Les deux Stendhal
La différence entre ces deux documents est que le second, de Crouzet, tente de reconstituer le ressenti intérieur de Stendhal, féru de sa propre personne, et ne mettant rien au-dessus de sa satisfaction personnelle, ce que l'on a baptisé le «beylisme » (de Beyle, son patronyme). Le premier, de Martino, se préoccupe essentiellement de la genèse des œuvres et de leur analyse, comme on faisait en ces temps où les ouvrages tenaient lieu, à juste titre aussi bien, de biographie. Voir Bonnard, dont l'histoire de la Grèce est à peu près pour lui une histoire de sa littérature. Martino fouille moins la biographie qu'il ne retrace la genèse de l'écrit. Mais les deux biographes s'accordent en ceci : Stendhal, c'est une représentation de l'Italie.
La vraie, c'est une agitation libertaire et volontiers intellectuelle, une atmosphère de complots et d'espionnage de la part de l'Autriche : on parle politique, et l'on crée ou dénoue des alliances. La fantasmée, c'est celle de Stendhal : des passions, aucun humour, une énergie fantastique, des crimes. Des recueils trouvés dans les bibliothèques, datant des XIe au XVIe siècles, et feuilletés fébrilement par notre auteur. Il les annotait, les traduisait, les achetait. Parfois il se contentait de les traduire, et de les publier sous son nom, car il ne fut pas exempt de plagiats. Or, se nourrissant de ce substrat criminel et romanesque, il accumulait sans le savoir la matière de ce qui devait devenir son chef-d'œuvre, La chartreuse de Parme. Les coïncidences abondent.
Paul III Farnèse, avant d'être pape, connut bien des mésaventures, avec les femmes en particulier. Il s'évada du Château Saint-Ange à l'aide d'une corde, comme le héros de la Chartreuse (Fabrizio del Dongo). Tout ce nourrissement de faits divers médiévaux (avec guet-apens, coups de poignard, vengeances savamment ourdies) a formé le lit où devait éclore, très vite, l'un des trois ou quatre plus beaux romans du XIXe siècle. Stendhal a juste légèrement adouci les choses, pour en faire une merveille d'aérien. Quant aux crimes du XVe siècle, il les aurait commis autrement ; il se serait mieux dissimulé ; il en aurait mieux profité. L'assassinat, comme un des beaux-arts : il n'eût pas désavoué cette formule. Mais cette Italie fut entièrement remodelée par Stendhal, et ne correspondait pas aux réalités contemporaines. Moins encore à ses activités consulaires, faites de papiers à remplir, de raports à fournir sur le nombre des navires entrant et sortant, les affaires d'import-export à Civitavecchia, d'intrigues avec les secrétaires récalcitrants voire insolents. Il s'en évadait, à l'affût de la lumière, des couleurs, et de l'aménité des Italiens, de l'accueil des Italiennes, de la musique (il plaçait Rossini au pinacle), de l'opéra, de tout ce qui constituait à ses yeux l'Italie éternelle. Si je voulais poursuivre cet aimable déballage, il me faudrait évoquer la timidité de Stendhal, ses accès d'insolence, de bagout, de transgressions des règles qui lui valurent beaucoup d'ennemis et de déconvenues féminines en effet.
J'évoquerais ses difficultés à écrire, les entraves que le travail alimentaire apportait à ses inspirations, son gros bide en fin de vie, ses maladresses et ses instants de grâce, le heurt sans cesse renouvelé de ses aspirations ensoleillées, de ses appétits de saines jouissances sensorielles, et de la crétinerie policière, mais toutes ces précisions s'inspireraient bien plus du livre de Crouzet que de celui de Martino. Il m'eût fallu lire celui-ci en second, suivant l'ordre « l'homme et l'œuvre ». Combien de précisions n'eussè-je pas apporté à mes classes, également, si j'avais mieux possédé mon Stendhal ! Voici les réflexions que m'a inspiré certain passage, « comme un miroir que l'on promène au bord de la route », selon sa formule. Il se surnommait Monsieur moi-même. Stendhal n'est pas exactement un “romantique” à l'eau de rose, mais un romantique sec et nerveux, musclé, farouchement individualiste et le poignard dans la manche (il aimerait bien).
J'en suis aux considérations sur l'Italie, dont Stendhal était fort amoureux – fort est son mot, au lieu de « très ». La partie du livre consacrée à ces villes est d'ailleurs fortement écourtée. Ces livres étaient en effet plagiés, au point que l'auteur d'origine (un Italien) ne parlant pas de certaines cités, Stendhal les omettait aussi. En février 1827 (rappelons que Le rouge et le noir date de 1830, La chartreuse de 1839), Stendhal donna une nouvelle édition de son œuvre : voilà bien pour moi de l'extraordinaire. Les éditions de livres ne dépendent plus de nous désormais, juste de l'arbitraire. En réalité, il la réécrivit. Ce qui m'arrive peu. Les débouchés n'en resteront pas moins bouchés. Quelles étaient les perspectives de Stendhal ? Il doubla le volume de 1817. Eh bien moi, je restreins.
Contrairement aux immenses Proust, et Montaigne, Petit C. taille et rogne. Comme un poète - Baudelaire ? -oh, p-pardon... « L'itinéraire fut simplifié ». Mes voyages à moi s'intitulent Petites Errances. Budget oblige. Stendhal eût théorisé. C'était de son âge, de son tempérament. Je ne sais pas, moi, tant parler de littérature.
Commentaires
"Si tu ne peux pas mourir au front, meurs dans le con". Proverbe tamoul. Ca ne s'invente pas.