de vase. Alors éclate une bestiale échauffourée entre queutiers de billards qui se roulent à terre en grappes. À côté de moi sur leurs sièges quatre Franco-Français avec leur chien chow-chow lèvent soudain le nez de leurs messes basses : "Fais quelque chose !" dit une femme qu'est-ce que tu veux que j'aille foutre murmure l'homme tu ne vois pas combien déjà ils sont à se taper dessus car les joueurs bien bourrés se collètent comme on s'encule et se crochètent par le cou pour se fracasser le crâne contre les vitres et on se recasse la gueule jusque avec les garçons de café Ça me fout des frissons de voir ça – y a pas assez de guerres faut encore qu'ils se cognent comme des branques – baisables et connes les Françaises - les branleurs se repointent bras dessus bras dessous Tu vois ce que tu m'as fait je saigne cara de coño "Alors !" triomphe l'employé françai (à mi-voix) "c'était bien la peine que j'aille me faire démolir !"

Commentaires

  • Mudejar : se dit d'un art espagnol islamique, datant d'après la Reconquête.

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