Proullaud296

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  • Les pathétiques

    R. 1

    Ressusciter tous ceux qui tendent à l’Art sans être reconnus Éplucher tous les textes de blog, en quête de fragments.

        ...Transpositions ? inutiles ; ce livre ne sera ni édité ni lu.   Je le dédie au petit gouffre. 
       COMPOSITION  en taches d’huile. 
    « d’intérieur » p. 3
    
        Nous sommes tous des pathétiques réciproques, sur les sentiers des Landes en fin d’après-midi ou du petit matin. Nous parlons seul ou nous taisons, alerte à 50 ans,  à présent si poussif
    quinze ans trop tard. Nous en vivrons bien trois de plus. La vie s’étire en très gros plans de scénarios mal ficelés. 
    	Je n’ai jamais compris les deux montres qui tintent à la fin d’Une fois dans l’Ouest.
    
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       Impasse Marguerite-Marie, Alacoque, vénératrice du Sacré-Cœur. Succession contiguë d’étroits pignons fendus par la longueur, logement de ci, logement de là. Ébauche de cité plus ou moins phalanstérienne comme il s’en trouvait en fin de siècle. Les logis inversés, un par versant de toit, se présente à l’entrée comme un long corridor élargi du fond par la  chambre et la  salle d’eau. Le tout s’ouvre sur un petit  carré buissonneux sous tonnelle appelé « jardin », coincé contre le mur d’enceinte général.
    		Nous y tenions six à table. D’un jardin l’autre tout s’entend au mot près. Revenons au seuil de l’impasse. Pour accéder aux logis serrés sur main droite, la terre et les débris vous râpent les semelles.  Des chats s’arrêtent net et vous fixent, avant de détaler sous les treillages. Ces rangs dévots de salades et de haricots bien tenus désignent des vies besogneuses et délatrices.  À d’autres les fables du bon peuple. Nous n’avons trouvé nulle trace d’âme. 
    	Les habitants se dissimulent ou se plaignent par lettre des nuisances nocturnes de mon pianiste : Benoît, que je visite à longs intervalles. Ils n’aiment ni son tour de taille ni ses oscillations ursines. Ma démarche incertaine elle-même alimente leurs phantasmes inquisiteurs. Je les soupçonne de soupçonner d’insanes scènes homosexuelles.
      Le  fond d’impasse, épais, herbu, s’il faut absolument une transition, permet juste le demi-tour d’un véhicule : vestige d’un terrain sur lequel tremble encore un préau de planches, je descends pisser devant une antique calandre mal abritée rongée de rouille. J’essuie mes doigts sur le tissu de cuisse, traverse le sentier, presse le bouton blanc : carillon deux tons, American fifties, main molle de l’artiste. Il a le souffle court et les intonations nasales d’un consommateur de psychotropes. Il vit ainsi sous son demi-pignon, un piano  droit en enfilade au long du mur, et l’épinette juste en face à  droite.
    	 Un orgue d’intérieur trône au fond dans la pénombre. 
        Deux chaises, une table ronde en pagaïe – partitions, fascicules paroissiaux - et quelques étagères. Soucoupe en équilibre, à ras bord de cajou, de pécan. Du vieil encens stagne dans les rideaux crème. L’unique visite d’Arielle (tu parles si souvent de lui ! ) a provoqué chez elle d’incessants battements de fenêtre  (j’étouffe!) par où  Jean-Benoît feignait de craindre l’intrusion du petit chat bien nourri. Insensible aux arpèges, gammes et renversements, Arielle s’enfuit et m’entraîne avant de périr d’asphyxie.  
    	Je ne suis plus retourné chez Benoît que seul, en  mission d’amitié. Marie-Pascale en effet, humaniste huguenote, m’a soutiré le serment de le tirer de dépression ou pire. Que ne soutire-t-on pas de moi. « Ne feins pas l’amitié », certes, mais que fallait-il faire ? j’étais promu visiteur sur parole de ce boyau hanté, curieux malgré tout d’exploiter l’occasion : l’autre est un solitaire dit-on,aussi jaloux que Dieu. Depuis ma droite	et jusqu’au fond , l’air entretenait  de féroces relents d’encaustique et de crasse équitablement répartis sous des bataillons de bibelots.
    3 À l’exception des instruments très bien entretenus, cest une suffocation de madones crasseuses et de crucifix de tout poil juchées sur leurs consoles, Marie sur offset punaisée au mur comme chez moi et que je prie, parfois. L’Église  en effet nous abreuve de souscriptions postales – mais le coût des relances absorbe in fine le montant des offrandes. Le jour où j’ai reçu 25 autocollants contre l’avortement, je les ai  renvoyés assortis d’un courrier plus qu’acerbe. 
    	J’ai juste conservé comme lui cette Maria de Fatima, aux larmes de cire sur ses joues imputrescibles. Je la prie aussi bien en latin qu’en grec, sans plus y croire qu’un histrion. Dans  son exil intérieur, Jean-Benoît prie pour lui et moi. Certains parlent d’autosuggestion. Je préfère croire. D’autres avant lui  ont cru en Dieu, chose qui arrive à des gens très bie ; en ce  même  instant d’autres prient pour nous. Nous retrouvons ici chez Benoît, impasse Alacoque, un de ces vieux  logis de  prêtres ou d’oblats esquissés par Huysmans  juste au-dessus des cloches de Saint-Sulpice. 
       
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       Après de longs  silences, Jean-Benoît me relance au téléphone : il jouait de l’orgue hier soir. Il a cru que je répondrais. Le rappelant au matin, j’ai reconnu sa voix lente. Il me proposait de l’entendre  ce dernier dimanche. Il me redemande  son lecteur magnétique sans stéréo, en piteux état, qui pourrait dit-il enregistrer ses  œuvres « à travers l’air, à l’ancienne ». Il a parlé de moi à ses prêtres, en m’attribuant  une grande culture et de l’originalité (aurai-je assez entendu ces inepties). Les constantes de ma conduite permettent de penser que loin de détester les hommes, je les dénigre par commodité. 
        Je couve Jean-Benoît parce que je n’ai jamais abandonné personne. Les gens de haut rang spirituel et autres grands esprits déplaisent à ma paresse ; ne sont-ils pas autosuffisants ? J’ai aussi repoussé les femmes : méfiance et hostilité. En revanche, une excessive douceur préside à mes rapports avec les chiants, car ils ont peut-être raison. Les transformer en créatures appréciables  nécessite une tolérance inépuisable, ainsi que le renoncement, dès qu’on les visite, à toute aspiration personnelle. 
    	Cette vaillance qu’on aurait exercée à connaître ses vrais parents d’esprit s’est diluée, dans l’apprivoisement des faibles, en justifiant ses propres générosités au nom d’une feinte charité ; ceux qui me blâment  ignorent la force qu’il aura fallu. Laisser-aller ne suffit pas : couler à fond nécessite autant d’efforts et de souffrances que la lutte. Cela suppose un concentré de persévérance aussi contraignant que d’escalader sa propre réalisation. Dans les deux cas, l’ego barbote et disparaît : aspiré d’en haut, par la raréfaction de l’oxygène – ou vers l’asphyxie de l’abîme. 
    	La seule fausse note est que le descendeur toujours a le regret de n’être pas monté ; mais, pour sa part, le grimpeur jamais plus n’aspire à descendre. Dans cette même optique, transformant ses incapacités en  systèmes, nous avons adopté la méthode «en tache d’huile », sans  chronologie ni liens 1ogiques. Non plus des systèmes en définitive, mais des prothèses. 
    
    (In domo Patris) mansiones multae sunt - nombreuses sont les chambres dans la maison de mon père. 
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    	Je propose à Benoît l’examen d’une Blockflöte (« dextérité manuelle ») en buis ou poirier. Il pourrait en vérifier l’efficacité, dans l’enrichissement du ton. Mais notre rapatriement à Dieu n’est pas impensable. Le Roi serait Louis XX de Bourbon, duc d’Anjou. Mais ce sont là débats stériles de croyants. Pour Jean-Benoît l’entretien d’âme et de corps est dévolue à la personne de sa mère, des emplettes au carrelage. La mort survenue du fils aîné avait livré la mère survivante, Odile, à la merci du second fils ; la mort à son tour, quinze années plus tard, de l’octogénaire protectrice avait vite réduit Jean-Benoît aux négligences résidentielles, vestimentaires et presque sanitaires : « Je suis devenu » disait-il « terne, sale et secourable ». Des  papiers glacés publicitaires jonchaient le sol en attente d’une improbable classification. En attendant on y glissait. Chez certains cas sociaux que les services abrègent en cassoss, nous avions connu   des chiens compissant les  journaux déployés sur le   carrelage : ainsi les Polonceau de Marchais, ou cousine Aline.

     

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       Plus tard  Jean-Benoît déménage en ville,  au  bas de la rue de Psak. Son père, nouveau veuf, n’ayant plus longtemps à vivre, est placé « en établissement » près de l’ancienne manufacture de tabac : l’appartement du père, s’est libéré. Jean-Benoît s’est donc laissé glisser en bas de côte. Une époque est passée. Le vrai Benoît sera toujours en  Haut-de-Ville. Toujours il hantera le boyau Alacoque, avant-dernière porte ; malgré les sons 
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    infects  et plats de ce long cachot. Il jouait en sourdine, de nuit, mais les ondes infiltraient encore le sommeil des nuls. Son pas  rampant et  chaloupé, sa silhouette imprécise, indisposaient ces gens de peu ; c’était un anormal, un dépressif, un fou. On le voit au clavier, quand la musique  suinte sur son profil , où elle s’imprime.
        L’orgue interne (une rareté) demeure muet  en fond de pièce ; il n’en joue qu’en retour d’écoute, jouissance interne de yogi ou de prostatique. Pour l’écouter en toute plénitude, il faut gagner les Prémontrés de St-Norbert ou moines blancs. J’assiste aux messes en récitant tous les répons. Aucune anxiété dans notre mécréance.
    	Il existait dans le Béarn une petite laide et boulotte  jouissant au milieu de la foule  à l’insu de tous : sous la coupole du kiosque s’asphyxiaient les tutti du chœur : rou-bou-droun-boudroun ta brahiola tis vroundoun – le son  gonflait sourdement comme un fruit tandis que Boule Rouge dardait à  la ronde, d’un air entendu, les étincelles d’une extase ignorée, où tous étaient conviés en vain. 
        J’observais aux Prémontrés de St-N. la ferveur des   convives  autour de l’eucharistie. Tous en état de grâce ?  je ne suis pas digne  (« dis un seul mot et je serai guéri » ). À supposer que l’admission   au sacrement soit devenue moins stricte, je le repousse  sans cesse, au risque de mon agonie, si j’en ai une. Parfois je sens une bouffée de joie, sous mon kiosque. Mais je mourrai. 
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        L’épinette privée de Benoît, plus volontiers joué sous  mes yeux,  se fait moins  rare. Le plus souvent  j’écoute son piano droit,  propagé durement depuis la cloison gauche. Le peu que j’aie touché de l’épinette plaît à Jean-Benoît, malgré le trouble que jette sur mes doigts  ses yeux voraces : le musicien s’est aguerri aux œillades des jury (souvent la télévision zoome sur ces étranges pattes) – je la joue « Espagne exotique », aux antipodes exacts du Padre Soler.
    
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    	Monté le voir un jour à la tribune en retrait, pour l’impro du Missa est, je me vois d’un signe dûment renvoyé au parterre. Redescendu prêter l’oreille aux vibrations et réverbérations d’en bas, je me figure cheminant de dos vers le transept. Parfois sans être monté je saluais Benoît de la main droite qui de dos me répondait de son rétromiroir.
    	Me revient à ce propos Anne l’altiste de Nancy sur son alto de Mirecourt an centre d’un amphi d’auditorium. Elle me certifiait qu’au grand jamais les huissiers, experts physionomistes, n’introduiraient quelque auditeur que ce soit aux regards tant soit peu suspects : « Ils te repéreraient sans hésiter ». « Tout de même, insistais-je, à supposer… - ...il n’y a rien à supposer… - ...qu’un fou dans le public te vocifère Le dièze, merde ! - ...je lui tendrais l’alto à bout de bras en gueulant TU VEUX LE FAIRE ? - non, elle n’ajoutait pas connard...
    
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    Je disais à Benoît qu’il suffisait d’abandonner ses doigts sur le clavier de l’épinette ses phalanges pour trouver la grâce. Benoît s’assombrit d’un coup : « ...ralentis  les dessus » Rien de plus facile que de jouer médiocrement de lépinette, et je  me replie   en bon ordre. Benoît  compositeur semble en effet plus susceptible d’émouvoir à cordes pincées que frappée. Il pense le contraire.  Les plus grands se fourvoient  sur leurs  talents : Voltaire prisait ses tragédies. Dzeu l’Ermite, perché dans son petit sixième, n’apprécie pas  plus  l’épinette que le  piano,   lorsqu’il la capte sur  les ondes : ni le  son ni l’inspiration.  
    	Au fond du logis de l’impasse Alacoque s’ouvre un jardin  carré grand comme
    
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    une table où nous avons mangé serrés un jour d’été,  en compagnie de  Marie-Pascale  et   des parents du musicien (courage, petit poète égyptien de  la Onzième Dynastie) - sa mère Cécile  avait placé les convives à l’abri du soleil, sous la tonnelle  entre  les haies de vigne vierge.  
    
      PHYSIQUE ET VÊTEMENTS de Jean-Benoît
       Son abdomen par temps chaud retombe sur sa ceinture. Je le vois grignoter ses noix de pécan, mouchetant sa barbe,  qu’il porte à la Debussy   de miettes alimentaires, avec moustache, parfois sans. Il me tolère de pleines paumes d’anacardias, et  puise en d’autres écuelles semblablement garnies, malgré son budget restreint. Il m’offre aussi ses nectars en boîtes à base de menthe ou de grenadine. Il porte en toute saison d’épaisses chemises gentleman farmer à  gros carreaux mauves, sans jamais transpirer. Il suce ou chique des mégots goudronneux, puis des Vichy pour son haleine. 
       Il m’en offre aussi, que je décline. Me propose des nectars frelatés, menthe acide en boîtes cylindriques, ou grenadine. 
    
    J’ignore à quelle occasion Jean-Benoît s’est lié avec Marie-Pascale, venue s’installer rue  Filiale au 26 en face, autre lotissement  maçonnique. Sans doute s’est-elle présentée en visite d’intégration : les trois Mansaut, père, mère et fils, l’accueillirent avec bienveillance.   
       
       Marie-Pascale
        Nous l’appelons Sœur Marie-Pascale, par manière de plaisanterie. Son anorexie se compense vaillamment par des accès de boulimie, de jeûnes repentants et de joyeux régimes. Déiste  éclectique, elle prie l’Univers d’écarter des rochers la montgolfière 
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    elle a voulu prendre place, et s’exprime au sol en submergeant l’auditeur d’une intarissable volubilité syllabique sans cesser de sourire. Reçoit chez elles des femmes et se ferait hacher plutôt que d’admettre sa boulimie de moules - quel mâle rédempteur voudrait de ce faciès rouge brique de former British colonel ? parfois je  l’emmène au Bordeaux-Luxembourg de 9h 8. Je laisse aller la main le long de mon levier de vitesse ; automatiquement  son genou recule. Cela ne prouve rien. Elle plaît aux hommes dit-elle et j’aimerais le croire. Nous sommes souvent invités chez elle, car j’ai depuis longtemps.convolé en hétérosexuelles noces  Dans son appartement luxembourgeoisement rangé la conversation  doit toujours s’échauffer deux  bons quarts d’heure avant que  les antennes  se  déplissent.
    	Alors  nous échangeons, sur Dieu ou le bien-vivre, ou l’une de ses connaissance absentes et très âgée dont elle dit du bien, à qui sont arrivées maintes aventures édifiantes ou navrantes : rencontre-t-on ses amis au petit bonheur ? qui choisit ? est-ce bien Dieu, la vie ou nous ? 
    	...Quelles relations Marie-Pascale entretient-elle avec  Louise la Malgache, envoûteuse et insaisissable  ? pourquoi le petit ami de Louise, avorton sec et  jaunâtre, traîne-t-il après lui  partout son vieux matou galeux ? Il se fait appeler d’Entragues, sans rien en lui du Vert Galant ni de Catherine-Henriette. Il vient essayer dans ma baignoire ses maquettes de navires, et n’y reviendra plus. Je ne puis m’empêcher d’aimer cet importun glabre ni de reconnaître en lui le superficiel qui ornait ma jeunesse,  où les tics bouffaient mon visage.  « Nerval s’est pendu » D’Entrague d’afficher une vive affliction : « Quand çà ? - En 1855 ». Son Ignorance se fige. 
    	Il adore l’informatique. Il interrompt la génitrice de Benoît évoquant dignement la  mort de  son fils - « ...où avez-vous donc trouvé ce  joli bracelet ? » - la main en vérité m’a démangé.
       
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     Le passé de Jean-Benoît

    La belle-mère de Jean-Benoît et son épouse se sont jetées un jour main dans la main, d’un 5e étage, après avoir prié Raël et le Soleil - quel gendre, quel mari survivraient à ce double sacrifice ? La famille évoque à présent la fable d’une collision de face, mais il est à jurer que Marie-République a toujours su qu’on lui mentait. Dans son cœur, l’enfants sait. Où se trouvait son père ce jour-là ? le père et beau-fils à ce moment ? Comment a-t-il pu abandonner sa propre épouse entre les pattes de la folle ? Marie-République issue de son union n’a jamais sonà consulter la presse de ce jour-là.

    Lorsqu’elle a revisité, jeune adulte, son père dans sa thurne, il ne lui parla que solfège et vanités d’artiste Marie-République écoutait, admirative et sans lassitude ; le soir même conçut chez soi son enfant qu’elle appela Bankoré. Il fut question qu’elle revînt vivre chez son père avec l’enfant et Nelson de Quezón City, tous trois dans les pièces du bas rue Filiale, faisant régner l’ordre et la propreté. Puis il n’en fut plus question. La présence constante d’un braillard nocturne effraya l’artiste insomniaque. La jeune famille s’est installée impasse Alacoque.

    J’entrevis un jour tout au fond le jeune père soutenant son garçon kaki cul nu au-dessus des herbes. Je me suis arrêté net sans qu’il m’eût aperçu. Nous aurions échangé des paroles avenantes : « Je passe ici aurais-je dit par hasard et j’ai poussé jusqu’à vous » « On sent la présence minine » - tout est clair, aéré, bien rangé (elle aurait souri) favorablement accueillies ; aurait suivi le piano droit naguère planté là de profil, que j’écoutais coincé sur ce fauteuil d’osier : « Parfois il me tendait ses partitions où je

     

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    pataugeais des yeux Vous pratiquez vous-même ? non je ne reste pas merci, je suis venu à l’improviste et j’aurais pris congé heureux de voir un lieu si bien réaménagé.

    Puis je serais revenu sur mes pas. Benoît lui-même a cinq enfants de femmes différentes. L’imaginer dans son passé relève de l’impossible. Il ne revoit plus ses fruits du premier lit, kidnappés par des Huguenots très stricts ; d’autres à présent veillent au

    grain du haut de leur Tour de Garde . Jean-Benoît, inquiet de mes textes biographiques imprudemment évoqués, ayant o dire par moi-même qu’il s’écrivait des choses sur lui, voudrait en savoir plus ; il me fait tenir en mains propres six ou huit feuilles raclées jusqu’à l’os, où le lecteur se voit sommé de ne déchiffrer que la musique et ses consolations ; « le reste, écrit-il, n’étant que « vicissitudes et brouillages communs à toutes les familles » - autant dire à boucler sous les cadenas froids de la névrose – tout ce que demande l’indiscret lecteur lambda : le seul pouvoir pour lui de comparer les seuls accès qui lui soient accessibles, ou susceptibles d’éclairer sa musique personnelle. « Ce qui ne saurait intéresser personne ». La seule qui pourrait apporter ses lumières n’est plus qu’un vieille cousine aphasique.

     

    Mais rarissimes en vérité les lecteurs favorisés par le sens littéraire : «Tu m’as caricaturé ! calomnié ! Tu n’as pas le droit de dire cela sur moi, sur nous ! Tout est faux, d’un bout à l’autre ! » Et nous irions en justice, en dépit de son incompétence.

    La littérature « est un mensonge qui dit la vérité » : malheureusement, cela se répand sur la vie politique, jusque sur la vérité elle-même.

    Les imprécisions littéraires contaminent le monde factuel, tandis que le monde littéraire demande des précisions scientifiques 

    Jean-Benoît se révèle incapable de rendre l’appoint en petite monnaie.

     

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    Il craint par-dessus tout d’être reconnu, lui ou le moindre de ses proches – qui sommes-nous donc tous, ô gibiers de cercueils, pour nous rengorger de la sorte ? qui se soucie de nos vies de cloportes ? Et nos successeurs iront-ils se soucier des modèles ? Est-ce la vie du grand César, ou de Modigliani, que l’on raconte ?

    Ô trous du cul, qui refusez de vous voir sur les écrans, qui refusez rageusement de voir vos têtes sur les écrans, et qui couvrez d’insultes le pauvre diable qui aura laissé traîner vos traits minables en page dix-huit ?

     

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    Jean-Benoît ne sait aligner que d’ingénieuses successions d’exercices pianistiques insipides. Il s’imagine offrir à l’auditeur des « cascades de cristal », des « jaillissements de joie » - que dire ? dans quel repli de mon caftan la vérité se cache-t-elle ? Pourquoi faut-il que j’éprouve ce besoin de dire du mal de tous ceux que j’aime ou que simplement je croise ? Jean-Benoît m’attire et surtout me rebute – double ou contraire ? ou l’un ni l’autre – car on trouve, sans doute ! d’autres mesures que ma personne...

     

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    Jean-Benoît s’ouvre à l’épanouissement dans sa communauté renouvelée de bons chrétiens. Lorsque je le rejoins au sortir de sa messe, je sens que le prêtre, à ses mines furtives, apprécierait que je me présentasse, et je ne peux lui exposer, d’emblée, mon incroyance. De cela même encore ne suis-je pas certain. Jésus n’a pas existé : je partage

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    cette certitude avec ceux qui me le répètent. Puis-je pourtant communier, sans m’être entretenu auparavant avec un prêtre ? celui-ci est-il pédé ? à interpréter mes rêves de mecs, il y aurait de quoi s’interroger... Jean-Benoît n’est-il pas eunuque chimique ?….

    C’est pourquoi, une fesse en sincérité, l’autre sur le déni, je ne ferais pas de sitôt connaissance  avec Père Yves-André. J.B. se dirige alors vers ses admiratrices bénito-batraciennes, et je m’éclipse en évitant la comédie de le raccompagner chez lui – Dieu merci, les mendiantes du porche sont reparties...

     

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    Je ne me suis jamais habitué à Jean-Benoît. Il faudrait cesser de mettre tout le monde au même niveau d’amour. Pour Damien, j’aurai mis trente ans : cet autre Pathétique tous les dimanches au téléphone

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    à 9h20 me faisait sauter en l’air en hurlant comme un charretier enculé par son âne, et rien qu’à décrocher je dégoulinais de miel fraternel. Il ne faut pas être fier dans la vie. Mais se connaître jusqu’au fond de son calice, dût-on en dégueuler. Un autre, Ledru, m’aura pris quarante années… Où est la malsaine cohorte qui va prêchant sans trêve qu’on ne fait jamais rien malgré soi ? Sans l’avoir inconsciemment que dis-je expressément voulu ? Ô sornettes, ô massacres, ô larmes de mioches immatures… si tu les repousses avec indignation, ta vengeance n’aura pas de fin, ni tes lamentations.

    Mais si tu acceptes ta condamnation, tu mourras d’impuissance ; nul ne peut virer d’un trait de plume ses propres offenses, ni réparer ce qui une fois fut blessé. Pour d’autres raisonneurs moins abrupts, il existe une grande variété d’orchestrations, car le nuancier est infini ; nous nous livrons aux complaisances. On les appelle aussi « sentiments éprouvés » ; ils ne prouveraient donc rien ? nous ne devrions croire que nos comportements, sans ouvrir la voie aux réticences ? « Si vous ne l’aimiez pas, vous ne l’auriez pas fait » - ô simplisme… notre cœur serait un parasite à exciser . Où passeraient les regrets de 15

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    l’abstinence, les remords du gâchis - rien d’autre en vérité que pertes et profits ? Les émotions seraient factices ? Nous resterions enfouis sans recours sous les gravats des raisons actives. Rien ne reste plus à démontrer, nous n’avons plus qu’à décrire. À promener dans dans les débris nos détecteurs de pépites.

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    Adoncques Jean-Benoît me recontacte, observe combien de temps s’est écoulé depuis ma dernière messe, comme on fait à confesse. Temps lointain, temps des faux-semblants. Je promets de revenir, ne m’y sens pas tenu, car les simagrées m’emmerdent. Les clients de bistrot communient aussi, à grandes claques dans le dos tandis que leurs femmes vaquent à leurs bigoteries entre deux coups dans le cul. La prochaine fois ce sera moi qui le relancerai, Jean-Benoît Jambes Noires (jamais vérifié) - il faudra bien qu je le lui rende en mains propres, ce répertoire de colonnes égyptiennes, réticulées, palmées, papyriformes, C’était le temps du grand Champollion, mort de méningite à 40 ans. Tellement il travaillait. La jaquette m’avait plu, bariolage au minium et au méthylène, ainsi que la Grammaire égyptienne, hiéroglyphique, descriptive et

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    phonétique…Doré, Garnier, Du Bellay, que de surchauffe, éternelle combustion… Pour ce dernier, coup de front sur la table un certain 1er janvier – apoplexie disait-on. Mais dans ce gros volume, des courbures de fût, avec des cotes au centimètre. Plus de minium, juste du gris, du bistre, et des hommes en sarouel pour les proportions.

    Histoire de pimenter ma visite, j’amadoue Benoît avec des flûtes ou Blockflöten, tirées de mon bric-à-brac. « Ne reste pas longtemps » me dit-il - ce sera, s’il lui plaît, plus du tout – m’aurait-il décelé ? la faiblesse des faibles, comme elle s’évanouit… ! on se crève pour leur amitié ; mais aussitôt qu’ils peuvent ils s’enfuient, l’hameçons encore aux lèvres...

    Le dernier accueil que j’en ai reçu, souriant et apprêté, atteste de sa clairvoyance, sous ses apparences de lamentin.

     

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    	Arielle  et  Benoît parfois s’isolent   au  jardin, chez Marie-Pascale, pour tirer – quelques bouffées. « Peut-on vivre sans vie sexuelle ? » demande Benoît en tétant sa clope. Arielle dévide les 
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    lieux communs de l’abstinence, affichée par les femmes : la pénétration manque d’amatrices. À moins que le coït ne leur devienne obligatoire. Comment s’y retrouver ? Comment ne pas renoncer aux femmes ?  Et  tous deux tirent 
    sur leur sèche. 
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       ...Jean-Benoît n’a rien de prêt ce jour. 
    Je me dérobe, coincé que je suis entre deux rendez-vous médicaux. « Je t’avertirai dit-il quand mon prochain disque sera prêt ». Pourvu que ce jour soit toujours à venir... Le vieux lecteur de cassettes qu’il m’a donné, qu’il me réclamait en retour (mais « reprendre, c’est voler ») devient inutile.
    
    				PSYCHIATRIE
       Tous les mois,  Jean-Benoît se fait administrer ce qu’il appelle une « injection ».Il  n’y a jamais manqué. Peut-être s’agit-il – pour une fois ! - d’une avancée soudain efficace de la psychiatrie. Les « injectés » se supportent  rarement  l’un l’autre. Peut-être Jean-Benoît s’est-il  vu privé de ses droits civiques. Cependant il  
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    demeura soumis à curatelle, toujours incapable de gérer  ses factures, écartant l’argent sur sa main : « Servez-vous !» - symptôme infaillible  sans doute ?  
    	 Je revois ce même geste  de Zoukave, paume ouverte, grand seigneur :  « Servez-vous ! disait-il à la serveuse - elle nous regardait perplexe puis se servait au creux de sa main sans le carotter d’un centime. Mon père était aussi picoré de la sorte - ainsi procèdent les mis sous tutelle, vieillards, idiots... Un lien énigmatique relie-t-il cette dyscalculie  à tel spasme épileptique ? Cela implique-t-il, de surcroît, un manque attesté de capacité citoyenne? Curatelle. Tutelle. Suspension des droits. Jean-Benoît est sous la coupe d’une tutrice qu’il traite de Grosse Gouine. La gouine lui laisse une misère par semaine. (Sur un parking, un mendiant que j’avais croisé, tout garni  de dents gâtées, me dit en crachotant : « Gardez-vous bien, monsieur, de vous faire mettre en tutelle, fût-ce par votre petit-fils ; voyez à quel point il m’a réduit, que   j’en sois forcé de mendier »). 
    	Juste après l’injection,  chacun se sent mieux, après  une grosse journée de fatigue  Un demi-siècle plus tôt ils auraient hurlé dans  leur camisole,  comme au  dépotoir de fous juste au nord d’Agen. Le lithium est le seul miracle neurologique depuis le Largactil, dit « de première génération ». Je l’ai lu sur internet. 
       
       LES DEUX PARENTS  DE JEAN-BENOÎT
       Le père
       	Le père de Benoît, maître d’hôtel, m’établit jadis un recette de haut vol, soigneusement élabore, dans le vieux bâtiment de mon fond de  jardin ; il faisait ce jour-là un froid à scier le beurre. Il m’a régalé d’autre part d’un bouquet de bonnes manières tirées d’un manuel de Rothschild (Nadine de), qui pourraient m’être utiles « si j’allais un jour dans le monde », ce dont j’ai toujours douté. Il se montra désappointé de ne pas recevoir en retour le somptueux repas  restaurantiel qu’il escomptait, en mondaine ambiance. Pour épargner mes faibles capacités sociales (qu’eussé-je  pu  dire ?) et ma bourse, je lui   fis cadeau d’un traité de « Cuisine libanaise » qu’il n’ouvrit jamais.  	Comme si javais voulu, en somme, lui  apprendre une partie de son métier. 
              Foutue convivialité.  
    La mère
    	La Maman de  Jean-Benoît (la « mère de » m’ayant toujours semblé de la plus haute inconvenance) portait le prénom d’Ilona. Elle tenait d’une souche  hongroise, francisée  en « Amsel de Beaumont ». À ma confusion, un soir chez Marie-Pascale, je crus sentir un net relent de pisse cuite émanant de ladite Budapesti, jusqu’à m’apercevoir qu’il provenait d’une poiscaille au court-bouillon mijotant en cuisine. C’est ainsi que j’appris à différencier pisse et pisciculture. Le soir  elle évoqua les circonstances du décès de son fils aîné, frère de Benoît - un  petit péteux, invité lui aussi, ashkénaze, l’interrompit tout net pour demander comme en passant si son délicieux bracelet venait bien « de chez Budma,  rue Karlova ». 
    	Je faillis vomir, ou frapper cet homme.  
    Le père [sic]
    Le père de Didier vint effondrer son abdomen sur  un fauteuil., où il s’affala d’importance. Nous l’avons vu se renverser  du vin sur le ventre et lanappe. Il s’en est montré navré, non point tant pour le  dommage causé, mais pour sa propre déchéance. Un autre soir je l’ai accompagné, pas à pas, tout claudiquant, jusqu’à la Trattoria Bretone [re-sic]. Plus tard encore je l’ai visité après son avc, au « Foyer des Anciens »... Il a compris ce que je lui disis. Naguère encore il émettait un  rire étouffé quand je lui  décochais mes histoires de cul. Il répondait   volontiers  aux questions par des oui ou non faiblement articulés après rassemblement de forces.  Il portait soldatesquement l’index à sa tempe : je te reconnais  camarade. Ou pour confirmer que la tête n’allait plus, même si le cœur battait. Je pense souvent à lui, qui me confiait jadis son impuissance, si tôt, si irrémédiablement ressentie, « comme une nouille contre un mur » dit un Indien. Nous nous retrouvions parmi  ces effondrés, lavés en 6mn chrono – fragments de consciences en fauteuils  ergonomiques, tordus  comme ceps de vigne ou communards convulsés entre les planches debout de leurs cercueils. 

      Un jour le petit Sépharade Moritzi fit irruption : terrible secousse pour ce trentenaire ns qui découvrait, derrière le rideau brusquement tiré, tant de corps déjetés ou ratatinés au fond des fauteuils comme autant de victimes pompéiennes. Tétanisé il se mit à hurler, déniant toute compétence aux soignante - ni tennis ni animation de groupe et crever pour toute perspective - les moribonds présents se soulèvent et tentent d’inverser leurs torsions - un mouroir !  une morgue ! -  entre sonde et pilulier, vrillé comme un cep sanglé à  sa planche - lui tord la gorge. 
    	Moritz ainsi s’est rendu indésirable ; Jean-Benoît lui adresse plus tard un pli bien vinaigré Sachez que je vous méprise souligné trois fois. Mon premier réflexe est de bien préciser au guichet mon identité pour écarter toute confusion.
    							X
    	Marie-Pascale partage à l’occasion le déjeuner à l’étage en compagnie de Moritz Père. Ils mangent face à face, à chacun son plateau. Le vieil homme apprécie avec elle ses menus équilibrés. Pour moi, je viens seul. Moritz Père me reconnaît, en particulier pour prendre congé, quand ses petits yeux rond me percent avec détresse et reconnaissance. M’apercevant un jour par la porte vitrée quand je passe au volant dans sa rue, il me salue d’un grand sourire. La toute dernière fois, ses yeux sont restés fixés sur l’émission animalière de la TV. Je lui ai parlé en allemand. Il ne le comprend pas. Le personnel m’affirme cependant qu’il se trouve  bien de ma venue, et  que son amélioration se prolonge les jours suivants. J’aurai sdoncacrifié le plaisir d’un mourant à ma vanité d’opérette. Il mourut peu après. 
    
       LES ENFANTS DE JEAN-BENOÎT
       
       Je ne connais  de ses 5 enfants que Marie-République, les yeux en boutons de bottines, la voix lente et blanche de pucelée de frais. Petits seins au taille-crayon,.Elle se fait tringler par un  Noir et c’est elle que j’envie. Je l’ai vueadmirative et debout à côté de son père, qui ne s’entretenait que de sa musique, sa citadelle. Le soir même elle  engendrait  son fils, dans ce logis-boyau qu’elle habitait où j’avais visité Benoît. Il aurait souhaité que je visite Marie-République. M’aurait-il pressenti pour parrain ? je n’aurais su transmettre le moindre idéal chrétien - nous n’avons pas plus de preuves de l’existence de Dieu que de celle de Jésus. 
    	Ni même de la survie consciente.  Ils ne se rendent même pas compte qu’ils sont morts. Il existerait vingt terribles secondes, même après l’arrêt cardiaque, où le défunt garderait  conscience et la réincarnation défie la raison. 
       							 X
       Il fut un temps  où Marie-République et son amant noir envisageaient de  rejoindre Jean-Benoît, pour « former famille » rue Commerciale, où  il succédait à son propre père. Mais  le musicien ne sait composer  que dans sa Plâtrière  personnelle ; de plus , tout nourrisson en pleine force pulmonaire possède une capacité de nuisance peu commune. J’ai besoin de sérénité, dit le compositeur.  Le  couple et son enfant préférèrent donc se replier sur l’ancien bouge de la rue Alacoque,  où j’avais si longtemps visité l’artiste croupi Joël de Port-au-Prince ensemença, bina les plates-bandes, et Marie-République assainit l’intérieur à grands aspersions et jets de seaux d’eau javellisée. « Nous irions ensemble »  disait  Jean-Benoît, qui  décelait chez elle disait-il une irrésistible attirance pour  ma personne. Elle prononce ton nom avec extase. « Quand elle a dit « MonsieurC. elle a tout dit ». Sans tout à fait tout croire je me  préparais à tenir le rôle de l’ami  lointain, mais  Jean-Benoît n’en parla plus : Marie-République avait trouvé de quoi pourvoir à ses besoins d’adoration. 
        Ainsi tourne court ma mission de Mentor, prononcer «min », ou de menteur. Désormais  en Ville Basse, Benoît ne  daigne  ni nettoyer ni mettre en ordre quoi que ce soit. Ses toilettes répandent des nuisances olfactives, entendez par là que ça pue. J’y arrose  des moucherons jusqu’à mes narines. Il  faudra craindre le débarquement des Services Sanitaires et Sociaux, ou quelque escouade féminine analogue, qui  l’embarquerait pour mise en danger de  soi-même et d’autrui.. Marie-Pascale  faisant  un jour observer avec  diplomatie l’éventuelle opportunité d’une remise aux normes  d’hygiène, Jean-Benoît répondit fermement que  la question « n[était] pas à l’ordre du jour ». 
        Marie-Pascale se le tint pour  dit et ne revint plus.     
    							   X  
    
        Jean-Benoît aux claviers enchaîne, ligote et débite arpèges brisés, savantes gammes et renversements.  Il ne faisait pas ainsi dans ses toutes  premières compositions. Le mélomane en vient à regretter les premiers tâtonnements, vivaces et maladroits.  Dix  ans plus tard, nous en sommes encore à chercher la  fissure  où suinterait en fin  l’oxygène : en vain   De  subtils   écarts à la Josquin Desprez suffiraient, dans un premier temps : l’auteur   au contraire s’entête à les corriger,  persuadé qu’il est de son devoir de composer dans « l’harmonie  naturelle  et le contrepoint ». Il me suffit donc de somnoler d’une oreille molle. 
        Dernièrement il fit accorder son épinette, alourdissant la taille : il en  résulta un  roulement plus  profond. Le disque suivant sera donc « le  meilleur, tout    nouveau » - je me mets à l’affût du  moindre ornement - l’obstination porterait-elle ses fruits ? voici d’infimes  variations. «  La Sainte Vierge » dit Jean-Benoît, qui verse dans l’Ecclésiaste  et s’exprime de peu.  Quant à Nemrod, compagnon de lit  de Fraternité, il  admire de confiance.  Mystère de ces communions familiales dans leurs alignements de prie-Dieu.  Nemrod refuse de  sacrifier ses dreadlocks à   l’obtention  d’un emploi rémunéré.  
        Comprenons l’employeur. Comprenons  le chômeur.  La naissance a bouleversé tout cela : Nemrod,  à présent salarié occidentalisé, jardine tondu au fond de l’impasse Alacoque tel notre père Adam au seuil du Paradis. Nemrod  profondément  chrétien, éduqué chez les Frères Pélerins. Si  je visitais à présent, mais seul, ce couple et son enfant, je dirais :  « Puis-je présenter  mes respects à Madame votre compagne? » ( incliné vers la mère et le  fils Yacov). 
    	Quelle solennité. Je ferais semblant de m’égarer au second degré.  
    Partout l’ancien appartement-couloir de Jean-Benoît fleurerait  l’ordre et  la   propreté. « J’ai vachement faim » s’exclamerait  Nemrod.  Je poursuivrais : « Je suis  souvent  venu écouter votre père ». Nous parlerions du  vieux  piano  descendu en ville basse et du parfum d’encens, toujours décelable. 
    R. 33
    	Puis  je repartirais  sans  avoir  excédé   20  minutes.  
    	Alkan dès l'âge de 20 ans, il se retire de la vie publique, manifestant une forte misanthropie, et se consacre à la composition. Albéric Magnard fut un second grand méconnu. Il suffit de faire volontairement ce qu’on ne peut éviter. Révélation accablante. 
      Jean-Benoît reste un obscur dont rien ne permet de le sauver.    Artistiquement, il ne vaut rien  ; mes lignes dussent-elles se lire. Ils n’ont aucune chance de se voir ; j’y veillerai. 
     Ses progrès musicaux sont infimes : la Méthode rose, inlassablement surexploitée.  Le clavecin bien tempéré,  moins Bach. Benoît mourrait de douleur s’il le savait, malgré quelques soupçons. Or qu’est-il devenu ? quelqu’un de très sain, que nous avons aidé à franchir ces dix dernières années. Dieu ni Jésus,  raffermis sur le tard, ne l’ont sauvé de composer encore. Il s’est embaumé seul de son vivant. Prépubère entre les bras de sa mère, qui  lui  tourne les pages au-dessus de l’épaule. Ne feins pas l’amitié  Il n’en est pas mort. 
        Il distribue ou vend ses cassettes. La greffe d’amitié n’a pas tenu. 
    *	*	*	*	*	*	*	*	*	*	*	*	*	*
    R. 34
    	...Bien s’émerveiller  que la tumeur soit bénigne. Votre cancer est guéri. Vous pouvez rentrer chez vous. Ainsi l’Église livrait-elle ses condamnés au bras séculier. L’équipe médicale au grand complet trône au pied du lit. Vous ne mourrez plus du cancer mais de ses suites. L’avocat du Luron postillonne : « Quiconque osera parler du sida sera poursuivi en justice ! ». Les médecins lui donnent raison :  Genté ne souffre que d’inoffensives métastases.  
    	Altzheimer,  folie douce,  autant de stations de croix pourquoi le tourmenter ? Dépistage, tuyaux ?  « quelques belles années devant vous » qu’entendez-vous par là, Doctoresse ? ...que je vivrai ? vous plaisantez ?  - « ce  n’est pas la ponction, dit-elle, qui donne le cancer, il était déjà là », mais  je me méfie des cellules dormantes : si peu qu’on  y touche, ne fût-ce que d’un mm3, la mauvaise chair enflera. S’ensuivront biopsies, analyses et chimios qui  ne  laissent à la fin que  la force de se  chier dessus. 
    	Regarde-moi : vivant tant bien que mal, attaché jusqu’au jour  au petit piquet des angoisses. Crever plutôt sous le regard humain que sous les microscopes de la  toubibaille («....ce  sont les mucosités qui encombrent la respiration » -  vous  donnez là, infirmière ! la définition même du râle » -  je l’ai prise un instant par la taille. 
    R. 35
    *	*	*	*	*	*	*	*	*	*	*	*	*	*	
    Marie-Pascale pousse le jeu  jusqu’au maniérisme : phrasé surjoué même dans la douleur ou l’amour – boulimie, sida, névrose, anorexie - nous mourons tous en  plein  chantier. 
    ****	*	*	*	*	*	*	*	*	*	*	*	*	   
       Dzeu 
    Je le connais si peu. Qualifié dans les premiers temps de fréquentation «facultative », devenu lucide sur ma personne : donc excellent.  S’est livré, rétracté, dérobé aux moindres martingales ou parallélismes. Dzeu   lumineux s’oppose à Jean-Benoît l’Obscur : une chute, pour lui, d’outil sur le crâne, et pour Jean-Benoît le double suicide d’une épouse et d’une mère, ont précipité Dzeu vers la lumière, Benoît dans ce Corridor Alacoque, où le soleil ne donne qu’en biais ; de là sont nées les plus brillantes perles pianistiques.         ...Dzeu, rasé, fenêtre ouverte sur le ciel, rampe dans ses méandres graphiques. Dzeu se moque de Jean-Benoît et de sa voix d’automate ; il apprécierait peu de se voir comparé au Nounours du Piano. Dzeu prend chaque mois son Neuroleptique d’Action Prolongée en intramusculaire. 
    							***
        Sarah prend ses amants chez les Grands Injectés : plus gourds, plus lourds, lents au débandage. Le sexe des  femmes est un atout de premier ordre :  quand  on a ça entre les jambes, on retombe toujours sur ses pieds ; toujours  un homme  s’intéresse à vous, fût-ce en mauvaise part. L’homme, lui, dans ses chiottes, peut toujours s’astiquer : aucune femme ne voudra le déranger (c’est leur mot : « déranger »...).  
      Benoît fut touché par la folie,  au cœur. Dzeu, à l’occiput même. Benoît, pachyderme, pressent les réserves  qu’on n’ose lui opposer. Mais aux suggestions d’orchestration, d’épaississement, il répond : «Non.  Jusqu’ici, je n’éprouve pas le besoin d’étoffer ma composition ». Comment lui donner tort  ! L’esprit souffle où il veut - flat spiritus ubi vult. .  « Je ne trouve  personne, hormis toi,  pour comprendre ma musique ». 
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    Sa musique s’apparente à la thérapie. La constance de ses mélodies rappelle d’une part les charbonnages circulaires des médiums, surprenants visages ; d’autre part, le décompte des pas en cellule, avant la pendaison. D’où l’idée chez certains de réciter la série des nombres. Mais le fou s’en abstient, sachant que le maximum de ses propres secondes, 60² (24 x 365 x 100) + 7344 des années bissextiles, à supposer qu’il lui reste 100 ans à vivre, soit 31 543 344. 
        Mais à qui reste-t-il 100 ans à vivre.
      Benoît cherche l’intarissable lumière, l’inépuisable cristal des  cascades. Ruissellements suffocants des moussons, du simple pommeau de la douche. Puis, égouttant ses sonnailles, il cisèle ses notices : le voici décelant  d’infimes nuances. Et pour peu que j’en convienne, nous en détectons d’autres plus fines encore.
    	C’est à quoi tiennent pour finir ces fameuses notions de « difficultés surmontées », de « souffle  du génie »  et autres balbutiements - après cela, qui peut encore croire ? 
         Dzeu signe au verso un faune hirsute sortant des épines. Assurément nous aurions perdu l’art. Jusqu’aux traces . Mais la composition de Jean-Benoît se fraye parfois la voie jusqu’à lui-même. Benoît connaîtra-t-il enfin la libération ? ...Depuis peu  il s’est  fait bombarder aux orgues  :je le vois encore observer, par le rétroviseur de clavier d’orgue. Jean-B. alterne les offices avec un petit gras : un coup pour lui, un coup pour moi ; ce ne fut pas sans récriminations... 
         Je le revois d’en haut lorgner le long cortège des communiants, car désormais tout un chacun s’autorise à gober le Christ. Lorsque les saints convives se forment en colonne vers la Sainte Table, qu’ensuite ils s’en reviennent, l’organiste improvise dans la joie du recueillement.   C’est encore à Benoît qu’il revient, toujours tournant le dos,  d’escorter musicalement les retours d’autel ; puis il  repart vers chez lui – rue Commerciale, 20. 
        Puis il se laisse dériver dans l’écoulement des  jours.  Alors qu’auparavant sa concision brillait, il tenait à présent jusqu’à trois minutes consécutives de portées. Fier et enjolivé, sous sa blouse de Kazan verte, car enfin, ce que j’avais pressenti, ce qu’il vivait peut-être, s’était accompli : la muselière avait craqué.
    
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    	Rien de bien solide encore : il lui resterait de  longues années, avant l’Apogée des chefs, à la quatre-vingtaine. Seuls Dieu ou la Science  fixent le déclic, avant lequel rien n’existe, après lequel existe la musique. Évolution que rien ne peut interrompre, sauf la mort, ni accélérer. 
       
       
       Bélinda CHANTEUSE IVRE
        Il la mène à la baguette. Il la gourmande, la rabroue  :  « Tu ne vois pas que tu déranges? »   (en plein  office, Benoît  au piano, moi-même somnolant sur le petit fauteuil d’osier,  peaufinant dans ma tête siesteuse ma  brève  appréciation à venir). La fois suivante, la couperose de Belinda  vint (c’est le mot) confirmer  un léger parfum de futaille  Elle nous dégoise  La vie en rose, mais aussi « Esgourdez rien qu’un instant / La goualante du pauvre Jean / Que les femmes n’aimaient pas »- « Sans amour on n'est rien du tout
    (On n'est rien du tout)
    J’avais trouvé ces paroles ineptes, à l’exception du troisième vers - à présent j’en frissonne/ « Quand reverrons-nous Bélinda ?  - Kohn-Liliom, ne marche pas sur mes brisées ! » Quel plaisir peut-on prendre aux femmes ? ou leur donner ? leur seule nudité pétrifie jusqu’au réflexe, et nous ne pouvons trouver ni l’attaque ni l’ouverture, à moins de foncer à la bélier – la tendresse ? au moindre soupçon de réserve ou de délicatesse,trop heureuses de se dérober une fois de plus, car non, vraiment, t’es pas un homme. Après quoi elles râlent : nous manquons d’audace. La barre franchie, reste à les  laisser s’agiter, palpiter des muqueuses autour du cylindre et parfois crier, sans rien offrir à comprendre. La cavalière sur soi, quel plaisir à notre tour, belle revanche ! de contempler les poutres du plafond : sans Andromaque aurions-nous jamais vu ces femmes s’embrocher - ne nous serions-nous pas contentés, indéfiniment, fémininement, de nous-mêmes. Nous n’avons jamais vu Bélinda vraiment ivre. Parfois vacillante, dérivant sur les bémols, telle ces grues qui rivent au-dessus des nuées. Bélinda tient juste ses graves frémissantes - bombements de sexes clos - peut-on vivre sans vie sexuelle demandait Benoît dans cet étroit jardin serti  sous ses étages de tôle peut-être répondait l’épouse en fumant, peut-être.... « Mercredi, me dit Benoît, je reçois Belinda.

    goûtu,trou,cul

    - Je vous laisserai travailler. »  
    Il ne m’invite plus. Compose moins. Goûte la sérénité paroissiale. Apprécie les catholiques pratiquants. 
       
    							XXX
    
    
    
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      LES INTERPRÉTATIONS
      

    Ce qui subsisterait de Jean-Benoît sous les crocs des critiques serait sans doute infime. Ses derniers morceaux pourtant cheminent plus lents, moins prévisibles ; lutte entre l’homme et l’ange. Au-dessus d’eux se forme et s’évanouit toujours, par intermittence, la seringue mensuelle.

    Je tenais ma fille par la main, au bord de l’abîme, sur le sentier rocheux. Aussi sur la passerelle au Stefansdom àVienne.

        
       RETOUR AUX SOURCES BÉNÉDICTINES
    
       goulinades musicales, clausules  pétrifiées, abus  de  la pédale. Abus du  rubato,  enrobant mal de réelles défaillances. Les doigts des voleurs et autres prestidigitateurs s’engourdissent avec l’âge - pourquoi les pianistes en revanche s’affermissent-ils  sans limite ? (Squelette au Piano de Lizène). 
    	Benoît reprenait autant de fois que nécessaire les passages fautifs, souvent du tout début.   Depuis que nous nous  connaissons,  il ne me  le fait  plus. 
    	Parfois dans leur perpétuel ressac ces codas passaient inaperçus.
       MUSIQUE RÉPÉTITIVE
          Partitions très courtes (« ce qui excède [s]es capacités »),  titres enfantins ( « Les couplets de Papa »),  relents  de  Méthode Rose intarissable Jamais ne fût-ce qu’un demi-soupir.  L’auteur numérote avec  minutie  chaque partition, chacun de ses albums, Köchel Verzeichnis, BWV…  Il me fait suivre sur portée : je ne sais que parcourir, plus facilement sur main gauche, qui prend rarement le thème.  Les arpèges transgressifs enjambent les portées, Benoît corrige mon retard des yeux en effleurant mon coude ou mon épaule.   
    	M’initie à la tierce picarde, à  la basse d’Alberti, à d’autres notions qui me résistent   
    	Il s’écoute composer. Je m’écoute parler. Empotés dans la même pâte.
    		Les derniers albums témoignent d’une évolution stupéfiante : Jean-Benoît gauchit la carapace, pince l’épinette comme on pique un dard. 
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           Pourquoi m’a-t-il affirmé,  descendu de son buffet d’orgue : « Tu pues » ? « Que tu viennes chez moi m’écouter, soit ; mais que tu viennes ici... » Pourquoi Benoît « n’ose »-t-il pas me confier quelque chose » ?  ...qu’il m’aime ? j’allume volontiers les  hommes ou les femmes - tout ce que je reproche à ces dernières. « Écris-moi ! »   Il s’y refuse. Il m’aime et me déteste ? froissé de  mes froideurs ? j’ai trop vécu de drames  pour y repiquer : plus d’émotions ; plus jamais, plus jamais. Je le prend pour un pédé » dit-il à mon épouse « c’est insupportable » - mais il est pédé. Je  suis, nous sommes, vous êtes - les femmes font bien moins d’histoires. 
        Il a pressenti nos duplicités. 
      Marie-Pascale au lieu de tonitruer comme charretier chuchote à mon oreille « Occupe-toi de Jean-Benoît  qu’est bien malheureux » (occupe-toi donc de la Simone qu’ est bien malheureuse  Merci  dit mon  père à sa sœur (39 ans de galère). 
        Je suis un infirmier. 
       Je visite Jean-Benoît, hume son vernis d’embaumement, courtise ses mélodies qui m’endorment et  lorsqu’il émerge enfin, après quinze ou vingt ans de bons soins, le voici qui retrouve au dehors un accueillant noyau de piété catholique.  
        Quand il ne téléphone plus - aurait-il décrypté mes intonations ?  
        J’aurai  du moins accompli mon rôle, car il faut qu’il croisse afin que je diminue. Il ne me revoit plus cette année que pour la «diffusion radiophonique » et me dispense désormais de ses appréciations que je lis au micro, dont un auditeur qui vous veut du bien lui aura déchiffré les perverses emphases.
    						X
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         Le seul jour où Jean-Benoît pénétra dans mes appartements correspond à l’annonce téléphonique, au milieu de notre repas, de l’hospitalisation d’Arielle : simple malaise de chaleur confinée ; mais les pompes hospitalières s’étaient mises en branle. C’était en d’autres temps.
    						   X
       
        « Vous pourriez croire que c’est de Beethoven ; eh bien , c’est de moi » . Extraordinaire mot d’enfant. Petit pénis d’Origène d’Alexandrie,  qui  fut un bien saint homme. Benoît engendra pour sa part cinq enfants, issus de trois unions. Jamais il ne me parle d’eux.
        Il m’offre ses disques. Les autres payaient cinq euros, puis dix. 
    
       
    
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       MES  DIFFUSIONS RADIOPHONIQUES
    Mes diffusions sont conservées dans de grands cartons à  chaussures. Mais l’eau détrempe le carton qui se ramollit sous mes doigts. J’ai renouvelé mes emballages et  tout remis au sec, loin du sol. Les notations méticuleuses de J.B. ne sont jamais relues quand je rediffuse ses extraits ; on ne les jettera qu’après ma mort. Si Jean-Benoît revient ici-bas s’enquérir de ses Commentaires, nos descendants lui en indiqueront l’emplacement, si tant est qu’ils ne les aient pas jetés, avec  « le  papier ». 
       Bien lourd à soulever par les déménageurs, qui travaillent, eux. 
     Pour l’instant ces documents gisent dans un débarras où s’entassaient  jadis jusque sous le plafond   les emballages alimentaires des prédécesseurs : conserves et autres plats cuisinés.
       Les compositions de  Jean-Benoît, passées  à l’antenne, rebutent tout auditeur,  et plus encore ses commentaires, pédants et  gourmés. Sa musique fait office de prélude, j’ose dire de pédiluve, avant le grand bain : une purification de l’oreille qui coupe court à toute pollution sonore et met au net toutes les connections. Mais combien de télécommandes interrompent-elles sèchement de telles bagatelles ? Si abrégées qu’elles soient, c’est la moitié de mes trois auditeurs qui se sont éclipsés. 
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          Ils n’auront pas survécu aux  indigestes baratins solfégistiques, agrémentés d’indications gourmandes, sur le jour de semaine, l’heure, le temps qu’il faisait le jour de la divine inspiration, ni l’humeur. Il joue. C’est grêle, inexpressif, précipité ; Jean-Benoit aura vu  la folie en face. J’aurai aussi contemplé la mienne  tout au long d’une épuisante enfance, à  jamais inachevée. « Je te donne » dit-il « cinq ans pour  décrocher le Goncourt » - ne fût-ce que pour se prévaloir de nos futures influences réciproques.
       Sur un dessin atroce, un écrivain de banlieue sur le pas de son rez-de-chaussée déclame à qui veut l’entendre parmi les tours bon marché : « Ils peuvent toujours venir me chercher, avec leur Goncourt ! » Au second plan derrière lui dans son studio douillet croulent ses étagères de manuscrits, son bureau lustré décrivain pauvre perdu sans collier, et sa fumée de pipe au sein des tags mureaux...   J’écoute  Jean-Benoît sur son étroit fauteuil d’osier, coincé contre la cloison entre le mur et le petit côté du piano droit. Le son s’écrase dans ce corridor bas de plafond. Parfois ma tête dodeline après mes cours de banlieue. Entre deux somnolences j’épluche les partitions que Jean-Benoît me tend, cherchant sans conviction à détecter les  moindres inflexions répertoriées comme autant de trouvailles : « Avertis-moi », lui dis-je, car « je serais bien incapable de déceler quoi que ce soit ». Après audition, j’étends ma pommade. Mes moindres restrictions  le froissent et le déstabilisent, laissant pressentir des fissures ravageuses – inconscientes peut-être, ce qui serait bien mieux pour lui ; je garde en cruelle mémoire ce concours de poésie, aux Barrières de Bègles, où telle autrice de sottises en rimes décrochait invariablement le  Prix Spécial d’un jury d’abord bien chapitré en coulisses. 
    	Elle accueillit sa  récompense avec dévotieuse modestie.
    43
    							X
      « Toi, disait Jean-Benoît, tu sais «écouter ». 
    	Mes observations sans doute auront un jour révélé ma puanteur ; parodiques,  ou perfides ? Les infimes suggestions que je hasardais en sa présence ne bénéficiaient d’aucune considération. Son propre père lui en avait touché quelques soupçons – mais « il était de mauvaise humeur ce jour-là » me dit son fils. Je m’empressai de renchérir, lui replaçant le  bandeau sur les yeux. 
    	 L’auditeur que je fus aurait apprécié le moindre ralentissement, le moindre soupir - basses et dessus ensemble - au lieu de ces cavalcades d’escalades et de gringolades à saute- portées
        Jean-Benoît m’initiait aux délices de la résolution majeure en tierce picarde et du rubato  (la basse au  tempo, les dessus vivace). Mon attitude souligne les moindres indices de satisfaction.  Ses premières compositions montraient pourtant plus de libertés. La dernière visite  fut brève, car je payais le séchage de  trois offices successifs, dont le dimanche même de Noël. J’avais bien prévenu pourtant : « Qui pourrait survivre aux agapes du réveillon ? » Il m’interpréta donc chez lui, en compensation, de magnifiques jeux de trompette, relevant que jamais il n’avait joué devant si nombreuse assemblée que ce dimanche-là, et que les voûtes de St-Nicolas résonnaient bien mieux que les plafonds de Ste-Geneviève. 
        Bien mieux en tout cas que ce nouveau logis en bas d’avenue, où les parois étouffaient toute réverbération - « voilà», répétait-il, « voilà», me poussant vers la porte. 
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    Départs
    	Il  est agréable, socialement parlant, d’avoir affaire à un lourdaud qui marque franchement la fin  de la visite, et prend sur lui l’inconvénient de se faire mal voir - ainsi du téléphone de Guéret : « ...J’estime à présent », me dit-il dans l‘écouteur, « que la conversation a suffisamment duré». Souvent,  dans l’ancien corridor  abandonné, transpirant, crasseux, j’allais marquer mon territoire :  pisser chez lui avant de partir, toucher sa main juste après ma teub. 
     Ma mission radiophonique était de diffuser, en ouverture, ses gloussements pianistiques, assortis de mes commentaires d’aboyeur de cirque. Les cafouillages techniques recyclés en bouffonneries confirment d’autre part la sagesse populaire : éviter les efforts conduit à plus d’efforts encore.
    Ainsi de nos négligences à nos acrobaties. Benoît et moi unissions (pour les offrir) nos insuffisances… Jean-Benoît s’est désaffectionné de ces diffusions radiophoniques : symptôme que l’animal blessé pourrait un jour se réadapter au milieu naturel et social. Il fallait le traiter comme une vraie relation humaine. Chose dont je me suis toujours bien gardé. Dans un premier temps, il appréciait « l’humour » et « le ton alerte ». Mais supposé qu’il se soit avisé de faire entendre à d’autres, dont je savais très peu, les élucubrations d’un présentateur en porte-à-faux ; que cette tierce personne ait décelé le sarcasme sous la faconde - il est aisé d’imaginer qu’un tel auditeur lui ait charitablement (ou non) révélé que ces faux engouements n’étaient en fait que purs et simples foutages de gueule. Jean-Benoît ne composa plus pendant quelques mois. Je ne l’avais étayé que le temps nécessaire. Il nage à  présent dans le bonheur d’une réinsertion de type paroissial, enamouré de quelque bigote ou pieuse poivrote ou pieuvre sans sexualité bien nette, ce que d’aucuns tiennent pour la fleur de la délicatesse. **** 45 Nul ne saurait anticiper l’accueil, favorable ou froid, réservé à ces cadeaux sonores. Je m’astreins à diffuser du Jean-Benoît, pour apporter ma pierre à  sa guérison, « car tu es responsable à jamais de celui que tu as apprivoisé ». Les renvois d’ascenseur attendront. « Tu ne feindras pas l’amitié » - mais quelle vie n’est pas, d’un bout à l’autre, simulée – vivre, c’est mentir. Ne parlons pas des baroudeurs, Je rote je pète Rien ne m’arrête ...Mentir pour ne pas être seul. Mais le rester pourtant. Mentir pour aimler. J’ai maintenu Jean-Benoît la tête hors de l’eau : le voici tiré d’affaire - mission accomplie. OK Sir. * La charognarde ou tutrice lui émiette pingrement le strict nécessaire. Il ressort sur mes pas, me commande du pain et du tabac. La traite en ma présence de grosse gouinasse, ce qui est le pire qui se puisse trouver - si je puis dire - dans sa bouche... Je le prie de répéter ces deux mots si goulûment expressifs. Grosse gouinasse répète-t-il, grosse gouinasse en grasseyant à pleines lèvres. « Ça se réglera à la baston » - la baston, Benoît ? sais-tu que le moindre gringalet te réduirait en brochette ?... Répète « vieille gouinasse » Benoît – il le répète les yeux luisants, la bave aux gencives vieille gouinasse. avec une conviction bestiale. * Je lui achète dans son nouveau capharnaüm un gros volume d’architecture égyptienne : hélas, ce sont que croquis bassement utilitaires en gris et blanc, pour « professionnels de la profession  - je le lui rends. « Qu’il garde l’argent. 46 RECONSTRUCTION PAR LA MUSIQUE Premier prix du Conservatoire, il m’assomme de septièmes de dominante et autres cadences plagales. Jean-Benoît maîtrise les claviers. Il subit l’inexorable et mathématique nécessité de recomposer phrase à phrase à son propre usage, mesure après mesure, un corpus aussi exhaustif que possible de musique romantique, sans négliger la moindre fibre du cordon ombilical  : des Sonatines de Ludwig à La cathédrale engloutie. Jean-Benoît explore sa liberté comme on tricote un dogme ou un bas de pyjama ; il bride ses élans, cultive et consolide un perpétuel exercice à la façon des nuls en maths. Ces derniers toujours éprouvent l’invincible nécessité de remonter, sans en omettre un seul, de théorème en théorème, jusqu’aux axiomes fondateurs . que nulle part la chaîne ne se soit rompue ; que nulle fissure ne fragilise la succession, l’enchantement des règles : rien n’est jamais acquis, tout doit sortir d’un coup d’un même bloc. La Méthode Rose, Première, Deuxième, Troisième année : c’était le garçon sage au piano près de sa mère. « Les meilleurs moment de ma vie. »Jean-Benoît n’aime pas être comparé à Schumann, que sa mère contraignit à  s’inscrire en Droit, et qui traîna ses jours jusqu’à 56 à la Privatklinik Endenich. Un merle parfois dit-on venait frapper du bec à sa fenêtre : Schumann lui parlait comme un enfant à l’autre. Étrange réticence des fragiles mentaux, qui refusent d’en être comme s’il s’agissait d’une honte. Les fous tuent dans les caves les enfants qui les traitent de fous. 47 HOMOSEXUALITÉ «  C’est intolérable, il me prend pour un pédé » - prendre pour ? Malgré ses cinq enfants de divers utérus, je me flatte de m’y connaître sns faille. N’est-ce pas Jean-Benoît qui dissimule mal son trouble quand j’évoque par désœuvrement mes nouvelles amours ? de quelles vocalises flûtées n’a-t-il pas modulé : d’une femme ou d’un homme ? ...amoureux de moi. Rien de plus embarrassant pour un interlocuteur qui tient à ses préjugés, et à n’en pas avoir. J’ai trouvé réconfortant d’être aimé par des hommes. À condition expresse de refuser. Pour se faire aimer d’une femme, parlez-lui d’elle. Uniquement d’elle. Nous avons reçu l’épouse d’un lointain cousin. À peine avait-elle posé ses maigres fesses sur le siège que ses mimiques impatientes suggéraient à l’époux qu’il était bien temps, ma foi, de s’éclipser déjà, grossièrement. Alors l’idée vint à votre serviteur de l’entretenir d’elle-même, de son ameublement, de son jardin de ses distractions. Elle me répondait avec tant de grâce qu’un peu plus nous l’entendions ronronner. Aussi la visite se prolongea-t-elle jusqu’à répondre aux critères de décence, et cette femme nous quitta très contente d’elle-même. En d’autres circonstances, et dans l’ivresse de se sentir appréciée, la créature féminine se donne à  vous, que vous soyez homme ou femme ! Mais peut-être me suis-je laissé allerMa dernière visite à Benoît comportait une part de perversion : le comparer à Chopin, Samson François et Maria João Pires. Il a fini par se lasser. Ou les rats, depuis, l’ont bouffé. « Si je m’écoutais, disais-je, nous resterions là toute la journée. - Je ne voudrais pas » répondit-il tout sourire, « que ta femme en prenne ombrage ». Voyez l’allusion. Nous écouterions de la musique, de la grande, en  barytonnant du cul . Les mains de Maria-João voletaient au point que Sviatoslav s’en prenait du plomb dans l’aile. 48 Jean-Benoît m’écrit un certain jourqu’il aimerait me dire certaines choses, mais qu’il n’ose pas - claration ? ...c’est ainsi que l’on aime à présent. Ou lucidité subite ? Je sais que tu ne m’aimes pas, ni ma musique ? J’ai assez souvent suscité la haine ou l’indifférence pour m’accorder à mon tour le droit dallumer les cœurs, sans donner suite. Comme toutes les femmes. « Les hommes, si je tape les murs, il en tombe » - ce ne serait pas toujours le cas ? les femmes souffriraient donc autant que les hommes ? à les en croire ; selon elles. L’essentiel est non pas d’éliminer ses préjugés – ils ne le seraient pas s’ils n’étaient pas vrais - mais d’en user avec mesure. De les tenir en laisse ou de les relâcher, selon ce qu’il convient. Une Madrilène de parents basques n’intéressait pas ce porc dont je parle. Il la trouvait sotte et vulgaire, avec des enthousiasmes et des accès de joie de vivre dépourvus de tout mystère féminin .. Elle voulait, comble de ras-du-sol ! que nous fassions « quelque chose ensemble », pédagogie, militantisme, course de pédalos, que sais-je ? 49 Collaborer dans le cadre d’un plan vertueux n’est pas un seul millimètre d’amour. D’autre part, prier devant l’image d’une femme vous soumet à celle qui vous mène, et l’on n’accède à sa chair qu’au gré de ses parcimonieux caprices. Mais ici, dans ce corridor,clôture acoustique où la musique s’assèche comme sur un buvard – comment pouvais-je un seul instant contempler cet homme ? Mystérieux mais dépourvu de charme comme il était, jamais je n’aurais eu la tentation d’imaginer les moindres privautés. C’était une amitié forgée de toutes pièces par la Marie-Pascale, aussi séduisante qu’un sac de ciment. Épouse donc la Simone, qu’est si malheureuse disait tante R. à mon père. Avec le succès que l’on sait. Ce que Benoît me propose, c’était de visionner des cassettes porno, pour que nous nous tripotassions côte à côte, puis réciproquement sans doute, et pourquoi pas en nous roulant des pelles, et plus si affinités. Cette perspective révulsive se solda par un gros bide. D’aucuns s’imaginent encore les homosexuels des deux bords comme autant d’immatures, bloqués au stade merveilleux de la branlette. Il est d’autre part légitime de s’interroger sur l’homosexualité de ceux qui se masturbent à deux ou plus sur des images de femmes entre elles ou seules – une telle disposition semble difficilement transposable à l’autre sexe. INCLURE LE FOU DE LIÈGE. La joue de Jean-Benoît serait rêche, dépourvue du moindre satiné. Peau de requin à grain serré ; celle du matheux pédé, celle du camelot de faux cuir – joues fermes sous la morsure. 50 Se rappeler que Lady Diana divorce d’avec le prince Charles parce que ses oreilles lui irritent l’intérieur des cuisses. X Voici l’histoire du Camelot : rue de l’Allégresse, un camelot me coince à pied entre une camionnette à mi-trottoir et une haie de cupressus. Il se prétend fils d’Untel, jardinier, qui aurait travaillé chez moi, longtemps auparavant ; il m’embobine, me colle un bisou et me suit. Il me croit proie facile à cause de mes cheveux longs : indice mince. Et de l’acceptation du bisou découlent ses convictions, que je suis pédé. Parvenu dans mon salon, il me propose un blouson pour 100€, voire 52 après marchandage. Ce qu’il n’avait pas prévu, non plus que moi, c’était la voix rauque d’Ariane, embusquée dans son lit porte entrouverte : elle capta tout et manifesta sa vive opposition. Notre dragueur se fit alors virer : « La porte, c’est par là ». Il n’a pourtant pas ménagé sa peine, allant jusqu’à proposer bisou sur bisou. Rêches et râpeux : d’un homme... et il se fait baiser : « je croyais » disais-je « qu’il s’agissait d’une proposition de véritable amitié. mais je m’aperçoos qu’il s’agit de blousons, en skai qui plus est ». L’ahurissement de ses traits et la précipitation de sa retraite constitue l’une de mes plus gratifiantes remémorations… Pédé, passe. Couillon, jamais. 51 X À dix ans, je raccompagnais chez lui le petit Pasquet, replet dans son costar de premier communiant  ; puis il me raccompagnait, je le raccompagnais. Je m’en étais épris, puis dépris : trop gras, trop bigot (j’étais trop fou : chacun sa case). Certains redoutent l’acte sexuel : comment oser nous imaginer à la hauteur des attentes féminines ? « Ça n’te viens pas à l’idée queuj’puisse aussi avoir des b’zoins ? » glapit l’actrice de Dieu sait quel film ; infiniment préférable pourtant aux répugnances gantée de Madame G. sur papier parfumé, à ma mère : « Vous vous rendez compte ! à 70 ans, il a encore besoin de ça - « ça » ? une  envie de chier ? Observons d’autre part les séquences amoureuses : presque toujours, les pelles s’accélèrent en convulsions mixtes, torsion de lèvres et de tronches, halètements de machine à vapeur, froissements de fringues au milieu des râles – c’est donc ainsi qu’on fait ? ou bien demeurer bras ballants dans l’extase ? ça se prend comment ce corps-là ? Une femme nue suscite chez moi le respect. Je n’aurais jamais l’idée de la sauter comme un clébard. Elle sent cela. Devient fragile et frissonnante, sans plus esquisser le moindre geste. C’est à l’homme de commencer. C’est lui le gros porc. Qu’on pourra traîner dans quinze ans devant les juges. 51 * Comment désirer un homme. Je me le demande. Qu’on soit de l’un ou l’autre sexe. Ce ventre de Jean-Benoît bavant par-dessus la ceinture comme un goître torchonné dans la laine à carreaux. Si peu que ses doigts boudinés m’effleurent l’omoplate profitant que je déchiffre devant lui ses partitions je sens mon bras qui se rétracte. X . Djanem s’indigne à tort de mes demi-conquêtes des deux sexes. Mais dans sa bourse je le sais Djanem dissimule mal une photo de Noir dont le profil de sexe glisse incirconcis d’un tissu gris foncé soyeux qu’il semble prolonger. J’imagine un bref instant des cohortes de femmes finissant par se frictionner à grands coups de phalanges. Mais j’aurais honte. Sauf à m’abandonner aux plus abjectes représentations racistes, où l’homme répudie son appartenance humaine : où le Blanc et le Noir ne forment plus entre eux qu’une bête. Mais ce retour à mon reptile s’accompagne et s’accouple aux représentations les plus rédemptrices : l’Africain est Animal et Dieu. Jusqu’au garde géant qui déchiffrait sans peine en moi le désir sans issue au fond d’un cul-de-sac de grande surface. Sans jeu de mots. LE RÉCITAL PERDU En sacristie de Saint-Nicolas se tiendra ce soir une conférence (avec diapositives!) sur Le Cantal et son Massif, laquelle sera suivie de prières ; vidéos, questions et débats ; amour universel, cendres. et autres exercices spirituels. Sans bien savoir l’heure, je pars de chez moi la nuit tombée. Cantat Benoît, du haut de la tribune, il garnirait de ses traits d’orgue ce sandwich pieux de Bach, Hoboken XX-10 et autres. Dispersion joviale sur fond d’impro. Or s’il est vrai que saint Nicolas ressortit trois enfants du saloir, les rencontres de ce soir-là ne furent d’aucun secours. N’ayant quitté mon home qu’à neuf heures, scrutant sur quatre roues mes raccourcis nocturnes  : angles rentrants qui vous remportent en arrière, rues fourchues, sens interdits sournois. Garé en fin de compte au petit bonheur et descendu à pied dans le froid, plan de la ville indéchiffrable sous les réverbères, le piéton se perds. Dans une grande rue noire, mon premier sauveur fut un Ibérique farouchement monolingue, infoutu de dire droite ou gauche autrement que par gestes. Le second fut un Boche, haleine de bibine. « Zwei Kilomètres » dit-il. Je reviens sur mes pas, longe d’interminables murs, sans même prendre la peine de me presser.

    Un ange enfin sans doute le secourut sous la bruine, serrant dans sa poche un plan détrempé : sur les marches enloupiotées du perron d’église. Nous voici donc tout arrivé pour la sortie des premiers cafards sur le large perron extérieur, tous marche à marche tête basseafin de ne pas trébucher. À notre entrée dans St-Joseph, les retombées de voûtes frémissaient encore du dernier point d’orgue. Les fresques picturales s’éloignaient de part et d’autres, tandis que les arceaux latéraux se succédaient, coupés à la corde par des tiges rouillées.

    Trois Vietnamiens debout, à petite distance du haut des marches, assourdis d’acouphènes, se tordaient la nuque sous les frais chromos d’une voûte bondieusarde. Sur leurs talons Jean-Benoît, par les grâces de l’Esprit-Saint neuroleptique, s’avance en retombée d’extase. Il se murmure que l’ordre de St-Malo lui ferait des avances.

    Ces commémorations du Saint Sacrifice ne devront pas excéder une certaine fréquence ; comme les « baises judicieusement espacées » mentionnées par Flaubert à Louise Collet. Un de ces derniers dimanches, une violente lame de colère déferla, de répulsion, puissant renvoi gastrique de vies gâchées par la sotte obéissance à l’inertie. Un jour l’homme frappera l’air de ses poings, au risque d’assommer quiconque passait.

    Quand je réponds enfin aux sollicitations téléphonées, quand il a bien senti la réticence, il bute sur ses mots, malgré son ravissement d’avoir bien joué. Il s‘adresse alors à lui-même en se balbutiant ses compliments, dans l’écouteur. Mais un vif parcours des yeux sur la compagnie des bigots et gotes n’avait laissé le choix que d’avancer vers Benoît l’organiste en serrant sa main molle : « C’est fini ». répétait-il, « c’est fini » tout en saluant à la ronde « ne t’avais-je pas dit vingt heures précises ? » J’étais gelé.

    .	Il s’est tourné vers ses apôtres pour confirmer son indéfectible affiliation. Enfin il n’était plus coupé des hommes  Il éait le centre et le  charme dune compagnie,  lui  confiant peut-être que les ondes diffusaient de ses œuvres à telle heure à l’antenne,  ou bien toute autre chose. Il  priait  Dieu, dans ses effusions. Ses interlocuteurs alors ont ouvert leur cercle, et  je suis resté seul  avec lui : « Jeux de 8, 4, 2, rien que de très classique ». Je n‘y connaissais rien.  Mais c’était bien de le demander. 
    Puis  il me rejoignit, dehors, à cent mètres, sous le réverbère  de la place Dourmin. « Tu ne peux plus m’aider » lui  ai-je dit. Jean-Benoît s’est éloigné de son pas de plantigrade ; il descendit la longue pente vers le 20 rue Commerciale. Et dès le  vendredi, je diffusais ses airs d’épinette. 
    
    							*
    
     Je ne le vois plus. Mission accomplie. J’ai observé de près nos gloires illusoires, cette opinion que l‘on a de soi. Maîtrise du monde intérieur, bien sûr, intérieur. Heureux à tout jamais d’avoir appris cela, sans plus se croire obligé de colmater les failles. On traîner son épave comme un cadavre garotté dans Plein soleil. Que le rafiot reconstitue ses mâts. Benoît se sera-t-il un jour soucié de moi ? ...nous n‘avions fait que parier : « Lieutenant, parviendras-tu à soulever cette bourgeoise en trois semaines ? » Oui : douze ans de Jean-Benoît. 
         Amour peut-être.
        Amitié peut-être. 
        Aucun humain n’a jamais fait battre autant le cœur qu’un livre ou un spectacle. 
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    TES PÈRE ET MÈRE HONORERAS
     
    	Son père me plaisait. Il termina ce qu’on appelle gâteux  : synapses en circuit court (sonder les encéphalogrammes d’altzheimer). Le cercueil, concrètement, gisait en soute de l’estafette sous un ruché violet. La peau comme ultime couche. Le coffin est passé tout plat sans trace d’abdomen.  Quelques mois plus tôt Benoît Père avait renversé sur lui un verre de Pointe Rouge. Il s’était répandu en déplorations. « Ce n’est rien ! » répétait Marie-Pascale. Adam quittait sa vie. Le dernier trajet que je fis avec lui partit d’un siège arrière en direction de Pizza Pippo. Je tenais Martial par le bras Rien ne peut donner l’idée de son allant et de sa joie de vivre avant sa mort. 
    FUNÉRAILLES
    	Tandis qu’on enterre son père et tout au long de la cérémonie, Jean-Benoît respire plus large, resplendit. Dans cette église enfin le fils tient sa revanche : mère  morte, père impotent puis mort – à son tour de vivre. De recevoir en maître de maison de Dieu, en maître de cérémonie. Benoît disert, affable, barbe soignée. 
    	Sur les rangs de femmes sa fille officie de même . 
        Ce que c’est  malgré tout que  d’être aimé jusque dans sa tombe. On  ne  cesse de se ballotter la viande au jour le jour, loin de sa fortune, Que les  babouins  vivants n’approchent pas de moi (« du fond de  nos cerveaux,  polissons les statues de nos morts »).  Un jour faire la sieste, et, comme  Victoret,  n’éprouver point la nécessité de se réveiller. 
    			J’ai reconnu,  pendant le rite, la fille nommée Marianne « Vous êtes sa fille ? lui ais-je  dit ? - Oui, je vous ai reconnu tout de suite.  
       - Quel bel enfant vous avez là».  On ne l’a pas  entendu de  tout l’office.  Il avait l’air stupide et vide. Comme doit l’être un enfant de neuf mois huit jours. 
       
       LA RÉSURRECTION DU XIXe SIÈCLE
        Une foule brouillonne de chanteurs, écrivains oucompositeurs-interprètes, que leur ascension ratée de l’Olympe  a  conduits dans  la peine.   Des dizaines de milliers de littérateur paraît-il se proposent chaque année au Prix Nobel. Des virtuoses jouent du violon  sans autre abri que leur automobile à l’arrêt. Je pense  à ce premier du concours international de violon, arrivé en retard à l’aéroport. Le deuxième, K.G., ponctuel : tapis rouge, délégation soviétique. 
        Il s’est bien gardé de détromper quiconque. Le  premier prix,
    mal adapté, mourut sans laisser d’initiales. Chez Benoît nous avons retrouvé la résurrection à l’identique du siècle passé, au temps de la vaporisation de la poudre sur les murs de liège: Poudre  Legras.  Proust et le koala , mauvais titre. 
     			Jean-Benoît est un gros koala.
    	Qu’il soit bien entendu que Jean-Benoît respecte toujours  la plus stricte hygiène et que jamais je  n’ai senti chez lui le moindre effluve corporel. Mais un léger parfum de cigare. Je l’ai vu rayonnant aux obsèques de son père, où tout  le monde rayonnait ,  à l’exception  d’un Vietnamien qui s’essuyait les yeux au premier rang. Je ne voyais de lui que le coude, qui se levait puis s’abaissait. Jean-Benoît salua les défilants au sortir de la messe, les assommant d’un de ses projets dont il poursuivait l’exposé d’une poignée de main protocolaire à l’autre,  car l’ homme est créatures de projets. Je me souviens des mémoires d’un Annamite qui donnait  à Maurice du « cher ami ». 
    	Ou bien c’était Maurice lui-même, le père, en ses minces mémoires, qui mentionnait un « citoyen de Hué « . Rentré chez moi, je me suis reposé une heure.  
       
       							X
       
       Avant l’époque des streamings, Jean-Benoît se confia hardiment au matériel électronique : il grava toutes ses  œuvres sur disques compacts  (on disait  encore, à l’époque, en anglais, des  compact discs) , répertoriés avec la  minutieuse gravité d’un musicologue : tel le Deutsch de Schubert, le Köchel de Mozart. Sur  chacun de ses boîtiers  plats   figurait à la main le numéro du  Disk (majuscule germanique de rigueur).  Jean-Benoît se fendait pour moi, sur feuille séparée,  d’un commentaire hérissé de solfège, dont j’amputais, à  l’antenne tout ou partie. Ce- pendant  les dits compacts vierges disparurent précipitamment du commerce, à l’exception de quelques officines. 
    	Les mortels s’approvisionnèrent  donc  par  captations et téléchargements, stream et autres simplifications irrecevables ux plus de 30 ans. Jean-Benoît, dans son nouveau repaire en bas de pente, me confiait l’écoute de ses productions sur de « bonnes vieilles » disquettes  : « Vous croiriez que c’est du Beethoven ? pas du tout : c’est de moi », écrivait-il dans la plus franche modestie. « Ces morceaux bien enlevés » ajoutait-il, « sont passionnants, d’une joie communicative, et merveilleusement travaillés ». D’autres fois, il se  montrait moins satisfait : mieux vaut dire du mal de soi que de n’en point   parler » . Je me rabrouais volontiers moi aussi  dans l’autodépréciation  : pure vanité.
       
     À HUYSMANS

    Il faut pour cela prendre une voix flûtée : « Êtes-vous chrétien ? - Je le suis.

     Le vieil homme s’agenouille péniblement sur la moquette pour un Notre Père, et je  l’ai  rejoint près du lit d’hôtel pour un Notre Père, avec la juste intonation du croyant ; car l’ultime  recours est le  corps. 	Puis nous nous sommes relevés et salués sur le paillasson d’hôtel. Le travail sur soi et de l’examen de conscience ont fait rouler des générations de  catholiques sur les  pentes raides de l’insomnie.
      J’assiste à des extraits de messes, déplorant l’atroce manie d’imposer au fidèle des mélodies abjectes. Un jour  je fus surpris dans une nef déserte à   brailler,  à l’harmonium, un  Ave Maria de  mon cru, bouche ouverte et l’air con, feignant d’ignorer l’auditrice venue se placer droit debout sur les dalles, qui me scrute et s’en va.
    	Il existe dans la vie de grands moments de solitude.
    
    							*
    
       Je rencontre un jour dans  un sentier touffu descendant vers la Seine une novice  appuyée sur un portillon de bois clos ; elle tient une bicyclette et sourit. Aurions-nous pu tirer un coup sacrilège et pressé ?  Enfant déja nous détestions l’amour, ses assauts gluants qu’on dissimule mal en roulant des yeux, qu’il ne faut ni mentionner ni transmettre. J’eus honte d’un homme qui criait mon nom dans tout l’étage. En vérité je le souillais. 
    
    						X
    
    	Je me tiendrais reclus dans une lingerie. Chaque moniale à tour de rôle viendrait me nourrir et couvrir. Soigneusement cacher lempreinte de la prédente. Pisser : où cela ? Droit civil, droit canon ? quelles  jurisprudences ? le captif masculin d’un couvent relève du fantasme. La mère supérieure me découvrirait (...) 
       
    							X
    Le Jean-Benoît d’en haut
    	 Les derniers temps de l’Impasse Alacoque, Jean-B. abandonne le sol aux documents publicitaires, qu’il se proposait de classer –  (à quoi bon ? » disais-je) ne méritant que pure poubelle. Manquent juste les chiens pour pisser dessus. Aujourd’hui en bas de côe, Jean-Benoît renifle ses propres relents. Confiture et compotes débouchées règnes dans la cuisine, surmontées ou non d’une cuillère en aigrette : il en goûte et rejoint ses portées. 
    	Pas de manage – pas de larbins !
          Benoît végète. Son abdomen domine les canettes, à même sur la table ou le sol. Des insectillons vibrionnants  se  sont mis en tête d’explorer ses ruines de cuvette hygiénique. « Fais attention ! » J’arrose les parasites, qui se recroquevillent ous le rebord,  à la merci de désinfectant si j’en trouve.
       
       VISITE  AU  PÈRE  EN SON  ASILE    
    	Nous devons ressusciter Maurice, père veuf de Jen-Benoît. Il mesurait encore, voici dix ans à peine et par grand froid, notre remise en fond de cour. Il m’avait exprimé sa surprise autrefois que l’impuissance surgît si vite, irrémédiable. Au fond désormais d’un établissement pour anciens, obscènement renommés Seniors. Je ne l’aurais  pas reconnu sous ses traits redevenus scandaleusement lisses. Le scandale d’Entrague Moritz a rendu ce dernier indésirable :  quel choc pour lui, de découvrir d’un coup, sous le linceul, ces corps vivants tordus sur  leur fauteuil, comme autrefois les Communards dans leurs cercueils.	
    	Tétanisé, suraigun, Moritz hurlait au  guichet d’accueil, déniant toute compétence à la totalité du personnel. Sous ses cris dévastés les demi-morts grouillaient en bavant.  Aujourd’hui je revois René, le père de Benoît, qui me retrouve au sein de  ses méninges vacillantes (ma première visite au trou de sa bouche l’avait trouvé comme un cadavre priv de sa mentonnière, et qui ronfle. )
    
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      Il va mieux. C’est moi qui ne l’ai pas reconnu d’abord. Lui, si. Les plaisanteries les plus éculées le laissent de marbre. La troisième visite  l’a déridé : je racontais l’histoire de la vieille quêteuse ;  «pour que les enfants puissent voir les animaux du cirque ». J’ai répondu  “Je n’aime pas les enfants, je n’aime pas les animaux, je n’aime pas le cirque 
    	- Eh bien tant pis, réplique-t-elle en me claquan la porte de son visage.                        
        						X
       
    Louise la Malgache ne l’a jamais visité que je sache   Me renseigner auprès de Marie-Pascale, notre Saint-Simon, la plus exhaustive potinière qui se puisse trouver, experte en étiquette et hautes convenances.
    						X
    
    	Jean-Benoît veut m’imposer chez sa propre fille, qui, dit-il, m’admire. « Lorsqu’elle a dit Monsieur C. -  elle a tout dit ». À supposer que je l’aie revue, de quoi aurions-nous parlé ? se serait-elle pour autant délivrée de cet Haïtien, qui l’engrossa « le soir-même de ta visite » affirme Benoît – je serais donc devenu Père Blanc par fantasme ? cet enfant m’a-t-il ressemblé ? ...ce qui passe entre la tête et le ventre d’une femme. Nous autres si terriblement primitifs. Elle souffre d’être désirée, mais le recherche ; l’homme, de ne l’être jamais. Enroulons donc, tant que nous le pouvons, ces verges dont nul ne veut, et n’importunons plus, dit Jean-Benoît, «  les organismes morts des femmes offusquées » 
    Rires.
    	Craignons plutôt que la  mort, en temps voulu, ne vienne cueillir Benoît en livrant sa fille. Il  n’est moribond qui ne finisse par mourir : un beau jour les poumons cessent de grésiller,  le corps est enfourné par-dessus l’abdomen qui naguère tendait les ceintures. 
    
    						*
    . Marie-République rayonnait.  Elle avait amené son propre enfant, petit-fils de  Benoît. L’enfant, peau grise et tendue, tenait ferme sur ses jambes de neuf mois. Il jetait autour de lui ses yeux ardents et satisfaits,  agrippé  des deux mains au dossier du banc d’œuvre, les traits d’un petit  quadragénaire. 
       . Louise l’Éthiopienne, venue de son travail tout proche, se place dans la nef debout près de moi, bouquet funéraire en main : « Qu’est-ce que j’en fais ? » murmure-t-elle. - Donne à  Benoît, en le touchant de dos. » Ce quelle fit, et c’est en le tenant que n-Benoît ouvrit la marche derrière le cercueil.  Calme et digne durant tout le rite, à présent satisfait, accompli,  en pleine représentation.  
    
    						*
     Un jour se trouveront justifiés tous les préjugés sur les sexes et couleurs de peau. Craignons ce jour. Nous rougirons en vérité d’avoir été ce que nous sommes.  L’époux haïtien de Marie-République ne s’est pas présenté ;  elle-même,  en deuil  de la tête aux pieds,  les yeux  brillants, reçoit les condoléances aux côtés de son  père. Trente assistants ici en comptant large. Sans oublier neuf ou dix flétrissures vaguement féminines du « Chœur mixte de Ribenstein», psalmodiant les répons sans trop de fausses notes. L’officiant  précise la liturgie, faisant lever ou s’assoir, sans agenouillements arthritiques. Je me souviens des  petites  épaules secouées d’Igor, fils de F., seul  digne parmi les  tièdes.
    						* 
      	Olga meurt à son tour, en décembre douze. De combien survit-on à son épouse ?  en pleine lucidité s’entend ; mourir en langue allemande (in aller Klarheit) vous aurait  une autre allure. Mon ultime visite à feu Maurice, après son veuvage, avait eu lieu 
    de mon propre chef en allemand. L’infirmier de garde s’était montré surpris. J’ai prétendu que le Veuf comprenait. Il n’en était rien. Tant que je m’adressait à lui, il  tourna la tête vers l’écran : « Les rhinocéros du zoo de Munich ». 
    	Ma sollicitude avait pourri en exhibitionnisme. Je ne l’ai plus revu, mort ou  vif. La  maigre assistance pouvait être imputée au fils : il suffisaitt de ne pas informer la prese locale. Des bruits pouvaient courir, à mesure que ses Maîtres d’Hôtel Trois Points se communiquaient la nouvelle - pourtant, le Torchon ne prend-il pas jour après jour ses tuyaux funéraires auprès des mouroirs, par un  constant affût de vautours gazetiers ? 						*
    
    
    						X
    
       Louise l’Éthiopienne, amante de Marie-Pascale, s’est retirée très vite des obsèques, rejoignant son lieu de travail. Je suis sorti errer sur le parvis parmi les groupes, tandis que les employés renfournaient sans témoins ni états d’âme la caisse  à  ras de tôle sous ses petits rideaux de tabernacle. La fille  de Benoît s’est retirée très vite aussi ; le bébé gris  bronze fut aussitôt transmis à une jeune femme qui n’était pas sa mère. Quant au père, dreadlocks, Marley et affection des musulmans, il n’a pas  fait le voyage. Il en fera bien d’autres. Le vendredi suivant, je diffuse  les galipettes pianistiques de Jean-Benoît, dont le père ne s’est pas départi  un instant de sa dignité funéraire. 
    	
    
    

    Marie-Pascale

    Marie-République, fille de Benoît : n’a jamais visité que je sache Marie-Pascale, également potinière, la plus au fait des politesses et convenances. Elle ne blâme pas, mais constate et rapporte. Je ne suis pas rancunière, dit-elle, mais j’ai la liste. 
    							X
    PATZARAS 
    Vous voilà guéri, monsieur Patzaras ; et soignez bien votre diabète. Un mort de moins dans les statistiques du cancer. Signe en bas de page l’équipe médicale au grand complet. Patzaras dépérit, rongé d’une atroce et tenace fatigue. Nous avons crémé é sa solide carcasse, après la bénédiction catholique  dont j’accepte mal la tolérance.   
    
    
    LES SACRILÈGES
     
        Déploration  chez les officiants de cette manie de proposer toujours aux gosiers les répons musicalement les plus nuls. Un jour on m’a surpris  braillant à l’harmonium un  Ave Maria de  mon cru, bouche béante et l’air con, feignant d’ignorer la présence humaine, juste à côté de moi sur les dalles à me toucher. Un grand moment de solitude. Il cesse dès que le témoin s’éloigne. 
    
     J’ai rencontré deux fois, dans  ce sentier couvert à pic vers la Seine, une novice des Sœurs de Saint Paul, appuyée sur un portillon de bois plein-cintre; fraîchement descendue de sa bicyclette elle  souriait. Qu’aurais-je fait ? hommes et femmes sentent ces  pincements de cœur et se tirent sous le pont, l’un à  l’autre, des bordées de boulets. 
    Enfant je détestais l’amour. Chose gluante et chaude dont il ne fallait pas parler. Qu’il ne fallait pas transmettre. Dont il ne fallait pas tenter la contamination. J’avais honte qu’un homme, plus tard, eût crié de plaisir sous moi. Mon prénom hurlé à  travers tout l’étage. J’avais souillé cet homme.  On ne touche pas davantage aux novices – poursuites au civil, au canon, au canin ? Se renseigner.
    						X
      Je réponds enfin au téléphone. Il m’a senti contraint de le faire. Benoît bute sur ses mots, exprime le ravissement d’avoir bien joué, comme on pousse la crotte. Il se bredouille ses propres compliments dans l’écouteur. Je n’en comprends qu’un tiers -   oui – oui - à intervalles judicieusement espacés. Jean-Benoît évoque la sonorité des voûtes ou du plafond d’église, m’invite dès le lendemain chez lui, et comme je lui ai fait trois fois faux bond je ne puis décliner aujourd’hui. Le mardi ? Non car il visite sa fille qui n’a toujours aucun projet de me recevoir (qu’en ferais-je?). 
        En revenant il recevra son injection, lobotomie de la bite et du cerveau. «Peut-on vivre sans sexualité? » Arielle répondait doucement - ... je ne m’en souviens plus. Notre couple poursuit sa vie de chasteté définitive selon Proust. Nous ne sommes plus au temps de la belle queue vive. Il me jouera des choses, me donnera le disque dit compact. 
                        Il faudra que je meure de bonne humeur. 
        Il se murmure que l’ordre de St-Malo lui ferait des avances, flirt culturel bien avancé ; son divorce pourtant fait tache. 

    Depuis ce jour, j’ai perdu mon téléphone portable.

    Je le cherche partout, comme un chien. Mais les téléphones n’ont pas d’odeur.

     

    Le Jean-Benoît d’en bas de pente

     

    Sa vie importe autant que celle des pieuses japonaises.

     
    Des pots de confiture à moitié vides ou demi-pleins traînent en tous lieux, certains pourvus jusqu’à leur fond d’une cuillère, en aigrette. Il en prend, revient composer, repart en prendre..

    Nul interstice ici pour les moindres ménagères. Jean-Benoît paraît proprement végéter ici-même. Son abdomen évolue sans dégâts parmi les canettes vierges ou entaménes, en bouteilles ou métalliques

     

    De petits insectes rampent au fond dee hygiénique .«Fais bien attention »  J’ai compissé les parasites, qui courent se blottir sous le rebord, à portée de désinfectant. 

     

    A LA RECHERCHE DU RÉCITAL
    
    Respirer bien à  fond en cas de détresse est l’unique recours : le  corps.  Pour rien au monde je n’aurais oublié cette prière.

     

    J’aimerais mourir en allemand. Ce serait une consolation. J’aimerais bien pas mourir du tout.

      À l’officiant revient qu’appartient de plus en plus non pas «la puissance et la gloire», mais le soin de préciser à l’assistance les ponctuations liturgiques, debout, assis, sans toutefois passer à l’agenouillement si inégalitaire.
    

    Je me souviens des petites épaules secouées d’Igor, qui porte de mon sang par mon oncle.

      
    Seul émus parmi ces Parisiens de . Nous étions les seuls. 
    
     Il n’est si bon moribond qui ne finisse par mourir : un jour ses poumons cessent de grésiller, on le fourre dans un cercueil bien plat, lui dont l’abdomen bloquait la respiration.
    
     Nous étions pour ses adieux trente personnes en comptant large. 
    Plus une demi-douzaine de vieux flétris des deux sexes intitulée «Chœur mixte de Marillac» (sainte Louise, patronne des travailleurs sociaux) qui psalmodiaient les répons au minimuù syndical.
       Benoît trônait et paradait,  portant la dignité d’um nître de maison. On aurait dit tout l’accomplissement de sa vie. 
    
    

    Elle-même, en deuil du haut en bas, les yeux fixes et luisants, fait les honneurs du cercueil de l’aïeul, attendant plus cruel encore. Partout sur ma peau paraissent les verrues du frisson d’effroi. Le mari légitime de Marie-République est bel et bien noir, mais ne s’est pas présenté aux obsèques.

    Il porte la crête rouge des skins.

    Il professe le mahométanisme.

    Nous l’avons entrevu.

    Il n’a pas fait le voyage chrétien. Vous savez, vers les mors. Il en fera bien d’autres…

    Je crois que la mort de son père délivrera Marie-République. M’aurait-elle revu que je l’aurais, qui sait ?soulagée de ce maquereau si inconvenablement haïtien, qui l’engrossa le soir-même : le soir de ma visite, affirma Jean-Benoît, elle a pris en toi son inspiration. Je suis le fantasme qui a poussé le dernier coup de reins de la fécondation. Va savoir.

     Hhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhh
    
    	Je planque dans sa rue, à l’abri de mon pare-brise. Je dois la conduire en gare loin d’ici. Mon avance est considérable, je lis le Grand Albert : L’exil et le royaume, « Le Renégat ». Texte terrible, flamboyant. Soudain la porte de Marie-Pascale s’ouvre. Du 20 sort une blonde vive et mince,  mince, vive, en brosse, qui s’enfouche un vélo sportif. Marie-Pascale lui fait ses adieux d’une voix forte, pour le naturel camarade. Je n’ai que le temps de plonger sous le tableau de bord. La garçonne renfourche sa selle en me souriant. Une demi-seconde de pure acuité. Pascale a nécessairement reconnu mon char, juste en face, devant la porte de Didier. La jeune femme s’en va droite, de dos sur sa selle. 
    	Lorsque Pascale me rejoint, pas une question sur le temps d’attente. Elle sait que j’étais là. Très en avance. Nous avons parlé de tout sur le trajet, comme d’habitude. Sans doute la jeune femme a-t-elle déchiffré ce conducteur stoppé ui plongeait si vivement sous son tableau de bord. Marie-Pascale comprendra, alors, ma perfide discrétion. Elle trouverait maints prétextes. Elle sait que je sais, et que je sais qu’elle sait. Elle niera moins farouchement. Elle niera jusqu’à la mort. Cette fausse découverte m’aura beaucoup marqué : en effet, à tort, le lesbianisme me fruste et me rejette. La tendresse redoublée que j’éprouve pour Pascale tient de la complicité d’homosexuels des deux bords. Les hommes ont besoin des femmes et les femmes des hommes pour s’épancher, pour se porter caution les uns des autres. Je ne fais rien là que de constater après tous. J’ai d’ailleurs répandu le bruit avant d’en avoir la preuve. Je dis toujours du mal de ceux que j’aime, et de moi… « Je n ‘ai jamais été sollicitée par une femme ». 
          Une jeune sportive mince vient coucher avec une grosse vieille. La fille en brosse à 7h du matin…  La charité prend des chemins bien dissimulés. Je la désavoue en mode reptilien. Mais de tout mon cortex, je m’abstiens d’en rien laisser paraître. Prenons garde tous.  
    							X
        Arielle gît dans son harnais d’arthrose, confiante qu’une opération suffirait à ce qu’elle se lève et marche. Le résultat sera de canne anglaise et de boiture. 
     Les hommes devront voir en face qu’il n’ y a ni chasteté ni talent qui tiennent. Que  rencontrer quelqu’un veut dire avoir intrigué, bataillé, de toutes ses forces et de toute son hypocrisie, pour obtenir enfin l’accès à la bonne personne au bon moment. Il y faut un énorme travail. Un énorme don. Et la main de Dieu. DE QUI  NE SUIS-JE PAS LE JEAN-BENOÎT ? Frère, serre ma main, tandis que nous tombons dans l'abîme. 
    hhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhh
    Le Pathétique
    
        Prise de conscience
        Après les accablants délires de Jean-Jacques, voici les miens. 
    
        La faiblesse et les poils. Sur la poitrine, s’entend. Corps surpris dans la glace, nu et courbé sous les poutres. De grosses poutres à 1m60 du sol, suffisantes pour gifler le crâne en plein front quand on n’y prend pas garde. Le philosophe a froid aux pieds ; il est cerné. Verge menue à l’antique (le dernier chic ; n’existe pas) (nous ne sommes plus rien sans calmant)  - la seule possession sans contredit, c’est notre passé. Je pense à tous les passés qui s’entrelacent à la surface de la terre. Dans un bruit de serpents. Il était autrefois un Pathétique gros-lardon, emmuré en plein ciel du douzième étage sans ascenseur. Il n’en descendait jamais. Et comme Cagliostro, supplicié au châeau d’If, il ne voyait plus que le ciel. Il scrutait à la lunette les nuages de son plafond, bourré de chairs divines et d’allégories exaltées : des vertus sculpturales, des Voluptés mamelues ; des Fleuves à la barbe liquide. 
        Il touchait toutes les femmes du bout d’une perche imbibée d’huiles diverses et repassait sans cesse leurs formes protubérantes. Cet homme était rose avec une face de porc. Il me fascinait d’horreur et de je ne sais quel désir. Il faisait en sorte de ne plus croire en rien, qu’à la géométrie. Mais les sphères pectorales des êtres féminins le plongeaient dans la plus farouche perplexité. 
      Bien d’autres que nous avons croisés correspondraient à nos Pathétiques, mais me suis-je croisé moi-même ? Quelles chairs n’ai-je pas torturées entre mes cuisses ? Êtres que j’ai croisés, coincés dans nos embouteillages bidirectionnels, nous développons-nous l’un dans l’autre en de vastes dissolutions ? Nous reviendrons sur ces pompes.  
        Georges Benoît fut aussi de ces ombres mortes dont les voluptés s’étendaient jusqu’à se faire menotter sur un lit, au milieu de ses chats odorants et titrés, pour s’y faire torturer sodomie incluse. Puis-je me permettre de le dépeindre tel qu’il fut ? Révéler que son amoureuse inaccomplie souffrit lemartyre du frottis constant sans accomplissement ? qu’il me lança un jambon tout entier de Bayonne, si lourd qu’il me rebondit sur les bras ? 
        Visages évanouis dans la tombe, paragraphes faciles, je fais pour vous résonner mon serpent dans le concert des moines. En tribune et non pas dans le chœur. Toutes les cellules du monde prétendant à l’individualité. Mon Georges Benoît, qui n’existe pas plus que Gavroche mort, habitait un appartement  de vieille pierre dans Bordeaux, où se sent la patine des pages. Ses chats portaient des noms prestigieux, long pedigree derrière eux. Il les soignait et les traitait avec dévotion. 
       Il peignait ses propres Léonor Fini, puis il sombra dans le chachat pour clientèle. G.B. appartient aux prondes années que j’évoque à peine, honteux d’avoir tenté de vivre, sans doute – nous avons frôlé notre époque sans acquiescer vraiment à nos incarnatios. D’où le flou, d’où la gêne. Ma vie n’est pas une action, mais une galerie de portrait, comme aux cimaises du châeau bourguignon où Bussy-Rabutin disposait les portraits de toutes ses conquêtes. Ils me semblent borborygmer dans mes naissances d’entrailles, car de conscience naît souffrance. 
        Que d’Assoucy me vienne en aide, qui se sépara, en route vers Paris, de Poquelin-Molière.  Un essaim de milliers d’êtres commence à frémir dans ma tête. Il ne se peut pas que je ne sois que leur seule conjonction. Mon Dieu j’étais un sixième comme les autres.  
    
  • OMMA

    C O L L I G N O N

     

     

    OMMA

    Omma. Prononcez ôm-ma. « L’œil, le regard ». Génitif « ommatos ». Ȋle d’Omma, cent wercz de diamètre. Iris aveugle – bouclier d’Iliade.

    Omma flotte sous les brouillards arctiques. Sa pupille est un lac, que perça l’éclat détaché de quelque planète errante ; le choc a fendu l’œil comme une vitre – qui s’est fissurée d’interminables fjords, écartelées de longs golfes aux eaux troubles, et qui désagrégeraient sa circonférence, si l’on tranchait les ponts qui le suturent comme autant d’agrafes.

    Au sud-est l’iris s’est crevé, boursouflant une épaisse presqu’île : le Plateau des Yeux-Morts.

    Oui, je n’ai que dédain pour ceux qui ne sont pas d’ici – qui n’ont pas planté jusqu’au roc leurs racines dans cette terre si peu profonde. Il faut à mon estime des quartiers de noblesse – quartiers de terre.

    Et moi non plus je ne suis pas d’ici – mais j’ai très vite, fût-ce à mon corps défendant, poussé mes attaches, suffisamment pour rattraper l’acquis de plusieurs générations, au point qu’il me semble qu’Omma n’est plus qu’une boule que je puis serrer à volonté dans mes circonvolutions cérébrales.

    Je suis de loin de très avant sur le Continent, où l’on n’a jamais vu la mer. C’est un vaste creux d’argile et de craie où les vignes mûrissent dès septembre.. Un pays chaud et humide où le bonheur suffoque comme une vapeur.

     

    OMMA 3

    Un jour je suis parti pour ce doigt de grès tendu sur la carte vers Omma, cette île projetée au loin d’une simple chiquenaude.

    Là, pas de routes ; on se rend d’un village à l’autre en barque, si la mer le permet. Aussi dit-on « aller en Pélédie » comme «aller au diable » ; les pères en menacent leurs enfants, et les bureaux, leurs fonctionnaires. Un port, autrefois grand, s’ouvre à la base de la presqu’île : un chancre tapi sous un os. Nous devions longer tout un jour cette presqu’île pour voguer vers Omma – c’est au cours du trajet que j’avais fait connaissance d’un garçon de dix-neuf ans, qui fuyait : Léÿnn. Tandis que derrière nous la machine rebroussait chemin sur sa voie en cul-de-sac, nous découvrions notre vaisseau. La rouille en recouvrait le nom. C’était son dernier trajet : après nous, toute liaison maritime avec Omma serait supprimée.

     

    Le premier jour, Léÿnn et moi n’avons pas quitté la rambarde, voyant défiler à lente allure le gigantesque tumulus de cailloux que longeait notre nef poussive. Au droit des hameaux nous voyions les pêcheurs tirer leurs barques plates sur les galets, entre leurs cahutes basses.

    Le soir nous avons relâché à Kyzralèk. Léÿnn se porta volontaire pour décharger les caisses. Je le suivis dans un café de planches, où se trouvaient quelques pêcheurs velus assis sur des billots. Léÿnn s’adressa a eux en une espèce de langage sémaphorique, des doigts, des mains et des avant-bras, scandé de grognements syllabiques. Quand nous eûmes perdu de vue, dans le crépuscule, l’extrémité redressée vers le nord du grand doigt décharné du Cap sur les cartes, un soulagement malsain s’empara de nous tous. Quinze jongleurs, bateleurs, baladins, funambules – des fruits, des cris, de la musique. Le bateau faisait eau de toute part, la pompe fonctionnait jour et nuit. Pendant quarante-huit heures, de panne en avarie, nous avons circulé, flairé l’île, courant d’un arc de cercle à l’autre.

    Onze hommes et quatre femmes en état d’ébriété, lâché dans le navire comme des rats – nous avons galopé, sifflé, hurlé le long de toutes les cursives. Nous avons arraché, bouteille en main, la barre à son pilote, et le navire dérivait. Nous avons embrouillé les cartes, aimanté le compas, et toujours le rhum blanc et les chants fous grand train, les farandoles – et la farine… Six chaises passèrent par-dessus bord. À ce moment, nouvelle voie d’eau… Ça nous faisait rire. Nous formions barrage pour empêcher les marins de descendre pomper. L’un d’eux a brandi sa hache pour nous menacer.

    « Le capitaine est cocu ! À poil ! »

    Le soleil se levait. Les plus ivres ronflaient à même les planches.

     

    Sur le pont, je me suis réveillé le premier. Je me suis mis sur mon séant. L’équipage, les yeux bouffis, avait repris le travail. On balayait les détritus entre les corps étendus par de savants détours de serpillières. Sous moi, machines relancées, le pont vibrait. Le soleil était haut. Je me levai péniblement jusqu’à la lisse.

    Je voyais Omma pour la première fois.

     

    Une immense falaise noire déchiquetait le ciel de ses aspérités, se précipitant dans l’eau par de grands éboulis. Léÿinn vint me rejoindre d’un pas titubant. Nous nous taisions, pénétrés de sensations indicibles, contemplant cette gigantesque muraille couleur de fer, aux clivures acérées, aux pans coupés de failles noires.

    Par vastes cicatrices la roche s’éventrait sur des hectomètres carrés. Une arête plongeait sous notre étrave son tranchant ébréché. Des oiseaux sombres se distinguaient à peine, planant silencieusement comme un vol de vermine. La marche ralentie de notre vaisseau révélait de loin en loin des effondrements en forme de V s’interrompant net, où les moutons gris en équilibre grignotaient des touffes couleur de fer. Deux bergers hirsutes nous lancèrent des quartiers de pierre. Instinctivement, nous nous reculâmes.

    Chacun de mes compagnons se portait à son tour en direction de la falaise. Un oiseau noir rasa les têtes avec un sifflement sourd.

    Nous longeâmes la falaise jusqu’aux premières heures de l’après-midi. Les machines, avariées, ne pouvaient fournir une vitesse supérieure ; des râles mécaniques montaient de l’entrepont.

    « J’entends de la musique » dit Léÿnn.

    Je tendis l’oreille, incrédule ; c’était exact. Le son, faible encore, et intermittent, par-dessus les vagues, ne pouvait provenir que de la côte. En même temps se rapprochaient les premières silhouettes de Wreggen, port principal et seule ville d’Omma – de hauts bâtiments de pierre à ras de l’eau, comme des blocs détachés de la falaise.

    La musique se fit plus précise, indubitable : c’était une fanfare de gros cuivres, où passaient des éclats de cymbales.

    Le front des immeubles ne tenait qu’une faible distance – la ville s’étendait en profondeur, sur les deux rives d’un fjord. Une embarcation nous montra une douzaine de passagers, hâves et déguenillés, qui tendaient les mains vers nous.

    « Ils veulent gagner le Continent, dit un officier, mais ce sont des moutons que nous devons ramener, pas des hommes !

    Léÿnn leur jeta une bouteille de vin qu’ils ne purent atteindre et qui coula – une vedette de gendarmerie vira vers eux – de la barque surchargée montaient des imprécations – la police maritime la remorqua de force vers la côte. Une femme à genoux tirait en vain sur le câble pour le rompre.

    « Bienvenue à Omma », ricana un matelot qui passait derrière nous.

    À mesure que nous avancions la musique se faisait plus triomphale. Une salve de sirènes salua notre entrée dans le port.

    Nous accostâmes. Au pied des murs noircis, le quai étroit grouillait d’une foule en habits vert et brun, aux yeux inexpressifs de poissons morts, poussant des exclamations et tendant des bouquets de plastique.

    Le matelot repassa près de nous en haussant les épaules :

    « Ils n’ont pas changé, à Wreggen !

    Il avait hâte de repartir.

    Devant ces manifestations disproportionnées, nous avions compris, dès de jour-là, que les Ommides étaient à la fois, ou alternativement, les plus sinistres et les plus exubérants qui soient.

    X

     

    Il y a longtemps de cela. Et j’ai tant bu depuis ce soir-là qu’il me semble avoir rêvé. Ainsi dans ma mémoire la salle apparaît-elle longue et basse, alors que nous avons tous pu sans difficulté nous tenir debout sur les tréteaux disposés au centre et sauter tout notre soûl sans heurter le plafond. Mais qu’elle était immense, j’en suis certain.

     

    Nous avions pris place. Léÿnn à présent m’évitait. Il se tenait à l’autre extrémité, au sein d’un groupe où dominait la haute taille brune d’une Ommide vêtue d’émeraude, - je ne pensais pas la revoir. Qu’il était loin ce temps où je l’avais rencontrée, elle, Jrinka, sur le « Stella Maris ». Car c’était elle. Taille d’anguille, sourire aigu, aussi troublante qu’en ces heures de fusillante mutinerie sur cette autre embarcation, et où je l’entraînais par les coursives, tout effilochée de peur, vers la cabine passagère…

     

    Jrinka, je sais que tu te souviens de moi…

    Sous cette apparence que je te vois, je sais que tu n’as pas oublié. Je sais aussi qu’il n’en faudra rien dire.

    Mais quel est ce gnome qui pose sur toi ses doigts courts et spatuleux ?

     

    Assez vite l’espace s’était empli d’une épaisse et tenace fumée de tabagie : fumées de cigares et de rhum, directement importés des tropiques à 5 000 milles juste en dessous d’Omma, sans terre intermédiaire.

    Nous voyions sur l’estrade au niveau de nos têtes à travers les exhalaisons des piments d’importation s’empourprer les paillasses, chanteurs, énergumènes de profession, brassant l’air épais à grands coups d’accordéon, cavalcadant sur les tréteaux parmi de grands essoufflements de saxophones.

    Nous frappions dans nos mains, perdant toute cadence, puis l’un, puis l’autre, avalant de gros bols de punch ; alors, les jongleurs épuisés ressautaient par dessus les tables, et c’était à nous, c’était à toit, à moi, de monter dans les brumes rougies.

    Et nous chantions, nous tournoyions dans les fumées rousses des longues pipes en zinc d’Omma, faisant courir en gigues nos cuisses tremblantes d’échouer.

    J’ai sauté sur les planches. J’ai amusé et j’ai vu s’esclaffer. J’ai vu s’ouvrir les abîmes voraces des gueules pleines de viande et de glace au café. J’ai fait hurler les vieilles et leurs princes, les gigolos d’acier aux profils de poissons, j’ai fait trembler les goitres et craquer les baleines autour des longues tables rapprochées.

    J’ai succédé aux danseurs de tango, aux travestis, aux claqueteurs, aux strip-teaseurs et -seuses – tous parfaitement ivres, je dis parfaitement. Jrinka, la haute femme brune, souriait en face de moi. J’invitai Léÿnn à venir me rejoindre. Il eut un double geste de dénégation et d’encouragement. Je crus comprendre qu’il danserait plus tard.

    Jrinka me racontera mon numéro : ç’avait été mon tour encore, et j’avais composé un résumé fumeux de tant de contes et de pantomimes que ma mémoire n’avait pas résisté : je ne me souvenais que de Jrinka.

     

    Il ne fallait pas que je réfléchisse ; chaque tour entraînait l’autre sans autre règle que la pente de l’ivresse.

    Je devais être le seul sélectionné. Le seul qui ait survécu, « surnagé », comme ils disent – je ne me souviens plus que de leurs noms, parfois du numéro qu’ils donnaient ce soir-là.

    C’étaient des hommes du sud, des hommes de mon pays, amenant avec eux par-delà l’océan ce parfum de vin sucré qui devait sur moi s’éventer si vite – cette odeur que je cherche encore chaque fois que je pousse la porte d’un nouveau bouge – je leur avais tout volé sans vergogne, cousu tous leurs tours bout à bout. Les grimaces seules étaient de moi – et plus que je n’aurais cru.

     

    Quand je fus rassis parmi vous, Ommides, vos faces avaient l’aspect de museaux de tanches. Et même,on ne voulait plus tant rire. Tous désormais s’amusaient entre eux,pour eux seuls. Nous étions les jouets de nos sombres vies.

    Il y avait sur mon assiette de la viande et des pommes. J’avais commandé la boisson d’Omma, cire et cidre mêlés : l’outcham. Je sentais pour la dernière fois dans mes côtes les coudes de mes compagnons, de part et d’autre. Nous avions beaucoup fumé l’herbe dOmma, si âcre et enivrante – un tabac de lin. Et m’inclinant un peu je voyais le visage de Jrinka, animé par l’outcham, et qui levait pour boire sa corne montée sur deux tiges de fer. À mon tour je brandis ma coupe, Jrinka ne m’aperçut pas, je ne parvins qu’à faire jaillir l’alcool crémeux sur l’épaule de mon voisin, qui d’un regard expressif me montra, écrasé dans la fumée parmi la foule, ce petit homoncule à côté de Jrinka, dont il ceignait la taille du bras – une espèce de gnome, au front énorme et chauve.

    Derrière ses lunettes de fer, ses yeux ne me quittaient pas, chargés d’ironie. Ce qui me répugna surtout, ce fut son menton – rond comme une boule d’ivoire, tout aussi glabre, tout aussi luisant, suintant de quelque sauce malpropre.

    Ses yeux n’étaient qu’intelligence – il me fut impossible de le mépriser – il fallut me hausser dès le premier instant jusqu’à la haine.

    Un mouvement se produisit sur ma gauche, N. se décala, remplacé par l’Ommide, je ne revis jamais N. :

    « Tu veux savoir. Moi dirai à toi.

    L’Ommide écorchait le djungo avec un épouvantable accent noriilsk – je vidais alors une quatrième coupe d’outcham.

    « Eux mariés, lui très jaloux, me dit l’Ommide.

    Je me tournai vers lui, il avait un profil de poisson, je les confondais tous – seslèvres épaisses dégageaient,mêlée à l’outcham, une haleine d’algue. Je lançai vers Jrinka un coup d’œil soupçonneux.

    « Combien ? ai-je demandé, depuis combien de temps sont-ils mariés ?

    L’Ommide écarta plusieurs fois ses phalanges palmées: douze ans d’union ?

    - Dhan, oui.

     

    Autour de nous le vacarme atteignait des proportions sauvages. À l’autre bout de la tablée, très loin, un chœur d’Ommides scandait sur le bois un lourd cantique à la vinasse d’importation.

    « Le nom de lui, Glomod. Lui très jaloux.

    Glomod porta un toast dans ma direction, accompagné d’une grimace qui se voulait affable. Il me montrait sa femme semblait-il, puis me désignait avec un clin d’œil horrible, et cependant je distinguais sur le sein de Jrinka ses doigts de crapaud aux boules glaireuses, il tenait, en levant sa corne, un discours interminable et parfaitement inaudible, Jrinka me regardait.

    « Lui, guérir.

    - Médecin ? Doktior ?

    - Il n’y a pas de médecins à Omma.

    Léÿnn m’avait rejoint. Il n’avait pas bu :

    « Il n’y a que des guérisseurs.

    - Guérissûr, dhan, dhan ! Hospitall !

    Quatre gaillards en bottes avaient escaladé les tréteaux devant nous. J’y reconnus un certain R. T. Ils lui apprenaient le Pas des Basaltes d’Omma.

    La trépidation était telle, parmi les hurlements scandés et les battements de mains, que les cornes d’outcham sautaient sur leurs hampes doubles tout au long de la rangée de tables.

    L’Ommide se versa un plein cruchon d’outcham, qu’il avala dans un gloussement :

    « Eux guérir bergers.

    Je me tournai vers Léÿnn avec exaspération : il avait disparu.

    « Dhan, dhan ! hurlait l’Ommide, toi compris – il but le verre d’un voisin ivre-mort qu’il fit tomber du coude sous la table - nous, avoir langue autrefois, vous, du Continent, l’avoir prise ! Glomod pas d’accent !

    - Il a l’accent nain, hoquetai-je.

    - C’est ça, c’est ça, beuglait l’Ommide hilare – il s’abattit sur ma poitrine en sanglotant, me faisant des serments d’amitié : Glomod, spétsialist, cœur, siertsé, sauf le cœur il ne sait rien, tu m’entends Djungo, rien – mais tu peux avoir besoin de lui.

    On n’avait plus rouvert les fenêtres. L’air était devenu irrespirable. Près des toilettes, une vingtaine de personnes des deux sexes attendaient leur tour en braillant, tambourinant sur les portes – Glomod sur son siège se dandinait d’une fesse sur l’autre, il semblait chantonner, son bras n’avait pas desserré son étreinte sur le torse de Jrinka.

    « Tu peux avoir besoin de lui » répétait l’Ommide, d’une voix sifflante – le climat n’est pas bon pour un Continental – pour un Djungo comme toi. « 

     

    Il lâcha prise enfin, mon nouveau voisin me tendait une cigarette atrocement amère - à présent je sens l’algue et le lin brûlé, comme tous. Quand je revins à moi, c’était l’aube, sans doute, ou bien le crépuscule,  c’est-à-dire qu’on avait éteint les lumières, puisqu’on ne pouvait signaler autrement, sous ces latitudes, le lever du soleil, le commencement légal d’un autre jour.

     

    X

    Je sentis qu’on m’appelait par mon nom, mais ma tête semblait définitivement collée au bois de la table. Au prix d’un effort surhumain je parvins à la soulever. La salle était déserte.

    Un balai s’agitait vers le fond.

    - Djennaïm ?

    Je me redressai. Jrinka et le gnome se tenaient debout près de moi, Glomod souriait de toutes ses dents, qu’il avait jaunes, petites et pointues. J’eus un moment de recul, son sourire s’accentua horriblement, je me redressai sur mes coudes, ils se mirent à rire.

    - Endormi ? grimaça Glomod.

    - Désigné, disait Jrinka – vos camarades vous ont élu, à l’unanimité.

    J’avisai derrière moi, sur le sol, une caisse percée de trous d’où sortait par intervalles un vagissement mécanique. Jrinka suivit mon regard :

    - À l’unanimité, reprit-elle. Vous serez affecté aux Zones-Vertes.

    - Et pendant vos loisirs, préposé à l’inspection et à l’entretien des ponts ; très important!chuinta le gnome.

    En fait, il n’était guère que d’une tête plus petit que son épouse. Je ne pus m’empêcher de contempler l’énorme bague d’émeraude qu’il exhibait au médius de la main droite. À ce moment la caisse manqua basculer. Glomod le gnome pencha vers elle son corps bossu – fit glisser le couvercle.

    - À ce propos dit-il nous voudrions vous présenter – tirant du coffre un corps tout replié – le jeune Nourlik.

     

    Il le dressa sur ses béquilles dépliées – c’était un garçon de douze-treize ans, surchargé de chandails. Vers le haut du visage, au-dessus de la couenne des joues, fendus comme les lunettes en bois des Samoyèdes, les yeux avaient ce bleu gris doux des lacs d’Arkhangelsk où flotte le givre avant la prise des glaces.

     

    La créature me sourit.

    Épaules soulevées jusqu’au mitan des oreilles, jambes nues ballant dans le vide – grêles – glaireuses – directement ramenées sous l’abdomen comme des pattes atrophiées d’insecte – il tient sans aide en équilibre sur ses béquilles aux embouts aplatis – Glomod a claqué le couvercle. J’ai sursauté.

    - Voici ton fils, dit Jrinka. J’ai répondu c’est faux, c’est faux. J’ai ôté mon coude de sur la table – j’avais dormi longtemps – la salle affreusement briquée, et toutes les fenêtres ouvertes dispensant une infinité de courants d’air.

    - Avoir un enfant, Djennaïm – dit Jrinka – est quelque chose d’absolument horrible…

    Glomod essuya une larme.

    - ...ces soins obsédants, cette attention sans trêve, tout cet amour obligatoire et qui détruit…

    À ces mots elle pâlit atrocement.

    - ...Sur cet échafaudage de trahisons, poursuivit-elle, se bâtit la mort et pour finir, l’enfant vous hait à son tour. L’enfant s’en va et ne vous laisse que vos propres ruines…

    Glomod pleurait. De grosses larmes convergeaient vers son menton graisseux.

    - Or sachez-le, reprit Jrinka, il n’est chez nous, à Omma, si petit employé, si fruste, qui n’ait compris la leçon des leçons : que la Fonction de Reproduction constitue pour l’Humanité la Malédiction Suprême.

    - Le peu de naissances qui parvient à franchir les innombrables barrières de la contraception – ce peu-là – dix pour cent de la population, dit Glomod

    - ...nous l’exilons, nous le parquons en Zone-Verte.

     

    L’infirme avait tout écouté sans sourciller, les mains clenchées sur les béquilles, oscillant dans son sourire couenneux et illisible.

    - Vous serez chargé de la couverture de ces Zones-Vertes, dit Glomod, seul de votre espèce, hors de toute hiérarchie.

    Le visage de Jrinka s’était progressivement décomposé tandis qu’elle ne cessait de regarder l’infirme à la dérobée – son fils – le mien peut-être.

    - À vos côtés, dit-elle, ses atrophies, ses excroissances, témoigneront de notre impitoyable Révélation. Car nous aussi, il y a très longtemps, nous avons été détestés.

     

    X

     

    Pour inspecter les ponts, Léÿnn vient avec moi.

    Quand nous avons fini d’éprouver la solidité des passerelles qui agrafent l’une à l’autre les côtes dentelées des fjords, nous montons vers les Serres de Basalte, ou sur le Plateau des Yeux-Morts.

    Léÿnn ne respire qu’au souffle des vents forts. Il a souvent parcouru l’itinéraire unique de la Ligne Maritime, celui qui cerne l’île comme un bord de paupière, mais aussi toutes les lignes désaffectées qui cherchent les derniers moutons du fond des fjords et les déposent, celles que l’on commande plusieurs jours à l’avance à la Capitainerie de Wreggen – et l’on embarque alors sur un rafiot qui fait eau et que pilote un marin taciturne au profil de poisson.

    À terre, Léÿnn reconnaît la pierre taillée à la mesure du poing, parmi les éboulis des anciennes moraines. Il se dirige avec exactitude au sein du vieux réseau des vallées sèches, jusqu’au ras de l’eau grise et morne.

    Il herborise. Il se courbe et recueille la pierre ou l’herbe dans un sac de toile blanche compartimenté qu’il porte à l’épaule.

    - Silex articulé, dit-il.

    J’arrête ma Jeep au sommet de l’escarpement. Tout en bas le pont luit dans l’eau, traînée de bave brodée par l’écume. La route sans bitume s’enfonce en tournant au cœur de la déchirure.

    Nous courons sur la pente qui coupe les lacets. Léÿnn dérape et se reçoit sur ses bras tendus en arrière. Je voudrais baiser chaque écorchure de sa peau blanche. Nous tombons en nous étreignant au milieu des pierres dévalantes.

    Ou bien la route abandonnée s’achève en éventail au ras de l’eau sur les galets.

    Nôus marchons sur les troncs couleur d’ocre ou d’ivoire, tendant les bras en balancier.Le plancher arrondi respire au gré des vagues, on perd l’équilibre, le cœur se décroche. C’est l’occasion encore de lui saisir la main ou l’épaule – du sel attaque la peau des paumes – je compare au froncement félin du tigre blanc disparu des plateaux les plis délicats de son nez. Il faut franchir ainsi cinquante à cent mètres sur l’eau.

    Devant nous l ‘océan soulève les troncs lourds. Nos pas les renfoncent et l’eau gargouille sous nos bottes.

    Au bout des passerelles nous amarrons les troncs à des pitons rouillés. Il y a près des rives une provision de pitons neufs dans des cabanes. Léÿnn maintient la tige, que j’enfonce à coups de pierre. Si la mer est trop forte nous restons au sommet des falaises ; le pont tangue d’un bord à l’autre, long serpent crucifié.

    Au niveau des Yeux-Morts les ponts s’interrompent. Jamais la route n’a suivi ces bords escarpés.

    Depuis les Longues-Pentes la vue plonge sur un éventail de serres noires et vertes où rocs, prairies, forêts alternent en déchirures désolées. Un banc de brumes évoque la Saignée, qui sépare le Plateau du reste de l’île, et plus loin encore, plus haut que nous, par-dessus les nuages, le rebord continu des Yeux-Morts.

    Léÿnn me conduit vers les près les plus exposés. Il cueille les ramyes, les stessilores, observe les élytres d’un ptéral fossile, retrouve, dit-il, au creux de sa paume l’exact contour de la pierre des paumes de ce temps-là – puis il dresse la tête, prend le vent.

    Parfois, nous montons aux Yeux-Morts. Le paysage le plus nu de l’île. Une table d’herbe et de roc, des avens qui s’évasent traîtreusement sous les touffes d’enkystes. Des ronces. Des moutons. Du vent.

    Le sol se dérobe à l’emporte-pièce : d’un pas sur l’autre, un trou d’eau circulaire, d’une centaine de doughs de diamètre, profonds de dix dès le bord. On ne retrouve jamais les corps. Dans la section sud-ouest, des panneaux de métal neuf, incongrus, signalent : ATTENTION, GDOURS.

    Ce sont ces trous d’eau noire qu’on appelle « les Yeux-Morts ». Les quatre plus grands dépassent dix kilomètres de circonférence, et possèdent un déversoir naturel : au nord le Tchviek, au sud l’Odmarsoum. Le Tchviek se précipite dans la mer par une cascade ; l’Odmarsoum se reperd. On lui soupçonne une résurgence sous-marine.

    Léÿnn possède la prescience des gdours. Il sait indiquer leur distance et leur direction. Je le suppose capable de capter de très loin l’odeur de l’eau : jamais un mouton ne tombe dans un gdour. Les accidents humains restent rares : les bergers ne quittent guère leurs gourbis, qu’ils appellent hezzevoud. Léÿnn tient parfois avec ces représentants d’une civilisation déchue de longues conversations, à base de signes e d’onomatopées, qu’il ne traduit jamais.

    Nous repérons, sous les herbes, les vestiges circulaires de ces abris de pierre d’où les Ommides du Xe siècle tiraient à l‘arc le mouton noir : la flèche entraînait une corde, on ramenait la bête, puis on l’achevait à la pierre – crainte des loups.

    Les loups et les moutons vivaient alors en parfaite symbiose. Mais les ovins, pousse à pousse, ont dévoré les forêts ; les loups, faute d’abri et de nourriture, ont disparu.

    Les derniers bergers, plus clochards que pasteurs, subsistaient sous leurs huttes de quelques fromages, pris sur la vingtaine de bêtes qu’ils pouvaient reconnaître. On ne les acceptait pas à Wreggen. Leur marché se tenait à Bilama, près des portes sud-est. Ils ne harponnaient plus, dépensant en gros tabac les bénéfices de leurs schilboms crayeux.

    Quelques hameaux crayeux souillaient le flanc sud-ouest du plateau. Les bêtes de ce coin restaient chétives, souvent traites, souvent tondues. Les chiens, galeux et veules, ne connaissaient que les six pas menant du feu de crottes à leur écuelle.

     

    Nous rencontrions parfois Glomod sur la route ; il assurait la consultation des femmes à l’odeur de chèvre. Les enfants eux-mêmes refusaient de suivre leurs pères sur le plateau, lorsqu’ils se décidaient à traire. Glomod leur apportait la nourriture dans une camionnete. Il emmenait avec lui Nourlik, l’infirme, à qui ces déshérités adressaient des signes de connivence. Puis il gagnait, dans son véhicule au cul carré, les chemins pierreux des hauteurs.

    C’est là qu’un jour Léÿnn et moi fûmes témoins d’une scène extravagante : Glomod contourna la camionnette pour tenir la porte à son fils. Nourlik descendit péniblement, appuyé sur ses béquilles, que son père soudain faucha d’un revers de son pied bot. La plaisanterie leur parut drôle. Ils se mirent ainsi à se poursuivre, Nourlik propulsé comme un crapaud sur ses membres antérieurs arqués, le père boitillant en cercles autour de lui, l’agaçant de son pied crochu. Cruauté folâtre !

    Les bras du fils formaient avec le corps deux angles droits rigides comme les articulations d’un jouet à ressorts. Son rire grinçant nous parvenait à travers le vent. Nous ne pouvions détourner les yeux.

    Puis ils se sont promenés, reprenant haleine, en regardant la mer au bas de la falaise, Nourlik bondissait avec raideur, Glomod boitant à son côté.

    Avant de disparaître dans un creux de terrain, Glomod se retourna pour nous faire un signe du bas. Nourlik ne nous regarda pas.

     

    Nous les avons revus : près des gdours, sur les crêtes, au fond des prairies déprimées. Glomod nous saluait toujours avant de partir. Le moteur de la camionnette retentissait : Glomod reprenait sa tournée parmi les Bergers. Ils ne se comprenaient que par gestes : l’ommadhi passait mal entre leurs dents atteintes. Glomod leur portait des fruits et du grain.

     

    X

     

    Les Zones-Vertes occupent une inclination des prés, qui montent en ondulant vers le bord des falaises. Les enfants accourent vers moi, levant les bras, agitant sur leurs têtes une oriflamme. Leur troupe rabat ses ailes sur moi, s’abat devant mes pneus – je reçois près des yeux une touffe d’herbe humide.

    Ils me reconnaissent.

    Ils me font triomphe.

    L’ovation se prolonge : ils jouent.

    Le sentier s’achève, les ornières s’effacent, mes roues dérapent sur l’herbe, et je me sens poussé plus loin, je suis extrait, porté par tant de mains fragiles dont la multiplication me maintient par-dessus la prairie.

    On me relâche.

    On s’éloigne.

     

    Honteusement cachés dans les crèches et dans les écoles, ils circulent en autobus clos ou serpentent par deux au pied des gratte-ciel. À dix ans, ils sont expédiés aux Zones-Vertes, où leurs parents ne les visitent plus.

    « Djennaïm ! Djennaïm !

    Ceux-ci viennent pour moi ; ils glissent et dévalent sur les bosses d’herbe.

    Ils me tirent par la veste.Dans le coffre j’ai apporté une peau d’ours, un Zorro du Continent, trois masques de danseuses.

    - Attendez !

    Trop tard. Ils ont trouvé mon Grand Masque à deux jambes. Ils se poursuivent à demi-costumés sans m’attendre. L’herbe trempe leurs pieds. Le masque bipède chavire. J’installe mes tréteaux.

    J’improvise. Il y a des morts, parfois de l’amour.

    Quand ils sont fatigués, je leur montre les marionnettes – je déteste les marionnettes.

    Je chante. J’imite. Ils s’asseyent sur l’herbe qui fume au soleil, je leur parle du Roi Arthur et de son sanglier magique, je leur récite du Claudel, qui a toujours un grand succès comique.

    Je comparais devant leur tribunal. Ils comparaissent chaque jour devant moi. De la voix, du geste, je cherche à les capter – sources, gibier. Ils se livrent tous plus qu’ils ne pensent, moins à coup sûr que je m’imagine. Bien sûr, je suis le prisonnier. Leurs dents rient sous leurs lèvres rouges. Le vent frissonne sur les herbes. Les enfants n’ont pas froid.

    Je fais Tarzan. L’hippopotame. Le Roi Noir.

    Voici la contrebasse et la trompette.

    « Saute, Djennaïm, fais-nous Mozart, fais-nous Beethoven !

    Je plisse le front, gonfle un menton beethovénien. L’électrophone à piles tourne sur l’herbe, les pit-pit pépient sur la Petite Musique de Nuit, le vent traîne ses pieds au milieu du Credo. Ils applaudissent et se renversent, trempant leur torse de rosée. Ils rient, et c’est de moi. Je suis au comble de la joie.

    Mais j’aime aussi tous ceux qui rêvent. Ce sont les mêmes. Ils suffit qu’ils me voient remonter à longs pas le talus vers l’autel au bord de la mer. J’ai revêtu la cape noire désuette qui fait s’envoler les corneilles ; le vent rebrousse mes cheveux. Rien de plus respectable, de plus ridicule. Rien de plus véritable que la scène.

    « Djennaïm, l’ours, encore l’ours !

    Je danse devant eux. Ils éclatent de rire.

    J’écarte gauchement les bras, leur grogne en langue ourse mes grognements perplexes.

    « La tyrolienne, Djennaïm !

    Je lance éperdument mes coups de glotte, pousse un gros rot : ils rient. Le vent frémit sur l’herbe bleue. Les enfants n’ont jamais froid. Ils sont devant moi comme l’Amérique, en cette terre verte et lointaine où les enfants ne représentent plus, comme l’a dit Glomod, que dix pour cent de la population.

     

    Wreggen déporte ses enfants ; ses murs noirs et luisants plongent dans la fange des canaux.

    « L’air est malsain », disent les habitants.

     

    Le Continent nous a abandonnés, confirmant le phénomène de dérivation. Nous sommes devenus en fait indépendants, face à notre lente immersion ; les Continentaux ne nous en imposeront pas.

     

    Je n’ai pas brisé la ronde. J’ai pris avec moi cinq ou six spectateurs apitoyés. Nous avons tourné en rond de notre côté, les autres se sont progressivement arrêtés. Je crois bien que j’étais ivre ce matin-là, ayant pris l’habitude de ne pas conduire sans ma flasque d’abricot.

    Je dansais tête renversée, et tous m’imitaient. Tous riaient.

    - Qu’est-ce qui te fait le plus rire, Djennaïm ?

    Mon indignation eût été bien plus grande si les éducateurs avaient voulu eux-mêmes initier les enfants aux Danses de la Conquête.

    Il me semble les entendre d’ici, les éducateurs, avec leurs injonctions débiles :

    « Placez les bras… Allez les filles… on sourit les museaux ! » ...en langue prÿ-lê !

    Auraient-ils seulement pu s’imaginer, « Jérôme » et « Louise » - ! - que les prêtres de ce temps-là tenaient à honneur de ne point prononcer une syllabe durant les leçons d’attitude ? On rectifiait les pas sans mot dire, avec une baguette de gandhu.

    ...Quant à Nourlik, il ne s’est toujours pas présenté.

    J’espère qu’ils oublieront.

     

    Un coup de sonnette me jette à bas du lit. Je me précipite, j’ouvre, la rue est noire. Je manque buter sur une caisse : c’est lui.

    En jurant, je le tire au centre de la pièce.

    Nourlik fait lui-même coulisser le couvercle et se trouve debout devant moi, ballottant sur ses béquilles et parfaitement éveillé, béat. Je me gratte furieusement le cuir chevelu, je tourne les talons :

    « Attends-moi. »

    Effondré, je me lave, je m’habille, je mange. Il n’a pas bougé.

    Il se balance.

    Il me suit de lui-même, traînant sa boîte au bout d’une corde reliée à sa béquille, et s’accroupit près de moi sur le siège comme un chien, le nez haut, babines retroussées.

     

    L’assistance ce jour-là fut particulièrement fournie et hilare. Léÿnn se tenait à distance.

    - Je ne pensais pas qu’ils oseraient, me dit-il.

    En fin de journée, comme j’invitais Nourlik, en détournant les yeux, à reprendre sa place, il refusa obstinément. Je m’installai, embrayai – en vain. J’allais, surmontant ma répugnance, l’empoigner de force, me promettant de me doucher longuement à l’arrivée, lorsque Jrinka surgit au volant d’une quelconque voiture de sport. En un clin d’œil, Nourlik se laissa retomber tout replié dans sa caisse, dont il referma sur lui le couvercle. Elle l’eut rapidement soulevée sans effort apparent et replacée dans le coffre arrière. L’automobile s’éloigna en virant, creusant l’herbe boueuse.

     

    Le lendemain, je me lève dès six heures. Je me tiens près de la porte, un livre à la main. J’attends une heure, sans comprendre ce que je lis. Sept heures, rien. J’ouvre la porte, et manque recevoir dans l’œil le doigt de Jrinka pointé vers la sonnette. Je m’aperçois alors que j’ai négligé de me vêtir. Jrinka me jette un regard méprisant et me plante là :

    « Vous allez être en retard, M. Djennaïm.

    Je rentre la caisse. Il pleut à verse. Nourlik accepte un bol de chocolat, qu’il oublie plein au bord de la table.

    Aucune cuite n’avait jamais dépassé en intensité celle que je m’administrai ce dimanche-là dans les bars souterrains les plus mal famés de Wreggen.

     

    Le lundi matin, je suis prêt.

    Jrinka cette fois-ci m’attend, un large sourire aux lèvres.

    « Voulez-vous m’aider à transporter la caisse ?

    Je la lui avais vu soulever sans effort. Je m’exécutai posément.

    Quand Nourlik se fut dégagé avec son habileté coutumière, Jrinka s’assit dans un fauteuil et croisa les jambes fort haut avec décontraction :

    « Vous avez bien un quart d’heure ?

    - Je n’en peux plus.

    La phrase m’échappe.

    - Nous vous devons une explication.

    Nourlik acquiesce en accentuant, s’il est possible, son air béat.

    « Montre-lui, Nourlik.

    Il dégringola plutôt qu’il ne se laissa glisser de ses béquilles, et déjà s’affairait autour de sa caisse, sautant de tous côtés comme un crapaud, tirant et poussant des manettes. Au fur et à mesure, je voyais sortir de la boîte une quantité de compartiments fermés sur le dessus, prenant le jour par des carreaux de Plexiglas latéraux, émettant même une forte luminescence.

    Je reculai mes pieds sous mon siège.

    L’ensemble avait pris la forme d’une espèce d’araignée de plastique aux membres brisés, qui étirait ses pattes dans toutes les directions.

    « Il peut lui donner d’autres formes à volonté ».

    Nourlik s’exécute : c’est à présent une sphère translucide – un anneau horizontal. Nourlik se hisse prestement et disparaît.

    « Jetez un coup d’œil à l’intérieur.

    Je m’accroupis sur l’orifice du dédale, scrute les parois immaculées. Partout des miroirs, des cadrans de télévision. Des sièges à quarante centimètres du sol, des portes coulissantes, un appartement tout entier à sa taille.

    Un rire dans mon dos : Nourlik est ressorti par une porte dissimulée. Il se tient debout sur ses béquilles : un tentacule de la boîte magique est passé sous ma chaise. En guise d’allégresse, Nourlik pivote sur ses poignets, accomplissant une rotation parfaite.

    « Vous voyez ? me dit Jrinka en se levant, nous ne sommes pas des bourreaux.

    Elle nous laisse seuls.

    Le monstre, à présent en confiance, replie son habitacle et s’y glisse en me lâchant d’une voix de flûte fêlée :

    - Je ne suis pas non plus si bête que j’en ai l’air.

    « C’est papa Glomod qui a tout fabriqué, ajoute-t-il. Tu m’emmènes ?

    - Bien sûr.

    - Je ne mange pas.

    - Tu ne manges pas ? …

    - ...Aux Zones Vertes, dit-il en plissant les yeux.

    - Tu n’es pas mon fils.

    - Tu n’as jamais connu ma mère, dit-il.

    Nourlik referme le couvercle coulissant.

     

    Pendant le trajet, j’enclenche à toute force une radiocassette de musique de danse.

     

    Désormais, mes représentations se ressentaient de la présence de Nourlik. Je devais me surpasser. J’enchaînais les numéros avec un brio désespéré. L’auditoire frappait dans ses mains. Nourlik, à mes côtés, multipliait grimaces et tours d’adresse : sauts, équilibres, rotations – il atteignit les dix-sept tours sur lui-même, se rattrapant à ses poignées : les béquilles n’avaient pas bougé d’un millimètre.

    Léÿnn se tenait à l’écart, muet, laissant échapper aux meilleurs moments un rire mécanique.

    Ensuite, Nourlik n’avait plus d’yeux que pour moi. Mes moindres gestes et intonations, je les sentais épiés, couvés, accaparés par ces deux fentes bleues à demi-recouvertes de couenne. Il restait là à me toucher, je sentais son odeur grasse, la sueur de ses poings toujours crispés montait vers mes narines. Jrinka avait eu le tact de ne plus me le confier qu’à mi-chemin, dans un bistrot faiblement éclairé au néon, en plein brouillard ; c’était encore trop. Je devais obtenir peu après de le trouver seulement sur place, où on le déposait chaque matin.

     

    Bientôt Léÿinn n’assista plus à toutes les séances.

    Par crainte de désobliger l’infirme, je lui avais laissé prendre des libertés. Désormais il émettait ses jugements à haute voix, se mouchait d’une main, donnait le signal des applaudissements ou des sifflets.

    À une réflexion de ma part, cela devint bien pis : il se laissa glisser au sol, prenant à mes pieds l’aspect d’un crachat. Levant la main pour me prendre la cuisse, il resta sur mes talons avec des mines d’amant. Ses larges oreilles charnues et cartilagineuses de porc captaient les moindres soubresauts de ma voix – si bien qu’un jour, de l’espace occupé par Nourlik – les autres s’écartaient de lui d’un bon mètre – j’eus l’horrible surprise d’entendre un ricanement :

    « Change, Djennaïm, change !

    Il donne le signal du départ.

     

    Je me douche tous les jours. (Je vis désormais dans l’appréhension de ce verdict, qui devient de plus en plus fréquent). À quatorze heures du soleil, Léÿnn, courbé, plié, le maillet de métal en main, ausculte et casse le sol de son île ; je le suis ; il veut les pierres pour son clan, 10 000 förin par mois, plus la prime au caillou : prisme, pyramide, tronc de cône.

    Cependant ma haine s’accroît. Je m’en ouvre à Léÿnn, que j’aime. Il dit :

    « Je fournirai un aliment à ta haine. Écoute : tous les deux jours les chevaux d’Omma disputent les honneurs au Grand Hippodrome de Wreggen. Là tu rencontreras le prêtre et la victime. D’autres instructions te seront données.

    Je demande alors à Léÿnn ce qu’il faisait sur le Continent.

    - D’où venais-tu quand je t’ai rencontré ?

    Silence.

    Je lui demande avec insistance s’il est mon fils. Il répond, avec un rictus :

    « C’est impossible, Sidi Djennaïm. Vous le savez parfaitement.

     

    X

     

    Marèk ! Marèk !

    Voici celui dont la photographie tenait sans légende toute la première page du « Wreggen-Nouz ».

    « Qui est-ce ? avais-je demandé.

    L’Ommide m’avait regardé avec indignation avant de lâcher d’un ton dégoûté :

    - Niè to kennsitt ? Vous ne connaissez pas ?

     

    C’est un sport de fous.

    On se laisse tirer sur deux planches à roues par un cheval au galop – une ceinture au creux du dos, des rênes, des gants de peau ; depuis peu, un casque de cuir.

    Marèk lève un pied, prend les guides aux dents, salue des deux mains – la foule scande son nom.

    Le peloton surgit en désordre, Marèk se déhanche, pousse, ricoche en tête – en cas de chute, décranter la sûreté, se recevoir en boule au milieu des sabots. La horde gronde. Ni prix ni victoire. Les Hippagomènes roulent sans répit.

    Marèk porte un plastron de soie noire ; du bas des cuisses aux chevilles, ses tibias sont recouverts de cnémides d’argent. L’acclamation redouble. Marèk bousculé fléchit sur ses planches, et de ses bras alternatifs, au sein de l’ovation, mène la charge.

    « Il n’y a pas de ligne d’arrivée, me dit Jrinka derrière moi.

    Elle est serrée dans un fourreau fendu de biais sur le devant. Sa bouche et son nez sont pris dans la même ogive, et le front lui aussi est fuyant.

    Je demande pourquoi ces estrades, ces tentures.

    « Les Hippagomènes, dit-elle, s’arrêtent à leur guise. Le Tribunal les orne suivant leurs mérites : chacun reçoit successivement tel honneur, puis tel autre, et les fixe sur lui. Quand l’assistance a cessé d’acclamer, il redescend du fhodd. Il ne doit plus courir pendant trois jours.

     

    Le public s’est tu. Les planches roulent avec un bruit de train. Cris, hennissements brefs.

    Marèk passe à nos pieds, tendu sur ses rênes.

    Jrinka déploie un triangle de tissu ferreux ; Marèk est passé sans la voir.

    « Que fait cet homme, là, sur le fhodd non loin de nous ?

    - Ce que j’ai dit : on lui passe à la taille une chlamyde aux pans raidis ; le public le plus proche l’acclame. On fixe alors l’acier à ses mollets.

    Un autre, plus loin subit le même « honneur ».

    Je m’explique à présent ces acclamations croisées qui éclatent en dehors de toute logique, par exemple, devant la piste encore vide.

    « Ils ne revêtent pas tous le même équipement. Et ne va pas t’imaginer qu’il existe une hiérarchie des honneurs. Avant la Centralisation nous étions libres, et chacun portait ses couleurs. Chaque Hippagomène se devait d’arborer la tenue la plus éclatante.

    La ronde tourne. Sur le ciment les patins claquent. Un Hippagomène repousse l’Ornement ; il se dépouille du Casque d’Exception ; c’est qu’il a senti, dans l’ovation, une réticence. Il ne s’estime pas au-delà.

    Le mouvement s’accélère. Marèk fend les rangs, repousse les Coinceurs à coups de hanches, les écarte de ses poings bandés. Bientôt il court en tête, les fhoddati eux-mêmes l’acclament, debout sur leur piédestal pour être vus.

    Marèk se dévêt, car seul il porte en permanence les marques de valeur : ce sont, aux bras et sur le sexe, de larges bandes de cuir aux clous de fer, ainsi que sur l’épaule droite ; l’autre talon chaussé d’une crépide ; et, brandi, le sceptre d’argent. (Chaque fois qu’à Wreggen j’ai dû, chaussé de lourdes bottes, franchir place couverte de marée, sa dureté m’a saisi les talons, est montée à mon cœur).

    Il descend de son socle.

    Il se frotte les bras.

    Il a laissé sa manche relevée pour exhiber le cuir de son poignet.

    Alors, près de lui, je découvre une très jeune fille attachée à l’autel des honneurs – le fhodd -

    pendant toute la course. Il l’ôte de l’anneau comme un cheval et se passe au poignet la seconde menotte d’or.

    Jrinka frémissante me nomme Ferencza, sœur de Marèk.

    Ses cheveux sont blonds.

    Le frère et la sœur gagnent la sortie. La foule s’écarte. Nous nous enfonçons sous les gradins pour les rejoindre. Dans les charpentes au-dessus de nous le public bat des pieds.

    À l’extérieur se croisent les files des entrants, des sortants, Marèk salue, Marèk tend ses deux poings serrés, Ferencza, liée, salue avec lui, la chaîne d’or se distingue à peine, Marèk est passé près de nous, le regard dut, les lèvres retroussées.

    Les terrasses font sur le trottoir un front continu garni d’Hippagomènes tête nue ou casqués, Marèk et Ferencza s’assoient non loin de nous. Ferencza pose sur moi sans me voir ses yeux délavés. Sa main liée double les gestes explicatifs de son frère, qui capte toute l’attention, mimant ses esquives. Les yeux de Ferencza indifférente aux mouvements de son bras demeurent fixes, perdus devant elle. Les voix grondent.

    Un groupe d’Hippagomènes en khalam gris traverse la place. Marèk se retire. Il monte à présent une motocyclette sans aspect, la jeune fille en croupe, comme un enfant.

     

    Je me tourne vers Jrinka. Une lueur brille dans ses yeux, sa poitrine se lève. Mon cœur aussi se gonfle de désir, et de haine.

     

    X

     

    «  Tu feras l’affaire, dit Léÿnn. Conduis-moi.

    Léÿnn connaît les meilleurs conteurs. Nous nous dirigeons vers la partie orientale du Plateau. La lune éclaire faiblement. Nous suivons la vallée du Wühl dominée à main droite par la falaise. Après une série de lacets nous découvrons la mer argentée. La route redescend et la mer disparaît. Puis des feux dispersés se lèvent au ras du sol.

    « C’est là, dit Léÿnn.

    Nous nous dissimulons parmi les herbes hautes, puis approchons à pied du foyer le plus proche.

    Nous nous asseyons à l’écart.

    Les bergers sont tête nue, le crâne ras.

    Leurs vêtements collants soulignent leurs silhouettes chétives. La flamme dévore une boule de ronce – j’entrevois un nez camus, un œil encore jeune enfoui dans l’ombre, un ongle rongé, une ride.

    Il flotte une odeur d’herbe et d’excréments. Les bergers nous ont aperçus. Ils crachent de côté. Léÿnn les saluent, ils sourient de leurs petites dents plates, ils se poussent. Nous prenons notre créneau de veille. Le récitant commence à voix très basse parmi le crépitement des étincelles un récit monocorde que chacun suit dans la plus parfaite immobilité ?

    Puis des litanies courent autour du buisson brûlant, chacun sachant ce qu’il doit dire et modulant ses phrases terminées sur un coup de glotte aigu. Ils se répondent par-dessus le feu selon le rite, enlaçant leurs incantations sans contours ni fin.

    À l’autre extrémité de l’orbe et masqué par la flamme à ce moment plus droite fila soudain la voix plus jeune d’un conteur accompagné à l’unisson d’un bruissement de nez :

     

    Il s’enfuit le grand Golevam, poursuivi par les sicaires de l’usurpateur. L’île est vaste, il parcourt bien des wercz. Derrière lui s’essoufflent les lances. Mais Golevam brouille sa trace, il fait ses détours et la nuit, sous des gîtes, il demeure aux aguets.

    Il porte à sa ceinture les codes de Hléthô.

    Car ils l’ont détrôné, les faux prêtres, et l’ont jeté à bas.

    Palpant les tables à travers le tissu il a repris courage. Il marche si longtemps qu’il parvient aux Yeux-Morts, qui s’appelaient en ce temps Guérivoth. Les poursuivants n’ont pas renoncé. Golevam entend bien sonner leurs armes, et leurs pas. Un voile s’étend sur sa face. Il touche encore les Pierres à travers le tissu :

    « Grand Hléthô toujours Prince, par ce Code sur quoi je pose mes trois doigts, je jure que ma vie ne finira que n’aie pu soustraire aux convoitises les Textes ici gravés : que la terre d’Omma se fixe à tout jamais où les dieux l’ont plantée.

    Ayant dit, Golevam reprend sa fuite de Héros. Le voile tombe de ses yeux, ses jarrets s’arrosent d’un sang nouveau. Le sol devant lui monte jusqu’au ciel.

    Les Marcheurs de l’Épée sont parvenus au pied du grand versant. De trois côtés le bruit vivant des pierres rondes sous les pieds, partout le vide et la falaise meurtrière. C’est là qu’il veut semer le dur Écrit qui pèse sur sa hanche.

    Les gens de lance marchent et le soleil encore descend sur sa face. Seul un œil exercé, dit-il, et touché des faveurs de nos Dieux, reconnaîtra parmi tant d’autres les pierres consacrées.

    Il dénoue sa ceinture et dispose une à une, pendant qu’il en est temps, les Tables. Il les baise et les place au sein des galets plats, puis les recouvre en disant les formules.

    Le bruit approche. Il fuit plus haut. Il bat des bras comme un gaudak, et les lourds javelots de bronze vibrent et s’abattent. Il entend les lances impies briser les dalles et retourner les pierres, s’acharnant à l’envi.

    Tel l’Oiseau-Plongeur si roide pieds premiers du plus haut des falaises il veut s’abîmer sous la houle – soudain l’auréole des traits le perce et l’enlève par la voie d’En-Haut dans le Séjour de l’Âme.

    Les Pierres, à qui les trouvera, honneur à lui et gloire sur notre Île. Le champ se trouve à trois wercz au-dessus d’Aspam, au Nord-levant du confluent d’Arguec’h.

     

    Les bergers se sont levés pour la danse du gaudak, l’oiseau noir et blanc disparu. Ils tournent autour du feu, sans musique ni chant, ronde de prisonniers, râpements mats de souliers de peau sur le causse.

    Tête rentrée, battant des ailes avec les coudes, englués, ils s’arrêtent, repartent sans signal. Le vent chasse les nuées sur la lune.

    Les ombres autour du feu mourant se courbent sur leurs genoux fléchis, épaules déhanchées, coudes brisés. Leur nez pend comme un bec, ils portent sur leur dos la condamnation. Et leurs pieds écartés qu’ils lèvent en cadence, à la façon de palmes, rythment longtemps, toute la nuit en rond, la danse hallucinante du Gaudak.

     

    J’avais peine à le suivre. Son enthousiasme croissait. La pente sur les pierres était si raide que chaque pas provoquait des éboulements. Me redressant, je contemplais la silhouette de Léÿnn qui agitait les bras sur l’horizon, se rétablissait, se tournait pour me héler. Juste au-dessus de lui, se tenaient deux aigles aux lents coups d’ailes. Il criait de longues phrases incompréhensibles, le fracas des galets emplissait toute l’aire, et c’était sous le ciel une vaste rumeur de ressac.

    Léÿnn se courbait sans répit, entassant dans le sac pendu à son épaule une quantité de pierres. Ses cris me parvinrent dans l’air sans écho :

    « Les bergers ! les bergers ! »

    Je l’ai rejoint, il m’a montré le sol. Il a recueilli entre les galets une pierre plus plate de dix centimètres de côté, couverte de signes, puis une autre, s’ajustant à la première exactement. J’ai trouvé à mon tour une pierre gravée, j’ai reconnu l’ancienne écriture d’Omma. Nous étions parvenus sur la crête. À nos pieds dévalait soudain une pente que nous descendîmes au pas de course, et les plaques faisaient dans notre dos un glorieux tintamarre :

    « Et sur son dos, quand il bondit, les flèches sonnent ».

    Iliade, chant I

     

    Dès mon arrivée sur l’île, j’avais trouvé pour me loger une espèce d’annexe qui servait de remise aux plâtres des Beaux-Arts. Ce vestibule mesure quinze mètres de long. J’en occupe une extrémité, surtout l’hiver, où je campe à côté du poêle. À l’ouest, les verrières ont été brisées par une ancienne émeute.

    Les portes latérales, communiquant avec l’ancien immeuble, ont été condamnées.

    Quand je reviens de beuveries, je colle mon oreille ivre pour m’effrayer des rumeurs que les rats et le vent font courir dans les pîèces délaissées. Je couche sur un matelas pneumatique : passés les dix premers jours, j’ai dû recourir au Protéosulfyr contre les rhumatismes cervicaux.

    Léÿnn ébranle la porte d’une secousse – soit du haut, soit du bas, elle ne cède jamais sur toute sa hauteur à la fois ; ces effets de torsions se communiquent à toute la longueur du bâtiment, où des voliges se courbent entre les vitres et les briques.

    Au moment de jeter les sacs aux pierres sur l‘établi, Léÿnn se reprend, et les dépose doucement. Nous étalons les galets sur les tréteaux. Léÿnn tente prématurément d’ajuster les fragments : une pierre plate se brise.

    - Sors-les toutes pour commencer.

    Sur les étagères les bustes en plâtre sauvés du massacre nous considèrent : Galba, Caracalla, trouvent dans leurs yeux vides des lueurs de convoitise.

    C’est un véritable puzzle, une pierre de Rosette en miettes. Il a fallu toute la folie intuitive de Léÿnn – et les indications du chant des Bergers – pour détecter au milieu de ce champ de galets entre ciel et terre ces définitives attestations.

     

    Léÿnn déplace fébrilement les débris sur la planche. Les caractères sont demeurés intacts. Il reprend ses ajustages : trois ou quatre pierres s’aboutent à la perfection. Soudain Léÿnn pousse un cri :

    - Les deux côtés ! Les deux côtés des pierres sont gravés !

    Nous brassons toutes les pièces, les retournons comme un jeu de dominos, rectifions quelques groupements hasardeux.

     

    J’avais brûlé mes vaisseaux. Il m’avait fallu connaître, acquérir au plus vite les façons d’être, les mœurs et jusqu’à l’accent de mes nouveaux compatriotes. Leur horrible mélange de pidgin-english et de gaélique abâtardi me révulsait.

    Quant à l’ancien langage ommadhi, il demeurait indéchiffrable. Tout ce qu’on avait pu établir était qu’il s’agissait d’un syllabaire. On en était réduit à soupçonner, derrière certaines expressions ou tics de langage, d’ataviques survivances linguistiques.

    Je connaissais à peu près l’ommadhi des XVe et XVIe siècle, mais nul ne pouvant me donner la réplique j’ignorais à quel point j’eusse été capable de le comprendre.

    J’avais parié à l’Académie de ressusciter cette langue : on m’avait raccompagné la main sur l’épaule en me recommandant de ne pas user mes nuits à ces élucubrations. Race de marchands !

    Un syllabaire n’est pas un alphabet. Chaque syllabe est représentée par un signe particulier.

    À raison de vingt-quatre consonnes et de neuf voyelles (a, é, i, o, u, ü, an, in, shva), cela donnait un total de quelque 218 signes, qu’il ne m’avait pas fallu plus d’un mois pour maîtriser.

    À Léÿnn, dix jours avaient suffi.

    À présent, rivalisant de vitesse, il déchiffrait le texte pétrifié. Mais étant donné l’absence, ou plus exactement la carence soigneusement entretenue de toute documentation, Léÿnn se montrait aussi désorienté que moi dans ses tentatives d’interprétation.

     

    Mes études sur le Continent m’avaient familiarisé avec différents types d’écritures ; je pensai voir un invraisemblable mélange d’avestique, d’ionien et de cunéiforme.

    Nous déclamions face à face les syllabes jadis vivantes, tandis que sur l’étagère les plâtres antiques nous dévisageaient avec étrangeté.

     

    Il fallut désormais tout recopier ; Léÿnn s’occupa des caractères originaux, je les transcrivis en lettres latines.

    - À l’encre de Chine ?

    - Pour quoi faire ?

    - Ce serait plus beau, dit Léÿnn.

    Le papier se noircit. Léÿnn oublie de respirer. Ses souffles comprimés éclatent par intervalles.

    - Terminé !

    Léÿnn, monté sur le banc, profère,  à même le texte original :

    Ha-mendzoï-hlijâmi-godesh…

    J’achève en hâte et rattrape Léÿnn :

    ...dê-kotsi-bald-hévirom-soudhäi…

    Rien ne manque. Ce mâtin lit l’ommadhi directement sur caractères. Il achève sa tirade d’un grand moulinet, et, sautant du banc, s’essuie le front.

    - Et le verso ?

    Il laisse échapper un geste de découragement.

    - Nous allons manger.

    Le dîner tourne à la cavalcade : gramish salé, omelette au khlatel, fromage des Yeux-Morts et nirek à la crème. J’arrose prudemment, Léÿnn se met à l’eau. La vaisselle est littéralement jetée dans l’évier.

    Nous avons sorti nos tables de correspondances. Nous reconnaissons des noms propres – Hlêthô, rzi, le roi, sogeg, l’armée...Rien de bien nouveau. Nous confrontons certains passsages, disputons sur des conjectures.

    Il est neuf heures du soir.

    Nous passons au verso, et le labeur de transcription commence.

    Dès les premières lignes, je sursaute :

    «  C’est du prÿ-lê !

    - Tu es sûr ?

    Je pose la plume, respire un grand coup, relis le texte en lettres romaines :

    Fif-o-monath-dsembri.

    « Fifh of mownth desembr » traduit Léÿnn.

    Nous restons figés, partagés entre l’envie de sauter autour de la pièce et la rage de poursuivre. Nous achevons le texte en vingt minutes. Nous avons fait une découverte fabuleuse.

    Nous n’avons même plus la force de nous exclamer. J’allume la radio :

    « ...fortes pluies sur le nord-est, vent force 6... », comment pourraient-ils savoir déjà ?

    - Éteins ça.

    ...le cinq du mois de décembre, année du Seigneur 609, Hlêthô, roi des Vingt Îles, sentant venir le Respect de la Mort…

     

    Hlêthô : Roi légendaire d’ OMMA (Ve siècle). Il aurait rassemble sous son autorité les peuplades de l’Île. Après lui le pouvoir passe aux Grands Druides, qui devaient ouvrir un siècle plus tard OMMA à notre civilisation.

     

    Le dictionnaire s’est trompé. Les Continentaux ne sont arrivés sur place que 250 ans plus tard. L’histoire de notre île, l’histoire du monde est changée. Je prends Léÿnn par les épaules. Nous rions dans les bras l’un de l’autre sans pouvoir nous arrêter.

     

    Nous nous sommes retrouvés face à face, les mains ballantes : passé le premier délire, force était bien de reconnaître que la plus grande partie du texte du XVIe siècle était irrémédiablement dégradée ; nous ne possédions guère qu’un tiers de notre traduction. Ce n’était pas négligeable, assurément. Nous allions projeter sur ces textes, jusqu’alors énigmatiques, une inappréciable lumière.

    C’était soudain comme un grand vide. Les pierres, à l’écart sur la table, avaient perdu leur éclat. Il n’y avait plus devant nous que les ruines d’un monde mort.

     

    Il était tard. Je dus raccompagner Léÿnn : soixante-dix wercz aller-retour dans la pluie froide.

     

    Nous roulions dans la nuit. Le chauffage tardait à se faire sentir. Léÿnn ramena sur son genou le pan de son manteau. Les pneus chuintèrent sur l’asphalte. L’autoroute allongea devant nous ses lisses interminables. Les essuie-glaces battaient : ha-tuk, ha-tuk… C’était le premier mot laissé sans traduction : Hatuk dasti hnidjsaffag… badaljoïed Hatuk-Hatuk-Hatuk… est-ce que je ne connaissais pas ce mot ? ne l’avais-je pas déjà entendu ?

    Aux feux de Sébraja, le chauffage se déclencha d’un coup. Léÿnn s’agita ; je réglai le bouton d’intensité. Hatuk, bien sûr, c’est un hameau, sur les Yeux-Morts ! Un tas de pierres abandonné…

    Je regardai Léÿnn à la dérobée : la tête baissée entre ses revers, il feignait de dormir.

    La pluie redoublait. Les essuie-glaces accéléraient leur course : ha-tuk, ha-tuk…

    J’avais entendu crier ce mot par la foule, celle précisément, cela me revenait à l’instant, qui acclamait Marèk huit hours auparavant… Hatuk ! Hatuk !

    Léÿnn ne dormait donc pas ?

    « Hatuk, avait répondu Jrinka, c’est une exclamation. L’équivalent de « hourrah », si vous y tenez.

    Et ses yeux s’étaient replantés sur Marèk.

    Lui, je l’avais vu de près, lors de la bousculade qui l’avait rejet au-dehors. Nous étions ventre à ventre. Mon désir avait nourri ma haine. Sous leur gelée palpitante, ses iris m’avaient fixé un instant sans me voir – il m’avait traversé du regard.

    Il avait le nez large et long comme un chanfrein. Sa lèvre supérieure s’était retroussée.

    La barrière du camp se leva. Je déposai Léÿnn devant son pavillon. Il se réveilla de mauvaise humeur. Surprenant mes yeux, il haussa les épaules et se retourna. La Zone-Verte était à deux pas. Plutôt que de passer la nuit à l’hôtel Goldner Starr, je préférai rentrer chez moi, quitte à reprendre le même trajet le lendemain matin.

    Mes impressions se confirmaient : le document traitait du « horse-roller » . L’abondance et la redondance des formules d’introduction, titulatures, invocations, annonçaient une loi décisive, l’énonciation d’un rituel.

    Mille ans plus tard, on courait donc encore, on montait sur les « fhodds » pour revêtir les ornements prescrits ! Marèk poussait l’observance des rites jusqu’à enchaîner sa propre sœur à son poignet. Et moi je n’avais rien ressenti. Comme si j’avais été de leur sang.

    L’électricité heurta les bustes de plâtre sur leur étagère. Les tréteaux. Les pierres : l’envers de la dernière rangée n’était plus qu’un gravier râpeux.

    Hatuk dasti hnidsaffag ne veut rien dire, le dernier mot : vodialo, j’institue.

    J’avalai comme un bloc un café ; Moi, Hlêthô, par la divine intercession d’Arktos et de Kéram le Dieu Rhinocéros – à Omma ?

     

    Hlêthô : la Mort, en grec ; en ommadhi « les mailles, les maillons »- le visage de Ferencza, sa bouche tirée au couteau, me passent devant les yeux.

    « Roi des Vingt Îles, sentant venir le Respect de la Mort... » Riw Twenyland, comé sentim Deathe Ritchè...- j’arracherais la chaîne à son poignet si frêle – ni le Frère, ni la Sœur, ne regardent vraiment. Il n’y a que Nourlik qui m’épie de ses yeux allongés – des yeux rectangulaires, tranchés dans la graisse.

    Je sentis naître une sensation suspecte – cette langue, Ferencza, je l’inventerais pour toi. Nous la reconstruirions patiemment tous deux, mais je conserverais la prééminence, pour que fût préservée entre nous l’irremplaçable hiérarchie – le Hiéros Logos. Puis nous l’aurions apprise à notre fille, à nos disciples, qui peu à peu l’auraient transmise, et ainsi, de proche en proche, elle eût conquis Omma tout entière, un jour le Continent – ma pensée, par la Langue, aurait contaminé le monde entier.

    Mais Nourlik m’épierait, constamment – posé sur l’herbe fraîche – lancerait-il un œil, que je sentirais, collé sur le côté, son répugnant visage.

    « Passe à la Bibliothèque, me dit Léÿnn, l’œil étincelant. Puis fais-toi confirmer par Fann-Ri le Sage ».

     

    X

     

    J’ignorais où se trouvait la Bibliothèque.

    Les autres villes vendent leur plan dans les kiosques. Ici, l’on ne pouvait s’en procurer que dans une seule librairie, près du centre ; telles étaient les instructions du décret 1951-15.

    S’enfoncer dans la ville. Vouloir se perdre en dépit de sa hâte, et pour cela éviter les tramways, rares, rouillés,bondés, dont les itinéraires inutiles ramènent toujours vers quelque périphérie.

    La ville de Wreggen s’est développée sur les deux mâchoires d’un fjord ouvert à l’occident, déchiqueté, semé d’un dédale d’îlots cariés, liés par mille passerelles.

    Je descendis de mon aire aux planches battantes, creusai mon chemin parmi les immeubles jadis blanchis, m’enveloppai dans l’écheveau des rues.

    Je haïssais Wreggen, cette voie puissante de graisse et de suie. Dépositaire institué j’allais parmi les rues, tout alourdi de pierres et d’eau.

    Perz-hetta.

    Kalam-hetta

    Staffolmay-hetta – je suis perdu. Ni cafés, ni fenêtres. Des hommes sombres déambulent. Leurs indications m’égarent. La langue dont je suis contraint d’user me semble une épaisse duperie, infecte trahison que je voudrais désapprendre. Les murs m’enserrent et me renvoient dans leurs glissières.

    ... La Bibliothèque se tient toujours là où je suis passé tant de fois, noire, majestueuse au travers de ses immémoriaux tubes d’échafaudages.

    Passé le  lourd portail un escalier sonore en stuc lance sa volute sous une ample coupole.

    Le bibliothécaire leva de son registre une face obtuse :

    « Vous vous servez pourtant de notre langue !

    Je répétai ma question.

    « Vous la possédez même à la perfection !

    Il fit quelques pas en direction d’un casier de bois, où il compulsa des fiches écornées :

    « Si vous aimez perdre votre temps…

    Il griffonna sur un débris d’enveloppe un nom et une adresse.

    « Ce sont des imposteurs ! me cria-t-il en guise d’adieu.

    Avant que la pluie ne les eût effacées, je lus les indications tracées au crayon : « Ommadhi Vieter - Cité d’Auffe – Bâtiment C, escalier E, 3e étage. Lundi, jeudi, onze heures ».

    Par le pont du Fraddo, je gagne la Cité.J’ai dû sortir en premier lieu du labyrinthe, pris à mesure que j’y tournais d’une angoisse viscérale, comme si les ruelles et leurs angles soudains se reformaient en moi en entrailles de pierre. Je suis repassé trois fois devant la Bibliothèque.

    Prenant enfin la rue des Jères, que j’évitais jusqu’alors, j’ai débouché sur le quai K 25 où le pont prenait son envol. C’était un grand ouvrage suspendu qui suturait les deux rives du fjord par dessus quelques îlots dépourvus de constructions.

    Sur l’autre rive s’étendait les 40ha de la Cité d’Auffe.

    Au bas de l’escalier E gisait un landau détraqué. Au troisième, un vieillard m’a ouvert la porte. Il s’appuyait d’un bras tremblant au chambranle. Le vieil homme m’indiqua les toilettes, puis m’introduisit dans un salon impersonnel.

    « Léÿnn n’est pas avec vous ?

    Au mur une carte d’Omma dans son cadre de rotin. Tous les noms y figuraient en ommadhi médiéval. Une table basse était couvertes de revues américaines et espagnoles.

    « Ce sont les seuls, me dit le vieillard, à ne pas m’envoyer aux orties.

    Je tirai de ma poche la reproduction, la transcription, puis la traduction du texte des Pierres. Il poussa une faible exclamation, et me tournant le dos se mit à compulser le rayon d’une étagère : Revista Arqueológica Española, 1917.

    « Nous autres fossiles poursuivons à travers les guerres et les âges nos lentes et fécondes perforations… Voyez…

    - Je ne comprends pas l’espagnol.

    - Et vous avez tort ! Ces articles ont paru du 21 décembre 1916 au 11 octobre 1917. Une lettre m’a été retournée en 1930 ; l’auteur avait disparu.

    Le vieillard posa le revue sur ses genoux :

    El día cinco de diciembre año el Señor Seis Ciento Nueve, Letho, Rey de la Veinte Islas…

    Il traduisit,je sursautai :

    - On connaît donc ce texte ?

    - Voyons votre traduction… Vous avez quelques lignes d’avance, c’est déjà quelque chose.

    Le crâne rose du vieux sentait la savonnette.

     

    - Comment avez-vous donc transcrit cet aôkh ? c’est absurde !

    - Ce n’est pas un aôkh, risquai-je.

    - Appelez-moi Fann-Ri.

    - C’est un âwl, à queue droite.

    - Pas du tout, les voici, les âwl à queue droite : page 31, exemplaire de Tudsché ; 37, roches peintes de Kuk-al-Homr…

    - ...un peu effacé.

    - ...le décalque est là, Monsieur, si vous vouliez seulement vous donner la peine de jeter un coup d’œil.

    - Les aôkh présentent une double courbure, là » - je pointai de l’ongle.

    - Pas tous, pas tous ! et seulement à partir du Xe siècle.

    - ...dès le VIIe à Ghiddané.

    - S’ils sont vraiment du VIIe siècle ! Williamovitch, dans son article – il ouvre une revue – du 24 juin 1929 – vous connaissez sûrement : il a bouleversé…

    - Je connais.

    - Eh bien ! Ghiddané ne peut être antérieur à la sécession de 815.

    - Que lirait-on, selon vous, avec un aôkh ?

    - Aôkh-inwah-shbal, évidemment !

    - C’est exact, je vous demande pardon – mais si je peux me permettre : quel syllabaire utilisez-vous ?

    - D’abord, où avez-vous exactement découvert ce texte ?… Vers les Six-Aures, dites-vous ?… Tenez, le voilà, mon syllabaire.

    - Je ne le connais pas ?

    - Évidemment ! Je l‘ai déduit moi-même des constatations de Torrez-Nieto, combinées aux additifs de João Maione. Cela signifie donc aôkh, l’épaule, inwah-shbal, couverte de cuir ! et non pas « le torse » !

    Il se pencha de nouveau sur mon texte.

    « Les radicaux sont justes, mais pour les désinences, mon cher, vous repasserez !

    Il leva sa tête chauve. Il était radieux. Ses yeux s’embuaient. Il me saisit l’avant-bras :

    - Sidi Djennaim ! Mais c’est déjà magnifique, savez-vous ? À trente ans, vous en savez déjà que moi quand j’en avais cinquante ! Les désinences, ce n’est pas si terrible – et la loi d’Odermann, tonitrua-t-il sans transition. La loi de Vouzenot ? jamais de gutturale en deuxième position, et d’une ! le qlôm passe à glèm en finale d’optatif : et de deux !

    Fan-Ri s’essuya le crâne du revers de la main, et me regarda dans les yeux :

    « Je conclus : ce texte n’était connu que par des traductions du XVIe siècle. Vous en avez vraisemblablement retrouvé une transcription de la même époque ; les sources de notre manuscrit se trouvent ainsi confirmées, ce qui est énorme en soi. Deuxième point, nous savons à présent que l’écriture archaïque était encore connue, si peu que ce fût, en ce même seizième siècle. Troisièmement, et c’est peut-être le plus important, vous mettez le terme à une controverse de deux siècles : contrairement à l’opinion la plus répandue, qui voulait voir dans le horse-rolling la dégradation d’un rite funéraire, une espèce de « chevauchée de la mort », la course qui se pratique actuellement était à l’origine un rite de fécondation agraire : en reproduisant le cycle du soleil, elle assurait l’excellence et le retour immuable des récoltes. Ainsi donc, avant d’être considérée comme l’antichambre de la mort, notre île fut une terre de prospérité, de l’élan vital. Bien entendu, les deux conceptions, même au point de vue purement mythographique, ne s’excluent nullement.

     

    C’est alors seulement que coulissa une paroi de contreplaqué vers le fond de la pièce. Je vis, assis dans deux profonds fauteuils de cuir, Glomod et Marèk.

    Le vieux Fann-Ri se dirigea vers les toilettes, traînant des pieds.

    « Sidi Djennaïm, commença Glomod d’une voix flûtée, depuis bientôt trois mois que vous êtes sur l’île, vous faites déjà preuve, à ce que nous avons vu, d’une connaissance exceptionnelle de nos anciennes lois et de notre langue. Puis-je vous demander, en toute franchise, ce qui vous a attiré ici, à Omma, volonté ou hasard, et quelles sont les conséquences pratiques que vous escomptez de vos connaissances ?

    - En clair, dit Marèk, et c’étaient les premières paroles qu’il m’adressait, où sont les Pierres ?

    - Je suis venu chercher mon fils, dis-je.

     

    Ils échangèrent un regard. Le vieux referma la porte des waters en reboutonnant sa braguette et s’installa derrière moi pour reclasser sa documentation. Pendant quelque temps, le bruit décroissant de la chasse d’eau accompagna l’entretien.

    - Vous avez recherché de façon insistante le contact avec la population, reprit Glomod : nous vous avons vu plusieurs fois aux Yeux-Morts.

    - Qui tient les Pierres tient le pouvoir, ajouta Marèk en secouant le col. Vous n’êtes qu’un étranger…

    - Je suis le père, dis-je.

     

    Le nom de Nourlik me resta au travers de la gorge.

    « Mythomane », laissa tomber Glomod.

    Je répondis Imposteurs. Sans suffisante conviction.

    - Ne vous réfugiez pas dans l’évasif, Sidi Djennaïm. Il s’agit de tout autre chose que de vous. Et vous ne pouvez ignorer la situation politique de l’île.

    - Je suis un chercheur du passé.

    - Vous connaissiez fort bien Léynn.

    - Je ne l’ai rencontré que sur le navire.

    Je mentais.

    - Vous aviez aussi rencontré Jrinka sur un autre navire, il y a treize ans, ironisa Glomod.

    Je détournai mon visage de ces cercles de fer qu’il portait autour des yeux – et qui me dévoraient comme des ventouses.

    - Et retenez ceci,me dit-il : que vous le vouliez ou non, que vous le ressentiez ou non, vous serez désormais impliqué dans tout ce qui doit advenir.

    - Avec ou contre nous, dit Marèk.

    Glomod se redressa de toute sa petite taille.

     

    .Le silence se prolongea. Je gagnai la porte à reculons. Marèk détourna la tête. Le vieillard inlassablement classait et reclassait , agitant ses fanons par-dessus les papiers.

     

    Longue vie à Fann-Ri le Sage. Nourlik retenait ses larmes.

    Je l’avais placé près de moi. Aux enfants des Zones- >Vertes j’indiquais, avec l’aplomb miraculeux des rêves, les premières cadences du roi Hlêthô.

     

     

    Nourlik retenait ses larmes.

    Je l’avais placé près de moi.

    Aux enfants des Zones-Vertes j’indiquais, avec l’aplom miraculeux des rêves, les premières cadence du roi Hlêthô. La foule était considérable. Rien n’aurait suffi sans ma foi, sans le poids de ce vent d’outre-temps lancé avec les mots, les mots d’Omma aux fils d’Omma.

    Sur la prairie mes mains, mes coudes, mes poignets empruntent leurs gestes aux tisserands – tirant la mélodie de part en part – du bout de mes doigts repliés je suscite ici et là, plus loin, plus près, les vagues de leurs voix.

    Pour finir c’est debout que l’Assemblée des Bannis, la Force des Fils refusés, proclame à l’unisson le terrible Credo d’Omma.

    Je me suis réveillé devant Eux, qui riaient, chantaient faux. Ils se foutaient de moi - « réveille-toi, Djennaïm ! » - je titubai – je saisissais la voix indicible de Nourlik flûtant au travers de ses joues en boules de graisse.

    L’ommadhi prenant dans sa bouche une intimité obscène. Seule, Ferencza chantait nettement, ses yeux ne m’avaient pas quitté . Je fis taire Nourlik.

    Marèk tira de sa taille une chaîne – assujettit l’anneau sur le poignet que Ferencza levait – puis tandis que les fils bâtards levaient leurs bras, il les frappait – phallus tendu lié d’or.

    Jrinka me flatte. Ses deux yeux jaunes font la roue sur ses joues lisses comme deux plats de cuivre sur un mur. Ses lèvres sinueuses vont s’affinant jusque sous la perruque, à l’emplacement présumé des oreilles. Son menton d’insecte la volaille.

    Mon regard plonge sur Wreggen. Nous nous retrouvons au moulin de la Flèche Cassée, tour fichée dans le ciel de la capitale : soixante-six mètres de hauteur, un poids de 6000 pshengs, ascenseur de onze mètres/seconde.

    Peur soudain de sentir sous son ventre ces trois restaurants superposés , tournant en sens inverses, s’empiler, s’empaler jusqu’au sol.

    Je vois monter sur les coteaux, s’étaler dans les bas-fonds couurés de canaux le manteau verruqueux des lueurs wreggâdhies. À mesure que l’étage vire sur lui-même, la ville sort de sa pénombre, s’exhibe par pans glissants.

    Un dernier mamelon glauque se couvre de laitance vers le sud : le quartier Frodhpi vient d’allumer ses réverbères.

    Jrinla se penche vers moi :

    « Votre découverte a fait sensation.

    Je crois bien : quatre ligne en avant-dernière page d’ « Omma-Diêm ».

    - Où était-ce exactement ?

    - Aux Six-Aures…

    - Tiens donc !

    Le manchon de verre tourne lentement écœurant. Au pied des fjords, très loin, l’écume dans la nuit. Jrinka me demande un exemplaire de ma traduction. Je lui murmure à bout portant :

    - Savez-vous que ce que l’on appelle « féminité » vous va on ne peut plus mal ?

    Elle sourit comme une actrice. Me dit que jamais je n‘aurais pu, à moi seul, mener à bien une telle découverte.

    - Je parle des Pierres, ajoute-telle.

    Léÿnn se sera vanté.

    Jrinka continue de sourire. Je ne puis détacher mon regard du grain de sa peau, finement bistrée sous les pommettes. Vers la joue, les pores se dilatent, procurant aux yeux la sensation du toicher.

    - Je t’ai reconnue.

    Elle saisit ma main au travers de ma table :

    - Tu n’as ^pas reconnu Nourlik, ton fils.

    - Nourlik est fils de Glomod.

    - Glomod ne sait rien.

    - Le nom de mon fils est Léÿnn.

    - Quand je t’ai rencontrée sur le « Stella Maria », je venais de donner Léÿnn aux Enfants Perdus de Prÿ-Lê.

    Je retire ma main :

    - Pourquoi ?

    Soudain la réponse, éblouissante, fulgure dans mon esprit. Je dis :

    - Léÿnn est infini. Si je le représentais sous la forme d’un arbre, sa cime occuperait tout le vaste ciel – ses racines enserreraient tout le globe d’Omma. Ce serait l’Ygdrassil, l’Arbre Primordial, celui qui va de la Terre aux Enfers et de la Terre au Ciel.

    - Nourlik, dit-elle, est agile. Nourlik coulisse au long de ses béquilles.

    Je le revois sauter sur l’herbe comme un cœur qui se soulève.

    - Il se dépose doucement. Il applique le ventre à même le sol, il reste sans bouger contre la terre. Il accumule. Il branche droit au sol une espèce de tarière - il suce – il réinjecte.

    - Léÿnn : les ailes de son nez fendent tout l’air que je respire. Une frange noire trace le bord d’un casque sur son front, un casque d’os et de poil. Sa voix chatoyante et pressée charrie la glace.

    Il y a sur la nappe à côté de mon verre une tache de vin, avec sa pointe et son golfe. Le maître d’hôtel ôte les plats.

    Nous avons vue sur l’intérieur des terres. Très haut sur l’horizon invisible, vers les Yeux-Morts, un feu de berger.

    « Nourlik disait…

    - Il parlait donc ?

    Jrinka lève ses sourcils tracés au crayon :

    - Je l’entends bien piailler, couiner…

    - Il rit, aussi.

    - J’entends parfois un grincement humide et membraneux.

    - Vous haïssez Nourlik ?

    J’esquisse un geste.

    - Ne vous justifiez pas, dit-elle.

    - Il vous est bien arrivé de vouloir l’achever ?

    Dans la salle, tout est rouge : les moquettes, les dossiers, les lumignons rosâtres – la livrée des serveurs, le tout feutré, polissant les voix. Des têtes roses s’inclinent sur les plats, les trois tranches d’acier tournent l’une sur l’autre au-dessus de la ville.

    Jrinka rajuste son postiche en se penchant vers moi. Elle est jeune encore. Elle semble soudain très lasse, au dernier degré de langueur.

    Le maître d’hôtel dépose devant nous des boules de glace. Nous parlons encore de Nourlik. Vu de face, il offre un perpétuel et douloureux sourire coincé entre ses joues comme entre les chenilles d’un char. Son nez disparaît sous les chairs. Jrinka enfonce sa cuillère dans la vanille. Les yeux de Nourlik parfois se renversent, à l’intérieur. Ce sont alors deux gros abcès blafards tournant dans une boule d’ivoire gras. Elle me fait promettre de ne jamais, jamais le frapper.

    Jrinka emplit sa bouche de glace.

    La lumière électrique verdit.

    Jrinka tire une carte de l’île. Des croix y ont été tracées.

    - L’île d’Omma n’est pas l’ultime débris vitrifié d’un continent englouti…, dit-elle.

    Elle parle sans lever les yeux, comme on récite, d’un ton monocorde qui force l’attention :

    - ...bien que son centre exact soit occupé par un énorme volcan éteint…

    Omma surgit un jour – non pas dans le fracas de quelque éruption – mais s’est trouvée surgie un jour. Parfois de sourds frémissements rappellent à l’ordre cette terre qui se sait à la fois la plus ancienne et la plus épiée – friable, hissée au-dessus des flots plats – tronc de cylindre privé de fondations véritables – les dessous sont minés de cavernes marines – délabrées d’origine.

    Omma est apparue en des temps si lointains qu’ils se confondent avec le temps de ma naissance – immobile et précaire.

    Son cœur est un lac noir sans fond où l’eau salée vient pulser longuement, sourdement. Les hautes marées couvrent les prairies d’une pellicule salée où paissent les bêtes. Il y bruine souvent. On y sent le vent tiède sur le sol.

    Les Serres de Basalte au sud-est forment sa griffe tournée vers l’extérieur – et Wreggen, la capitale, reste insuffisamment fortifiée – mais l’Est, c’est un cimetière qui le borne : l’île de Gstaal et sa tour funèbre. Plus loin – le Continent - mais qui peut imaginer qu’au-delà des morts il y ait autre chose…

    Je crois plutôt que Gstaal et sa Tour sont au-dessus des flots, qu’à cet endroit, sur la carte, l’espace se relève.

    Sur Omma les hommes vivent obscurément. Des passions étouffées, sous peine de désintégration.

    La grande peur, quoique la sience géologique la réfute, c’est de voir le Volcan Central se ranimer, projetant à la verticale, à combien de wercz d’altitude, l’eau lourde et abondante du lac Noir : milliards de goutelettes pulvérisées dans le ciel – il faudrait alors, nécessairement, que l’île se disloquât, puis s’abîmât.

    - Je ne crois pas non plus, dis-je, qu’Omma soit l’île de la Mort. Elle s’enfonce lentement certes, et les ponts, dont je suis chargé, se submergent davantage chaque année, aux équinoxes. Mais le Plateau des Yeux-Morts, les verdoyantes Serres de basalte, ne cessent de monter – par dessus, le ciel est plus bleu.

    Les sorbets sont fondus. Les cafés refroidissent. La lumière a bleui. Les cylindres tornants poursuivent leur orbite. Jrinla demande si les Pierres, les Pierres des Six-Aures, sont authentiques.

    - Dis-moi où elles sont.

    - En lieu sûr.

    Elle m’a tutoyé d’un coup, penchée par dessus la table, ses yeux de poisson trop écartés – emplis soudain par un éclair mort. Elle se lève. Elle paye en liquide. Dans l’ascenseur, nos regards s’évitent. Sur le parvis du rez-de-chaussée, elle s’est inclinée vers moi, ses cheveux noirs m’ont effleurés :

    « L’Enfant ou les Pierres. Choisis ou meurs !

    Nous nous quittons dans un tourbillon de vent. Le temps s’est subitement altéré. Les essuie-glaces commencent leur va-et-vient : ha-tuk, ha-tuk…

     

     

    - Tire-toi sur les coudes. Ne remonte pas le dos. Ramène tes jambes l ‘une après l’autre. Pousse.

    Devant mon nez les semelles de Léÿnn où ma lampe frontale projette un cerne irisé. La voix de Léÿinn me parvient, étouffée par toute la longueur de son corps, et la glaise.

    « Aplatis-toi, le plafond se rabaisse – ton menton doit toucher le sol.

    La voûte presse mon casque sur l’occiput. Je place ma tête de trois quart. Le corps suit péniblement. Si je m’affole, je suis perdu.

    « Virage.

    Ses pieds pivotent sur ma gauche, puis les jambes, le tronc, les épaules. Le visage de Léÿnn, englué de boue ocre, se tourne vers moi :

    «  Il y a un puits. Suis-moi. 

    prout,viguier,alexandra

    J’aspire largement. Je me retourne sur le dos.

    Mes cuisses à présent s’engloutissent avec une lenteur intolérable ; cambré en arc de cercle je frotte la voûte d’argile sillonnée de bosselures horizontales – comme un gosier.

     

  • Nox perpetua Développements D

    560326

    Nous avons loué, Arielle et moi, une cabane campagnarde sans confort et délabrée. Un abri de jardin, la porte et deux fenêtres ouvertes entre les demi-rondins. Nous Nous n’avons pas pris la bonne direction : les gorges au lieu du causse, affalés parfois de fatigue l'un sur l'autre en pleine route.Noël se fête en famille, nous en aurons ici esquissé une. Il nous attendent là-bas dans le village, dansant et chantant pour une naissance. Peut-être notre erreur n’est-elle pas involontaire, car nous ne les aimons pas plus que les autres. Mais ne nous ennuyant pas moins, nous sommes revenus sur nos traces, à l’église, en salle des fêtes. Au bar, de vrais jeunes des vraies années, en panoplies complètes. La musique d’alors était une efflorescence, mais chaque temps a ses tiédeurs, et Fier-Cloporte émettait des réserves sur un certain groupe d’Outre-Manche, s’apercevant trop tard qu’il dansait précisément sur les chorus du même, ici présent sur l’estrade. « Je ne les ai pas reconnus » - piteuse cacade.

    Il est vrai que le nappage à l’orgue préenregistré n’aide pas au régal auditif.

    Qu’est-ce qui leur a pris.

    Cloporte et sa femelle et d’autres demi-vautrés sur une épaisse tranche d’arbre s’assoient devant de bons vieux cidres du Cotentin, avant de se détendre sur le skaï des banquettes - un lit, plus tard, « avez-vous du savon ? »

    - Bien sûr.

    L’hôtesse en apporte au moins neuf dans l’emballage, et comme la questionneuse a souri sans oser le dire, elle ignore pour l’instant que nous partirons tôt dès le lendemain, au lieu des trois nuitées retenues. Arielle et Fier-Cloporte ont pu rentrer pour la nuit leur deuche antique à l’abri d’une grange. Dans un coin gisent deux lits près d’un lavabo. Mais pour flirter, la Deuche est plus confortable. Sous un siège arrière une salamandre en plastique. À libérer pour sa liberté. Liberté des objets. Bonheur des objets. Au loin les cloches sonnent O stille Nacht.

    560327

    L’Espagne est à la fois le paradis des imbéciles et le réceptacle de tous les mystères. Le père d’Arielle en est un, lozérois, rusé, sans propension à cultiver son attrait. Beau mais froid, distant et dissimulé. Jamais il n’aura emmené sa fille en Espagne. Les Landes font l’obstacle.

    Supposons que nous soyons parvenus en ce pays dont nous sépare un vaste golfe de pins. Que notre beau-père et père, sans compter tout un groupe compact, visite avec nous toute une enfilade de pièces à l’étage, richement meublées. Ce serait comme un musée, une suite de pièces semblables au palais d’Aranjuez, richement meublées, au bord du malaise thermique. Le guide n’est pas là. Nous l’attendons tous. Parvenus sans doute en bout d’étage, nous refluons par petits groupes, examinons bien tout sous toutes les jointures : lits et guéridons, coffres et secrétaires. Nous nous exclamons à voix basse et ne savons que faire. Deux somptueuses harpes, trois clavecins ornés, flêtes à bec et autres baroquismes. Plus loin se tient un pianoforte, dont un plastique transparent surplombe le clavier : « Ne pas toucher ».

    Mais j’abaisserais volontiers une touche, juste pour entendre, cela ferait venir le guide ! qui m’engueulerait d’autant plus qu’à en croire certaines démonstrations de physique, j’aurais par simple vibration précipité tout l’instrument dans un ruineux effondrement. Mais je ne l’ai su que plus tard. Pourquoi n’explique-t-on pas aux enfants la raison d’une interdiction ? « Parce que ! » ,n’est pas une réponse ! ...un espace subsiste au-dessus des touches, où le doigt ruinatif peut s’infiltrer : pourquoi laisser traîner une telle tentation ? Un autre pianoforte, plus loin, montre dans cet espace un petit fouillis de papiers froissés, raides et entoilés comme fragments de tentures murales. Quel accordeur favorisé du sort a pu frôler ces touches sans dommage ni foudroiement ? Sur les couches à baldaquin s’étalent des courtepointes matelassées négligemment retroussées. L’index s’y attarde. Je confie au Sieur Beau-Père que notre appartement, au 21 de la rue Dassin, pourrait bien se transformer, lui aussi, en lieu de visite.

    Il en serait aussi d’accord. Nous parcourons tout cela. Et retournant sur mes pas l’exploration faite, je m’aperçus soudain dans un miroir mural : se tenait là un riche personnage ; sous son large collier de barbe et ses fripes d’apparat, il ne pouvait s’affirmer que c’était bien moi, bien qu’il reprit très exactement tous mes gestes et attitudes. Alors, comme un enfant, je fis défiler devant ce miroir en pied ceux et celles qui m’accompagnaient. Nous mentionnons les femmes car l’emplacement de la barbe pour elles se fondait en menton féminin. Le guide s’aperçut qu’il n’était plus suivi, son rôle était d’accourir, et il accourut, suivi au trot par tout un autre groupe ; le coude du guide agité se logea dans l’orbite d’une dame, qui sur cette révélation phosphénique se mit à rouler une pelle à sa voisine. Voilà où mène l’intrusion d’un membre masculin.

    Ma visiteuse éborgnée ne voyait plus que la moitié féminine des humains, et je ne sais comment parvint au remboursement de la moitié de son billet ! Puis la jonction s’établit, le nouveau groupe visita, l’ancien dont nous faisions partie poursuivit en d’autres lieux son existence touristique, médecin compris. Puis-je ajouter que délivré de mon beau-père en exploration d’autres coins de pêche, il m’advint de pénétrer le sanctuaire de Morella, où résonnaient les trompettes catholiques du Grand Orgue. Je monte en tribune. Terzieff en personne joue de l’orgue en virtuose, dans une virtuosité désinvolte qui n’est pas de sa nature. Lang Lang seul parvient à cet autre stade des accomplissements. Et dans son regard, je crois le voir lire dans le mien. Étrange dialogue des yeux de part et d’autre de la serrure. Mais il se trompe, ou plutôt, la double erreur vient de moi seul.

    Il a trouvé le temps et le moyen de m’adresser sur un dernier accord amphithéâtral un chaud regard de fraternité. Il me semble qu’on peut rebâtir toute une vie sur un seul de ces coups d’œil, sur un seul de ces mots qu’il m’adressa en redescendant de l’estrade, et dont je n’ai saisi que l’intention.

     

     

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    À quoi ne faut-il pas s’attendre en ces temps de décadence banal comme la pluie ? Figurez-vous, cher X. de M., qu’ayant garé ma voiture sans l’aide d’aucun cocher, il me fut impossible de la retrouver. En ce temps-là nous n’avions pas de télécommande permettant de lui faire dresser les oreilles en criant bip-bip-bip. Et comme on ose tout en telles circonstances, le moi qui me tient lieu de je trouva très expédient de pousser une porte au bas d’un de ces accès cimenté au garage, parfois même à l’habitat principal, ce qui n’a rien de commun avec une bite de proviseur. Bref ! Tout le monde était en train de manger derrière cette planche à cercueil ! Avec l’anneau de Noël typiquement germanique ! Ils souriaient en mâchant la bouche pleine, ce qui est périlleux mais très aimable. Papa Maman Fifille et deux cousins très sympathiques me servent à manger à l’office, des trucs à l’huile savoureux et dégueulasses, pour la santé j’entends. La lycéenne me regarde de profil par la porte ouverte. Efforàons-nous de bâfrer proprement. Après le dessert, que nous avons fini ensemble, nous nous sommes essuyé les commissures, et sur ma description, toute la michpra s’imaginait m’avoir dépanné : « Celle-ci ! Celle-là ! » - de la métallurgie d’Autriche, Scheuch und Linsinger, « ça se reconnaît à vingt mètres, mein lieber Herr ! Les parents s’éparpillaient en dandinant sur le parking, la lycéenne et moi nous reposions de ne rien faire, et nous parlions, chacun selon notre âge.

    Et nous étions redescendus vers le garage, au pied de la pente privée. La maison comportait un grand nombre de pièces, très propres à recevoir. Le propriétaire n’en était que le père, plus tard était venue la mère, fauchée mais fiancée. « Tiens, mes parents reviennent ! » Ils n’avaient rien retrouvé. De là à me faire inviter pour le soir, dîner plus chambre sans dépense, il y avait de quoi surprendre. Mais l’ex-fiancée fauchée me lorgnait avec injonction de partir me faire foutre. Qui allais-je me sauter ce soir ? La mère, la fille ou mes cinq doigts ? J’eus tout le temps d’y réfléchir après mon départ, sans dîner ni baise en fait, mais à pied. Voici une bifurcation ; ma route coupe l’Y à la jonction des voies de droite et gauche, j’ai continué tout droit (représentez-vous le symbole du yen [¥ ] (mais à unique transversale) -

    rien ne me revient, sinon l’instinct, sur la route de quelle ruine, ensablement du cerveau. En dépit des encouragements les moins convaincants jamais entendus.

    Je m’aperçus alors dans l’effroi montant que tout ce quartier, ces maisons basses où n’habite personne, délabrées et cimentées à la diable, s’éloignaient de plus en plus de France et rappelaient de plus en plus la banlieue de Saragosse…

    Alors se déclenchèrent d’étranges circonstances, ici rapprochées sous le nom de Cauchemars, 1 et 2 :

    Numéro 1 : ladite banlieue secrète en ses bas-fonds l’auberge espagnole mal tenue des romans picaresques,où la tenancière acariâtre facture ses reliefs de gargote à des prix de divas. Elle est chafouine et recuit dans son gras des menaces de plaintes pour défaut de paiement. « Ou bien acceptez-vous un petit rabais ? ...votre chambre après vous est un vrais dépotoir, je devrais vous mettre tout le ménage sur le compte. » Nous accepterions bien, pourvu que la plainte fût retirée, mais contre la logique elle maintient la plainte. Esprit obtus. « Gardez vos 20 % » et je bats en retraite, vers mes convives sur le seuil qui m’attendent.

    Et c’est l’instant pris au vol pour s’étonner à haute voix que mon épouse accepte de coucher avec moi lorsque je sors visiblement des bras d’un homme : Esta mujer realmente se acuesta con cualquiera - “couche avec n’importe qui”. “Eso no importa” lui dis-je, alors que survient son mari menaçant “je vous dis” les digo a los dos que no importa. Le costaud marital à vaste ceinture paysanne pousse alors devant moi leur fille de dix ans qui me fixe, mauvaise, en relevant ses jupes. Je NE joue pas à ces jeux-là. C’est m’offenser de le supposer : « Pas avec toi ! ¡Contigo no! » La gamine est vexée ; ou peut-être tendue : elle me saute dessus pour se battre, me griffe avant que j’aie pu réagir.

    Elle n’ose pas battre son père. Si je la frappe il m’inculpera pour violence, sur mineur. Il faut parer les coups et les morsures sans toucher un point critique. Elle me les expose avec insistance. Je lui dis que j’ai déjà vu cela, que cela ne:m’intéresse pas. Les parents m’épient, pour me prendre sur le fait. Je ne parle qu’à la fille, qu’on appelle Pepita. Tantôt en français, tantôt en espagnol. Elle comprend le français, ou le sens général. Quand nous nous sommes apaisés l’un et l’autre, Pepita et ses parents m’invitent dans leur appartement privé. Comme s’il ne s’était rien passé, ils me projettent sur un mur blanc des vidéos bien nettes, pour enfants ou jeunes adolescents – de ces chasses aux trésors merveilleux, au sud-est de l’Australie – ou bien, 12 000km à l’est, au nord de BuenosAires, dans une « réserve française ».

    Je serais donc présumé pédophile, ou gavache en voie d’extinction. Y aurait-il en France une réserve d’Hispaniques ? Il y a peu de temps nous avons reçu plus que de raison mon amante andalouse, dont l’ouverture couvre en entier la paume de ma main...

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    Ainsi se parcourt le monde. Les groupes s’agglomèrent ou se dissolvent. Nous pénétrons à quatre, Arielle et moi plus Müller, Fulano et peut-être un cinquième, dans une maison vide et claire. Nous nous dispersons bien, scrutons partout, croyons avoir tout laissé en l’état. Il n’en est rien, chacun s’étant démis sur l’autre du soin de tout laisser en l’état, mais un coup d’œil par dessus l’épaule montre aisément l’étendue des dommages. C’est une fuite. Mais une ombre nous suit, détachée d’un mur du fond, échappée d’un pogrom, une Gitane sombre qui m’entrains sur le chemin de mon évasion et me plaque dans une pièce sur un unatelas gonflable, meuble unique sous les écailles du plafond. Comme j’essaie de la surmonter, elle me repousse et je veille à son confort.

    Serais-je sul à ne pas avoir su m’évader ? mes compagnons me cherchent et me retrouvent, en honteusze position : sur le matelas d’une Gitane mal remise en ses vêtements mais sans y avoir touché. Ils me disent en sa présence que tous les sentiers s’étaient brouillés, comme mêlés, sans qu’il soit possible de vraiment partir, comme un écheveau enchanté. La Gitane se lève et nous raccompagne au dehors. Sans avor dit un mot, elle nous montre en bas du perron un très jeune enfant à peine sur ses jambes, et en nous retournant, son jumeau en haut des marches tout juste arrivé. Ils se regardent intensément sans nous voir, le frère d’en haut, le frère d’en bas.

    Loin d’avir voulu nous cerner, leur contemplation nous ignore, l’écheveau des sentiers s’est donc dénoué puisque nous repartons sans encombre et même à la course. Me voici seul au galop dans un pays de prés himides comme en confluents d’Anjou, de population dense, et dans la terreur de l’air frais je m’abrite très mal en refermant sur moi une porte de bois. C’est un réduit obscur où ma femme me rejoint. Elle apporte une abondante platée de rillettes d’Angers. « J’ai toujours su que nous en sortirions ». Dans la rue d’un village aux maisons rapprochées nous nous sentons une fois de plus encerclés – sauvés ! Un mur aisément praticable permet de s’élever en se dissimulant de statue sainte en statue sainte, mais bientôt des gargouilles en surplomb bloquent nos deux progression, il suffirait que les natifs lèvent les yeux pour nous surprendre immobiles et plaqués comme d’énormes blattes.

     

     

     

    Il était une petite« Corsa » noire, en panne souvent mais très résistante. Il était la même fois un peintre corpulent, gentil comme son ventre, et qui entrait à peine sur le siège passager. Quant au conducteur, l’inénarrable Fier-Cloporte, il se ratatinait pour manier le volant, raccompagnant le peintre non seulement ventru mais barbu. Au demeurant très sympathique, avec l’accent de l’Aveyron. « Tu tiens beaucoup de place, Gévaudan » (c’était son nom). « Tu es trop gros ». Dont acte. Qu’y pouvait-il ? On ne défait pas en un jour vingt-cinq ans de sandwichs rillettes. Et la voiture allait vaillamment, de feu rougeen feu rouge.

    Les voici au domicile de destination. Gévaudan descendit en se contorsionnant, puis monta lestement les marches de son perron. Fier-Cloporte quant à lui, qui avait transporté dans son coffre Dieu sait quelle table de nuit, dut se suspendre au hayon pour l’enclancher solidement. Gévaudan reviendrait le prendre à même le trottoir. Fier-Cloporte redémarra. Il n’avait pas la conscience tranquille : à présent que la table de nuit dressait sur le trottoir sa structure biscorrnue, le moindre flic jetant un œil par la vitre arrière eût découvert sans peine l’enfant à plat-ventre sur le tapis de sol, serrant un téléphone portable. Il n’aurait su expliquer sa présence : l’enfant passait par-là, il l’avait enfourné à toutes fins utiles, et la table de nuit par-dessus ; espérant qu’il n’étoufferait pas, ou bien disparaîtrait.

    Mais quelle idée.

    Ce n’était pas un rêve.  Que l’on transporte ainsi dans ses bagages avec la discrétion d’usage.

    Un vrai garçon de neuf ans, parfaitement viable, qui serrait sous lui son Nokia pour empêcher tout vol à l’arraché. À ce moment déboule sur le trottoir et la chaussée tout un groupe de jeunes déversés par un autocar scolaire ; ils empêchent tout mouvement du véhicule. Le garçon, identifiant des voix de son âge, se déplie, ouvre d’une poussée la porte arrière et s’échappe au galop dans la cohue, le portable à l’oreille. La bousculade est telle qu’il s’y fond aisément. Les

    roues du véhicule tournent à si faible allure qu’on ne peut s’y coincer un pied. Aussi bien sommes-nous arrivés : l’Immeuble du Peintre se trouve devant nous, haut, étroit et noir. Un perron resserré monte à une porte rouge. Le Peintre se nomme,ou se nommait (peut-être est-il mort) Pinsecte de Maudgirard. On ne prononce pas les d. Tout musée est un cénotaphe. Mais aucunnom ne figure sur les sonnettes.Ni mêmed’initiales. Ne logent là que les sommités. On aime à le faire connaître. La spirale ascendante des marches intérieures se déroule autour de sa cage de marbre.

    Le Maître loge au dernier étage. Derrière la porte s’étend un jardin dont j’étais familier, clos d’un grillage léger ; une mezzanine s’étend au fond formant vérandah : c’et l’atelier. Dans cet invraisemblable espace jardine un jeune rapin dans le plus simple appareil au sexe minuscule. Quand il m’aperçoit, il m’indique du bout de sa binette un trou dans le grillage, mais je ne vois pas ce trou, masqué par desplantes grimpantes. Pourtant je sais quel accueil je recevrais du peintre sur sa mezzanine, mais quand la binette rate le trou, que voulez-vous faire ? Évidemment renoncer, remonter dehors dans son Quatre Roues, dans son bus personnel, au choix des réalités flexibles, tant que le volant tourne, tant et si bien que tout s’emballe, qu’il ne me reste plus qu’à sauter du siège, tandis que tel ou tel dispendieux véhicule zigzague dans le mur où il s’enflamme.

    Financièrement, j’ai gagné ma journée. Ce que dirait n’importe qui. « Un rêve, ce n’était qu’un rêve », ce que dirait n’importe quel garçon de douze ans. Tous ces échecs m’ont réveillé, à 65 ans bien sonnés. Faut-il prendre au sérieux le rire du créateur ?

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    Combien de fois faut-il arpenter de grands planchers abandonnés, despièces délabrées de toute présence humaine ? Comien de fois nous sommes-nous réfugiés dans les toilettes les plus convenues, sales, aux chasses fuyantes mais seul asile contre les représentants et les femmes pressées ? Nous nous relevons tout breneux, et le papier manque aussi bien qu’aux passagers de la Méduse qui chiaient dans l’eau en tâchant d’éviter les cadavres. Et lorsque le chieur du rêve cherche le papier à petits pas furtifs, car on écoute et on flaire à la porte, ce ne sont au sol que des feuilles de salade bien défraîchies, bien inapte à soulager l’entrefesses.

     

     

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    Le pire est de se rendormir. D’embrayer sur un monde totalement nouveau, comme un lacet de montagne. De retrouver son Lazarus, lié à sa vie, incrusté dans l’atelier de peinture. Nous y avons des tables, des chaises, et je ne sais quels seigneurs de Molière, installés sur la scène. Tout le monde assiste indiscrètement à nos échanges verbaux. Je lui parle d’un film où jouait Beigbeder, qu’il a personnellement connu. Mais qui ne connaît pas Beigbeder, dès que celui-ci pourrait avantage ? Sa filmographie se présente de façon trop confuse pour nous.

    Lazarus imite Beigbeder. Ce dernier serait affligé d’un tic verbal : il répéterait sans cesse « Alors je lui ai dit » - est-ce vrai ? Croyons Lazarus, il en sera flatté. Ses gestes sont précis et rigolos. Il se lève, il part, et l’assistance, plus prolétaire à coup sûr, se compose à présent de rrepasseuses, dont les unes plaquent le fer, et dont les autres bâillent, comme sur ce Renoir ou que sais-je… Il faut que la substitution de figurants se soit faite en un temps record, le temps d’une fascination éclair. C’est mon linge qu’elles repassent, à l’ancienne, avec des braises dans le cul du fer.

    En attendant la fin du repassage, me voici presque nu : caleçon 1900, maillot de kick-boxer, et l’air stupide d’un athlète à poil. Et Lazarus ressort des coulisses, traînant avec lui un écrivain très renommé dont je n’ai jamais ouï dire : un homme très bien pour ses 60 ans, habillé, lui. Il me serre la main, seulement, si les repasseuses se sont peu à peu évanouies côté cour, je n’ai pas retrouvé le goût ni l’odeur de mon sous-vêtements. Maudissons les concepteurs du slip « Kangourou », car s’il est à la hauteur de toutes les bourses, il ne les contient pas toutes.

    L’auteur visiblement se demande pourquoi j’apparais ainsi, alors que j’eusse pu respecter, sinon ma dignité, du moins la sienne Étienne. Lazarus : « Cet homme » (il le désigne) « professe à peu près les mêmes idées que toi » - l’auteur dissimule son air interloqué, mais très gauchement. Cen’et pas ainsi que l’on accueille un écrivain sur scène. Et Lazarus profite d’un haut-le-cœur mal réprimé pour me glisser àl’oreille (clin d’œil) « ...tu verrais sa bagnole... ») - je comprends tout : mes idées, cher Mintor (car on ne prononce pas « mantor », non non non) : mes opinions (sur les femmes, la religion, les religieuses) peuvent rès bien se soutenir sans en avoir honte. Preuve en est que ce Monsieur de Soixante Ans, pour sa part, a parfaitement géré sa baraque : il a pu s’acheter une automobile bien plus belle, qui reprend bien mieux dans les montées, - que la mienne, ce vieux tas de ferraille vaguement rouge aux fauteuils élimés.

    Ô miracle des mises en scènes : les repasseuses reviennent, soigneusement débarrassées de leurs tenues de travail, et à deux ou trois rougeurs près, mignonnement parées.

    Variante :

    C’est génial un atelier de peintre. Il ne faut pas forcer sa destinée. Mais à quoi bon rester tel quel ? Va au-devant de toi. N’espère pas trop qu’un autre le révèle, le révèle. Partout nous avons discuté, déployé note verve, à temps perdu. Face à Lazarus, je me suspends à sa moue dédaigneuse, au sein d’un atelier déserté par l’artiste. Les toiles s’entassent côte à côte. Les tables se côtoient jusqu’à « faie estrade », « trois par trois », croassaient les Massacreurs, quand il fallait dire « trois sur trois » (mètres, barbares, mètres). Le comble de la communication est la narration de films, où l’autre ne comprend pas plus que l’un ce qui se passe dans le scénario.

    Mon autre ami rigole tant que je ne puis plus suivre, il me tarde qu’il ait fini, peut-être abrège-t-il aussi en regardant sa montre sous son revers de poignet. Tous les clients sont là, pariant sur des courses tonitruantes, atelier clos après la peste. Je me rappelle seulement que vers la fin du film, celui que je raconte sans rire, Beigbeder jouait, brillamment, comme un arrière-petit-gendre de Mac-Mahon. Beigbeder n’est pas juif, mais pyrénéen : son ancêtre était un bedat de montagne, répartissant les irrigations par les canaux creusés. Quel homme ! j’ai vu son nom sur une dalle au pied des montagnes. Tous ces gens sont homo comme on respire - pour les femmes, on ne compte même plus – l’important c’est d’aimer n’est-ce pas.

    Je les laisse parler, non sans avoir déclaré : « Ça ne te gêne pas d'être au milieu de toutes ces femmes ? Ça n'est pas trop dangereux ? » (humour).

    Lui : « Non non... »

     

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    Sortons de ces pièces. De ces ateliers abandonnés. C’est accablant. Passons au Comité des Fêtes. De la Musique, de ce que l‘on veut, de la distribution des prix à Tunis, de tout ce que l’on veut. Supposons une foule bigarrée mais dans le comble du mauvaisgoût. Au son des mélodies traînantes de fin 59, imaginons qu’un organisateur tout poudré dépose entre nos bras une petite fille poussiéreuse et en pleurs. Nous serions tous les deux ses papas. Elle nous verait double à travers ses larmes. Et nous chercherions tous ensemble. Nous l’installerions dans une poussette abandonnée dans Dieu sait quel coin de vestibule, petite pour elle qui s’y coincerait en pleurant, et nousla pousserions dans la rue tunisienne au niveau des pots d’échappement et des commentaires sur sa peau noire.

    Petite amie, arrête de pleurer.

    Les trottoirs sont encombrés. Les infractions s’yétalent et s’y multiiplient. Les véhicules qui l’encombrent, les vieux piétons rapides qui piétinent des orteils les belles empeignes cirées de neuf, et la fillette rit sur lescahots de trottoirs défoncés. Nous lui faisons la Course aux Zigzags et ses sanglots s’apaisent. Quels bons pères nous avons là. Ils chantent en poussant au refrain le Michel Strogoff de la Garde Républicaine, la pousssette s’emballe et les pousseurs gueulent de conserve. Le vacarme attire une grosse dame au nez rouge de clown qui s’écrie ana walidathou, je suis sa mère ! et nous flanque en échange un gros chat blanc qu’elle appelle Athanase. Athanase, (« L’Immortel ») est une incarnation de cette fille anonyme.

    La ressemblance de l’animal est frappante. Nous nous regardons, harrassés par la course. Nous nous rafraîchissons à l’ombre d’un restaurant-bar tenu et fréquenté par des Algériens. Mais on nous a collés à fond de salle, avec notre gras chat blanc, presque sous l‘escalier. Dans le brouhaha bistrotique des pas lourds résonnent sur nos têtes : c’est une femme lourde qui descend en rajustant sa jupe sur sa taille : chiottes ou chambres de bordel ? Il faut qu’un restaurant arabe soitmal famé. Sinon nos nepourrions exercer notre racisme. La voici qui rajuste son bonnet C de soutien-gorge.

    Eh oui, les femmes ont un corps. Les arabes aussi. Nous nous regardons lui et moi entre terreur et hilarité. « J’ai bien tout nettoyé » crie-t-elle à l’employeur. Les deux seins aussi ? Le chat descend de nos genoux asns que nous y prenions garde. Il nous fuit. Il emporte loin de nous la femme, et la fillette que nos poursuivions. La femme de service poursuit la conversation en langue arabe avec sa patronne, ici nous serions massacrés, faisons durer la consommation sans nous montrer davantage. Autrefois nos pouvions bavarder à notre aise, de n’importe quel sujet. Autrefois, dans un autre établissement proche de celui-ci, Arielle m’avait publiquement demandé « ce que signifi[ait] le mot goy. J’avais pu répondre sans embarras que c’était de l’hébreu, sans me faire insulter par la foule.

    Ici le chat nous abandonnait ; la fillette aussi, nos remparts s’écroulaient. Pourquoi aussi faisions-nous les intéressants ? Quelle preuve avions-nous que cette substitution féline prouvait la bonne volonté de cette femme qui criait « Je suis sa mère ! » De qui d’autres sommes-nous encore les parcelles ? Pourquoi par 37° de température interne suis-je là parmi vous frères maghrébins, transi de trouille et sans certitudes ? Pourquoi Ma Femme Arielle si peu évoquée par raccroc se trouve-t-elle incarnée sur le siège voisin ? elle sourit, me parle avec volubilité dans notre langue, babille d’un sujet à l’autre comme une Rosanette : « Sais-tu que Julie m’a lu à haute voix de longs passages de tes notes personnelles ? Ne prends pas ces airs offusqués tu sais bien qu’ils traînent partout de ton propre aveu, comme si le plus urgent pour toi était de se répandre comme un vase. »

    Elle se tait d’un coup. Je n’ai rien à répondre. Du moins sur l’instant. Pris à la gorge mon corps déménage à trois guéridons de distance, que vient de libérer un anonyme. Sous mon nez le garçon nettoie tout d’un coup de torchon, me place un couvert propre et complet. Il est 4h 7 minutes. Trop tard ou bien trop tôt pour un repas. J’y suis j’y reste. Exaspéré. Mais il ne s’agit pas de cela : c’est l’heure du repas pour les serveuses. Quel métier. Des tables et des guéridons se dressent dans ce fond de salle. Ma bite, non. Les vieilles serveuses, apparemment. J’en vois même une s’installer près de moi.

    Si j’emmerdais ma femme ? Je fourre ma main de profil entre les cuisses d’une belle sexagénaire, les autres la regardent d’un œil narquois. Je dis « Ben quoi ? Ben quoi ? » Elles piquant leurs nez et leurs fourchettes dans les assiettes. Quel métier. Finalement je ne branle personne, car le plat de Madame est arrivé. Nez baissé, schkroumpf, schkroumpf. Et je reste juste en face, devant mon assiette vide. Elle fait environ 25cm de diamètre. Mon épouse s’est éclipsée. Elle fait toujours ça. Ma belle sexagénaire me fait du pied sous le guéridon. Elle vient d’avaler son hors-d’oeuvre, la première faim passée, elle peut m’entreprendre, prétend m’avoir connu dès mon plus jeune âge, dans l’Aisne, affirme que nous avons à deux ans près le même âge, il est bon qu’une serveuse désarçonne un insolent qui se croit séduisant. « Nous sommes » dit-elle « à égalité : une vie partout». - Partouze ? - Ta gueule » - oui nous avons connnu le camp américain de Margival, j’habite en Dordogne dit-elle pour ma profession. Rien qui touche plus la Dordogne que le Lot-et-G., plus Villeréal.

    Arielle tient à table des propos incohérents. Si je partais. Si je m’attablais à la table des vieilles que je vois là en invité surprise. Si elles me lisaient la bonne aventure, leurs mains sous la table non pour la braguette mais pour le pèze, sans y trouver l’une ni l’autre. Nos propos conviennent à la bonne chère, la vie est belle et je vois de là le dos de mon épouse, queue du bonheur. Ses cheveux sont auburn. Il nous sera plus tard impossible, ressortant de cette boîte à bouffe, de retrouver la trace de la fille : les Tunisiens que nous croisons ne parlent que de banques, et des arnaques permises ou non de musulmans à feujs comme ils disent. En vérité quelle étrange atmosphère.

    Même malaise trois jours plus tard, lorsque nos chers amis distillent ce profond ennui que nous émettons tous. Ils sont venus à trois, Odile deux hommes, Fondis et Méta, sur le Residential parking, d’où nous avons dû venir les guider, car notre barre est longue et difficile à vivre. Débitées ces lourdes évidences nous n’avons plus rien à dire. Soudain Fondis, le plus beau des hommes que j’aie connus, aperçoit un énorme rhinocéros noir comme l’ébène, ce qui n’est pas commun. Lequel s’orne d’une bosse torsadée. Des haut-parleurs diffusent un message sur musique de cirque : « CHOPO s’est échappé, prenez garde… Notre rhinocéros CHOPPO s’est échappé. Il a trois mètres 20 de long. N’essayez pas de le capturer ».

    Nous évitons cette découverte en nos faufilant parmi les voitures en stationnement, et sans me demander un seul instant si mes états d’âme présentent une telle importance qu’il faille en négliger cette évasion spectaculaire, je me confie dans le vide (mes compagnons et pagnes sont pourtant surexcités comme des gamins) : « j’ai le cafard, JE me sens maussade avec tout le monde, ils ne doivent pas se sentir visés on s’en fout on se planque la bête barète en lançant sa corne au hasard des tôles, et s’il s’écorche c’est pas ton problème cours et ferme-la. Notre quintette humain reprend son souffle dans un hall d’immeeuble où se sont déjà pressés les fuyards qui se bousculent contre les vitres. « Vous visiterez bien notre appartement ? » Ils ont d’autres soucis vraiment, de la conversation pour trois semaines, « Un rhino sur le parking » bon titre, Odile a demandé par politesse et tremblante si la nouvelle cage humaine était plus grande que l’ancienne, plus lumineuse, donnant à l’ouest puisque sur l’autre rive de l’Yvette mais on sent bien qu’elle s’en fout, puisqu’elle n’avait déjà pas voulu visiter le logement d’avant et que cet abruti de rhinocéros est là et s’obstine à faire son intéressant.

    Jusqu’à Fondis qui l’interrompt grossièrement (ce qui me surprend car il est raffiné) pour déplorer vraiment qu’une installation dans un lotissement si banal puisse prendre le pas sur un si gigntesque divertissement : « Nous visiterons une autre fois quand nous aurons plus de loisir » et tantis qu’ils s’éclipsent avec leurs trois beautés je me rappelle en un éclair que je me suis sauvé comme unvoleur d’une salle d’examen, parfaitement, au beau milieu, fusillé du regard par la surveillance et les yeux apeurés des plancheurs un instant dardés au-dessus de leurs feuilles d’épreuve. Ce qui fait un beau point commun entre le rhinocéros et moi. Bientôt ils s’en iront, rendant copie blanche ou presque, tandis que moi, j’achèverai le texte promis, car pas un suveillant ne m’a vu m’esquiver, ni revenir.

    Dsieu sait que je n’ai pas fraudé. Qu’est-ce qu’il en sait, Dieu, de choses. Ici la discipline est relâchée. Du moins, me laisse-t-on libre de mes mouvements. Pouvez-vous seulement imaginer que cela vous advient, à vous. Une salle comble. Des surveillants attentifs. Et ne haussant pas le moindre sourcil si je repasse la porte, afin de récupérer mon Canon Prima oublié sur un tabouret dans le couloir. Lecteur, dis-moi si tu t’émeus d’apprendre que mon épouse, Arielle, restée maternellement dans ce passage, me tend, en râlant, cet appareil photographique absolument indispensable dans une salle d’examen : « Tu laisses toujours tout traîner ». Maman (c’est elle) (sans être ma mère) me tend une Sergent-Major (mais enfin, on ne se ert plus de ça depuis mille ans!), puis un stylo vert (tu me vois rédiger en vert?ce serait versifier, mais tu persifles, perroquet, sur mon épaule, tu persifles) – enfin vient Le stylo raisonnable, banal et fonctionnel. J’ai lu tant de mauvais livres, qu’il m’en faut bien empiler un autre dans notre Bibliothèque Nationale. Si, ma foi si, Je me préoccupe, je me hante de Mon Lecteur, qui porte plus souvent la fente au bas du ventre que la bite, l’ignoble bite. Et pour que l’escabeau ne reste pas seulâbre en plein couloir, Maman Ma Femme l’introduit, discrètement, au pied de ma table scolaire.

    Ce dernier geste permettra sans doute de passer l’épreuve de version latine. Mais pour elui de langue italienne, il n’y faudra pas compter : j’ai des invités à recevoir, moi, jene suis pas un étudiant qui planche sans bouger, sans me voir. Alors que Mon Rôle est ici primordial, sur cette planète : après l’explosion du Vésuve, il s’est formé aux USA un État italien, où l’on comprend l’italien, mais dont la langue officiel est l’anglais : le Saporta, où j’aimerais me rendre et commander. Du nom de Karine, chorégraphe dauphinoise.

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    Ce grand jeune homme noir “qui me ressemblait comme un frère” vous est-il proche, = ô vous que votre langue, vous dont les doigts experts à presser les boutons, éloigneront de nos soucieux nombrils - je ne sais. Mais le millième d’entre vous qui saisira Mes Phrases et Mes Intentions se réjouira peut-être en son for du bon accueil réservé à ce fantôme, en des temps reculés, dans les contrées solitaires de l’Aveyron, car la toponymie se transmet le mieux à travers les âges. Il existait en ces temps-là des groupements d’humains appelés “communautés”. C’étaient d’étranges survivances, des enclaves où se pratiquaient de non moins étranges conduites comme l’égalité des sexes et le libre échange des partenaires, pour peu qu’il vous reste un bout de métal à branler. 

    lignes,signes,singes

    Il existait des femmes accueillantes, recevant à bras ouverts ls jeunes hommes sombres et vêtus de noir. Leurs sourires désarmaient les désirs malpropres et prématurés, permettait de s’installer pour voir, au milieu des essaims d’enfants qu’elles avaient faits. Ils galopant partout en liberté totale. Au milieu du domaine trônait une maison dont on avait “perdu la clef” comme l’avait chanté Le Forestier, dont les plus vieux se souviennent encore. Le jeune homme y montait, visitait les dortoirs aux lits alignés bien faits sous les plafonds arachnéens, entendez par là ornés d’inoffensives toiles d’araignées.

     

     

     

    56 08 21 Je monte au sommet de la maison, regarde les lits faits dans une chambre, avec des toiles d'araignée. Un type passe l'aspirateur et me dit en colère de ne plus monter ici, car une petite fille aurait pu tomber dans l'escalier (j'ai laissé un passage ouvert). Annie vient, il n'est plus question d'attendre huit jours, comme me l'avait dit un jeune homme américain ayant reçu mon chèque d'inscription de 60 euros - « il n'était pas au courant »). J'ai toujours quelque chose à faire. Le père d'Annie est venu effectuer des recherches généalogiques, Annie descendrait de Berbères.

    Je m'enferme dans des chiottes à battants, Josette pousse les portes et se retire en disant « Pardon ». Il paraît qu'on la traitait de « briside » (?), ce qui est typiquement bordelais. Je me récrie là-dessus alors qu'en réalité je n'en sais rien. Ici tout le monde s'aime, les enfants veulent faire voir leur sexe, la fillette me prend par les épaules : le nouvel arrivant est roi.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

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    L’effet que produit ce livre de Rudnicki Feuillets bleus est d’abord celui de la désuétude : voici un homme qui nous parle des années cinquante et soixante. Mais de plus, car cette raison ne suffit pas, il nous parle depuis la Pologne, pays étrange et lourd, dont on ne connaît que les éternels Chopin, Wałęsa et Jaruzelski. Et puis en ce temps-là, notre alliée la Pologne ne gémissait-elle pas, comme on dit, sous le joug des staliniens ?

    Que d’épaisseurs pour faire entendre sa voix. Il va s’agir de choses extrêmement démodées, dépassées, qui n’ont plus leur raison d’être depuis la destruction du Mur de Berlin et autres fadaises bien-pensantes. Et puis un Polonais, c’est nécessairement quelqu’un qui ne possède pas toute cette légèreté, cet intellectualisme à la Sollers et à la française, qui n’a pas derrière lui toute cette tradition de culture et de richesse dont nous jouissons ici et surtout à Paris n’est-ce pas. Eh bien réjouissons-noud, cet homme éprouve un salutaire sentiment d’infériorité vis-à-vis des Français, qu’il visite en leur bonne capitale justement, lors des prétendues « Trente Glorieuses ».

    Ce n’est qu’un Polonais, il en est bien conscient. Il débarque en France, pays des libertés et de l’intelligence, dans les effluves printaniers des belles femmes qui sortent des Galeries Lafayette. Il rencontre à Paris non seulement le frivole attachant, mais aussi une impression d’étrangeté : comment peut-on être Persan – polonais, français. Il sent en effet qu’ici, tout est plus libre, plus vif, mieux irrigué, mais il ressent, en même temps, un extrême malaise. Là-bas derrière lui, en Pologne, est intervenue une révolution qui a tout balayé, en particulier toute les… particularités de la vie intellectuelle.

    Là-bas très loin sont nés des jeunes gens qui n’ont jamais connu que la vie austère des privations et des tickets de rationnement, plus la propagande du parti. Ce

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    parti leur dit d’ailleurs des choses fort justes:un homme nouveau est né, un homme collectif, citoyen, hanté de tout autre préoccupations que les frivoles jeunes gens de l’Occident, avec un souci de fraternité, de vérité, de communion, bien plus intense que chez ces Français encrassés de sottises. Les Polonais ont débouché dans un pays, le leur, où tout était neuf, venteux, où l’âme humaine renaît purifiée de toutes les scories accumulées dans les remugles ancestraux des cocons petits-bourgeois.

    N’oubliez jamais, contempteurs à deux balles du communisme, qu’il s’est agi d’une révolution, d’une remise à neuf, d’un grand décapage rafraîchissant, qui ne colportait pas que des mensonges. Rudnicki reste perplexe. Dans ses Feuillets bleus, recueil d’articles qu’il faisait paraître en Pologne, il se demande sans cesse qui a raison, de l’Occident, libre, ravagé par l’argent, ou de son pays de l’Est, ayant découvert les vraies valeurs de l’humanité enfin réunifiée au sein d’un vaste idéal. Mais lorsqu’il serait tenté de célébrer cet homme nouveau, Rudnicki resonge aux queues devant les magasins. Où sa mère est en train de piétiner.

    Et au moment où il se réjouit de l’abondance et des bonnes paroles qui foisonnent en Occident, il se dit aussi que ma parole, tous ces Occidentaux, qui n’ont à la bouche que les nobles mots de liberté, de réalisation individuelle, de sentimentalisme et de bonne conscience modernes – eux aussi se sentent exceptionnellement modernes, détenteurs à les entendre de la seule modernité – à ce moment-là, une fulgurance lui traverse le cœur : ces gens-là, ces Parisiens, s’expriment comme des poètes, mais agissent comme des notaires. L’Occident ne pense qu’à l’argent, qu’à placer frileusement son pognon.

    L’Occident se repaît, dans ses salons, de délicieux conflits d’intellectuels dépassés, ressassés, ravaudés. Adolf Rudnicki assiste avec effarement à la continuation d’un monde qui n’existe plus au-delà du rideau de fer, comme un

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    Roumain visiterait Byzance, après les grandes invasions ayant dévasté Rome. Ici, le passé a subsisté, sans une ride. Il y a quelque chose d’hallucinant, dans ces années 50 et 60, à voir se poursuivre un mouvement que ces Occidentaux croient perpétuel, alors que ce mécanisme de l’Histoire fut brisé à tout jamais, là-bas, à l’est. De même, quand nous lisons une histoire de Byzance, nous éprouvons le même malaise qu’à observer les automobiles d’Oran, dans La peste, tournant en rond pour rien dans la ville assiégée, alors que la vraie histoire se déroule en dehors d’Oran.

    La vérité historique se forge en dehors d’Oran, en dehors de la France, là-bas, à l’est, où s’est levée la formidable lueur révolutionnaire qui enflammera le monde, et tant pis si nous nous sommes trompés, il y a de ces renversements de perspective, en histoire… Et Rudnicki rend visite à l’un de ses compatriotes, exilé dans une mansarde forcément glaciale. Or ce compagnon ne peut parler que de la Pologne, en râlant contre son pays, en reconnaissant tous les défauts de son satané pays. Ce n’est qu’à Paris, en exil, pour raison politique, je suppose, qu’on peut véritablement, dans la râlerie, dans le dénigrement, dans la déploration, prendre conscience de son indéfectible attachement à sa patrie. Et puis, qui s’intéressera à ce que dit un Polonais ? L’Occident et l’Orient s’ignorent, persuadés d’avoir tous deux raison. Rien de ce qui viendra de Pologne ne pourra être pris au sérieux, étant bien entendu que c’est la France qui détient le flambeau de l’intelligence, ce dont les Polonais sont hélas convaincus. Voilà pourquoi j’éprouve à lire Les feuillets bleus de Rudnicki l’impression de plonger dans un sac de poussière, féconde, certes, mais… poussiéreuse. Ce que je lis est un témoignage, faussement naïf, à la façon faussement rustaude d’un Ghiorghiu, d’un soldat Chvéik.

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    Cet homme se lamente avec dignité. Il nous fait part de toutes ses hésitations, brumes et nostalgies :

    lui, en effet, a connu « ce que c’était avant ». Tous ses articles n’ont pas été rédigés à Paris. Les premiers d’entre eux témoignent même de la grande glaciation imposée par la stalinisation à toute la vie intellectuelle, décrétée inutile si elle n’était pas à la botte du parti, représentant unique du peuple utilitariste. Or sous Staline, l’antisémitisme faisait rage sourdement. Rudnicki, né en 1912, était juif – il est mort en 1990. C’est donc à propos de cela qu’il atteint le niveau de réflexion le plus profond et le plus juste.

    Hélas, je ne m’en souviens <<<plus. Sans doute parce que n’étant pas directement concerné, je ne parviens pas à distinguer en quoi sa réflexion se différencie de celle de maints autres à ce sujet. Feuilletons ensemble ces Cahiers bleus :

    « La chose alla à l’impression. Oh ! l’impression, c’est un diable dont nul n’est capable de prévoir les vilains tours et les surprises ! Même le schématisme ne saurait vous protéger contre les diableries de l’imprimerie ! » Le schématisme était un de ces mouvements littéraires hors de France, que nous avons donc tendance à considérer comme nul et non avenu.  Mais ce passage trop court ne nous suggère encore pas grand-chose. Voyons plus loin : Rudnicki nous entretient de Kafka. Pourquoi dans toute la formation de la conscience européenne nous dit-il, ne s’est-il trouvé aucun Polonais d’envergure internationale ? Le judéo-tchèque Kafka, donc :

    « Ce n’est qu’ici, dans ces conditions, qu’a pu surgi une œuvre telle que La métamorphose, l’homme changé en cancrelat. L’homme ne peut pas se tirer d’affaire avec l’animalité qui l’entoure, il manque de poigne, de ruse, d’astuce et de toupet ; il ne peut pas se frayer passage, et alors tous commencent à le piétiner, à lui marcher dessus comme s’il était un cancrelat. Comme dans La métamorphose, l’homme qui ne sait pas jouer des coudes se sent ici comme un ver de terre, face à ceux qui ont

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    réussi, face aux habiles ». Tout est dit, n’est-ce pas. « Mais qui ? le coupe Aleksander.

    « - Quelqu’un. (Jan continue à ne s’adresser qu’à moi, toute la soirée, il a fait la tête à Aleksander). Il n’y a pas d’autre réponse. Car pour quelle raison dois-je emprunter tous les jours la triste rue Czerniakowska où un beau jour je finirai par me faire assassiner, tandis qu’ici, ils se promènent dans ces magnifiques petites rues ? »

    Ambiance, aigreurs, tortures…

    Un peu de joie simple de vivre ?

    « Je n’étais même pas très malheureux à cause de ma solitude ; au contraire, je me sentais mieux, mes rapports avec ce couple sont assez superficiels, aussi ne pourront-ils jamais devenir froids ou hostiles, chose sur quoi débouchent d’ordinaire tous les rapports humains un peu étroits. Je regardais avec plaisir la féerie que la neige et les arbres créaient dans le parc déserté, derrière la fenêtre. Lorsque je remontais dans ma chambre, le couple, réjoui et alourdi, descendait de traîneau. »

    Vérité, douce amertume.

    Les Feuillets bleus comportent aussi quelques nouvelles. Voici un extrait de l’une d’elles :

     

    « J’étais le plus jeune ; avant et après moi, mes parents ont perdu cinq enfants, tous des garçons. Après ces cinq morts, une atmosphère pesante s’était abattue sur la maison et ma mère en souffrait tout particulièrement. Elle était pleine de visions morbides et de terreurs qui détruisirent rapidement sa beauté ».

    Tu n’iras pas plus loin.

    Passons dans ce train de déportés.

    « Nous allons à Kluczowicie ? »

    «  Comme tout est silencieux, sa question est entendue dans tout le wagon.

    «  - Imbécile ! s’écrie de l’autre bout du wagon le pâle. Tu as pourtant entendu que nous devons d’abord arriver à Stara Milosna.

    «  - Oui, je t’ai reconnu, répond celui qui est pris à partie. »

    Attirance encore, et interruption encore.

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    « Auparavant, elle avait eu des scènes affreuses avec son ami qui l’avait forcée à se faire avorter, mais qui ne lui avait même pas donné un centime. La jeune fille s’était procuré de l’argent par ses propres moyens. Dès qu’elle l’a eu, un ami de l’ami est arrivé, la jeune fille lui a remis l’argent, l’ami de l’ami l’a pris – on dirait une histoire de la place Pigalle, et non un café de Varsovie où l’on ne sert que du thé ou du café ».

    La vraie vie est ailleurs. À Paris, quand tu es à Varsovie. Et chez Walt Disney, quand tu es en France. J’ai laissé la parole à infiniment plus qualifié que moi, Rudnicki, Adolf, auteur des Feuillets bleus, que j’ai lus lentement, en digérant bien, comme je vous invite à le faire si les commerçants vous laissent encore le loisir de vous le procurer, chez Gallimard, collection « Du monde entier », traduction Anna Posner.

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    J.J. ROUSSEAU « CONFESSIONS » 46 01 08

     

    Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau : qu’est-ce qu’un pauvre minable comme moi peut bien rajouter à cette œuvre mondialement connue, figurant qui plus est au programme du bac – j’ironise ? - je vais vous le dire : en profitant de l’occasion qui m’est donnée par moi-même pour parler de Ma Vie, en réglant quelques comptes de façon sanglante. Réglons donc son compte à un préjugé qui fait rage ces temps-ci : on ne doit pas parler de soi, ça n’intéresse personne, ce qui compte, ce sont les sacro-saints autres. Les « éditeurs » vomissent les manuscrits où se vautrent sans transpositions les personnalités fadasses ou chieuses d’écrivassiers à la manque.

    Soit. Mais, mon Dieu comme c’est bizarre, Augustin a parlé de soi dans ses Confessions, Montaigne a parlé de soi dans ses Essais (Je suis moi-même la matière de mon livre). Chateaubriand après Rousseau, le désastreux Leyris au XXe siècle, ont parlé d’eux-mêmes, remportant un certain succès sije ne m’abuse. Ce qui manque aux écrivains à la manque, c’est donc la transposition. De son expérience personnelle, il faut tirer un roman. Ou bien, posséder une personnalité hors-pair. Mais qui décidera si j’ai une personnalité hors-pair ? Est-ce à moi d’en décider ? quelle outrecuidance ! Et c’est pourquoi, au lieu de rester chez moi à ruminer ma modestie, je vous raconte ma vie.

    Donc Rousseau parla de lui. Mais il a transposé. Dans son avant-propos, il se vante de se montrer tel qu’il fut : pas du tout ! Il effectue un montage, il monte en épingle de certaines choses dans les Confessions, il montre les évènements non pas tels qu’ils se sont produits, mais tels qu’il aimerait qu’ils fussent crus, afin de se justifier. Prenons l’exemple de sa rencontre avec madame de Warens, présentée comme la véritable accession du chevalier servant au château de sa dame. Elle se passa de façon bien moins théâtrale, le coup de foudre se montra bien plus progressif. De même, plus tard, Rousseau décrit les merveilleux mois d’entente parfaite entre celle qu’il appelait «Maman » et son protégé, l’auteur : mais il se garde bien de dire que pendant cette période idyllique, il se faisait régulièrement tromper par un jardinier bien emmanché, et qu’il en éprouvait une douloureuse jalousie !

    De fait, il préféra s’en aller. Qu’est-ce à dire ? que Rousseau présente une vérité interne, une sincérité, plutôt qu’un document objectif. Il préfigure ainsi, par son souci de l’individualité, le romantisme. Il inaugure même une nouvelle façon de parler de soi ; il s’agit non point d’un évêque comme Augustin, relatant les étapes de sa conversion, ni d’un seigneur local comme Montaigne,

     

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    parlant de soi, certes, mais aussi de toutes sortes de sujets historiques ou philosophiques. Il s’agit cette fois d’un enfant de peu, évoquant ses premières années, alors que les récits de sa propre enfance étaient jusqu’à lui considérés comme sans importance, voire méprisables. Or Jean-Jacques (puisqu’il nous plaît désormais de l’appeler par son seul prénom) considérait, avec deux siècles d’avance, que les expériences de l’enfance restaient déterminantes sur le comportement de l’adulte.

    Pour bien me connaître, affirme-t-il, vous devez savoir ce que j’ai été avant de savoir ce que je suis devenu. Les épisodes qu’il a vécus lui ont montré par exemple que son horreur de l’injustice était due à une véritable séance de torture qu’il a subie, afin de lui faire avouer une faute qu’il n’avait point commise – car en ce temps, l’on battait les enfants comme plâtre. La fessée reçue des mains de Melle Lambert, en une autre occasion, lui démontre qu’il préfère par dessus tout se faire fesser par une femme. Seulement, qui sait que cette fessée n’intervint pas à l’âge de huit ans comme il le prétend, mais à douze ?

    Voilà qui semblait bien méprisable aux lecteurs du XVIIIe siècle, pour qui ces histoires d’enfant n’étaient que des enfantillages. Il leur fallait, à eux, quelques bons mémoires du Maréchal de Berwick, ou de quelque grand personnage, relatant les évènements capitaux où ils furent mêlés, y jouant le rôle essentiel, à les en croire. Qu’était donc ce petit Rousseau, qui fut si souvent quelque chose comme laquais avant de percer chez les grands de ce monde ? Ôtez-moi cet immondice… Et les Confessions n’obtinrent pas le succès escompté, sinon de scandale. Quant à régler ses comptes, chose qu’il ne faut pas faire non plus, paraît-il, en littérature, que fait donc d’autre, je vous prie, le réellement persécuté Jean-Jacques Rousseau ?

    Teigneux certes, mais l’étant devenu, car les pierres reçues dans la rue, les crachats qu’on jette à terre en vous croisant, de l’autre côté bien sûr, la véranda de la maison

     

     

     

     

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    de Jean-Jacques dont les vitres furent entièrement défoncées par une volée nocturne de gros cailloux, n’y a-t-il pas là de quoi vous rendre véritablement malade ? Rousseau règle ses comptes avec soi-même pour commencer, se chargeant de tous les ridicules, car ce ne sont pas les fautes, note-t-il, ni les crimes, qui coûtent le plus à confesser, mais les ridicules, comme les séances d’exhibitionnisme, adolescent, au fond d’une petite allée obscure. Mais en se plaignant très fort, ce qui déplaît souverainement aux esprits supérieurs, aux virils, aux forts, aux couillus, même aux femmes, toutes sortes de gens qui ne supportent pas qu’on soit différent d’eux et se posent eux-mêmes sans vergogne en parangons de stoïcisme, en se plaignant très fort, ce qui est logique…

    Jean-Jacques dénonce les hypocrisies ayant accompagné, par exemple, son expulsion de France pour la publication de son Émile, ouvrage d’éducation qui, chose inconcevable ! ne mentionnait pas qu’il fallût obscurcir l’esprit des jeunes gens par la religion étroite, telle qu’on la leur assénait dès leur plus jeune âge en ce temps-là. Se posant en victime, il accuse par son angélisme même. Nous ne pouvons qu’acquiescer à son indignation douloureuse, car il parvient à nos convaincre, par la force de son verbe doucereux diront d’aucuns qui n’auront pas tort, de sa prose enchanteresse dirais-je pour ma part.

    Il existe des règlements de compte qui passent du côté du génie. C’est vachement bien les règlements de comptes et je vous emmerde. Tenez : à qui viendrait l’idée saugrenue de se demander si Jean-Jacques est in, ou s’il est out ? Bien sûr qu’il est in, puisqu’il comprend très vite qu’à Paris, si l’on n’est pas soutenu, on ne parvient à rien ? et de tâcher de se ménager des appuis parmi la noblesse, courant les avanies, telles que celle qui consista à composer des parties d’un opéra pour se voir ensuite affubler d’une signature qui n’était pas la sienne ?

     

     

     

     

     

     

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    Il finit donc par rencontrer le et la Maréchal(e) de Luxembourg, qui lui offrirent le gîte et souvent le couvert, mais ne l’en abandonnèrent pas moins lorsqu’il fut exilé pour son Émile. Ces deux grands nobles amicaux n’en refusèrent pas moins de lui révéler pour quelles raisons il avait été condamné, se contentant d’airs gênés et entendus, genre « vous savez bien de quoi on veut parler, ne faites pas l’enfant, ne nous forcez pas à étaler des obscénités » - procédé classique inquisitorial : à vous de deviner. Nous avons trop connu cela nous aussi. Quant à savoir si Rousseau, pour y revenir, est in ou bien out, entendez s’il choisit d’être pour ou contre les règles de bonne conduite en bonne société, voilà bien une question absurde : un homme à la foi aussi persécuté, aussi aimé, ne peut être que les deux à la fois, sans qu’il soit question par-dessus le marché de « choix », sacré nom de Dieu !

    Bedos est-il in ou out ? Et Timsit ? Et les Guignols de l’info, qui engueulent tout le monde et que tout le monde écoute ? n’est-il pas humain de vouloir à la fois se situer en dehors et en dedans ? de se faire accepter par sa ressemblance mais par sa différence ? j’emmerde les gens mais je veux qu’ils m’aiment, est-ce que ce n’est pas l’histoire de Monsieur Tout-le-Monde ? Il suffit de relire le passage du Loup des steppes de Hermann Hesse, où le marginal regarde avec nostalgie l’intérieur bien briqué, bien ciré, d’une brave vieille proprette chez qui tout est soigneusement rangé – tandis que lui, le Loup, doit reluquer sa nostalgie sur le palier. Classer les gens en deux catégories, les « normaux » et les « marginaux », et qui plus est, comble de l’absurde, en faire une affaire de choix, relève d’un niveau socio-psychologique de sous-chiottes.

    Rousseau, comme tout le monde, aurait bien voulu être au sommet de l’affiche, mais ne le fut que bien insuffisamment, et en dépit de ceux qui auraient bien voulu le voir brûlé en place publique, au premier rang desquels un certain Voltaire, avec qui Jean-Jacques rompt aussi des lances, Voltaire ayant commis la remarquable indélicatesse de publier une lettre privée de notre auteur. Ces points sinon réglés du moins mentionnés, voyons quelques passages des Confessions, plus intéressant que tout ce que l’on peut dire sur eux. Rousseau, j’en suis désolé pour nos moralistes, parle, eh oui, de lui :

     

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    J.J. ROUSSEAU « CONFESSIONS » 46 01 08

    « Je suis moins tenté de l’argent que des choses, parce qu’entre l’argent et la possession désirée il y a

    toujours un intermédiaire ; au lieu qu’entre la chose même et sa jouissance il n’y en a point. Je vois la chose, elle me tente ; si je ne vois que le moyen de l’acquérir, il ne me tente pas. J’ai donc été fripon et quelquefois je le suis encore de bagatelles qui me tentent et que j’aime mieux prendre que demander ; mais, petit ou grand, je ne me souviens pas d’avoir pris de ma vie un liard à personne ; hors une fois, il n’y a pas quinze ans, que je volai sept livres dix sols. »

    Ce sont de tels passages, où la sincérité entraîne l’adhésion du lecteur, si proche de cet homme-là. N’est-ce pas vous non plus, ô mâle maladroit, qui vous intéressez à l’une de celles, si nombreuses, que vous n’avez pas eues ?

    « Un jour, cependant, passant d’assez bon matin dans la Contranova, je vis, à travers les vitres d’un comptoir, une jeune marchande de si bonne grâce et d’un air si attirant, que, malgré ma timidité près des dames, je n’hésitai pas d’entrer, et de lui offrir mon petit talent. Elle ne me rebuta point, me fit asseoir, conter ma petite histoire, me plaignit, me dit d’avoir bon courage, et que les bons chrétiens ne m’abandonneraient pas ; puis, tandis qu’elle envoyait chercher, chez un orfèvre du voisinage, des outils dont j’avais dit avoir besoin, elle monta dans sa cuisine, et m’apporta elle-même à déjeuner. Ce début me parut de bon augure ; la suite ne me démentit pas. »

    Mais les jouissances de Rousseau sont surtout de désirs et de frustrations. Laissons-le en cette charmante compagnie. Voyons-le en une autre, car ce grand timide ne laissait pas d’entreprendre sans cesse, en ces heureux temps où l’on pouvait aborder les femmes sans se faire passer pour un connard tout juste bon à livrer au flic le plus proche.

    « J’aurais ainsi passé ma vie et l’éternité même sans m’ennuyer un instant. Elle est la seule personne avec qui je n’ai jamais senti cette sécheresse de conversation qui me fait un supplice du devoir de la soutenir. Nos tête-à-tête étaient moins des entretiens qu’un babil intarissable, qui pour finir avait besoin d’être interrompu. »

    Mais il s’agit ici de Mme de Warens, avant que Jean-Jacques eût été traité par elle, comme il le dit, « en homme ». Trouble et charmante histoire de « Maman » et de « Petit », comme ils s’appelaient mutuellement. Que de choses à dire encore sur les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, que je vous souhaite sinon de lire in extenso, du moins de parcourir, afin de voir si vous pourriez à votre tour proclamer, comme il vous en défie, « Je fus meilleur que cet homme-là ».

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    CÉLINE « RIGODON »

     

     

     

    Ici Hardt Collignon-Vandekeen, le seul animateur qui fasse encore après dix ans d’antenne une émission aussi nulle que celle d’un débutant ; le seul qui profite des œuvres d’autrui pour régler des comptes personnels ; le seul qui s’arrange pour promouvoir ses propres écrits, faisant fi de toute déontologie ; le seul enfin qui veut le beurre, l’argent du beurre et le cul de la crémière, se tenant à la fois du côté des exclus et du côté des conformistes, et qui emmerde ceux qui ne sont pas contents et qui peuvent émigrer vers d’autres longueurs d’ondes.

    Le seul qui fasse semblant de prendre ses auditeurs pour des con et des lepénistes, et qui se contrefout des réactions de ses trois auditeurs et demi, parce que d’aussi loin qu’il fasse remonter sa mémoire il s’est aperçu que tous ceux qui l’accablaient de conseils s’arrangeaient pour faire exactement le contraire, tout en prétendant que pour eux ce n’était pas la même chôôôdr, et que pour ceux qui réussissaient en lui passant sur le corps, il y avait tout de même, n’est-ce pas, une autre morale que pour les péquenots qui feraient mieux de rester à leur place, c’est-à-dire lui, Collignon-Vandekeen, qui va ici vous reparler de Céline - sans propagande fasciste, pour les indécrottables.

    Mais tu prends ton public pour des cons !

    D’une part, celui qui dirait ça prendrait lui aussi une bonne partie de son entourage pour des cons, tout en disant que pour lui ce n’est pas la même chôôôse, alors que vous comprenez parfaitement que je ne vous prends pas pour des cons. Vous n’êtes tout de même pas aussi crétins que ceux qui portaient plainte contre Timsit, et qui eurent gain de cause hélas – eh Timsit ! que feras-tu de ton humour si tes copains juifs portent plainte pour « humour déplacé » ? Ben tu retournes dans ton HLM. Là où les Autres voudraient te voir rester, afin de prendre ta place et de ne pas faire mieux que toi… bon j’arrête, il paraît que des « comme moi » on en trouve des tonnes, mais moins, tout de même, que des gens comme tout le monde…

    Céline…

    Il était parano Céline. Bon à enfermer. Il l’a été d’ailleurs, au Danemark, pour collaboration presque pas voyante. Disons, en évitant son jugement devant les tribunaux. Il a profité des antisémites pour

     

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    CÉLINE « RIGODON »

     

     

     

    grimper au premier plan des ventes. Oui. Mais Voltaire lui aussi profita de l’argent des esclavagistes, et il a écrit des choses sur les juifs que je ne répéterai pas ici parce que c’est aussi dégueulasse que Céline, et pourtant Voltaire, le mieux informé des hommes de son temps, savait qu’en Russie, les pogroms allaient bon train. Dès 1938 Churchill et l’Intelligence Service savaient parfaitement ce qui se passait dans les premiers camps allemands, où les opposants se voyaient systématiquement éliminer, avec tortures, traitements dégradants, etc.

    N’oublions pas que le Débarquement a été retardé d’un an parce que les British ont préféré qu’il s’en tue le plus possible entre nazis et communistes pour qu’il reste un peu moins de racaille sur terre. Merci Churchill. Et j’apprends que deux personnes viennent de porter plainte contre la SNCF pour avoir supérieurement organisé les convois de déportés juifs et tziganes avant de se repentir un peu tard et de jouer les Gros Bras de la Résistance. Honneur et gloire à ceux qui ont sauvé l’honneur – mais honte aux mêmes, parfaitement, qui convoyaient les futures victimes des camps.

    Céline était sur lezs trains détraqués de l’Allemagne intérieure, sous les bombardements qui étaient bien faits pour leurs gueules, essaye de fuir avec des gogols qu’une éducatrice leur a confiés, à lui et à sa jeune épouse. Et ces petits morveux ne se rendaient compte de rien, évoluaient sous les bombes, guidés par le chat Bébert, qui se faufilait toujours sous les décombres pour toujours trouver un peu de sa pitance de chat. Suite de visions toujours traditionnellement hallucinantes, celle de Hambourg brûlée par les bombes au phosphore, ayant soulevé le sol en forme de gigantesque cloche sous laquelle grouillait toute une faune souterraine, éphémère et abondamment pourvue de nourriture en conserves. Car la première préoccupation, après celle de sauver sa peau, est la nourriture. Deuxième vision, celle des sous-marins planqués dans la tranchée du canal de Kiel : les bombes larguées du ciel se précipitent dans cet énorme fossé à pic avec des éclatements tonitruants de feux d’artifice, tandis que le pont de fer se tord sous l’effet des déflagrations. Quant au chat Bébert, dédcidément le plus sympathique, sans parler des mongolitos, aucun problème ne l’effleure, tout le monde poursuit son petit bonhomme de vie. Bref, c‘est le rigodon, c’est-à-die, comme le savent les Savoyards, la grande danse infernale, le grand chamboulement.

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    CÉLINE « RIGODON »

     

     

     

    Avec ce mélange d’humour, de fatalisme, de geignardise si caractéristique de Céline, dont c’est là le dernier ouvrage, qu’il n’a jamais vu imprimé, où ses caractéristiques s’accentuent au point qu’il s’autopastiche. Toujours à lever les bras au ciel, Céline, toujours à tout minimiser, pour noyer le gros poisson de sa culpabilité dans le gros ras de marée du péché originel humain généralisé… Toujours sa mauvaise foi même pas déguisée, renvoyant dos à dos les adversaires, sans que jamais le véritable en jeu de la guerre soit esquissé, tout entier affairé qu’il est à promener sa loupe sur le détail pittoresque ou sur l’emphase épique, toujours trop près ou trop loin, ce qui lui épargne les ajustements optiques : cela lui eût permis de se rendre compte que celui qui sème le vent du nazisme, si peu que ce soit, récolte les tempêtes de bombes sur la binette.

    Il y a donc des gens comme cela qui déplorent le calvaire des pauvres troupes allemandes, mais se gardent bien de déplorer le sort de ceux que leurs grands frères avaient massacrés dans l’allégresse quatre ans auparavant. Il est on ne peut plus vrai qu’on trouve rarement des personnes sachant répartir équitablement leurs lamentations sur toutes les victimes à la fois. Hélas Céline est du plus grand nombre, et dès qu’il peut dans le récit de sa débâcle mentionner les juifs ou autres chinois, soyez sûrs qu’il n’y manque pas. Grand écrivain, mais toujours aussi salaud – profitez-en, je dis du mal de Céline. Mais, à qui tu t’adresses, là ? À ceux qui ne m’écoutent pas. Que chacun en extraie son miel. Je ne choisis pas mon camp.

    Je déplore que Céline fournisse tant de preuves contre lui, tant de verges pour se faire fouetter. Et je le félicité, pour ressusciter tant de visions dantesques dont nous ne fûmes pas témoins. Je m’adresse aux bonnes âmes, qui font la morale à Céline, mais ne lèveront pas le petit doigt pour sauver les chrétiens de l’Orient. Mais qu’est-ce que vous voulez qu’on y fasse mon pôv’monsieur ? Rien, mais ne faites pas de morale, merci. Chers auditeurs. Tendez plutôt vos rouges tabliers. Oyez quelques extraits du Rigodon de Céline, qui choquent certains lecteurs de Télégnagna :

    « Écoute la fin ! le sang des blancs ne résiste pas au métissage !… il tourne noir,jaune ! ...et c’est fini ! Le blanc est né dans le métissage, il fut créé pour disparaître ! Sang dominé ! Azincourt, Verdun, Stalingrad, la ligne Maginot, l’Algérie, simple hachis !… viandes blanches ! toi tu peux aller déjeuner !

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    CÉLINE « RIGODON »

     

     

     

    «  - Tu m’as engueulé, t’es content ? »Voilà, vous êtes contents ? Céline, plus raciste, tu meurs. Qu’est-ce que j’en ai à foutre, franchement, de savoir que mes descendants soient noirs ou jaunes ? le  blanc, caractère récessif ? et alors ? quel problème ? dire qu’il aurait suffi de rogner quelques lignes par-ci par-là pour faire de son œuvre quelque chose à mettre entre toutes les mains !

    Prenons-le dans un passage inoffensif de Rigodon : le train s’égare au milieu de l’Allemagne, et l’auteur se demande si la locomotive peine ou dévale sur les pentes de tel ou tel massif montagneux, écoutons-le : ça halète, comme une machine à vapeur.

    « Harz ? pour accélérer, je crois que ça y est ! Eifel ou Taunus ! je saisis un peu ce qui se dit autour… des Lituaniennes qui ne parlent qu’allemand… les autres femmes… lettones ? finlandaises ? Le principal que ce train arrive… et qu’on n’étouffe pas sous le tunnel… ça se pourrai… ça serait peut-être voulu ? … on ne nous demande pas notre avis… pas plus que pour Rostock-Berlin… qu’on se trouve momifiés, enfumés au bout du parcours, encaqués ? Alors ? bien sûr !… en tout cas ça file ! ça va !… comme en roue libre… je crois… tout le bastringue s’engouffre vous diriez avec le tonnerre… en même temps ! une voûte ! une autre ! Je vous parlais de suffocation… aussi brusque, brutal, tout freins ! crisse, patine… rrii… en queue… en avant… chocs et contrechocs… et encore !… oh, mais pas que des chocs !… des bombes ! les vraies ! un chapelet... deux ! ils attaquent ! le bout de notre train !… arrière !… heureusement nous sommes sous le tunnel… ils ont le bonjour !… broum encore ! une autre dégelée… peut-être sur les derniers wagons ?… vous dites : attendez la sortie !…bien l’avis de La Vigue. »

    La Vigue, c’est Le Vigan, acteur, en fuite comme Céline, qui l’accompagna sans cesse ou presque dans cette débâcle dantesque. Mais si vous voulez un autre ouvrage sur cette période, lisez Les Russkoffs de Cavanna, garanti sans racisme, et vachement bon, je n’ose pas dire qu’on y retrouve cependant le même ton échevelé que chez Céline, le ton plus noble, certes, plus humain… Il serait furieux Cavanna… À moins qu’il ne se soit inspiré de l’écrivain Céline ? Ô sulfure ! Troisième extrait ? Par exemple, il est certain que Cavanna, pour circuler à travers l’Allemagne en décomposition, n’a pas

     

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    CÉLINE « RIGODON »

     

     

     

    eu besoin des services de SS, repentis mais un peu tard, ni du tampon du IIIe Reich sur so,n passeport intérieur, comme l’autre. Le voici donc, le Céline, en conversation avec un commandant de la Wehrmacht beaucoup plus coulant depuis qu’il est sûr de perdre la guerre :

    « Commandant nous venons de voyager… beaucoup…

    - Je sais… je sais… mais il faut !…

    - Pour où, commandant ? »

    Je ne sais plus, Céline. Ailleurs, sous d’autres bombes… Tu es fait comme un rat… Tu as beau vouloir jouer le médecin des pauvres, pour sauver un ou deux éclopés dans cette débâcle où ‘lon crève plus souvent qu’à son tour. Tu parles de ta femme :

    « Lili a beau avoir été très malmenée par cette bourrasque des poursuivants et cette cataracte de briques, j’ai vu, j’ai eu assez peur, toute déshabillée ainsi dire, elle avait sauvé sa ceinture… pas rien !… ma suprême réserve… ampoules, sachets, seringue… huile camphrée, morphine… plus un petit flacon le cyanure… et le thermomètre !…

    - Alors voyons !

    38°5 ! enfin là, un chiffre !… que vais-je lui dire ?… je verrai plus tard…

    - Oddort !… nous devions aller à Oddort !… notre train… vous connaissez ? »

    Vous aurez compris : Rigodon, c’est l’épopée de la pagaille et de l’affolement, que l’on peut noyer, subsumer comme dit l’autre, dans le baquet de sauce de la psychologie générale humaine… Sans le contexte, c’est bon ! c’est fou ce qu’on rencontre, dans ces catastrophes ! enfin la fraternité entre acteurs de la même débâcle ! les masques tombés ! ce que souhaitait Artaud !

    « Lili, Felipe… pour une fois, j’avoue, je ne bouge plus… je crois qu’ils essaient de me réveiller… et même ils me secouent… il me semble… et puis peu à peu, j’entends… oh, je ne vais pas remuer !… qu’ils s’agitent !… j’entr’ouvre un œil… je vois un môme… deux… des nôtres… ils sortent du fond… c’est vrai, ils étaient au creux de cette crevasse… la preuve !… cinq… six… et qui portent chacun quelque chose… ils vont vers où… Felipe leur montre… je comprends, ils doivent porter leurs paquets

     

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    CÉLINE « RIGODON »

     

     

     

    à l’extérieur… camelote de quoi… de qui ?… sûr des boîtes de lait !… une épicerie ?… une pharmacie ?… j’y vois mieux… chacun une boîte… et pas que du lait, aussi des boules… et encore des confitures… Ils vont vers l’entrée… là qu’était la bâche, l’énorme que Felipe portait sur sa tête… il l’avait étalée dehors...ça que les mômes y allaient va-et-vient vider boîtes et boules… ils bavaient toujours, petits crétins, mais tenaient mieux debout, il me semblait, se ramassaient pas tant, et même je crois y en avait qui s’amusaient… là-bas aux wagons j’en avais pas un vu rire… ça va vite mieux les enfants, seulement un petit coup d’aventure, même les pires débiles comme ceux-ci, vous les voyez reboumer espiègles !… tout de même… si avortons qu’ils soient, vous les suivez plus, ils sont dans le sens de la vie… l’autre bord les vioques, vous filent, vous filent, quoi que vous fassiez ! ménopause venue, l’athlète qui se raccroche, le premier ministre asthmatique, sont plus que baudruches à l’égout… bien plus ridicules que nos mômes d’asiles, pourtant très chétifs, bien navrants, mais eux on pouvait espérer, l’athlète fini on ne peut plus rien, le ministre qu’était tout vent avant, a plus de vent du tout… les nôtres mômes là passaient… passaient chacun avec sa confiture, une boule… où ils allaient porter tout ça ?… je crois à l’entrée de notre crevasse… ils revenaient tout de suite… je devrais bien me secouer… voir ce qui se passait… d’abord, vous remarquerez, aucune illusion… cette géante voûte ; cete cloque de glaise ne durerait pas… je vous ai dit cette hauteur, au moins trois fois Notre-Dame… un autre coup sismique, pareil, un autre remous des profondeurs, elle existerait plus, elle s’émietterait… ceux dessous avec… je voulais bien me lever… mais la force ?… oh, javais bien repris connaissance, mais question de me remettre debout... »

    C’est comme ça, Céline, ça s’essouffle, puis ça repart, à l’infini, comme une petite boule cardiaque, et vous voilà petit à petit, insidieusement, de phrase inachevée en bribe de proposition, plongé au sein même d’un Jérôme Bosch, si fascinant de l’extérieur, si terrifiant, et si drôle, par dedans… Cela s’appelle Rigodon, de Céline, et grâce à nos extraits, vous en aurez peut-être plus lu que ces dix dernières années...

     

     

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    Yann ANDRÉA « M. D. »

     

     

     

    Aujourd’hui encore, chers auditeurs s’il en reste, Hardt Vandekeen vous entretiendra de sa petite vie dans une émission toujours aussi nulle depuis 13 ans, qui traite de M. D., composé par Yann Andréa. Pour les initiés, c’est transparent : Yann Andréa est un homme jeune, 37 ans au moment des faits, au moment de la désintoxication alcoolique subie par M. D., Marguerite Duras, en 1982.

    Les durassiens connaissent tout cela. Je suis un durassien, du moins m’efforce de l’être, considérant que les deux Marguerite, Duras et Yourcenar, aux antipodes d’une de l’autre, sont les deux dernières à avoir fertilisé à ce point la littérature, voire la langue française, même que d’Ormesson peut aller se rhabiller. Mais cela ne m’empêche pas de tégler quelques comptes, fussent-ils périmés.

    En effet, à propos d’un article que nous avions fait paraître dans une certaine revue, jadis, ne voilà-t-il pas qu’une autre plumitive de mon acabit m’accable de son mépris, parce que je méprise les adversaires de Marguerite Duras, avec,  il est vrai, des arguments nuls, puisqu’il ne s’agit pas d’arguments. Mis à bout par lesdits adversaires, et Dieu sait s’il y en a, je les avais traînés plus bas que boue.

    Et notre plumitive de décréter, tout à trac, que j’avais bien de l’orgueil, que je me prenais pour le seul initié capable de comprendre les beautés de la Dame, gardien du temple ! et prenant tous les autres, du haut de ma petite stature, pour des emmanchés du bulbe. Madame X, vous n’avez rien compris. J’ai toujours besoin, moi, pamphlétaire à l’eau de rose, pour jeter mon parfum, de m’imaginer en train d’engueuler un adversaire. Or, ceux de Marguerite Duras sont légion. Ne renversons pas les rôles, je vous prie. Ce sont bien plutôt ces gens-là qui se donnent de grands airs, et je leur renvoie, moi, tous leurs grands airs au centuple.

    Pour moi, râler, c’est la vie. Et si je me prends pour le centre du monde, je me prends aussi pour un individu désespéré d’être quelconque. Ce que je ne supporte plus, ce sont les faux modestes qui font semblant d’incarner la modestie, et d’aimer tout le monde, tout en en profitant pour pousser leur petite personne, humblement, ternement, afin qu’on ne voie plus qu’eux, en tout lieu – bizarre, non ? C’était notre chapitre « Je suis chiant mais je vous emmerde ». Et si nous parlions de Yann Andréa ? Il fut

     

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    Yann ANDRÉA « M. D. »

     

     

     

     

    l’amant de Marguerite Duras, ce qui implique une complicité, une lutte terrible commune pour sauver une femme de l’ivrognerie. Il y touchait aussi, à la bibine, ou plus justement aux bons vin. Une communion : « Prenez et buvez... » Mais Marguerite D. avait de nombreux antécédents.

    Elle avait été désintoxiquée, avait rechuté. On ne guérit jamais de l’alcoolisme. C’est au point que les rescapés de la vinasse se quittent au téléphone ense souhaitant « bonnes vingt-quatre heures ». Cela signifie que la lutte doit continuer, pour la vie, d’heure en heure jusqu’à la fin des deux tours de cadran. Il faut résister, pour certains, même pour le vinaigre, dont une goutte suffirait à relancer le désir de boire. Et malgré les bonnes résolutions, il faut se résoudre à faire venir au domicile de M.D. un médecin, qui demande l’hospitalisation à l’Hôpital Américain de Neuilly. La cure sera terrible. On ne peut sevrer brutalement Marguerite Duras, réduite à ses initiales, anonymée, comme Lola V. - car elle sombrerait dans la folie due à la privation.

    Mais il est indispensable de procéder à ce sevrage, faute de quoi la mort par cirrhose et coma imminent guette. La solution, énergique, est celle-ci : gaver la patiente, la souffrante, de neuroleptiques, lesquels l’assomment à longueur de temps, pour lui permettre de supporter les effets du manque, et du traitement médicamenteux qui l’accompagne, inévitable contrechoc. C’est, comme on dit lorsqu’on ne sait pas ce que c’est, la « descente aux enfers ». Il faut passer par le stade du crétinisme, de l’engluement du cerveau, du comportement de débile, des hallucinations parentes de celles du delirium tremens. La patiente universelle croit voir des hommes qui s’introduisent dans sa chambre, demande à son compagnon de les chasser.

    Mais outre le côté spectaculaire de ce témoignage,Yann Andréa nous révèle aussi le côté terriblement émouvant de cette petite fille retrouvée au sein de l’impuissance morbide qui dit des choses insignifiantes sur le temps, sur le goût des œufs qu’on lui sert à la clinique, sur les vêtements qu’elle aimerait porter pour se promener un jour dans le couloir. Une petite fille de soixante ans passés, renouant ainsi les fils des deux âges si semblables dans leurs exigences, leurs caprices puérils. À

     

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    Yann ANDRÉA « M. D. »

     

     

     

    travers ces petites phrases exprimant la plus extrême faiblesse, la plus extrême confiance jusque dans les râledes, nous devinons, nous autres, qu’il s’agit de ce monstre sacré sans l’avoir voulu, de cette grande enrichissante du langage, dont chaque phrase écrite creuse en notre estomac le même puits que la lourdeur d’un rouge de Chinon. Et qui s’exprime à la ville comme en scène, dans son lit d’hôpital comme devant son bureau de composition. L’effet se trouve redoublé par l’imitation consciente de Yann Andréa, qui à son tour adopte ces phrases denses et courtes, ce détachement particulièrement poignant, cette attention portée à chaque mot calme et secrètement frémissant, pesant tout son poids de sens et d’inquiétude, d’amour sobre et sans fond.

    Chaque propos de Yann Andréa produit un effet analogue à celui d’une lourde pierre ronde tombant au creux de l’eau, suscitant à l’infini ses ondes de résonances. M.D., Yann Andréa, et Mozart (dont Yann serait le Süssmeyer) émette la même magie : « le silence qui suit est encore du Mozart » ; on l’écoute encore après qu’il a parlé, car tout est clair, lumineux, dense et opaque à la fois (« opalescent »), mais c’est pour mieux sentir le bouquet, la chaleur qu’une réception hâtive et globale n’a fait qu’effleurer. L’essence de l’amour est là, dans cet effacement, dans cette abnégation, imitation qui est prise en soi du poids incarné de ce qui pourra disparaître, ingestion, cannibalisme sur personne vivante en parcours de limbes, oscillant au bord de cette frange comateuse – Yann psychopompe captant du bout des mots, posées comme des pointes de pied la syllabation qui s’énonce au prononcé du « b », du « p », bilabiales immédiatement sensuelles, dont on sent le goût et le son charnellement humains, pleins, poignants, donnant tout leur fruité.

    L’amour passe entre ces lèvres mêmes qui s’arrondissent sur celles de l’amie mourante, afin de capter puis reprendre son éphémère écho, son essence éternelle mais fixée là, dans ces 138 pages, ces 38 tentatives de raffermissement du lien, sauvetage physique, bouche à bouche de la mort. Précisément à cette époque paraissait La maladie de la mort, livre le plus extraordinaire qu’il m’ait été donné de lire sous la plume d’une femme et restituant à ce point à l’identique la fantasmagorie de l’homme sur la femme, dans ce mélange de domination et de soumission face au corps étranger de sa compagne, putain, cadavre, adorée à l’instar d’une incarnation angélique, chair imputrescible de la Résurrection.

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    Yann ANDRÉA « M. D. »

     

     

     

    Le corps des saints ne pourrit pas ; il exhale une odeur que nul parfum terrestre ne peut rendre, l’odeur de sainteté. Yann Andréa embaume le corps vivant avec la phrase, l’essence charnelle et littéraire, au noble sens du terme, de Marguerite Duras. Il l’égale à ces créatures passant évanescentes sous leurs voiles extrême-orientaux dans la pénombre des corridors d’ambassades. Et cet embaumement reste en même temps insufflation, souffle d’Iris dans les narines d’Osiris, qu’importe l’inversion, afin qu’à tout jamais M.D., autre Chevelure de Bérénice, rejoigne le chaud scintillement dans ces constellations que les Dieux attentifs et sombres placent dans l’espace.

    À cette résurrection aspire le présent de l’éternité, la permanente imprégnation de blanc qui règne tout au long de cette pérégrination aux portes de l’au-delà, aller, puis retour, pas à pas, souffle court. Le poète reprend Eurydice, au seuil des abîmes. Écoutons :

    (suivent des lectures de fragments vraisemblablement choisis aux pages 47 et multiples de 47, et dont les incipit sont :

    « Visite de J.F. Il annonce la diminution des anxiolithiques…

    «  Vous vous endormez.

    «  Seul, le bruit de l’air…

    «  Six heures... »

     

    ...Il n’est jusqu’aux paroles les plus banales qui ne prennent un écho d’identité, comme devraient résonner les nôtres, si nous prenions conscience de la proximité du mur définitif où se répercute l’écho de nos insignifiances. Résonance caverneuse et divine. Le livre M.D. par Yann Andréa fut achevé d’imprimer le 4 avril 1985. Il parut aux Éditions de Minuit, où il est encore en vente, si les commerciaux ne s’en sont pas mêlés.

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    Cornud-Payron SARTRE « LES MOUCHES » (« Balises ») 22

     

     

     

    Que d’eau, que d’eau passée sous les ponts depuis le deux octobre, date mémorable où je vous entretins de Huis-Clos et des Mouches de J.P. Sartre ! Assez pour submerger le Nicaragua, catastrophe oubliée. Je suis Hardt Vandekeen, infect et banal personnage émettant des émissions infectes de forme et de contenu, abusant de son passage à l’antenne pour régler des comptes personnels, ce que personne ne fait bien entendu. Nous disions donc : la collection « Balise », universitaire et scolaire, publie l’un de ces fascicules bleus consacrés à l’information des potaches ou étudiants.

    Cette fois-ci, deux mièces de théâtre sont liées sur la couverture comme à l’intérieur, étant donné qu’elles paraissent dans le même volume en collection Folio… Nous nous étions déjà demandé, le deux octobre, pourquoi ces deux œuvres se trouvaient ainsi accolées, car elles n’ont guère de points communs apparents, sinon celui de la culpabilité-responsabilité. Apprécions donc la valeur pédagogique d’un tel ouvrage, ad usum Delphini. Et disons tout de suite que nous n’aimons pas, mais alors pas du tout, la collection « Balises » chez Nathan. Pourquoi ? parce qu’elle se contente de résumer le texte, et fait suivre chaque résumé d’une dissertation flasque, sans grand plan, proche de la paraphrase, indiquant l’un des itinéraires de l’œuvre en question.

    Démarche sympathique, personnelle, signée par l’éminente Mireille Cornud-Peyron, qui pourrait aussi bien en être une autre, laquelle proposerait un itinéraire différent, des balises différentes. Nous voyons ici le souci pédagogique, fort louable, de la collection, provoquant une succession de réflexions très pointues, très fécondantes, très incitatrices à la recherche personnellen qui ne se substitue donc pas à l’élève. L’ennui est que toutes ces belles phrases ne remplaceront pas le résumé, le compendium, de tout ce qu’il faut savoir, le kit minimum de la réussite au bac. Ici s’affrontent deux conceptions de l’enseignement, partant, de la société : d’un côté, le vieux crétin qui vous parle, qui estime à zéro dans un premier temps la marge de manœuvre laissée àla réflexion personnelle ; l’étudiant doit apprendre, bachoter, recracher.

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    Si nous le laissons libre devant un texte, telle est du moins mon expérience, il ne dire que des choses superficielles, sombrera même dans la paraphrase, ou bien prendra l’accessoire pour l’essentiel, ou encore filera vers le contresens le plus complet. Il faut donc le guider, tout en le laissant libre. Et ce qui désoriente à la lecture des livres de cette collection « Balises », c’est qu’en le refermant nous avons l’impression d’avoir mené une conversation avec un « honnête homme » (ce qui signifie tout autre chose au féminin), sans en retirer qu’un bavardage très humain, très humaniste, d’où rien ne se dégage d’immédiatement exploitable.

    Il: s’agit de notre part d’une impression étroitement utilitaire, soit. Mais bien peu nombreux seront à notre avis les étudiants qui penseront à prolonger la lecture intiatrice du volume de «Balises » par une recherche personnelle, dont ils n’ont d’ailleurs absolument pas le temps. Nombreux au xontraire seront ceux qui apprendront tout cela par cœur si possible. Il paraît que si un candidat, à l’oral, vous recrache une étude toute faite, l’examinateur doit l’interrompre et salutairement le désorienter, afin de lui faire rendre tout son jus de cerveau personnel. Permettez-moi d’estimer au contraire, en tant que vieux chnoque, l’opposé : celui qui récite un plan tout fait prouve par là même sa parfaite compréhension du texte, ne saurait, en aucun cas, produire de réflexions plus pertinentes ni plus approfondies, et vous repose, en tout cas, des niaiseux qui s’arrêtent au bout de trois minutes d’horloge, et à qui nous devons extirper du nez les vers de la connaissance.

    Il faut même tellement les aider qu’ils se contentent de compléter vos phrases, obtenant ainsi la bonne nonote qui permet de décrocher le bac et d’enfler les statistiques de ces réussites totalement dévalorisées. Ce n’est qu’après le bac qu’on peut parler, très éventuellement, de « recherches personnelles » ; jusque là, neuf fois sur dix, l’esprit n’est qu’un embryon. Et puisque nous en sommes à régler des comptes sans parler de Sartre, tordone le coup à l’une de ces absurdités que déversent sur nous les braves citoyens français, qui ont tous leur mot à dire sur les enseignants, lesquels font tellement plus mal leur métier qu’ils ne feraient eux-mêmes : une personne que j’estime beaucoup pour

     

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    son intelligence et sa sensibilité me disait l’autre jour qu’il serait juste et équitable que les élèves ne fussent pas notés parle même maître que leur dispensateur de savoir ; c’est d’ailleurs exactement ce qui se passe aux examens, dans un souci d’objectivité. Je leur ai demandé, aux élèves, ce qu’ils penseraient d’être notés, en permanence, par un autre professeur. Ils m’ont tous répondu que cela signifierait une perte totale d’autorité du professeur enseignant. L’autorité d’un professeur n’est pas celle d’un dominateur sur un dominé, contresens fréquent. C’est l’ascendant naturel de celui qui sait sur celui qui ne sait pas. J’apprends à nager : la maîtresse-nageuse ne me domine pas, je ne me sens pas vexé, ni castré, j’applique ses consignes tout simplement, je nage, plus ou moins bien, et c’est elle qui me dit si c’est bien, ou non.

    Ce faux problème écarté, le professeur qui ne note pas sera automatiquement considéré comme un rigolo. Le vrai, ce sera l’autre, celui qui note et qu’on ne connaît pas. Et ce à quoi notre « réformateur » n’aura pas pensé, c’est que tous les élèves, immanquablement, vont lui demander : « ...et vous, combien m’auriez-vous mis ? …et pourquoi pas la même note que l’autre, la vraie ? «  Voyez d’ici le marchandage, la classe transformée en souk. Les notes varient d’un professeur à l’autre, d’une classe à l’autre, elle n’est qu’une indication et non un couperet. Je peux avoir envie d’encourager un bûcheur pas très vif en augmentant sa note, mais je n’augmenterai pas celle du petit flemmard qui obtient son petit neuf sur vingt sans forcer.

    Il ne leur vient donc pas à l’esprit, aux critiques parentaux, que le prof n’est pas le père fouettard dont il faut se méfier, tellement con qu’il note à la tête du client ? Et qu’un 10 dans une classe dite « mauvaise » ne signifie pas la même chose que dans une classe dite « excellente » ? et que dans la vraie vie, puisque ces réformateurs à deux balles n’ont à la bouche que l’opposition prétendue entre l’école et la « vraie vie », c’est l’ensemble de votre personnalité qui est sans cesse jugé, jusqu’à la propreté de vos chaussures, et pas seulement vos compétences ? Tous ces gens, qui feraient tellement mieux que nous, et ne se sont jamais retrouvés devant cette entité mystérieuse appelée « une classe »… Laquelle réagit si différemment qu’un public de théâtre, ou qu’une foule sur un stade, ou un conseil d’administration…

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    C’est pourquoi nous répétons qu’il vaudrait mieux, au lieu de ressusciter je ne sais quel « sevice militaire », que chaque citoyen et hyène passe ne serait-ce qu’un trimestre devant une classe, et lui enseigne ce qu’il voudra, au choix, pour voir comment ça se passe, en vrai là aussi dis donc, au lieu de croire tout ce que raconte simplement leur enfant, qui tournera tout, bien sûr, à son avantage.

    Venez-y, au front.

    Cantat Sartre, dans tout ça, il me passionne toujours autant. Il m’apprend que ce sont les autres qui me jugent, quelque effort que je fasse pour me persuader du contraire. Ni lâche ni infanticide comme Estelle de Huis-Clos, je n’ai provoqué le suicide de personne, mais les « autres » ne sont pas dupes hélas. Jean-Paul Sartre m’apprend aussi que je suis responsable de mes actes, qui me libèrent enfin de mes hésitations, et que je dois revendiquer ces actes dans la liberté, non pas dans la culpabilité. Leçons fort utiles, et trop bien assimilées par ces gens qui ont victorieusement lutté, avec courage, contre l’adversité, puis qui viennent claironner : « Si j’ai réussi, pourquoi pas vous, chers leucémiques, chers sidaïques, chers clodos, vous êtes capables d’y parvenir – ce qui signifie : « Si vous n’y êtes pas arrivés, si vous êtes à l’agonie, putain qu’est-ce que vous êtes minables, allons allons, hop-hop ! il faut prendre sur soi ».

    C’est cela que je hais chez Sartre : son post-platonisme. Il suffirait de la volonté pour parvenir au Bien. Je préfère la formule de saint Paul, un con par ailleurs : « Je souhaite le bien et ne peux m’empêcher de faire le mal. Voilà qui est bien plus proche de l’expérience commune. Saint Paul a bien parlé, pour cette fois. Car si nous agissons bien, à supposer que ce ne soit pas un réflexe, les croyants invoqueront la Grâce, les autres, de sécrétions chimiques émise au bon moment dans notre encéphale, ayant permis l’émergence de ce que certains appellent pompeusement « volonté ». Ils n’y ont assurément aucun mérite, et leur expérience est aussi rigoureusement incommunicable que celle des mystiques.

    Que ces gens-là se posent en bénéficiaires des bienfaits de la Nature ou de Dieu, soit – mais qu’ils ne viennent pas se poser en exemples, car au lieu de nous encourager comme ils le croient, ils

     

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    découragent, voire méprisent, ceux à qui cela n‘arrive pas. À voir les Jeux Parolympiques, je m’émerveille bien sûr, je félicite, mais j’éprouve aussi un malaise. Et nous aurions tort de nous chercher des excuses. Terrible leçon de Sartre, qui ne nous charge de la plus extrême énergie que pour nous accabler sous le poids bien trop fort de notre faiblesse à nous, humaine, trop humaine. Bon courage à tous donc… Après cette rubrique remontante, conversez sans plus tarder avec le volume de « Balises » Les mouches / Huis-Clos – Jean-Paul Sartre, pour profiter des excellents propos de Mireille Cornud-Peyron, qui vous inciteront nous n’en doutons pas à poursuivre vos réflexions sur la question, sur votre vie. À bientôt.

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    Ici Hardt Vandekeen dit Bernard Collignon, le seul présentateur toujours aussi mauvais après vingt ans d’émissions qu’à sa première, et qui ne prend aucun risque financier pour se faire reconnaître. Il nous reparle des « Mouches » de Sartre, non pas du texte lui-même, mais dans l’un de ces opuscules qui pullulent dans les éditions préparant au bac, les seules à rentrer dans leurs frais… Nous parlons ici des éditions Bréal et de sa fameuse collection jaune, avec portrait de Sartre en bleu et moche. Salut les potaches. Je n’y ai rien compris. Au fascicule s’entend. Notez que la presse elle-même a été reçue bizarrement l’an 1943,après acird de la censure d’Occupation  Certains ont voulu y voir une allégorie de la présence allemande justement, dont Oreste invitait à se débarrasser.

    Mais les censeurs n’y ont pas entendu malice. Certains autres ont donc estimé futé d’accuser Jean-Paul Sartre de collusion avec l’ennemi. Faux, car il ne’ s’engageait alors qu’en matière littéraire, flottant par-dessus les contingences, avec dédain, comme son héros,le frère d’Électre, Oreste. Il se plaint, ce héros, d’avoir été élevé précisément au milieu de toutes les sciences et de toutes les connaissances, restant léger, détaché de tout et ne croyant plus en rien, blasé, sceptique, sans nulle attache avec la terre ni sees habitants. Le grand thème de Sartre consiste à

    penser que chacun de nous est porteur d’un acte (ici, le cas limite de devoir tuer sa mère,

    meurtrière de son père à luui).

    Tant qu’il ne l’a pas accompli, chacun de nous est donc incomplet, ne s’est pas trouvé. Oreste s’enfuit à la fin de la pièce, pousuivi par les Mouches, se posant en héros qui claque la porte comme on se drape dans une cape. Or nous devons demeurer parmi nos semblable afin de les aider à secouer à leur tour toutes ces mouches imaginaires. Vous voyez donc que j’ai compris tout de même, étant capable de vous réciter ce qu’il faut à propos des « Mouches ». Ce qui m’y plaît personnellement est cette idée que les insectes qui tourmentent la population

     

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    Argos ne sont que le produit d’une culpabilité soigneusement entretenue par les prêtres, les donneurs de leçons de tout poil. Pétain d’ailleurs et les pétainistes n’entretenaient-ils pas la France dans un état de culpabilité : nos péchés, et les juifs, avaient entraîné la guerre et la défaite. Le peuple d’Argos n’est-il pas emporté dans la déploration par le crime d’Égisthe sur Agamemnon, leur souverain assassiné ? Toute la ville, coupable, se délecte de la fête des mort, la fête où tous ceux envers qui l’on a péché, puis qui sont morts, reviennent nous reprocher tout ce que nous n’avons pas fait pour eux, et surtout, de leur avoir survécu.

    Dans ce délire collectif, dans ces horribles hurlements de foule martyrisée, nous retrouvons de nos fantasmes ultra-archaïques. Alors quel soulagement, y compris pour nous, lorsque Oreste enfin, accomplissant son acte solaire, tue notre mère, pardon, Clytemnestre, coupable véritablement, quant à elle, d’avoir trucidé son époux Agamemnon ! Ça m’a bien plu, cette histoire de mère qui se fait poignarder par son fils qu’elle croyait disparu. Ce sont finalement des histoires de tous les jours que ces tragédies classiques, même revisitées par les modernes, car ,nous avons souvent un Oreste en nous. Électre, sa sœur, ne peut se libérer de sa culpabilité : aussi se blottit-elle dans les bras de Zeus, ici nomme « Jupiter », qui voit bien qu’il existe toujours des mortels pour reconnaître son ascendant morbide sur les humains terrorisés.

    Curieux pour nous, qui connaissions une Électre autrement fière et décidée, chez Giraudoux par exemple (1937). Ce sont toutes ces astuces, tous ces talents de remetteur en scène, qui m’auront séduit dans cette pièce, comme elles ont désorienté les spectateurs de la première, qui n’ont pas suivi les intentions de l’auteur :drame trop touffu, trop riche, me suggèrent l es manuels. En tous cas, s’il est exact que le théâtre de Jean-Paul Sartre, en particulier Les Mouches, première pièce d’envergure, constituent une excellente introduction mise en pratique, en personnages et en action, à la problématique de cet auteur, il est non moins exacts que cette dernière demeure fermée à beaucoup, dont nous faisons partie.

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    Après lecture de cet opuscule de la collection Bréal, dû à la plume de Jean-Louis Jeannelle, je n’ai rien retenu de particulier. Disons que si je suis capable de recracher dans le désordre les quelques points que j’ai saisis, comme tout mauvais candidat d’oral, il m’est impossible de résumer de façon bien claire l’art et la manière de penser, de considérer le monde ett de s’y insérer selon Sartre. Nous avons toujours l’impression que ce dernier est un éternel donneur de leçons, particulièrement bien épinglé, lui et ses camarades communisants, dans La Chute de Camus : cherchant toujours à vous prendre en faute, en délit de mauvaise foi, ce qui est suprêmement agaçant.

    Essayez-vous de vous échapper, Sartre vous tend un panneau de plus où vous tombez, où il vous entortille. Pour changer de métaphore, dès qu’un raisonnement présente une faille, notre Sartre l’étaye, puis le contre-étaye, puis rafistole, rajoute, replâtre, l’essentiel étant que vous ayez tort, vous, et lui, invariablement, raison. Il y a des gens dont la conversation est telle, sur certaines « radio libres », ou chez certains que vous aimeriez contredire. Ces personnes vous renvoient toujours vos arguments, vous coincent, jouent les psy à deux balles pour vous tenir tout pantelants à leur merci, juste pour votre bien. Ça peut être drôle, voire plusieurs années, lors d’une cure psychanalytique par exemple.

    Puis ça lasse, comme Laçan avec cédille. Nous appellerions cela « perversion argumentative ». Et nos éprouvons pour ces grands gluants (la bave est brillante) une attirance-répulsion déstabilisante mais génératrice, le cas échéant, de progrès. Mais après avoir lu Jean-Louis Jeannelle, nous ne savons plus où nous en sommes, car nous prenons conscience qu’une œuvre littéraire possède une interprétation par lecteur, et que c’est une espèce d’escroquerie de faire accroire à des bacheliers qu’ils posséderont de solides connaissances après avoir assimilé ce petit livre de la collection Bréal.

     

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    Le seul bon fascicule est celui qu’on se fait soi-même. On peut se tromper complètement, ne pas déceler ici, par exemple, une ironie constante (il n’y en a pas dans Les Mouches... ») Donc, les chapitres de Jean-Louis Jeannelle auraient aussi bien pu se disposer autrement, selon une autre ligne directrice que la sienne, que j’ai oubliée… Voici un exemple de ces considérations rêveuses et désorientantes, car le lecteur sent bien que l’auteur suit une ligne dialectique que lui, lecteur, serait incapable de définir dans sa globalité :

    « La présence de Jupiter ne suffit pas à faire dépendre le déroulement de l’action d’un autre ressort que celui de la seule volonté du héros. Tout n’est pas joué d’avance et aucun oracle ne vient s’opposer à Oreste. Bien au contraire, Sartre prend bien soin, lors du dialogue entre Égisthe et Jupiter, de distinguer le crime d’Oreste, méthodique, paisible, léger, de celui qu’avait commis Égisthe lui-même et qui nous est décrit ainsi :

    « J’ai aimé le tien parce que c’était un meurtre aveugle et sourd, ignorant de lui-même, antique, plus semblable à un cataclysme qu’à une entreprise humaine » - p. 199.

    Étant donné qu’il s’agit tout de même du meurtre d’une mère par son fils, pour venger son père tué par sa mère, il faut comprendre cela de façon abstraite, démonstrative et métaphorique : ce meurtre est un simple signe de la liberté, de la libération, sans aucune autre justification. Égisthe tuait le roi pour épouser la reine, avec la complicité de celle-ci. C’était épais, justifié. Le meurtre d’Oreste est moins,beaucoup moins une vengeance, qu’une rupture du cordon ombilical ; voire d‘une délivrance de toute culpabilité, c’est un meurtre qu’il fallait accomplir en soi, une épreuve initiatique, c’eût pu être aussi bien une escalade d’une montagne par la face mort, ou l’ingestion d’une quarantaine de dards de scorpion.

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    Ce n’est qu’une connotation du meurtre associé à l’idée de mère qui rend cet acte si répulsif. En définitive, il me semble bien, humblement, que j’ai compris. Disons qu’il faut s’y reprendre à deux fois. Être du niveau du bac, le vrai, j’entends. Plus loin dans le fascicule, Électre se montre sous son jour acide, avant sa reddition finale. C’est elle qui se moque de son brave petit frère pataud et confiant, du temps qu’il était un petit garçon :

    « Elle renvoie ainsi Oreste au naturel avec lequel il envisageait son existence, le même naturel que décrit Jupiter : « Le Bien est partout, c’est la moelle du sureau, la fraîcheur de la source, le grain du silex... » (p.233).

    « Cette confiance, poursut le professeur, cete adhésion aux choses est l’exact inverse de ce que découvre Antoine Roquentin dans La nausée, à savoir le côté surabondant de l’existence, des choses, des autres et de soi-même.L’existence n’est pas une qualité abstraite, mais une pâte dans laquelle nous baignons et qui suscite cette nausée lorsque nous en prenons conscience ».

    Là encore, décryptons : les manuels pour le bac ne nous ont pas habitués à cette épaisseur justement. S’il est clair que Sartre ici s’oppose à l’optimisme béat d’un Giono ou à l’adhésion immédiate au monde, au « grand oui » que professent pêle-mêle Nietzsche et Égisthe dans l’Électre de Giraudoux, sans oublier Claudel ni Saint-John-Perse ; la relation que Jean-Louis Jeannelle établit avec la surabondance de La nausée se fait moins claire. À moins qu’il ne s’agisse pour Électre, encore lucide avant de sombrer, d’indiquer à Oreste que le temps de l’enfance et de l’adhésion sans questions au monde même matériel est terminé, qu’il va falloir s’engager, « mettre la main à la pâte ».

    Ce qui fait que la vengeance d’Oreste participe des deux natures à la fois : aussi bien, comme nous le disions plus haut, de la légèreté d’un acte libre, fondateur de soi-même, que de l’épaisseur d’une action irréparable, qui vous englue à jamais dans votre propre définition, qui fait que vous serez désormais « Oreste le matricide », défini par son acte, et non plus tel bon jeune homme interchangeable. Après le temps de la critique légère vient celui de la reconnaissance du mérie de Jean-Louis Jeannelle dans l’excellente et légère édition Bréal, en vente partout.

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    GHEORGIU «LA 25E HEURE » 460212 42

     

     

     

    Qui parle encore de La vingt-cinquième heure de Gheorghiu ? Certainement pas les chroniqueurs littéraires dont voici le seul Credo : « Achetez ce qui vient de sortir ». Heureusement , nous sommes quelques-uns à maintenir la véritable tradition du critique : épaissir autour de chaque œuvre la glose et le commentaire, afin de la faire glisser à travers siècles. La vingt-cinquième heure, c’est l’heure en trop, l’heure où il n’y a plus rien à faire. L’auteur, par la voix de son héros Traian, nous informe que les sous-mariniers emmenaient avec eux des lapins, marchant par nécessité au ras du sol ; quand ces lapins à demi-asphyxiés, cela voulait dire qu’il fallait remonter en surface au plus vite.

    Mais si l’équipage les laissait vraiment crever, alors, il était trop tard, il ne restait plus qu’à se préparer à la ùort. La vingt-cinquième heure, il est vraiment trop tard. La Seconde Guerre Mondiale se déclenche, et voici que l’homme n’est plus traité que comme une machine, un matricule administratif. On se fait emprisonner non parce qu’on est coupable, mais pare qu’on est juif, ou Roumain, c’est-à-die appartenant sur le papier à une nation ennemie, donc ennemi soi-même. Pour ceux qui l’ignoreraient encore, sachez que le héros de l’histoire, Ian Moritz, paysan, se fait interner dans toute une série de camps, chaque fois en fonction d’un malentendu : pris pour juif, puis torturé en tant que Roumain par les Hongrois, puis vendu aux Allemands, puis – comble d’ironie tragique – récupéré par un de ces soi-disant médecin du Reich, pour qui cet homme constitue comme le modèle même de la pure race aryenne, réemprisonné comme nazi, rien ne lui est épargné, ce qui fait douze années entières dans les camps de l’Europe.

    Il ne fait pas lire cela en état de stupidité adolescente, car alors on s’exclame, comme je le fils – mais c’est un imbécile! ne mérite-t-il pas tout ce qui lui arrive ? » Précisément, Gheorghiu a voulu symboliser toute la douleuir humaine dans un innocen, presque un idiot de

     

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    village, qui n’a pour se défendre même pas que son humour, qui permettait au moins au brave soldat Chvéik de manifester son insolence, mais, uniquement, son sens de la justice. Obstinément, il pose la même question : « Pourquoi suis-je emprisonné alors que je suis innocent ? » Et il ne trouve face à lui que des représentants froids de la froide admistration qui croit ce qui est écrit là, sur le papier. Johann Moritz, dont le prénom change selon qu’on le croit juif, nazi ou roumaun, n’est pas emprisonné pour quelque chose qu’il aurait commis, mais pour être ce qu’il est, ou ce qu’il passe pour être.

    Tous les spectateurs du film tiré de ce roman savent que la femme du héros, convoitée par un gendarme du village de Fantana, subit les avances dudit gendarme, qui fait déporter son mari comme juif. Un jour, le paysan roumain reçoit un papier dans son camp, lui annonçant que sa femme a demandé le divorce. Il sombre dans le désespoir, puis appose sa signature sur le document, à côté de celle de son épouse. Inutile de préciser que ce document est un faux, que notre homme a contresigné en toute bonne foi. Cependant, la fidélité qu’il conserve dans le secret de son cœur, même après la prétendue trahison de sa femme, fait penser à l’attachement de Candide pour Cunégonde, à travers toutes les vicissitudes de la planète.

    Oui, c’est à Candide, un peu sot, persuadé que la justice est une vertu partout respectée, que renvoie notre paysan roumain victime de toutes les fatalités. Comme le héros de Voltaire, il regrette toujours le temps où il pouvait aimer l’élue de son cœur ; comme lui encore, il subit tout ce qu’il est humainement possible de souffrir. Mais il ne reste pas de jardin à cultiver pour Johann Moritz, aucune sagesse à retirer du spectacle du monde. C’est que le monde de Voltaire nous présente le Mal produit par l’homme, contre lequel la retraite serait encore de quelque secours. Or chez Gheorgiu, même si l’on se retire dans son jardin, même si l’on est précisément un paysan qui ne demande rien à la vie, rien d’autre que quelques arpents de terre pour y faire

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    fructifier sa récolte et sa famille, c’est l’armée qui vient vous chercher, vous arracher à vos liens, et fusiller vos proches. Nous sommes au XXe siècle, à la vingt-cinquième heure, l’heure à laquelle chaque homme n’est plus vu que comme élément d’un ensemble plus vaste, plus aisément manipulable administrativement. Comme le dit un docteur à notre héros : « On ne libère plus les gens un par un, sous prétexte qu’ils sont individuellement innocents, on les libère par catégories, c’est tout de même plus simple. Le jour où l’on libérera les Roumains, tous considérés comme des suppôts des nazis, alors, tu seras libéré. C’est très long et très difficile. Tu ne veux tout de même pas faire passer ton cas particulier devant l’intérêt général ? » Et ce qui diffère encore du Candide de Voltaire, c’est que ce dernier intervient par le style, par ironie.

    Chez Gheorgh

    pompe,lard,astringent

    iu, l’humour a disparu. Traian, fils de pope, est écrivain. Il rédige lui-même son histoire à mesure qu’elle se déroule. Ses personnages de roman, ce sont les personnages mêmes de l’histoire La Ving-cinquième heure. Trajan a disparu du film. Or c’est lui, dans le livre, la conscience désespérée de l’injustice primordiale faite à l’homme. Et si à la fin des fins, après douze ans de captitivé, Johann retrouve Suzanne, c’est pourl a retrouver flanquée de ses deux garçons, qui ont bien grandi, voire d’un troisième, issu d’un viol collectif par les soldats de l’Armée Rouge. Et c’est pour retomber en pleine Guerre Froide.

     

  • Khyrs et Tzaghîrrs

    COLLIGNON KHYRS ET TZAGHÎRS

     

    1. La stèle

     

    Ici le fleuve entaille la falaise. Six cents doghs de dénivelé. Au sommet, la ligne des arbres – en bas, la trouée du rapide et son ravage de troncs. L’eau fume jusqu’aux premières savanes sous la pente : c’est là, au bout de la dernière piste, que se devine sous les herbes la stèle d’Alloum-Khéfi.

    « Lis ce qui est écrit !

    - Comment serait-ce possible, ô Badjar, à celui que tu as privé de la vue ?

    - C’est juste.Qu’on l’achève.

    Un esclave pousse le Blanc, qui tombe à quatre pattes et reçoit sur la nuque le froid tranchant du ssûtak ; un autre entraîne le corps et la tête hors de la piste, à portée de hyènes.

    « Blanc, lis-nous le texte de la stèle.

    - De la dixième année de mon très glorieux Règne

    « Quiconque, homme ou femme, de peau noire, ayant franchi la borne du Royaume

    «  Sera sur-le-champ exécuté ».

    Un vaste éclat de rire secoue les Suivants sur leurs méharis, et gagne la colonne des guerriers sur toute sa longueur. Le prisonnier halète. Le ssûtak recourbé s’élève sur sa tête, mais le Badjar fait un geste condescendant : « Laissez-lui la vie ». L’homme est tiré en arrière par la corde qui lie ses poignets. Le Badjar tend le bras vers la stèle. Aussitôt dix guerriers s’arc-boutent à sa base et s’écartent d’un bond quand la pierre s’abat dans un creux d’eau sous les herbes, avec le bruit lourd d’un hippopotame touché à mort.

    Alors une clameur remonte la colonne jusqu’aux lisières de forêts, et plus loin, où l’on n’a rien vu. Le Badjar a levé trois fois le ludabeth, sa lance-d’appui, qui descend jusqu’au sol le long de sa monture, et rythme la marche vers le nord : Hy-bâ !

    Hy-bâ ! crient les flancs-gardes.

    Le Badjar marche en tête sur son méhari. Ses lèvres sont bleues. Son crâne aux tempes poncées porte une crête rousse de la nuque au front. De sa ceinture partent huit longues étoles rouges, tendus en étoiles par huit esclaves à pied, aux lèvres bleues, le torse nu. Ainsi maintenu à mi-corps, il avance avec majesté, comme une rutilante mygale.

    Les tendeurs d’étoles trébuchent sur les longues-herbes, prenant soin de toujours garder le tissu soigneusement tiré. Leurs traits et leurs muscles luisent. Sous la taille écartelée par les écharpes tendues à se rompre, un pantalon bouffant d’étoffe blanche à crevés rouges. Les pieds sont nus. Derrière l’imposante pyramide formée par le Badjar et ses étoliers, les treize fouroukh montent des chevaux noirs à crinière courte. Les fouroukhs ou maréchaux ont la tête rousse et la bouche bleu saphir ; mais leurs cheveux sont plus ras, et leurs prérogatives ne vont pas jusqu’à s’autoriser la garance pour se peindre, ou la poudre d’indigo.

    Ainsi se règle la tenue des officiers, reconnaissables au nombre de leurs bagues.Les serre-files agitent leurs baguettes de cuivre. Le peuple tzaghîr est en marche : hommes et femmes en état de porter les armes. Ils ont tous les cheveux roux, les lèvres bleues et vernies, et lorsque le Badjar tourne la tête, il aperçoit, en file interminable jusqu’aux Gorges de Lazb, un immense dégorgement humain de braises rouges et de peaux noires.

     

    X

    X X

    TZAGHÎR FRANÇA1S

     

    « Mior utimer wendrè halemu «  Nous avons ainsi cheminé

    « horpowo biongak cho rikao, «  jusqu’au coucher du soleil,

    «  pö ruzuerru rok mispa fwonga. «  qui s’abaissa sur notre gauche.

    «  Ja bunsuéla u jumbu ku nkéakè, «  Le bounsouéla a lancé la prière,

    «  nör mior utimer diklu «  puis nous avons formé

    « diklu kar bakbar chuzuma. «  les cercles d’ébène.

    « Ha nikhuè jami  «  Je portais le numéro 743

    «  rior kaq ipshkar Schebbi «  sous les ordres d’Ebbi

    «  as ha gor runuzu «  et je fus séparé

    «  sha Hamaoua. « de Hamaoua.

    «  Ba riok-jou, ha bilnwè «  Ce soir-là, je comptai

    «  tchoumer ju turmankwèma «  dans la vaste plaine

    « …. «  plus de 50 cercles,

    « …e aucun Blanc n’apparaissait encore. Mon tour de garde n’intervenait qu’aux quatrièmes «  veilles. Je dégainai mes deux épées-de-main, l’une plus courte pour la gauche, et l’autre «  pour la droite, et les plantai dans le sol comme il m’avait été enseigné. Puis je déroulai le « çèmo qui ceignait mes reins pendant la marche, et m’y enveloppai. Je ne pouvais dormir, «  enfin parvenu au Pays Blanc... »

     

    X

    X X

     

    « Maîtresse !

    - Que me veux-tu, à cette heure de la nuit ?

    - Pose ton Rouleau-des-Lois, viens à la fenêtre !

    - Je suis trop âgée pour pouvoir m’étonner.

    - Tu n’entendais pas ce bruit par la ville ?

    - Me voici près de toi. La nuit est restée chaude.

    - Les guerriers se sont rassemblés sur la place et les rues voisines remplies.

    - Les flambeaux luisent sur les murs de sable.

    «  Au-dessus des ruelles invisibles je vois le tunnel pourpre des torches.

    - Ils partent cette nuit pour le pays des Khyrs ! »

    Djezirah et sa servante demeurent accoudées sur le balcon. Tous les contingents mobilisables d’Aïn-Artoum se sont agglutinés, bloquant la place au coude à coude. Les lances tendues à l’alignement jettent des éclairs roux. Devant le premier rang est ménagé un espace libre. Une vaste gifle de métal:lesl ances se sont redressées. Le Dovi paraît, escorté de deux colosses aux lèvres violacées. Ils élèvent sans effort le Chef sur le pavois.

    « Troupes aimées, guerriers !

    « Il est venu, le temps des prophéties.

    «  Plusieurs fois nos marchands sont allés au gras pays des Blancs

    « Les Khyrs, les Gorgés.

    « Plusieurs fois leurs curieux ont grimpé sur nos plateaux Tzaghîrrs.

    « Nous sommes curieux, nous aussi.

    «  À présent nos marchands sont armés

    « notre noir empire est plus ancien qu’eux :

    «  nous sommes les fils de la Lune et du Vent, Enfants de Toutes-Aures.

    «  Que le Premier Croissant nous éperonne.

    «  Lune a promis la Terre à nos conquêtes

    «  Depuis .540. années pour .540. autres années

    «  - Peuple Têtes-Rousses !

    2. La bataille de Drinop

     

     

    a)

    ! k

    ! k Les Khyrs

    !k !k tentent

    !k de déborder les Tzaghîrrs

    >>>>>>>>

    TZA !k Ceux-ci percent

    >>>>>>>> leur centre

    !k !k et se rabattent

    sur ceux qui

    !k voulaient les déborder.

    Le centre Khyr est en fuite.

    ‘’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’

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    Récit d’un jeune Tzaghîr, Héri

    (dans le style de sa nation)

     

    « Ma taille n’excédant pas le rayon du soleil (1), je fus introduit au corps agile des

    «  Archers. Ce sont les plus parfumées de nos guerrières. Choyé d’une majorité de

    « femmes, mon tempérament s’épanouit. Nos exercices alliaient la grâce à la prompti-

    «  tude. Comme prescrit par la pratique et les incantations, nous prouvons sur le terrain

    «  nos qualités d’infiltration et de repli, et la plus grande souplesse du poignet. Gliss é s

    «  parmi le trot des chameaux, nous décochons de bas en haut nos traits courts et mor -

    «  tels ; de nos couteaux nous achevons qui choient sur le sol.

    «  Nous avons adopté la position du Croissant. Notre aile tenait le nord.

    «  À peine avait paru sur le tranchant de l‘horizon la muraille des Blancs.

    «  À peine les chefs de pointe avaient-ils levé leur lance de signal que nous fûmes enve -

    «  loppés sur notre gauche. Les sauvages escadrons lourds des Khyrs, si véloces sur leurs

    «  bêtes, frappaient lourdement comme une mâchoire de pince. Les guerrières f roissées

    «  s’abattaient sur leurs arcs flexibles. Les clameurs mêlaient leurs panaches. Pressés

    «  comme nous étions, dans une extrême excitation, le mouvement tournant sur la gauche

    «  nous fut freiné, mais ceux qui périrent sont tombés sur place. Chameaux et ar c h è r e s

    «  mêlées, nous autres quelques hommes, parvinrent à faire front : cohue, retrait du bras,

    «  corde bandée, flèches tirées d’en bas.

    «  Que notre combat semblait solitaire !

    «  Nous avons tenu, enveloppant les chevaux des Blancs sous nos nuées de pennes. Et les

    «  Blancs à leur tour chantèrent l’atroce mélodie de la souffrance : jarrets tranchés des bê-

    «  tes, cous harassés qu’on égorge, dards fichés au creux des tripes. Nos parfums tournè -

    «  rent sous la fadeur, alors les Blancs pleurèrent. Leurs arrières sentirent le poids des lan -

    «  ces d’avant-garde, qui s’étaient refermées sur eux comme une coque. Nous en a v o n s

    «  consommé un grand massacre, fabuleusement regorgeant d’hymnes d’amour, et les « archères mourantes jetaient leur dernière œillade. Nous avons appris qu’un autre fruit de « guerre s’était refermé côté sud, autour du second bataillon des Blancs : deux lunes « digérantes avaient donc tournoyé, côte à côte et s’ignorant.

    Prévenus par leurs éclaireurs, les Khyrrs ont mis leur point d’honneur à progresser sans se dissimuler, avec tout l’apparat possible ; les Tzaghîrs ont adopté, pour se déployer, la

    (1) 1m 67

    formation du Divin Croissant (Tchétem), particulièrement adaptée en terrain plat. Au centre, les Chameaux Lourds (Djoulavor), peu rapides mais pourvus de longues piques de 15 pieds. Aux ailes les chameaux de charge, les archers, et les « Petites Tailles » ou fantassins (Nassar). Les Khyrs, eux, de peau blanche, se sont tenus aux normes classiques, en quinconces. Les cavaliers portent sur leurs épaules un voile flottant de couleur claire, attaché au cou par un système d’agrafes d’or. La disposition en croissants des Tzaghîrs offrant à leur course un large espace, ils l’attribuent à la lâcheté de leurs adversaires. Atsahî, sous ses pans de toile blanche, caracole sur le front des troupes : lançant sa monture, il la bride d’un coup tous les cent pas, afn de haranguer les guerriers : la bête se cabre et bat des sabots à hauteur des têtes. N’avancez pas ! crie le hobozem aux troupes d’infanterie. « Vous devez tenir sur place, tant que nos cavaliers n’auront pas tourné les forces des Lèvres-Bleues ! » Les recrues, au comble de l’exaltation, saluent de leurs épées levées.

    À cent pas, Atzahî réitère son appel, la même scène se répète, hallucinante. Les Khyrrs des ailes nord et sud ont engagé la charge. Leur confiance est forte. Très vite les chevaux lourds se truvent aux prises avec les petits chameaux ; lesTzaghîrs ont à peine eu le temps de se rabattre de côté. Mais les pertes sont lourdes à cause des archères.

    C’est alors que les jeunes Khyrrs, demeurés calmes en dépit du désir, virent fondre sur eux la lourde masse des piquiers montés, visages durs, lourdes lances noires abaissées à quatre pieds du sol au niveau des poitrines, quinze rangs de chameaux géants trottant l’amble ; chaque pique est forgée de façon différente, multiples clés d’une serrure unique : la mort. Les jeunes Dix-Huitenaires ne tentent pas de résister. Ils se laissent glisser sur les ailes ; quand les lourds chevaux khyrrs, sentiront sur leurs flancs prêts à les seconder les vaillants fantassins bouillonnants de jeunesse, quelle ardeur ne les poussera point, cœurs d’homme à poitrail de bête !

    ...Car ces Tzaghîrs ne savent combattre que de loin, pique ou arc ; qu’on presse leurs thorax, bien peu résisteront- mais voici des cris qui s’élèvent au dernier rang des fuyards, stratèges malhabiles : les Chameaux-Lourds et les piques entrent en danse, côté dos. Et il faut bien se retourner, faire face trop tard aux longues barres, découpant les poitrines en dentelles variées. . De part et d’autre de la percée, les Chameliers se sont rabattus : chaque parti de Khyrs se trouve encerclé. Chaque boule d’épines, furieuses, pressent et perçoit les appels de l’autre part, également bloquée. La pression s’accentue, jusqu’à la curée. Très peu auront survécu à ce casse-noix.

    Les rescapés, jeunes conscrit, se sont bel :et bien enfuis vers Pikâr, la ville la plus proche, y semant la confusion. Les fuyards furent poursuivis et troués dans le dos sur plusieurs lieues de course. Cependant les Grands Chameliers ne les exterminèrent pas, comptant sur la terreur des survivants pour désorganiser l’arrière., mais obéissant avant tout

    à une coutume ancestrale et absurde : chaque engagement d’importance, victorieux en particulier, nécessitait le tirage des sorts, afin de décider de la marche en avant ou de l’immobilisation du front. Dans le passé, une telle superstition avait souvent causé la défaite.

    Les soldats tzaghîrs ont vu les Grands Chameliers revenir sur leurs pas, avec des huées de désappointement.

    Ebbi fit rassembler ses neuf meilleurs guerriers, couverts du sang ennemi. Puis neuf hommes blancs, les plus robustes, mais qui s’étaient laissé capturer. On les réunit sous une tente circulaire, la Tente d’Amitié. Tous s’y mirent nus, ce qui n’alla pas sans difficulté pour les Blancs, accoutumés à la pudibonderie. On se moqua d’eux pour commencer, à cause de leurs sexes scarifiés dans le sens de la longueur. Ensuite, le plus grand des neuf Noirs déclara : « Nous, qui vous avons défaits, nous vous servirons toute cette nuit. Nous nous témoignerons toutes les marques de la plus vive amitié ».

    Tous étaient nus et graves. La coupe de sang de bœuf circula lentement. Les pans lourds de la tente s’agitaient au vent réfléchi de la nuit. Chaque couple, se tenant par l’épaule, buvait joue contre joue l’âcre breuvage rituel. On se parlait à voix basse et assurée. L’interprète, au centre, faisait son office. On échangeait des poésies, des chansons fredonnées, et ces hommes devenaient proches. Un Tzaghîr expliqua, au milieu de la nuit, qu’il fallait échanger de son sang. Il montra l’exemple avec un jeune homme à peau rose qui se tenait accroupi à son côté ; l’incision à l’épaule fut brève, il s’accolèrent pour une mutuelle succion. Les sautres agirent de même. Puis Blancs et Noirs s’assirent en silence contres les parois, en alternance de couleurs. Posée sur le sol devant chacun d’eux, les lampes à huile projetaient sous leurs mentons des lueurs déjà cadavériques, creusant les joues et les mâchoires.

    La plupart s’hypnotisaient sur les flammèches. Si l’un d’eux venait à surprendre les traits de son compagnon, il baissait les yeux. L’un des Tzaghîrs, pour éviter que la nuit ne fût souillée par le sommeil, murmura le premier couplet d’une chanson d’amour. À ce moment tous entendirent, précis dans la nuit, les premiers coups des charpentiers.

    « C’est l’uñuosh qu’on assemble devant la tente ». L’interprète traduisit. Les Blancs écoutèrent. Les Noirs se résignèrent : l’ uñuosh, c’était l’échafaud, vaste ring surélevé, rond et ceint de cordes, où le combat terminal se tiendrait. Les hommes s’apprirent leurs chants, chacun dans leur langue.

    Au petit matin, quatre courtes cornes de brume s’étranglèrent aux quatre points cardinaux. Les hommes-sous-la-tente urinèrent, puis ceignirent un pagne, de couleur opposée à la sienne. Très vite les quatre cornes résonnèrent une seconde fois. Les hommes accoururent deux par deux. Ils s’étreignirent avec émotion, tout en courant, car l’un ou l’autre devait mourir. Les Blancs portaient un gorgerin de fer, les Noirs un casque – rapidement noués par un diacre-bourreau. Les affrontements furent brefs, étant donné la frayeur de chacun. Les diacres avaient recouvert le plancher d’une épaisse couche de sable. Après chaque duel, ils la creusaient et la déblayaient, aussi loin que le sable avait bu.

    La matière ainsi recueillie trouvait place dans des seaux de métal hermétiquement clos, qu’on enfouirait dans un lieu tenu secret. En une heure de soleil, les combats furent achevés. Les corps brûlés avec le bois de l’ uñuosh, l’armée observa le repos rituel d’un jour.

     

    * * * * * * * * * * * * * *

     

    «  Le couple de chameaux, fines jambes rapides,

    «  Bat l’amble dans les hautes herbes

    «  Kassim et Oultaïla

    «  L’ellipse orange peinte sur leur crâne d’or

    «  Court annoncer la victoire…

    (poème d’Agattîr)

     

    «  Un témoin raconta qu’il les avait vus, criant et riant, se lancer le message de l’une «  à l’autre monture : la boîte de bois verni tournoyait comme une hache, touchant la

    «  main droite ou la gauche, le coude ou la coquille du poignard. Leurs lèvres étirées

    «  - comme des saphirs fendus vola sur la crête des herbes.

    (Houbizé, XI, 11)

     

    «  Portés par l’élan, ils eurent franchi le défilé d’un seul bond, traversèrent la Terre

    «  du Cacao, la Terre Rouge, et proclamèrent à grande allure la victoire à travers les

    «  places d’Ikattan. Or on était en cinquième heure, en pleine agitation du Grand

    «  Commerce. Par l’enthousiasme qu’ils éprouvèrent, les marchands renversèrent « leurs étals, invitant la population à se servir, afin qu’elle festoyât. De toute part

    «  s’élevèrent les clameurs, toute la nuit le Peuple aux Crêtes Rouges célébra le

    «  combat de Gozar Gatzar. »

     

    3. L’arrivée des fuyards

     

     

    Bravant les dieux 300 hommes montés suivaient la retraite des Blancs. Ceux-ci, passéela débandade, s’étaient recomposés, sans courir. La nuit les trouva au lieu-dit Armalak. Les survivants des chefs firent panser les blessés : seuls les chirurgiens, regroupés dans un pli du terrain, purent allumer des feux de braise. La garde fut montée, les rondes assurées.

    Au matin, les soldats en retraite aperçurent, dans trois directions, les chameaux tzaghîrs à l’arrêt, à un quart de lieue, épiant.

    Des mouvements d’âme agitèrent les guerriers. Les uns voulurent achever les blessés, fuir vers le nord, et la ville. Les autres, plus nombreux, parlèrent de charger les Noirs insolents. Thérif, simple moyaf (1) promu chef, opta pour un moyen terme : on s’avancerait à leur rencontre, mais sans rechercher le contact. « Le Tzaghîr apprendrait à respecter le lion, même à reculons ». On fit ainsi qu’il avait dit. Chacun pouvait dénombrer, dans les rangs adverses, les silhouettes. Mais on ne distingua pas les visages. Aucun acte d’indiscipline ne fut tenté : pas un cri.

    Les Noirs n’étaient que trois cents, dépourvus de l’accord rituel des dieux. Le terrain les favorisait, car le sol ne cessait de descendre, si bien que les Blancs pensaient avoir dans leur dos l’avant-garde d’une puissante formation. Le jour suivant, les Noirs étaient plus proches. Cette fois-ci, l’armée entière suivait à courte distance. Les Khyrrhs devinrent nerveux. Peu après le milieu de la journée, Thérif aperçut d’autres troupes de son pays, qui s’étaient enfuies par des chemins différents. « Que font les Noirs ? » leur demanda-t-il. « Les Tzaghîrs nous suivent de près » lui fut-il répondu.

    La réunion des deux bribes d’armée, au lieu de restaurer la confiance, accentua la crainte. Le camp fut levé plus tôt. Les Tzaghîrs suivaient à présent, bien visibles, narquois. L’allure s’accélérait insensiblement, les alignements se défaisaient malgré les cris des serre-files. À présent les Noirs lançaient des quolibets. Les Blancs forçant l’allure, les Crêtes Rousses allongèrent le pas, et des guerriers, par jeu, lançaient le cri de guerre. Les chameaux, reconnaissant l’injonction, mais comprenant peu la plaisanterie, accélérèrent. Certains les freinèrent, d’autres non. Le reste de l’armée noire ayant rejoint ses éclaireurs se montrait à présent compacte.

    Une formidable huée jaillit des Lèvres Bleues, à quoi fit écho la plus faible et honteuse clameur des paniques. Les moïavt (lieutenants) exécutèrent de leurs propres mains les plus proches d’entre eux qui jetaient les armes. Mais tout fut emporté. Les cavaliers blancs s’ouvrirent le chemin à coup de lance dans la masse et la nuque des fantassins. La fuite se déploya sur une largeur de trois lieues. La plaine ruisselait de lâches meurtres et de piétinements. Des hameaux et des bourgs, raflés par cette gigantesque cohue giclaient des files d’expulsés, molécules chargées de meubles et de ballots, qui couraient tous s’agglutiner.

    Or les Tzaghîrrs ne frappaient point ! ils ne tiraient pas de flèches, se poussant seulement contre les blanches épaules convulsives. C’étaient leurs clameurs de joie que les Blancs prenaient pour des cris d’assaut, et le massacre ne venait que des Blancs eux-mêmes, se piétinant, se foulant sans vergogne, les cavaliers sur les soudards, les soudards sur les valets, ces derniers sur les femmes et les marchands.

    Le premier de la ville qui vit converger des trois points de l’horizon cette triple lame grouillant de poussière, fut la vigie de la Tour Sud des Pères. Déjà la foule propulsée par la panique battait les redans de la barbacane.

    La ville dePhytallia, comme la plupart des cités de Khyrs, était fortifiée « à la pieuvre », c’est-à-dire que les murs s’étiraient en fins tentacules creux, sur une longueur d’un quart de lieue, à partir du cercle de l’enceinte ; hérissant le tentacule à intervalles réguliers, des ventouses fortement remparées. Mais une seule porte, à l’extrémité du tentacule exclusivement. On imagine l’épouvante de cette foule traquée, face aux seules ouvertures praticables. De plus les Tzaghîrrs, mis en appétit, commençaient à lâcher quelques flèches et coups de lance pas tous inoffensifs.

    Une porte fut ouverte. Une longue contre-éjaculation ébranla les murailles parallèles. Sous les passages couverts le grondement redoublait. Là-haut, sur les chemins de ronde, la garde se mutinait ; ses chefs ordonnaient d’arroser de flèches les déserteurs.

    « Les moïavt juraient par tous les Dieux qu’il n’était pas meilleure perte pour un peuple « que des traîtres fuyards ; ajoutaient qu’ils voyaient très bien les Tzaghîrs emportés mêlés « au torrent, et qu’ils tuassent au moins ces ennemis. À quoi répondaient les gardiens qu’ils « auraient mieux couru de même vers leurs refuges, tout armés comme ils l’étaient ; que ce « n’était raison de flécher leurs camarades lesquels à leur endroit eussent agi de même ; « enfin baguenaudoient certains qu’ils aimaient ainsi se remplir du spectacle sans en obturer « l’ordonnance. »

    YOTH, XV, 37

    (« Par ainsi se répandit la tourbe tumultueuse enmi les rues et voies de la ville du sud »)

     

    Figure p. 20 Phytallia présente un système de défense propre aux Khyrrs. On obaerve sur cette figure le dessin concentrique des voies principales, an centre duquel se

    dresse une île conique sommée d’une citadelle. Les flèches représentent le

    trajet des fuyards. Les deux moitiés d’armée blanche s’entretuèrent d’abord

    à leur point de jonction, faute de se reconnaître. Nombreux furent ceux qui

    se précipitèrent dans lac tout armés, et s’y engloutirent.

     

     

    ...Mais la population de Phytallia se ressaisit à sa façon. Les civils, barricadés dans leurs hautes demeures, bombardèrent les fuyards de tout ce qu’ils purent trouver de plus lourd : meubles, candélabres, et jusqu’aux pierres descellées de leur maison…

    Cependant sur la place aux Étrèbes, les étals du marché, tentures, tréteaux, fruits, toiles, marchands, furent foulés pêle-mêle par les cavaliers en déroute, couverts jusqu’aux genoux du sang des leurs qu’ils avaient tailladés pour se frayer retraite. Des masses gagnées par la panique se bousculèrent aux parvis des temples, hurlant leurs prières. Des rues surgissaient encore des bandes enragées, lançant des pierres et des sarcasmes. Des incendies se déclarèrent.

    Or trois cents Noirs s’étaient introduits dans la ville : c’étaient les trois cents premiers éclaireurs. Pensant le reste de l’armée derrière eux, ils s’étaient mis à massacrer sournoisement la population d’un mur à l’autre à travers les rues. Les portes de la ville s’étaient refermées sur eux seuls. Voici comment : du haut de son chemin de ronde, la garde blanche s’était aperçue qu’un flot continu de crânes noirs à crête rouge franchissaient à présent le portail. Abandonnant leur propre rébellion, les Blancs tirèrent un barrage de flèches. Certains même osèrent descendre par les rampes pour en découdre, et refermer les portes. Le chroniqueur Abdulislam ajoute que la fermeture des lourds vantaux sembla facilitée par les Tzaghîrs eux-mêmes, qui auraient bridé l’avance de leurs chameaux.

    Les gardes blancs démentirent cette version, qui diminuait leur mérite,mais certains dévotsla divulguèrent, invoquant le secours in extremis du dieu des Murs, DAQST. (Les travaux du professeur Momamovitz sur la mentalité tzaghîre (Crêtes Rouges, 1932) avancent l’hypothèse vraisemblable selon laquelle ces 300 « éclaireurs immédiats », volontairement laissés en avant-garde de l’assaut proprement dit, et isolés par un cordon de guerriers bloquant toute retraite, n’avaient été introduits dans la ville en nombre nettement inférieur afin d’être immolés, à cuase de leur désobéissance initiale au Combat des Dix-Neufs, dont ils n’avaient pas attendu l’issue). Les Éclaireurs Immédiats se trouvèrent soudain regroupés au centre d’une esplanade en bordure de lac, où les limites de leur groupe leur apparurent.

    « Encommencèrent à considérer combien moindre en nombre estoient, si qu’on les pouvoit «  «  « aiséement cercler, et de faict l’estoient-ilz au mitan d’icelle place,isolés, de pied, toutefois « pourveus d’armes. Après grand stupeur et silence, tel poussa le premier cri, ainsi gagnant de « proche en proche tout alentour de la susdite place.Toute la cité recria de mesmes, s’entrencourageant l’un l’autre, et ce dict-on, que les Khyrrhs empeschés de bien veoir s’exclamoient aussi de confiance encontre leurs envahisseurs ».

    YOTH, XVI, 31-32

     

    Les éclaireurs noirs, se comprenant sacrifiés, luttèrent sans espoir autant dire de toute leur vaillance. Les Khyrrhs, dépités de leur primordiale panique, se déchargèrent sur la poignée de Crêtes Rouges. Ceux-ci succombaient sous le nombre, et l’ignoble carnage se perpétrait, quand de nouveaux cris de terreur éclatèrent au loin : tandis que tous tourbillonnaient pour porter leurs coups, les Tzaghîrs de l’extérieur avaient enfoncé les portes désertées.D’un long trot de chamellerie, les assaillants avaient remonté les couloirs défensifs ou « bras de pieuvre », et reprenaient de dos les massacreurs affairés. « On nous tue dans le dos ! » criaient les Khyrs ; et les Noirs répondaient Buqmufa ! buqmufa ! ce qui signifie « Carnage ! carnage ! »

    Une stricte discipline réprimant le pillage et le viol, Kolba, ayant abusé d’une fillette de 12 ans, fut aussitôt exécuté. Alors les Blanches qui se trouvaient dans les rues, mêlées parfois aux massacreurs, purent chercher refuge auprès des chefs tzaghîrs. Aucune rigueur ne leur fut tenue d’avoir porté ou voulu porter un coup mortel.

    Ainsi fut prise Phytalia, et maints de ses habitants occis.

     

    4. Situation de Khyr en 480

     

    80 lieues séparent Phytalia de Slavod, la capitale. L’annonce du désastre eût dû y parvenir au plus tard dans les trois jours. Or, les hiérarques l’avait interceptée.

    Il existait à Khyr une grande prolifération administrative. Point de chef qui ne fût subalterne à quelque titre de telle ou telle subdivision, ni de subordonné qui ne le fût à plusieurs chefs simultanés, en relation chacun avec telle fraction de ses attributions. D’un autre côté, tel supérieur hiérarchique pouvait fort bien se trouver sous la dépendance de son employé, qui avait pouvoir de décision sur lui dans un autre domaine, en vertu de la « Loi de bascule ». Ainsi le Maître des Ponts décidait-il des frais de construction, qu’il imposait au Pontonnier Majeur. Mais ce dernier avait la haute main sur le choix du personnel et des matériaux, qu’il imposait à son supérieur. Aux écuries, le Grand Avoinier fournissait le fourrage aux chevaux du roi, mais devait le respect au Litier, qui veillait à l’entretien des écuries. Au-delà d’une simple répartition des charges, il s’agissait d’un équilibrage des respects dus à chacun, selon sa fonction du moment. Inutile de dresser un tableau complet des lourdeurs inextricables et de la gabegie dont l’administration khyre se trouvaient infestée.

    Le rois ne recevait donc que la portion d’information que lui communiquaient les filtres de ses fonctionnaires inamovibles, ses hiérarques. On ne sache point qu’il eût souhaité en apprendre davantage, confiné qu’il était dans ses métaphysiques. On peut même affirmer qu’une simple obstruction dans la transmission d’un message n’a pu à elle seule entraîner la chute d’un empire. L’attitude des Grands contribua toutefois au manque de cohésion d’une défense militaire que le nombre aurait pu douer d’une certaine efficacité.

    Le 5 de nibhûr au matin, le messager parut aux portes de Slavod, arborant dans son dos l’antenne bleue de la défaite. La sentinelle avait ses ordres et le débarrassa de son fanion. On le restaura. Le Sire d’Inville tiré de son sommeil extirpa du messager le plus d’indications qu’il put, le messager sachant tout par cœur. Ensuite on enferma le messager, et les sentinelles furent consignées – d’autres les auraient tuées.

    Un conseil exceptionnel se réunit au palais des Akères. On retrouve là tous ces parasites d’Ètat qui tour à tour formèrent ou déformèrent l’empire (cf. « L’apogée khye au Moyen-Orient » (- 125 / + 216, Franzens 1932) : les cousins Porlaty, Mo-Rhamdès, Kuynsan et Béouleh – que leurs jours soient comptés, que la bêche les tranche vifs. Leur idéal est la rapine, leur joie de vivre nulle. Puiser dans les coffres en étalant sa morgue, telle est la vie des hiérarques de ces temps-là. C’est au moment précis de la convocation que les rues de Phytallia sont livrées à un nouveau massacre ; mais eux, doctement, argutient pour déterminer ce dont le roi LIGA sera nformé, et quand. Voici ce que décident ces trafiquants, anoblis par eux-mêmes :

    « Ces Nolrs ont de l’or, et des diamants profère Porlaty. - Nos Sciences affirment, profèrn Kuynsan, que dans les Montagnes les Démons se cuisent des escarboucles et des rubis sur leurs grils souterrains ». Sa voix se perd dans un éclat de toux. Son éloquence l’emporte : ne pas combattre les Barbares ; traiter seulement, filouter. Les deux femmes du conseil, exceptionnellement tirées du gynécée, doutaient fortement : il faudrait lentement se laisser envahir ; « et qui sait, ajoutait Nosdol, s’ils nous accorderaient suffisamment de vie sauve pour jouir des premiers carats ». - sa compagne suggéra de mettre à profit toutefois la défaite pour dépouiller de leurs biens les généraux couards. Face aux fortunes soustraites au fisc, les passe-droits promis aux grades supérieurs furent de peu de poids ; on osa même attribuer à ces confiscations des vertus purificatrices : les fortunes foncières et leurs troupes d’esclaves constituaient, on s’en avisait soudain, une grave atteinte aux prérogatives royales.

    Les jours suivants fournirent aux voleurs une occasion de s’exercer. Les envahisseurs en effet n’avançaient pas en plaine, rendus circonspects par la minceur de leurs arrières, qu’alimentaient seuls pour l’instant les défilés du Ktôh, et que freinaient leurs superstitions méticuleuses. Ces derniers avançaient sans hâte, fourvoyés entre les bras des affluents, revenant sur leurs pas, phagocytant les poches avec des nonchalances d’amibes, mais toujours victorieux. Quant au peuple khyrr, il s’était transmis à lui seul le cours des évènements. L’annonce du désastre ne pouvait décemment plus être retardée au Roi, qu’un chambellan de bas étage eût pu l’informer sans fard.

    Mais les hiérarques parvinrent à combiner cette révélation avec la nouvelle d’une trahison : celle du obozem Ovnot. Ils n’avaient pas tort, quoique sans le savoir, et ce n’est que depuis les travaux de Herr Professor Dekentmayer sur les manuscrits de Nyatt que nous pouvons annoncer ce qui suit :

    « Ovot fut chargé de bouter hors, ou mieux d’anéantir, l’avalanche des Crêtes-Rouges. La raison invoquée lors de son interrogatoire fut l’insuffisance numérique. Mais il avait tardé. Aussi, il envoya son collègue Yuzonnt en mission auprès d’Éod, afin de le persuader de se joindre aux forces de répulsion : indépendance des chefs d’armée ; nous savons par d’autres sources que Yuzonnt était bien le dernier ambassadeur qu’il convînt d’envoyer auprès d’Éod, les deux hommes étant brouillés depuis longtemps. Les hiérarques pouvaient donc présenter Ovnot comme un traître, agrémentant leurs propos de soupçons aussi soigneusement distillés qu’invérifiables.

    Le roi LIGA se fiait aveuglément à Mogandé, rapporteur de hiérarques. Il le crut, cita illico à comparaître Ovnot, Yuzonnt, Éod, et maints autres. Ils étaient perdus.

    5. Liga le Fou

     

     

     

    Le Roi Liga était âgé de 25 ans. Sombre, sournois, le teint olivâtre, le nez coupant, la face vers le bas ou marquée de suspicion. Sa sensibilité le livre à des accès d’agitation fourmillante suivis de prostrations, d’où jaillissaient des projets capables, à la lettre, de bouleverser le monde, et l’entourage, les ministres… n’avaient pas avantage à faire languir les ordres, jusqu’aux prochaines turbulences.

    LIGA, de sa propre volonté, vit reclus. C’est la condition essentielle au succès de ses magies, qui lui assurent, au sein de son silence, la maîtrise absolue. Il adorerait, au fond d’une crypte, la Pierre étoilée du Nord phosphorescent. Il s’y retire, masqué, couvert d’or, absorbant dans le noir des gelées miroitantes. De ses révélations procède le gouvernement. « Cet être exceptionnel méritait l’illumination » estimait Yôth-Ahnan.

    Malheureusement le programme des Grands s’exécuta de point en point. Des messagers encagoulés furent expédiés aux meilleurs chefs de guerre. Ils portaient à l’arçon une large hache au profil teint de rouge. Il faut relire le saisissant récit de Vârash, officier de secrétariat, à la fois témoin et acteur :

    Français Djunngo

    « Yuzoat avait alors quarante-et-cinq « Tuzvoat juyf’must räzdvidopr’ppoït

    « Il était fort et bien fait « On ojof gusf if coïddjôf.

    « L’âge n’avait point courbé « Mikhi shuyofrrt dwasco

    « son ossature, et il ne devait jamais «  tup attvazi, if pi shuyof l’ñot

    « la courber. Il avait parfois « m’dwashis. Omuyof rzgwot

    « succombé aux puissances de « taddungo jath rôtt’ddit fi

    « l’intérêt et de la famille, « m’oddvosôv iffi n’djnommi,

    « grandes pour se soumettre tout « xtfit rwas ti twannivsi bâf

    « homme du peuple au Roi, mais « junni fa riarmi ya Swo, ñot

    « néfastes pour sa fin, et pour « podjivvit rwas tgô, iv rwat

    « notre fin à tous, comme il advient « puvsi gô ibât, dunñom afwoïtf

    « en général et comme il nous « ip khobozm iv dunñom bwat

    « advint de jour-là « fwof di lwaz-mi

    (On trouvera la suite du texte djunngo chez les Éditions du Caveau, rue Barbentane, LYON)

     

    (suite du texte en français) :

    (…) Éod sortait la tête haute, satisfait des vins et du pardon, accordant son arrogant soutien «  à la cause commune. Et n’eussent été les ordres cruels de LIGA, nul doute que tant de « forces réunies n’eussent contenu et repoussé l’invasion. On entendit sur le parvis de la « tente le galop freiné de deux montures. Sorti simplement encontre le bruit, Notre Maître « Yuzoat vit sautant des selles deux envoyés du roi LIGA, portant au nœud de l’épaule la « broche ronde d’améthyste, à la main chacun le message également scellé d’améthyste.

    « Les déroulant devant lui, lurent ensemble la citation à comparaître et le rappel de la « mission. L’un des messagers parlait d’une voix rauque, l’autre tenait l’accent des Nsoyitt. « Yuzoat soulevant encore le pan de sa tente cracha de dépit sur le sol, et déclara qu’il « n’avait point démérité, que les accusations sans retour dont il était chargé, car on ne « sortait pas vivant des tribunaux de l’Améthyste, ressortissaient à la calomnie. Il osa même, « et de cela je suis témoin, porter la main sur la broche et mettre en doute avec courroux la « légitimité du symbole. Ce que voyant, l’homme Naoyitt courut détacher de la selle la « hache au tranchant teint de rouge. Notre Maître reçut le coup, qui lui détacha l’épaule, et « le rideau frangé retomba sur son sang. Je m’abstins de paraître, sachant, comme il advint « de vrai, que la terreur des améthystes fige le peuple et l’armée. J’appris que la peur avait « poussé si loin qu’Éod lui-même, peu de temps après le départ des messagers, fut poignardé dans la nuque par un officier d’en-bas, pour gagner quelque grade. »

    Ajoutons que dix autres messages en ce sens furent expédiés, acculant au suicide les meilleurs chefs de l’armée khyrrhe. Cette erreur décapita le haut commandement, supprimant ainsi toute possibilité d’intervention efficace.

    6. L’Épanchement

     

     

     

     

    Un flot constant de Tzaghîrrs franchissait désormais les défilés du Ktôh, sans défense depuis la déroute de Drinop. Le gros de l’armée s’était alors emparé de Phytallia, comme relaté plus haut. Cependant, un autre corps de troupes, nouvellement parvenu sur territoire khyrr, prenait l’important marché de Baâssam. Aucune résistance, déjà se propageait la désorganisation semée par les hiérarques. Les Tzaghîrs se contentèrent de s’attribuer les meilleurs logements. Les informations étaient restées aux mains du Sire d’Inville et de ses acolytes, qui tournèrent l’esprit du Roi de telle sorte qu’il se préoccupait bien plus d’exécuter ses serviteurs que de remédier à la défaite. Mais le peuple, désormais, savait que le Roi était fou, et les ministres pervertis.

    Or les Tzaghîrs, passées les premières conquêtes sur une profondeur de 25 « lieues », n’avaient plus éprouvé le besoin de progresser. Épandues sur le Sud du pays en un delta dont le défilé de Ktôh formait la racine, leurs troupes à présent épaissies de bagages et de marchands poussaient nonchalamment leurs avances. Un bref combat le cas échéant, une annexion tranquille de 10 lieues carrées, et le delta de l’invasion s’évasait vers le nord et la capitale.

    Dans les siècles passés, pour autant que la faiblesse des sources peut nous le laisser supposer, les rois tzaghîrrs avaient conduit leurs peuples à l’assaut des primitifs de l’équateur ; une alternance incessante de succès et de revers avait jeté sous leurs lances, ou les en avait arraché, les mêmes territoires alternativement disputés.

    Depuis cent années, les Tzaghîrrs s’étaietn contenté de mettre en valeur les terres riuges du plateau d’Ettoboï, avec les monts qui les encadraient. Seules des motivations religieuses, relatives à des prophéties expansionnistes, les avaient jetés comme un rapide aussitôt absorbé par le sol, à travers les défilés du Ktôh. On peut se figurer la mornitude galopante éprouvée face à des peuples n’éprouvant aucune envie de se défendre, ainsi que l’a imaginé Moellfort, ou, plus vraisemblablement,le dédain manifesté pour une capitale dont la chute, sans importance stratégique réelle, se fût accomplie d’elle-même. Rien n’était prêt non plus sur les murailles, rien d’autre que les patrouilles habituelles.

    Simplement, pour satisfaire aux rumeurs inlassables de défaites non confirmées, tel flavets ici (adjudant), tel tishift là (sergent) s’étaient-ils permis de renforcer à tout hasard le secteur confié à son commandement. Mais quelques flèches ou tirs de catapultes sans portée

    se révélèrent sans commune mesure avec la formidable surprise qui assaillit les défenseurs de SLAVOD à l’aube du 3 nibhur 489 : une horde de démons noirs aux lèvres peintes, d’abord mobile à peine à l’horizon de 40 guetteurs à la fois, quel que fût leur point cardinal. Le cor d’alarme circula tout autour des murailles dans une succession plus rapide qu’aucun mot d’ordre n’eût su l’obtenir : chaque vigile revendiqua sur l’honneur le premier coup d’œil exact

    Les Tzaghirrs en effet s’avancèrent de toutes les directions à la fois, en cercle parfait sur la plaine steppeuse. Cette fois-ci encore, prêtres et chefs noirs s’étaient concertés pour l’impeccable déploiement du rite. Puis on distingua les hautes colonnes chamelières, badjars liés sur leurs bêtes par les huit rubans en toupie, en ordre de marche et non pas de bataille, tant était poussé loin le mépris du Blanc. Ainsi roula le bourrelet négligemment resserré autour de la capitale, sans aucune autre réaction qu’une stupéfaction curieuse. Ni sortie donc, ni traits : mais 40 vigiles époumonnés, les yeux immenses et les cors ballant aux ceintures. Les Tzaghîrrs cantonnés à 400 pas des murailles montèrent leurs tentes et cuisirent leur odorante nourriture, car c’était l’heure du repas de ce matin-là.

     

    Vigie 32 – Rapport

     

    « Vu l’armée des Noirs. Osé souffler du cor ,tous ceux qui m’ont imité jetés plus tard aux fers.

    «  Noirs crêtes rouges en arrêt 400 pas. Mangent et boivent. Présence de femmes. Odeurs« méconnues, appétit. Vers midi, grande agitation Secteur 32.

    « Espace dégagé devant immense tente, chameaux écartés. Chant poussé par tous. Voix graves et « forcées, de plus en plus fort. La tente du chef s’agite. Il paraît, sans ornement. Tous les guerriers torse nu, ÉPÉE démesurément longue apportée, très blanche, très brillante, ÉPÉE fichée en terre.

    « Tous en cercle, le chef parmi eux. Des chants assis, des prosternations. Des cris litaniques. Des « chants la face contre sol. Adoration de la Force de l’Épée. Clameurs énormes : HALAM !

    « HALAM ! - cris propagés en cercle, à travers tout le camp, secteurs 32, 31, 30 et 33.

    Vigie 32 – nom : Kapedagh, âge : 29. »

     

    Les Tzaghîrrs exultaient.

     

    Le texte ci-dessus est la première mention d’une cérémonie de cet ordre en plein jour. L’épée géante fut ensuite menée en procession au travers du camp. Des guerriers au crâne peint lui faisaient escorte. Parvenus, après plus d’un tout de reconnaissance, au droit de la porte qu’ils estimèrent principale (en fait ce n’était que la Porte des Roses, plus richement ornée), ils replantèrent l’épée dans le sol. Aucune vigie ne nous a retransmis la scène, mais nous pouvons nous en faire une représenation d’après l’image du papyrus Oxyrrhinchus 4133 : de part et d’autre de l’épée figurée par un trait bleu, se tiennent deux Tzaghîrs juchés debout sur deux sièges.

    Ils sont vêtus de vastes robes coniques, l’une verte, l’autre rouge. Le graphisme utilisé indique une matière proche de la paille. Le rebord des robes masque les pieds des personnages, qui semblent perchés sur des sièges d’arbitrage. Face à face et tournés vers l’épée, ils tiennent chacun des deux mains un long rouleau écrit. En retrait, deux Badjars solidement liés sur leurs chameaux assistent au combat d’éloquence. À l’arrière-plan, à droite, apparaissent les tours d’une enceinte murale.

    Nous pouvons à présent affirmer avec certitude que cette scène correspond aux fragments rhétoriques publiés récemment sous le numéro 2999 C de la collection « Kirrotzag » :

    « Ô vaillant d’entre les vaillants, noble et haut parmi les plus hauts, non plus toutefois que mon maître Zajîr -

    «  - considère, ô chameau de lumière, la perfection de ces murailles polies, leur vastitude et le nombre extravagant des guerriers qui les couvrent, bien supérieur au nécessaire » (...lacune…) « ...faiblesse d’autre part, la fatigue pendant à ton bras nu, et le recreusement de tes rides (...lacune…)

    «  - seul Zajîr, mieux placé pour l’attaque, mieux armé dans la nouveauté, exactement instruit du terrain et des hommes et de leurs mœurs…

    «  ...il a vaincu à Tiépali, à Soudes, à Gasganets, aux Fourches d’Or. Il a revêtu les lamelles semées de mica, bu la liqueur de Mâth, foulé sous ses puissants pieds les terres du Sud et de l’Ouest, où le soleil s’incline devant sa force. C’est DONC à lui qu’il appartient de porter le premier coup, de crépir ces murailles du sang de ses guerriers. »

    Le discours de réponse n’est pas moins hyperbolique :

    « Badjar Badjarosag, tyran des tyrans -

    « Badjar, danseur de la mort sur les crânes Big et Bansûr

    « Badjar, chameau lumière de lumière aux orteils épatés sur le sable,

    « Badjar, lance du peuple aux lèvres rouges,

    «  Badjar, honneur de Gèb, d’Olbi et de Massâb,

    « Badjar, tambour qui tue le déserteur aux premiers bonds de sa course,

    «  Badjar, épidémie des flèches et remède à toute attaque,

    «  Badjar, au poids terrifiant, creuseur des bosses du chameau, ébranleur souterrain,

    «  Badjar, soleil noir du peuple noir,

    «  Badjar, à toi le mur, à toi la ville, les femmes et le vin, à toi notre mort, prosternation sans fin devant le Seigneur des Seigneurs

    «  Badjar Badjarosag Hempiroag... »

     

    Ainsi, tandis que la ville des Khyrrhs, pétrifiée, tendant une croupe résignée, consent déjà aux conquêtes, les Tzaghîrs, incapables de se présenter à l’unisson autrement que pour le rite de l’investissement circulaire, révèlent leurs divisions. Pour l’instant, dans l’euphorie de la progression, nul ne doute que la vaste capitale ne soit prête à la cueillette. Or, c’est la première et unique fois qu’un tel rite est signalé par les historiographes. Ou bien donc ils s’agit d’un ancien rite, dont nous ne possédons pas de version antérieure, exceptionnellement remis en honneur, ou bien d’une véritable rivalité, mise en scène pour cette seule et unique fois sous forme de rite.

    Les Khyrrhs auraient pu profiter de cela, tenter une énorme sortie : ils ne le firent pas.

    6. Les Hiérarques

     

     

     

    À l’arrivée des Hiérarques plénipotentiaires, au nombre de dix, également couverts des plus somptueux ornements qu’ils avaient pu exhumer, les vainqueurs furent secoués d’un vigoureux accès d’hilarité. En tête des Khyrrhs venait Petkar, surchargé d’orfroi au point de ne pouvoir baisser les bras ; puis le gros Chorm, trébuchant sous le poids de la couronne royale qu’il tenait entre ses mains comme une encombrante potiche ; puis les cousines Porlaty, Kwynsan aux doigts goutteux écartelés par les anneaux, puis les cinq autres négociateurs, débordants d’étoffes rouges et vertes, épaulettes frangées, châles de sanit superposés.

    Visiblement les plénipotentiaires, engoncés dans leurs carapaces, ne semblaient pas accoutumés à semblables équipages. Plus visiblement encore, après que les rires se furent éteints et que les généraux noirs, noblement dévêtus jusqu’à la ceinture, se furent contraints par jeu à recevoir déféremment la délégation blanche, ces ambassadeurs ne tenaient leurs pouvoirs de députation que d’eux-mêmes, comme le firent soupçonner les premiers termes embarrassés de leur déclaration préliminaire. On les amusa longtemps, multipliant les embarras de préséance et clauses de style, où tradition des Tzaghîrs offrait matière à d’infinies passes d’armes...*

    Cependant il existait, au sein de chaque clan noir, un noyau de guerriers qu’on appelait les Purs, ou « Naqars ». Leurs statuts internes, fort stricts, variaient sensiblement selon leurs origines, tribales ou totémiques. On retrouvait d’un clan à l’autre les mêmes postulats, où les peuples tzaghîrs puisaient la meilleure part de leur sentiment national : nombre d’adhérents restreint, parité sexuelle rigoureusement respectée, concours d’endurance ; exhibitions constantes d’ardeur à combattre, chacun s’engageant sur son sang à se porter aux points les plus chauds ; un tribunal de survivants tranchait sans appel des cas en balance. Enfin, le point de règle le plus sublime tenait en un mot : rekamba, imparfaitement rendu par « silence ». Le postulant ou nâq peut s’exprimer – discourir et chanter. Mais seulement dans le cadre sémantique de la force, nécessairement très limité. D’autres tabous s’étendent à une grande variété de mots ou de désinences. Le nâq doit aussi « redresser la tête en silence (rekamba), « limiter son bras » , économiser « la curiosité circulaire de son œil » - aussi certains traduisent rekamba par « orgueil » (khyrré : oushaïom)

    ...Or, trois longues heures de tergiversations n’avaient abouti qu’au placement des plénipotentiaires d’une part, de l’autre à une reconnaissance sans ambage de la victoire tzaghîre. Il ne s’agissait plus, vu le défaitisme sordidement intéressé des hiérarques, que de fixer les modalités d’une occupation. Les nâqar ayant appris cela (on buvait beaucoup), ils furent pris de longs rires. Puis ils devinrent graves : pourquoi négocier avec ces larves blanches ? Les défenseurs de la ville s’apprêtaient à fuir ! Les secteurs de nâqar s’agitaient et bruissaient l’un après l’autre.

    D’abord selon le code interne, puis, constatant l’attention générale, selon le Code Universel. Le grondement inhabituel parvint aux négociateurs des deux bords. Alors que Porlaty-d’Aînesse soulevait le battant de la tente pour s’indigner, il se trouva face à un groupe de nâqar, cheveux laqués et lèvres bleuies, agrémentées de longues touches d’ocre sous les yeux. « Oussoubo », criaient-ils, «Attaque ! »

    Porlaty blêmit sous ses bijoux. Porlaty replongea sous le battant, exhorta le chef des Tzaghîrs à remettre de l’ordre dans ses troupes. Le Badjar n’eut pas le temps de répondre : un nâq s’effondrait sur les tapis, suppliant prosterné de livrer la voie au « désir du sang ». Une guerrière à son tour força l’entrée. Ils frappaient sourdement le tapis, menaçant de leur pilonnement les robes khyrrhes, agitées de retraits effarés. Les gardes contemplaient la scène par les portières.D’autres guerriers survinrent, esquissant puis oubliant la prosternation. Porlaty s’aperçut que le Badjar souriait. La clameur de la tente fut reprise à l’extérieur avec exaltation.

    Sans se soucier de quiconque, raflant une cruche de vin au passage, Porlaty se rua sur son cheval, parmi une foule injurieusement indifférente. Les soldats frappaient au milieu des scansions.

    Porlaty a laissé sous la tente ses codéputés. Il pense qu’on ne pourra les massacrer sans déshonneur. Plus tart il prétendra n’avoir jamais douté. Il prend bien soin de ne heurter personne. Il embrène son cheval sans aucun motif. Le Douzième Porte se referma sur lui comme un couvercle. La ville gisait sans un battement de cœur. Porlatu-d’Aînesse ne pouvait maîtriser le tremblement de ses intestins. L’animal prit par l’Avenue Rai-de-Roue, large de cent hommes. Porlaty la lui fit éviter. Il galopa tout le long des bâtiments du Courrier, esquiva dans un réflexe le bureau des Guerres.

    Cette étincelle de lucidité le ranima.

     

     

     

     

     

     

    toto,boudin,zéro

  • Le jeu des parallèles

    COLLIGNON LE JEU DES PARALLÈLES

     

    NOSTALGIE

     

     

    « …qui devait s'affiner, filer à l'infini, vanish and disappear, Mylitsa, « l'un l'autre » « l'un pour l'autre », « je t'aime » en salade, tout ce paquet de lettres où nous ne cherchons plus rien.

     

    Quel somptueux mariage Mylitsa, extrasmart assistance, les Prest, les Hampérus, Vautour, Volov de Berwitt, et tous les enfants. Cortège, lange Wagen, lents éclairs glissants sur les chromes, carillons, moteurs et trompes rugissants, caravanes enrubannées (poignées de portes, ailes et antennes garnies de ces petits papillons de tulle que huit jours de vapeurs d'essence suffisent à transformer en petits tampax endeuillés. Femmes, filles et garçons d’honneur porte-traîne, enfants de chœur, disposez bien les drapés sur la pelouse en transparence se devine la vasque et le cygne. Souriez.

    Nous fûmes à notre tour rubiconds et bovariques, jusqu'à quatre heures on mangea puis il fallut, passé le dessert, témoigner de nouveau par le bruit notre joie dans la ville, vitres étincelantes. Et dans la dernière voiture, gréée de poupe en proue de rubans rose gras, médaillée comme un foie de porc et crucifiée de bandes roses à pompons, perdus dans le tulle sur le siège arrière, sous les plis finement repassés, tes yeux tristes. Chaque fois que je vois passer un mariage, que m’assourdissent

    les trompes synthétiques etc. braillant aux feux rouges La Cucaracha, c’est la même marée qui me remonte du cœur à la gorge où la salive s’accumule puis sous les paupières – s’ils savaient mon Dieu s’ils savaient ce que personne ne veut savoir, cette lourde chose de la vie conjugale qui serpente et se replie entre berceau et lavabo, la tâche que c’est de tendre à bout de bras le jour en jour d’amour. Mystère dégradé en cérémonie vineuse. Je n’avais pu obtenir de faire taire un seul instant, rien que pour nous, la cacophonie des klaxons. Il faudrait marcher seuls, émus, méditants...

    Le mariage reste en ce temps-là le Jeu où la vie se noue, sans rémission, inéluctable, etc.

    Je m’unissais à une divinité, énorme dans sa robe, en un rite barbare, elle en blanc, moi en noir -

    j’ai l’impression d’y être resté. Toi le soleil, le soleil, la bataille, et moi le plomb ; lourd, obscur, laborieux, fonctionnaire.Jean,jambon,barbarie

    Tu es partie chez un vieil homme, sur une lettre absurde et enflammée. Cette ville a pour nom Théople. Je ne l’avais vue qu’une fois. Tu as déjà tout un passé. J’ai renié le mien, je te livre aussi mon avenir. Nulle aventure ne me tente, sauf celle du moine. Je monologue en allemand, je capte à la radio le Süddeutsche Rundfunk, j’ai un tiroir entier de documentation, München, Wien, Hamburg. Pour aller là-bas, me faire naturaliser, il faudrait me séparer de toi, le jour où je voudrais trancher – nulle décision ne te coûte, brusquée, vivante. Toi : tu ne te sens pas coupable de vivre.

    « Qu’est-ce que c’est que ça ?!

    « Je hais, j’envie, j’aime… te hais, t’envie, t’aime… il ne tient qu’à moi, naturellement » (« de... ») - nous en restons là pour le moment – 1000km, ce n’est pas le bout du monde » - Mylitsa, surtout : danse, choisis, pourchasse ! Tu n’as cessé de poursuivre tes rêves, ils pourraient sans surprise surgir tout armés au-dessus du monde. Pour moi ces briques que je vois, ce sol terne ont déjà trop de poids pour contenir autre chose qu’eux-mêmes. Plutôt que « tirer au clair », je voudrais refondre au gouffre la totalité de l’existence. Du réel, faire un rêve : ton exact contraire.

    Une âme vide que le monde ne saurait combler.

    Une âme comble que nul rêve ne peut aérer.

    Tu projettes, j’aspire. J’ingère.

    Ma chambre est cubique et close. J’écris depuis mon lit où tu n’as jamais dormi, où les deux corps d’un couple mort ont creusé côte à côte leur place. Je me mets sous le couvre-pied. Il fait déjà froid. Sur les murs un papier peint bleu, cru. Gros bleu dit Z. Le lit est immense et profond, craquant. Son cadre engloutirait plusieurs édredons. Mais THÉOPLE au bord de mer a de si hauts immeubles, clairs et si aériens ! Tu ne vois ni goudron ni galet ni la transpiration des gigolos sur les matelas de plage ni leurs corps moulés de blanc sur les trottoirs de la rue Jan- Mayen.

    Nos rêves sont étanches. À propos, je bois beaucoup moins depuis que… Mon alcool à présent, c’est Proust. Mais j’y étouffe. Son monde est inassimilable.

    Est-ce que tu me manques ? je te parle tout bas dans le creux de mon bras, ce qu’on appelle la saignée. Je sais à quoi je m’expose. J’aimerais changer de souffrance.

    * * *

     

    Joie, Halpérus !

    Enthousiasme ! Énn Théô !

    Ce n’est pas trop de sauter en l’air, de danser, car je danse, Halpérus ! Le Prince m’a inscrite aux Cours Internationaux de Sandra Greathiger ! Les soldats criaient THALASSA et s’embrassaient au milieu des neiges. Colomb criait TERRE : je possède à la fois la Terre et la Mer et la Ville ; ses collines plantées de pins, la ville où le béton même se fait harmonieux : clair, droit, volumes verticaux agrafant le ciel à l’eau - à propos de ce que tu m’écrivais la semaine dernière, je suis bien entendu d’accord : la situation doit se dénouer. Je ne vois pas pourquoi tu en fais un tel plat. Tu rumines, mon pauvre. Mais ici, il se passe des choses : THEOPLE est vivante, et tu es mort. Théople est immense, mon âme est à sa mesure.

    Tu ne pourrais pas tenir ici. Ton âme à toi est à la mesure d’une chambre, d’une pantoufle. Peut-être gagne-t-elle ainsi sa densité. Mais la mienne passe à tous les vents.

    J’ai une chambre vaste et somptueuse. Battants de fer forgé devant les glaces. Lustre en cuivre délirant, garni de chaînettes et de pendeloques. Fenêtre à impostes bulbées, fourrures, tapis, lit à colonnes. Partout du vert, du rouge, de l’or, des moulures en losanges. Toutes les chambres donnent sur un mezzanine, filles d’un côté garçons de l’autre – mais grâce au balcon... Il doit y avoir d’autres chambres plus haut, je n’y suis jamais montée. En bas c’est une espèce de salon, où le Prince quelquefois vient lire. Nous le regardons depuis la balustrade. Il ne monte jamais nous voir.

    ...Cette scène que tu m’avais faite, quand je t’avais dit mon intention d’aller là-bas ! « Exotisme de pacotille », « évasion de petit-bourgeois » ! Tu m’as traitée de midinette, de pétasse à romans-photos… Oui, Théople est laide, on n’y voit que des bâtiments, des magasins, pas de vieux quartiers – « le Queysset » vous dit-on d’un air dédaigneux mais c’est très loin – une circulation débordante, du soleil, des plages privées...Gratin décati… « Babylone de la connerie » disais-tu. Mais pour moi ! Quelle naïveté bien sûr, quelle provincialerie – à la rigueur, si je parlais d’expositions, de salons, de potins – on serait indulgent, on comprendrait. Il en est beaucoup même qui applaudiraient – où peut-on vivre ailleurs qu’à Théople – mais pour moi ce n’est pas ça.

    ...Les dessous, les tripotages, « sonder la corruption sous le masque », « les plaies secrètes » - c’est encore trop plat, trop attendu. Je ne suis pas venue potasser une thèse. Rien de répertorié. Je vois Théople à travers un prisme. Un long volume blanc percé de trous stricts à intervalles réguliers : le Centre Sandra Greathigher, sur la pente, domine la cité comme un phare – la liberté, la danse éclairant le monde. Et de l’espace où je m’exerce baies ouvertes sur la ville, mes battements de pieds frappent buildings et trottoirs pavés d’or, afin que seuls survivernt aux bords de mer les corps des androgynes aux longs flancs de sable, et l’esprit de la danse, jambes ouvertes, entre les rues vivantes et le soleil. Je vois Théople à travers un visage, des mains : le Prince est grand, noble et généreux. Mais nul ne partage son lit, qu’un petit gringalet blond, méprisé, toléré.

    C’est grâce au Prince que le Centre subsiste ; il héberge chez lui son trop-plein d’étudiants. Ses yeux pénètrent et fécondent les bouges où mes désirs basculent ; percent les murs des salles où les matins me ressuscitent. Nous marchons et dansons dans les yeux du Prince. Et ses mains diaphanes tendues contre le ciel donnent aux rues la lumière, soutiennent et cambrent les tailles.

    Je vois Théople au travers d’un diamant, qui serait mon cœur.

    Théople… Ce nom que j’ai inventé, redécouvert sans doute, cent fois prononcé, cent fois oublié, grâce à moi désormais destiné à ne plus périr, grâce à l’éclat dont je l’aurai orné, moi seule. Ville des Dieux, Cité Divine -Théople aux syllabes légères et empesées claquant comme une aile dans le soleil ou constellation levée parmi les étoiles – Tino, Vera, Lavrontis – je crains de te sembler stupide ou frivole. Ton jugement m’importe plus que tu ne penses. Pour me regarder, sur qui puis-je me compter sinon sur toi ? Ces noms privés qu’ils sont de tout ce que j’ai pu rêver sur eux, privés de toute gloire et de toute aura, aussi mesquins et arbitraires qu’un drame ou un roman – moi seule rassemble les facettes qui les unissent – eux, les ignorent.

    Tous ceux que je n’attendais pas ici, qu’une obscure volonté espérait à ma place, happés par moi, façonnés – mon monde à moi reste irréductible aux coulisses où les voudraient borner les malfaisants – mais comme les dieux en perpétuelle expansion. Théople, non plus  la plage aux starlettes mais lieu prédestiné de ma rencontre avec moi-même, dont la place géographique importe peu – dont les chorégraphies dessinent les preuves les plus évidentes de l’existence de THÉOPLE.

    X

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    VERA. Surgie des brumes et du soleil. À mi-hauteur des terrasses dallées d’où les buildings tendaient leurs nuques trempées dans l’or et les bancs de pourpre. Et moi, fascinée toute droite sur l’escalier de fer dévalant vers le portail ouvert en fer forgé et au-delà sur la pente jusqu’aux premiers flocons débordés de la mer où tout sombre – il remonte de tout cela lancinant le bruit vivant d’un moteur qui cherche et passe le dernier virage devant nous

    VÉRA

    HONDA 750

    sortie des eaux Reptile de proie Bras crucifiés sur le guidon dans le soleil Ailes translucides combinaison claquante déployée en membrane de varan. Dans son sillage les brumes fendues J’ai poussé un grand cri

    Centaure aux cuisses d’argent déchirant le puits du dernier soleil dormant au fond de son cylindres

    dans les hauts vitraux sertis de fleurs de fer tremblent la coupe de verre et d’or – grand lustre suranné tintinnabulant dans l’essence et les coups de machine. Véra pousse le monstre renâclant sous l’escalier dont la bête contourne le pied puis se cabre et me flaire. À l’étage les portes battent en cercle au-dessus de ma tête – on se penche on m’enlève on salue de la main.

    Nous plongeons dans le soleil couchant.

    J’ai croisé mes mains autour de sa taille.

    Je sens sur mes paumes le contact du cuir synthétique. Premiers réverbères sur l’avenue. « Tu viens d’arriver ? » demande-t-elle.

    Halpérus je t’en prie essaie de comprendre. Il y a dans ma lettre bien des grandiloquences. J’ai même été tentée de tourner tout cela au burlesque. Je t’en laisse le soin. Véra, je la connaissais déjà. C’était toutes ces silhouettes furtives pourtant si lourdes , regard, taille et souplesse croisées sur les trottoirs et dans les trains.

    ...Tous les soirs depuis mon arrivée je sortais dans les rues de Théople. Jusque tard dans la nuit je me suis promené sous l’iris safran des réverbères à iode, le double ruissellement du Front de  Mer en feu, juste au-dessus des vagues cachées dans l’ombre. Ou bien, après une longue avenue où les voitures en veilleuse tatouaient les murailles de lueurs mortuaires – je prenais par la rue Jan-Mayen où les travelos me frôlaient en chuchotant des mots que je ne comprenais pas.

    J’avais déjà rencontré Véra, par petites touches, dans ces quartiers-là. En moi aussi au gré des épisodes noyés, un angle du bras, un rictus dans la voix – ne va pas croire qu’ils surgissent de pied en cap, le petit rouleau d’aventures à la main – quelquefois ce visage sns yeux, cette chaleur indéfinissable. J’ignore si ces êtres existent sur une autre terre, si j’ai vécu leurs vies ou si je dois les vivre. Pour Véra, tout est allé remarquablement vite – prise à la bola, comme un cheval de pampa. Je me suis vue en croupe, dévalant vers les Quartiers Francs : douze rues coupées à angles droits, baignées d’un jaune chloreux. Froide Subhurre. De jour, respectabilité. Murs dallés de faux marbre. Enseignes flétries près des rideaux baissés. La circulation intense et stupide n’a pour but que de traverser, de violer ce lieu. Mais à dix-huit heures trente, au plus fort de l’assaut, les flics de la Spéciale s’élancent au milieu des rues, jeunes, vêtus de blanc à la façon des infirmiers ; de leurs képis s’échappent d’interminables mèches que certains se tressent. Ils s’établissent dans les carrefours. Il faut les voir disposer, en tournant sur eux-mêmes – arabesque – leurs plates-formes circulaires, les entendre rire très fort en s’interpellant d’un croisement l’autre, dans une langue ni hongroise, ni serbe ni roumaine.

    Puis ils disparaissent, roulant leurs socles à l’intérieur du Quartier Franc. Ils quittent rapidement leur uniforme car je ne les revois plus. Que je te dise le nom des rues : Jan-Mayen, que u connais déjà, Virben, Thermopolis – à mon excitation tu vas penser que j’en suis devenue assidue, tu as raison de le penser, lourd Halpérus, Connais cependant ma fierté, car je ne me prostitue pas. À présent, accroche-toi dans tes pantoufles : rue Baudoyer, des Aurochs, Tangue-Lune, Sabatier, Califat : il existe un quartier derrière le précédent, qui n’est qu’une couverture. Plus vert, plus sulfureux. Petites rues en entrailles, croulantes, malodorantes, où je joue des coudes, où je me cogne aux murs, décors de studios où les sous-cinéastes s’imaginent reconstituer Montmartre.

    Maquereaux clope au bec talon levé au mur comme autant de grues, têtes verdâtres qui s’étreignent vénalement dans le vert des réverbères – il n’est pas rare en vérité de heurter en

    équilibre sur les hautes bornes les couples en action – exhibitionnisme ici dépourvu de toute vulgarité, outrance calme avec dans les yeux ces connivences et l’esprit persistant il semble que l’on parcoure les allées de carton parcourues de figurants désœuvrés prenant la pose en attendant le premier coup de manivelle. Ici croupissent cependant les menaces sourdes des crimes bon enfant, de ceux qui jusque dans les année 30 alimentaient complaintes et goualantes.

    Le premier quartier se referme sur ses débordements ; il filtre au travers des impostes desmains bouffées de musique lourde. Un travesti parfois se tient en faction, hiératique ; le sexe est un rite. Les rues s’étendent sombres et veloutées, sans autre vie que ces pulsations qui se répondent de porte en soupirail : cantiques, bruissements d’orgue sur fond d’encens. On ne salue rapidement, aussi cérémonieusement qu’on peut. Hautes façades, rues larges mal éclairées. La brume hésite incertaine, dorée de ce côté-ci, passant au vert dès l’autre rive du Boulevard (simple frontière s’élargissant aux carrefours autour d’une fontaine). On passe aisément d’un bord à l’autre ; mais cela ne se dit pas.

    Les mêmes gens se reconnaissent de part et d’autre ; mais honte à celui que l’on voit franchir la .frontière. On les voit nonchalamment flâner le long des vasques, les uns vêtus déjà de longues capes brodées, les autres en rase-pet et souliers de croco – détournant leurs regards les uns des autres.

    Il faut changer non seulement d’habits mais de voix, de sourires, de rêves. Pourtant (c’est Véra qui m’apprit tout cela) l’opposition n’est pas si forte. Car tous, éphèbes en gandourahs, putains pavoisées, macs à braguettes et biches, ont en commun ce qui si cruellement fait défaut aux humains d’ailleurs : le sens du masque, du faux plus vrai que le vrai. Ils ont os être, ils le jouent avec un détachement, une étude de soi, une noblesse au-delà de l’humour. À des riens de l’épaule et du bras, aux frémissements de l’œil jusque dans son refus, aux terminaisons des ongles et des paupières, j’ai précisément reconnu ma voie et ceux qui la hantent, de part et d’autre de la Frontière.

    Aux Quartiers-Francs.

    Le sexe de Véra forme un étroit triangle, tranchant comme un profil de hache.Ou de coin. Et lorsque certains soirs fixés nous descendons aux Quartiers-Francs, les premières fusées d’artifice tracent de loin leurs arceaux contre le crépuscule. Nous entrons, et la rue s’emplit de rencontres. Ils viennent à nous mains ouvertes, androgynes aux voiles d’eau pâle, et nous laissons derrière nous se rabaisser leurs avant-bras bruissants comme un sillage. Des portails drapés battent pour nous sur des points d’orgue graves. Vera 750 défile à lente allure, je tiens sa taille entre mes bras. Le moteur murmure et la foule ne crie point. Aux quatre directions surgit le bref et rauque appel des Yamaka, Bushido, Kawasaki. Toutes convergent place Amalfi, se poursuivent lentement s’opposent botte à botte et tracent infiniment, s’approchant, s’écartant, de longs losanges fluctuant. Athlétisme du métal. Des haut-parleurs nous couvrent de leurs cymbales, les échappements bercent nos vertiges. Comme un ballon qui prend le large. Il en vient du Quart-Neuf, des Bauciers, du Haut-Bourg. Tassées au coin des ruelles des putes en vert s’écartent. Nous louvoyons.parmi des récifs de chair. Véra se dresse sur les cale-pieds – tous l’imitent, les ovations désordonnées retombent en ressacs. Par dessous nous vacillent les lumières de la Ville jusqu’au ciel. J’attrape au vol un des grands châles agités par les passagers, le fais tournoyer comme eux. Nous évoluons au centre d’un stade où s’élancent les scansions. Atmosphère de foule poussée là spontanément organisée. Nous ouvrons et fermons nos losanges pneumatiques. Les têtes maquillées qui se renversent, éclaboussées de phares, immolées aux bouquets de réverbères.

    Visages encore ! Surgissent, s’accrochent, et s’évanouissent ; les saisir, les tirer à soi, les plaquer sur le sien, échanger nos forces et nos vertus. Départ d’une autre connaissance… Un visage d’homme aux yeux verts tombe à la renverse dans les mèches rousses. Les haut-parleurs diffusent Beethoven. Enlace au dos ce Véra je pleure à grandes secousses. Encore à présent j’ignore les signaux de cette folie je ne sais plus ce que la foule hurle de joie. J’étais je suis encore amoureuse de Véra et de moi-même, j’ai cru sans peine qu’elle avait entraîné le monde après soi. Elle s’est arrêtée devant l’arc abaissé d’un porche à judas.

    EASYSOFT

    La foule s’est éloignée. Dans l’air abandonné flottait encore un parfum d’huile refroidie. Bien sûr on nous a introduits tout de suite, à peine le judas soulevé. Le spectacle avait déjà commencé. Ça m’a donné envie très vite de monter moi aussi un spectacle, je t’en parlerai plus tard – j’ai même regretté que tu ne sois pas là – tu n’aurais pas apprécié – rien que des travelos. Une scène ronde illuminée dans uen salle obscure, on se heurtait aux tables, aux genoux, je tenais Véra par la ceinture, nous avons pris deux vodkas-orange. C’était une revue par tableaux, comme on en fait beaucoup : strip-tease d’un guerrier à dessous féminins, banquet funèbre grec aux éphèbes nus, Camille C. en Walkyrie – ma vie n’est que spectacle et je reste assise je connais tes refrains - en entrant là j’étais campagnarde, plouque sortie de sa bauge à ploucs – mais dans ce soir glauque, la main de Véra sur mon cœur, ce play-back véhément au-delà des visages, voix chevrotantes et passées, pucelle suspendue au mur ; bel canto étouffé en coulisse – tandis que sur scène, douteux, absents, se déchaînaient les travelos, dans ce creuset au bout de mes pincettes je les tenais, déjà toute la ville entre mes yeux, quintessence de Théople. Chaque numéro nourrissait ma nudité : depuis le guerrier médiéval tendant à bout de bras chaque pièce de son armure ; Agathon en bonnet de bain blanc, poulpeux, vautré sur les masques et les faux seins ; les sœurs Thomaï, toutes en genoux et hanches – jusqu’au final genre nigger bottom, où la troupe en folie, jambes nues, écartait d’un coup sec les faux visons sur des seins plats, épilés, poncés, talqués – s’empilait en glaçons frissonnants dans nos verres à double dosage, et je buvais, buvais des yeux et des lèvres entières, et les petites notes blanches, pudiquement retournées, s’accumulaient dans leurs petites pinces ; je n’y pris garde qu’à la fin, lorsqu’il fallut que je paye ma part.

    Véra a de ces absences…

    Après le spectacle les boys sont descendus en salle. On a fait tomber du plafond une lueur bleue de sous-marin ou d’ovni. Ils se sont répartis entre les tables. Sur un signe de Véra l’un d’eux s’assoit près de nous. Un homme celui-là. Costar années 30, cravate et gomina. Brillantine Piver Pompeia. Tanguero caliente. Des yeux immenses de lac argentin. Le nez large et ourlé, cheveux crépelés souvent effleurés de la main. Il s’appelle Damian, baryton à Milan voire Premier Sujet (deux remplacements à San Miguel) et s’incline vers elle votre peau de velours azur et le front d’un Rafaele – sonrisa ilimitada essayant de toucher ma main par-dessus le giron de Véra tandis qu’elle se reteient de rire ou de lui flanquer une claque.

    Elle s’est contentée de me regarder en haussant les épaules. Puis elle a parlé de la troupe je connais bien Milan j’ai dansé deux saisons à l’Arcimboldi les voici qui s’échangent des nouvelles : de Stilbo, Canogli, da Ricci… Puis les décors du dernier Aïda, les frasques du chef décorateur… À ce moment j’ai sorti mon nez de mon gin : mon rêve de me placer décoratrice à l’Opéra, Vienne, Covent Garden and so on. Tu ne vas pas me croire (sauf si tu ne vois pas ce que ça peut bien avoir d’extraordinaire…) - le Damian ( j’ai entendu parler de lui dans « Jours de Danse » ; il est un peu sur le retour à présent) bref, il m’a proposé (dès que je lui ai montré des portraits de Véra – il faudrait que tu voies ça) – il m’a proposé de poser pour moi.

    Aussitôt je l’ai trouvé bien plus éminent. Je me suis souvenue juste à point d’une foule d’entrefilets, qu’il buvait de ses yeux de volaille et de velours. J’ai seulement fait la gaffe de rappeler sa date de naissance – 1927 – il a tiqué mais c’est passé au milieu du reste.

    Il habite un six pièces au Val de Luys à Sup-Théople (ou Super-Thé si tu veux), au-dessus de toute la baie  (Véra me fait un signe d’acquiescement ; je ne lui avait rien demandé) – je commence jeudi.

    Tout cela ne m’empêche pas de suivre les cours de danse, trois heures par jour, je tiens avec un yaourt à midi ou presque.

    Et voici le point délicat de la lettre : j’ai composé une pièce en un acte, très vite, en trois jours. Je te l’envoie par pli séparé. Combien peux-tu me faire passer ? il en faut pour le décor, les chevaux, les costumes surtout – je suis navrée, mais comprends-moi, tout m’arrive, théâtre, danse, peinture, tous les dons me coulent des doigts, je me baigne dans le Don, tu ne voudrais tout de même pas, toi qui es radin, laisser gaspiller tout ça faute d’argent ? Réponds vite, je t’embrasse,

    Militsa

    P.S. Le titre, c’est Lahire le Sodomite. Tu sais ce que Véra m’a fait remarquer ? Si tu mélanges les lettres, ça donne Soleil Hermaphrodite ! C’est drôle – de toute façon elle s’est trompé : il reste R, P et H.

    Bises. CCP 986-44 S, NICE

     

    X

    X X

    L A H I R E L E S O D O M I T E

    pièce en un acte de

    M I L I T S A J A N D R O V S K I

     

     

    Décor : la forêt de Brocéliande

    Lahire à cheval, en armure, lance au poing. Il chevauche quelque temps ; les frondaisons défilent en bruissant sur son casque, polissant les lueurs du soleil levant. Soudain, dans une mare, une forme retient son attention. Il tombe en arrêt, pointe sa lance. La forme se redresse, dégouttante d’eau et de vase : c’est un jeune homme en long bliaut de corps.

    LAHIRE : Qui es-tu, jeune chevalier aux vêtements souillés ?

     

    Le jeune homme est coiffé d’un chaperon de velours sale d’où s’échappent de longues mèches cendrées. Il porte un rebec en bandoulière.

    LE JEUNE HOMME : Je suis Loÿs de Gréselois, de Rugne et de Tarcas.

    LAHIRE : Tu trembles, noble homme ; monte en croupe avec moi.

    Il se hisse.

    LOŸS : Où irons-nous ?

    LAHIRE : Où nous conduisent les destins.

     

    Coup de gong, fin du premier tableau

    (…)

     

    P.S. On m’a déjà promis la salle des Augustins. Il me faut les acteurs. En chasse !

    P.P.S. Je ne sais plus si je te l’ai dit : pense à m’envoyer de quoi payer décors, affiches, éclairage, etc.

    CCP 986-44 P NICE

     

    X

    X X

    Cité L. (Agen), 12 10 2016ns

    Mylitsa, tu débloques. Des conneries, j’en ai déjà lu, des épaisses, mais des comme ça, jamais. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de dingues ? Ce style torché dans les chiottes de Maeterlinck ? C’est ridicule au dernier degré. Ça ne tiendra pas trois jours. La scène va crouler sous les couilles de babouins tranchées au yatagan. Une histoire de pédés : bravo, c’est original ! Brocéliande, le Graal, salez, poivrez, servez chaud – la lance, vas-y Freud, perds pas tes sabots.

    L’ange est le diable, l’amour purifie tout, « et rien ne pourra plus les séparer » passe-moi le P.Q. J’oubliais la sorcière, et le bourrin, qui « s’évanouissent dans les airs » - il va falloir un trucage – sans blague ? On n’a jamais rien fait de plus con de puis Pédéraste et Médisante. Un festival de perlouzes. Je te prédis un franc succès.

    Comique.

    À ta place je ferais chier le canasson sur scène.

    Ci-joint le fric.

    On ne sait jamais.

    Ici je t’ai coupé de toutes relations. Tu n’as pas tenu. On n’est pas des moines !

    1. Moi si. Les Pierre, les Paul, les Jacques, ça me soûle. Leurs clés de garage, leur gauche à deux balles, et leur baratin – la vie, la mort, la Sécu, l’atomique… ma connerie me suffit, sans celle des autres. Moi aussi je tripote le truisme. Mieux que toi. Les autres, les « vivants » - il faut se les farcir jusqu’au bout – un bouquin, ça se balance. Oui j’ai peur. Non je ne veux pas changer. Ça me fait toujours un caractère. Les bouquins, tu leur parles. Quand je lis ça grogne, ça siffle, une baleine à bosse. Les écrivains me bousculent, mais sans gueuler, sans mauvaise haleine. Ça reste entre nous. Pas de témoins. Pas de « y a qu’à ». Toi tu changes. Moi je reste ». mais en aucun cas, mais à aucun prix, je ne modifierais l’Art de Vivre.

    L’ont-ils fait ?

    J’admire, en vérité, ceux qui descendent en flèche – les liseurs ; les non-engagés - « fossiles ! » - oui, nous avons été tout ce qu’ils ont dit , avec fierté, il le faut.

    De mon côté je jette au loin les Biceps de l’Action

    J’AIME PAS – LES COU- RANTS D’AIR

    - excitation excessive. Plus tu t’entêtes plus tu pues

    bientôt tu trépignes

    veux pas monter sur le manège

    peut-être pas dessus mais attaché déjà en contrebas comme un chiot

    Te souviens-tu de ton vivant où tu essuyais sans envie les couverts et les imaginais en pièces détachées monotones près de ta mère – de soucoupes volantes martiennes, c’étaient autant de pendeloques, de volants qui servaient d’accélérateurs de Dieu sait quelle force centrifuge.

    Les livres sont toute la vie tant pis (tant mieux) cela n’est plus guère qu’avec toi, par lettres, que j’en peux discuter… À la Bibliothèque, les collègues et moi nous passons des coups de fil. Chacun tient un Secteur. Moi c’est l’Histoire. En général les lecteurs choisissent leurs emprunts dans le même Secteur.

    Mais si par exemple – imagine – que l’un d’eux veuille consulter, au hasard, Histoire et Socio : il vient me consulter, moi tout seul, et glisse ses trois fiches vertes sous le guichet ; aussitôt je contacte Z, Pilier 3 – mais tu ne m’écoutes pas je le sens – le lecteur recevra les 3 ouvrages en même temps.

    C’est tout de même unique cette disposition, même à Théople vous n’avez pas ces cinq immenses salles vitrées, comportant chacune trois espèces de cages également vitrées glissant à la verticale sur trois piliers de verre – l’une monte, l’autre descend, et la troisième est immobile. Ou bien deux qui montent et l’une qui descend. Ou bien toutes les trois montent et descendent à la fois et c’est le plus impressionnant. Il existe un Niveau d’Arrêt réglementaire, mais nous préférons rester à celui du dernier livre Commandé.

    Puis nous les expédions par le « vide-ordures » ; nous les voyons circuler vers les lecteurs, comme autant de de bols alimentaires à travers des cous de girafes transparents. Le client les emporte vers sa table de verre – une fourmi ses œufs, tout raplatis par la perspective ; car sous nos pieds c’est le vide, vert et déformant.

    Derrière nous quatre étages de rayons vitrés où l’on nous voit d’en bas déambuler tout suspendus. Nos lecteurs préfèrent de plus en plus taper un code. Nous appelons cela « le téléphone ». C’est de cette façon que nous nous contactons entre collègues, au prix d’un perpétuel bourdonnement d’une cage de verre à l’autre – Le vieux Rolle est cocu, faites passer – à présent je ne connais plus personne - on dirait que je m’en plains…

    Mes galeries superposées occupent tout un côté de la salle 3, plus un petit angle. Les rencontres sont rares, de part et d’autre d’une vitre, façon Palais des Glaces. C’est une impression assez désagréable.

    Quand les livres ont disparu dans l’Ésophage avec un glissement râpeux, nous nous retrouvons à notre table.

    Je lis tout ce que je peux, alerté seulement si le cadran se teinte en rouge. Douzet fait des mots croisés, Deoulif des problèmes d’échecs. Je les vois se lever dès que j’appuie à mon tour sur mes touches, au cliquetis pour moi cotonneux. Si je contacte les autres salles, je dois me contenter d’imaginer. À côté, elles sont trois : Naldi, Costan, Autignan – vu sur le tableau de service. En fait je me passe fort bien d’elles, pour l’instant, soyons prudent. Au début de l’année, j’allais bien prendre un pot et bâfrer un sandwich au Café des Églises avec les collègues. Mais vraiment ils sont trop chiants. Moi aussi sans doute. Je ne faisais rien d’autre qu’eux, après tout : affalé devant le café trop chaud et immanquablement amer, sans dire un mot, en attendant l’heure…. Alors, autant rester chez soi à midi me faire la bouffe…

    Je ne suis pas trop difficile, d’ailleurs – pas le temps de l’être : riz-vitesse ; nouilles-vitesse, purée-express, en alternance ; les paquets sont sur l’étagère. Une languette de jambon, un triangle de fromage acheté en hâte juste avant la fermeture, ou un œuf-coque.

    Tu penses peut-être que je m’ennuie à crever : pas du tout.

    D’abord les voisins. Nous habitons les deux parties contiguë d’une maison de vieux, moi vers le fond, eux côté rue. À l’intérieur, il n’y a qu’une porte condamnée qui nous sépare. Ils s’appellent Stolarzyk – des Polaks : le père, la mère, la fille. Au début je leur faisais la gueule ; pour gagner ma porte à moi, je devais passer devant leur perron à eux. Et leur jardin à eux s’étend jusque devant ma porte à moi. Et ces Polaks, c’est des durs à cuire : toujours dans leur jardin, quel que soit le temps, le cul en l’air, à sarcler leurs patates, ou repiquer je ne sais quoi.

    Tous les soirs en revenant du boulot sur ma Mobylette – on était encore en septembre, il faisait jour – j’étais sûr de le trouver, lui, en gros vêtements boueux, appuyé des deux bras sur la grille :

    « Une bêlle jour-née », ânonnait-il. Je grimaçais un sourire contraint, et il se retirait pour me laisser passer avec mon engin que j’allais garer sous la remise. Puis je revenais m’enfermer dans ma salle basse en râlant : je ne pouvais donc pas profiter du soleil ? tout ça pour un gros lard toujours à patasser devant ma porte : la bonne femme en chaussons dans la boue, pof-pof-pof. Le type, une jambe après l’autre dans ses falzars de vidangeur ; il soufflait : pff-pff… Il était cardiaque, chauve, à bras courts. Tous les deux courbés, les fesses en arrière le bide en avant, à petits pas précipités, à la limite du déséquilibre.

    La fille travaillait toute la journée dans une espèce de pièce sombre de la maison voisine, où une dizaine de vieilles assises en rond ravaudaient interminablement.

    Au bout de trois semaines, le vieux se retirait de la grille et tournait ostensiblement le dos. Et sije voyais dépasser ses gros coudes, je m’arrangeais pour trouver je ne sais quoi dans le moteur ou le frein. Encore un mois, et on se tirait dessus. Ces jours-ci nous nous sommes lassés. Il a eu bien du mal )à me répondre sns prendre la peine de se retourner. Le lende:ain j’ai salué sa femme, qui tendait du linge en sabots. J’ai appris qu’ils repiquaient des patates. Plus trois rangs de salades à sarcler. J’ai même soupesé un manche de houe fait maison.

    « Ah évidemment, question androgynes…

    « À part leur sale bobine, je n’ai rien à leur reprocher.

    Tandis que moi, je me suis loué un piano.

    La hargne et le piano : deux distractions.

    Deux heures de clavier par jour ; j’y tiens. L’après-midi ou le soir sans compter les improvisations (cinq ou six thèmes à la sauce espagnole). Passé seize heures, je pédale à fond sur la sourdine. En fait sur mon piano je ne sais quelle moisissure du velours donne au son une vibration profonde, sourde et souple, infiniment fondue dans un océan nostalgique.

    J’utilise rarement la pédale forte : le fond « casserole » vire au bastringue : tout clinque et les échos s’embrouillent. Parfois je m’offre un petit « effet carillon ». Mais l’attrape du « sol » n’attrape rien du tout. J’ai disposé sous le marteau, en équilibre, un gros carr de chocolat ; chaque fois que le marteau retombe, on entend toc – ré-mi-fa-sol toc fa-mi-fa-sol toc mi-ré-ré…

    Tout cela reste bien frivole, anecdotique. Ta dernière lettre te montre exaltée, si sûre de plaire. D’une chiquenaude tes textes balayent mes brumes complaisantes et j’ai cru bien faire de t’imiter. Vois comment ton contact me serait néfaste : tu voudrais m’annexer, et j’obéirais, ou croirais obéir. Tu m’aérerais. Tu me battrais par la fenêtre comme un tapis. Et pendant ce temps sois certaine que j’aimerais mieux retourner cent fois dans ma bauge suspecte, pour y palper les pièces éternelles du jeu de ma déconstruction. Fini le temps des conseils qu’on quémande.

    Ce n’est qu’au fond de son enfer qu’on trouve son salut. Coquille close, sans fissure ni souffle De ma bibliothèque à mon deux-pièces en descendant l’allée des Héliastes, je porte mes compartiments étanches.

    Passée l’ultime réticence des voisins polacks, dès que se referme sur moi la porte vitrée, les rites de soirée s’enchaînent avec la précision d’un office à soi-même, non pas le classeur de livres et correspondancier, mais ce que certains nomment volontiers « le dieu en moi ».

    De cette précision dépend le plaisir du masque plaqué sur ma face au point de la dévorer.