A spot of bother
C'est écrit en anglais, et si vous ne possédez pas suffisamment la langue de Lowry (assez de “Shakespeare”) vous aurez l'impression de comprendre, vous comprendrez à peu près de quoi il s'agit, mais vous auriez tout intérêt à le lire dans votre langue à vous, le français. Autrement, vous dis-je, une main sur le dictionnaire, en essayant de ne consulter qu'un seul mot par double page, vous risquerez, comme il m'est arrivé, de tout percevoir à travers une espèce de brouillard.
Et pourtant c'est bien une telle impression, de brumes cotonneuses, qui prédomine dans le livre : les personnages se trouvent tous embarqués dans une histoire affolée, qui est la leur mais à laquelle ils peinent à imprimer une direction quelconque : des rats dans le labyrinthe comme on dit, ou bien des héros de bandes dessinées. C'est bientôt jour de noces en effet entre l'épineuse Kathy et son fiancé, lesquels ne peuvent pas se dépêtrer de leurs conflits et engueulades, si bien qu'ils sont en droit de se poser des questions. Problème numéro deux : peut-on décemment inviter le couple homosexuel formé par son frère (si j'ai bien compris) et son petit ami ? Lesquels sont aussi en bisbille, en partie à cause de ces réticences d'invitation, le frère disant “Tu comprends, tout de même...”, et le petit ami refusant de “comprendre, tout de même...” Sans oublier que la mariée, Katy, se trouve déjà flanquée d'un gosse obtenu d'un autre donneur de sperme : ce petit infernal s'appelle Jacob, ce qui sonne plutôt adulte, et veut toujours voir une vidéo chiante pour enfant de son âge aux moments où tout le monde s'affole, ou bien commence une de ces conversations sur le monde, l'univers et la couleur des chaussettes comme les enfants en ont toujours le secret pour emmerder l'entourage à grandes bennes de “pourquoi” plus absurdes les uns que les autres mais éminemment formateurs pour l'enfant, bien sûr. Puis, sans transition, Monsieur Morpion veut jouer au ballon au beau milieu de l'appartement ou bien fait un gros caprice parce qu'il manque de sa marque de chocolat préférée : c'est très bien rendu par l'auteur. Il faut également savoir qui l'on va inviter, ce qui fera plusieurs dizaines de personnes, plus ou moins compatibles, car les amis du futur Monsieur ou de la future Madame se conviennent aussi bien que les deux fiancés, c'est-à-dire de façon pour le moins contrastée.
Ceux qui ont organisé une noce auront compris de quoi l'on parle, alors qu'il est si simple de s'être engueulé avec la famille depuis des lustres et de se retrouver à six autour d'une table en se faisant la tronche, ce qui n'est pas plus mal. Nous ajouterons que la maman de la mariée trompe le papa de ladite, avec son meilleur ami comme il se doit, et enfin, que ledit mari, George, voir plus haut, s'est imaginé avoir un cancer, avec des taches sur le biceps et autres symptomes psychiques : au lieu donc de poursuivre ses travaux de maçonnerie, il les laisse en plan au milieu du jardin où se tiendra la réception de mariage et s'enfuit, carrément, à l'hôtel, alors qu'un autre ami l'attendait en villégiature pour se reposer un peu avant les noces. Le père et futur beau-père se paye une cuite carabinée, salope la chambre d'hôtel, se cogne dans la porte à s'en défigurer puis finit par se faire choper par les flics en pleine nuit et complètement bourré en train de longer un sinistre canal bien profond sans lumière. Le tout (et j'en passe) forme une vaste salade où chacun s'interpelle, erre parmi ses hantises et ses remords, se livre à des dialogues ou des monologues particulièrement incohérents ou trop logiques au contraire, toujours en proie aux soupçons, aux colères, aux émotions extrêmes de l'amour fou et de la rupture déchirante, et le lecteur s'émeut, comprend ou pas, rigole ou sent les larmes qui picotent ou les deux à la fois et se demande quel zigzag va bien pouvoir perturber la marche déjà chaotique de cette mécanique folle.
Ce qui n'est pas sans rappeler Trois mariages et un enterrement, avec toutes ces alternances d'absurdités, de heurts, de courses précipitées au milieu des jurons et des jupes qui tombent d'un coup sur les chevilles. Un grand talent. Une imagination folle avec tout ce à quoi l'on peut s'attendre dans l'inattendu (car c'est tout un art de choquer sans choquer, de surprendre sans outrepasser les bornes) : tous les ingrédients de la rigolade et du succès de librairie, enfin, théoriquement. Style alerte, vocabulaire aussi pittoresque et riche que la langue anglaise quand elle veut s'en donner la peine et sortir du basic english, le tout éminemmenbt sympathique et humain, troop humain, à la perfection. Toute la palette des sentiments, un talent fou. Et si l'on tient à émettre une restriction, cela ressemble à Plus belle la vie, mais en nettement moins con et conventionnel ; vous vous reconnaîtrez tous : Then Jean shot across the room at a surprising speed, saying, 'Don't worry. Et tout le monde de courir, incapable de maîtriser ce qu'il a enclenché. A spot of bother, c'estune litote : non pas “Une touche d'ennui”, mais une grosse pelletée d'emmerdements, et c'est tellement plus drôle quand ce sont les autres bouffons qui dégringolent de la benne à ordures. Et comme on dit à la fin des cartoons : C'est tout les mecs ! That's all folks !