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  • LES GRANDES FETES RELIGIEUSES

    • ertains n'hésitent pas à affirmer qu'il n'y a qu'une seule chose à faire pour être pleinement juif : rejoindre la terre d'Israël promise par Dieu.

    Sur un plan plus métaphorique, mais non moins puissant, Pessah nous délivre de toutes nos entraves matérielles et spirituelles, de tous nos malheurs, de tous nos conformismes successifs, que nous devons détruire pour aller de l'avant, monter encore ; et, si nous tombons cent fois, de nous relever cent une fois. Plus généralement, Pessah rappelle à tout Juif son identité, son devoir de transmission et de “passage” du relais à travers les vicissitudes passées ou à venir.

     

    CHAVOUOTH

    Semaines”

     

    GENERALITES

    Pessa'h, Chavouot et Souccot sont des Atseret (assemblées solennelles), à l'occasion desquelles se tenait un pèlerinage au Temple de Jérusalem. Chavouoth intervient cinquante jours après Pessah, de même que la Pentecôte (“Cinquantième”) après les Pâques chrétiennes. Ce qui n'est pas une raison pour appeler “Chavouot” la “Pentecôte juive”, contresens total. Chavouoth, c'est la fête de la moisson, Hag ha-katsir, “fête de la récolte”, mais c'est aussi la commémoration de la réception de la Torah et des Dix Commandements, de la main même de Moïse, qui la tenait de Dieu en personne.

    HISTORIQUE

    • C'était en l'an 2448 (1313 av. è.c. [“ère chrétienne” ou “ère commune”]. Au sortir d'Egypte, le peuple juif fut guidé dans le désert jusqu'au mont Sinaï. “Pendant leur marche dans le désert, les Hébreux ont été guidés par la shékinah (colonne de nuée), qui s'est immobilisée au pied du Sinaï. Là, Moïse, comprenant que Dieu leur ordonnait de s'arrêter, donna l'ordre de dresser les tentes. Le tonnerre se fit entendre, des éclairs sillonnèrent le ciel, le peuple fut saisi d'épouvante. La montagne du Sinaï était toute en fumée et tremblait avec violence, car Dieu y était descendu au milieu du feu (Exode, 19, 18). Et la voix de l'Eternel se fit entendre, solennelle, et prononça les paroles de la Torah : “Je suis l'Eternel, ton Dieu ; tu n'auras pas d'autres dieux devant la face” (Exode, 19, 18. ) Moïse reçut les Tables de la Loi, et cela se passait sept semaines après le départ d'Egypte, d'où le nom de Chavouoth (“les semaines).

    • Il est cependant à noter que nulle part, la Torah n'évoque ce jour en tant que “Mattane Torah”, “jour de la Révélation”.

     

    LE “ÔMER”

    Ômer : ce mot signifie “gerbe” et désigne l'offrande d'orge nouveau présentée au temple au soir du premier jour des festivités de Pessah, au coucher du soleil. Ce mot désormais désigne à compter les cinquante jours qui séparent Pessah, moment de la liberté, de Chavouoth, fête de la

    réception de la Torah (cette période séparant les deux fêtes, du deuxième au trente-troisième jour, peut se considérer comme un demi-deuil : une épidémie a tué ces jours-là 24 000 disciples du rabbin Aqiva au deuxième siècle de notre ère ; le 33e jour, marquant la fin de cette épidémie, est un jour de fête).

    RITES

    A l'époque du temple, on sacrifiait un taureau. On présentait donc la première gerbe d'orge de la communauté, soit les “prémices” de la récolte. Puis on lisait une action de grâces. On pouvait aussi offrir les sept produits agricoles mentionnés à Deutéronome, 8, 8 : froment, raisin, figue, grenade, olive, miel et dattes. Ces prémices étaient distribuées aux prêtres de service ce jour-là.

    La veille au soir, les femmes et les jeunes filles allument les bougies. L'office du soir a lieu,

    Pour commémorer le don de la Torah, certains fidèles veillent toute la nuit au sein de la synagogue pour étudier les textes, certains même, dit-on, dans l'espoir de voir le ciel s'entrouvrir !

    Le lendemain, hommes, femmes et enfants se rendent à la synagogue afin d'écouter le Décalogue, ou les Dix Commandements. Mais il n'y a pas de rituel à proprement parler. On lit également le livre de Ruth, arrière-grand-mère de David, et morte ce jour, car une grande partie de ce livre se déroule à l'époque des moissons : souvenons-nous du poème de Victor Hugo “Booz endormi” - “il [Booz] lui offrit [à Ruth] du pain grillé, elle mangea, se rassasia et en laissa.“ Les grains grillés, pris directement des gerbes, étaient la nourriture principale des moissonneurs.

    La journée, c'est au tour des Psaumes d'être lus, car Chavouoth est aussi l'anniversaire de la mort de David, auteur de nombreux psaumes. Or, dans le Nouveau Testament chrétien, Actes 2,1, les croyants juifs étaient en pleine fête de Chavouoth quand l'Esprit Saint serait descendu sur les disciples de Jésus...

    QUELQUES COUTUMES

    En Israël, la fête des moissons est célébrée avec une ampleur particulière, surtout dans la région d'Haïfa et dans les kibboutz ; mais ces derniers n'existent plus beaucoup dans les formes qu'ils avaient à l'origine...

    C'est le début de la moisson des blés, on chante le Hava naguila connu dans le monde entier : Translittération Texte Hébreu Traduction française

    Hava naguila הבה נגילה Réjouissons-nous

    Hava naguila הבה נגילה Réjouissons-nous

    Hava naguila venis'mekha הבה נגילה ונשמחה Réjouissons-nous et soyons heureux

    (répéter une fois)

    Hava neranenah הבה נרננה Chantons !

    Hava neranenah הבה נרננה Chantons !

    Hava neranenah venis'mekha הבה נרננה ונשמחה Chantons et soyons heureux

    (répéter une fois)

    Ourou, ourou akhim ! !עורו, עורו אחים Réveillez-vous, réveillez-vous, frères!

    Ourou akhim b'lev sameakh עורו אחים בלב שמח Réveillez-vous frères avec le cœur allègre

    (répéter cette ligne trois fois)

    Ourou akhim, ourou akhim! !עורו אחים, עורו אחים Réveillez-vous, frères, réveillez-vous, frères!

    B'lev sameakh בלב שמח Avec le cœur allègre – c'est au point que certains considèrent ce texte comme l'hymne même des juifs...

    C'est non seulement la fête des moissons, mais aussi celle du fromage, que l'on déguste sous toutes ses formes. Le matin, on prend un repas à base de lait. Certains versent de l'eau sur les passants, selon la coutume marocaine. En Tunisie, on préparait la kléya : mélange de grains secs grillés “dans un torréfacteur au feu de bois qu'on tournait à la manivelle” : de l'orge, du lin, des pois chiches, des cacahuètes, des amandes... Les enfants consommaient des biscuits de formes variées : les tables de la Loi, une échelle qui a dû permettre à Moïse d'escalader le Sinaï, un cône (le Sinaï lui-même), la main qui écrivit la Torah, une corbeille symbolisant l'offrande de prémices, etc. Il est d'usage aussi pour Chavouoth de décorer sa maison avec des fleurs.

    SIGNIFICATION DE CHAVOUOTH

    Chavouoth signifie “semaines” parce que durant 7 semaines le peuple juif s'est recueilli afin de recevoir la Torah – mais le Veau d'Or ??? On peut dire aussi que les moissons duraient sept semaines, au milieu de grandes réjouissances (Jérémie 5,24) – le don des fruits de Chanaan symbolisant la générosité de Dieu, tant sur le plan matériel que sur le plan spirituel. Cela signifie aussi “les serments” : c'est par le don de la Torah que le peuple juif devient véritablement le peuple juif, témoin du message de Dieu devant les autres nations (de même, la Pentecôte représente la véritable naissance de l'Eglise chrétienne)(nous pourrions même établir un parallèle avec l'institution de la charia musulmane). Les dix commandemants (les dix “paroles”, d'où “Décalogue”) se composent de cinq “dévarim” traitant de la foi juive dans ses aspects spirituels (“Tu n'auras pas d'autres dieux devant ma face”), les cinq derniers correspondant à des lois morales et civiques (“Tu ne commettras point d'assassinat - Tu ne commettras point d'adultère”, etc.) : ainsi se trouvent reliés les choses d'en haut à celles d'en bas. Il s'agit donc du jour de l'insertion du terrestre dans le divin, et par conséquent de celle du politique dans le religieux.

    Tout est prévu par la Torah, l'intégralité de la vie de chaque juif : il est facile en effet de l'interpréter dans un sens intégraliste. Pour l'érudit, c'est aussi une somme historique, poétique, voire prophétique, d'où rien ne se peut isoler - une conception d'ensemble de l'existence juive : “Tout est Torah”. D'ailleurs, “gravé”, “harout”, se lit également “‘hérout”, la liberté : “Ne lis point ‘harout, dit le Talmud, mais plutôt ‘hérout, car n’est vraiment libre que celui qui se consacre à la Torah.” Or, Chavouoth est la fête la moins célébrée de la communauté juive ; aucun rituel particulier ne se déroule à la synagogue. Et pourtant, sans Chavouoth, aucune autre fête n'aurait lieu d'être célébrée, aucun fondement de la religion n'aurait été institué ! Certains rabbins nous démontrent que cette réception de la Loi, transmise oralement de génération en génération (Moïse reçut à la fois les Dix Paroles, puis la totalité de la Torah, sous forme d'abord écrite puis orale) – réception enrichie par les commentaires des exégètes (le midrasch) se passe à tout moment et en tout lieu, hors de toute délimitation spatiale ou temporelle – ce serait pourquoi nulle réunion particulière ne se déroulerait à la synagogue proprement dite.

    Certains vont même jusqu'à affirmer que la Torah est antérieure à la création du monde, puisque c'est l'expression de la volonté de Dieu : “[Il] regarda dans la Torah et créa le monde”.

    Ce sont les actions des croyants qui représentent réellement et matériellement la volonté

    de Dieu : “Chaque juif reçoit ensuite la Torah selon sa propre manière et selon son propre rythme” disait le Rabbi de Kotzk.

    Simplement, ce jour-là, méditons sur la nature de Dieu, de sa Révélation et du Contrat de mariage en quelque sorte, de fidélité, que nous avons avec lui : “Naassé vénichma” - "Observons, puis ( ou “en même temps”) essayons de comprendre", ou encore : “ce qui nous fera comprendre" – comme le dit le chrétien Pascal : “Agenouillez-vous, et vous croirez...” Le mystère de l'Incarnation chrétienne, justement, n'est pas autre chose lui non plus que ce reflet de la terre dans le ciel, et du ciel sur la terre, que les religions, mono- ou polythéistes, ont toutes découvert. Ce ne sont pas seulement les lois humaines qui se trouvent corroborées, originées dans les prescriptions divines, mais bien la structuration du monde lui-même, voire son essence. Nous assistons ainsi à un décalque, à une équivalence, à un emboîtement de la loi humaine, de la loi divine et la la loi des Univers eux-mêmes.

    Ainsi donc ce qui semblait différencier les religions n'est plus qu'une affaire d'éclairage, de circonstanciel : ici le Christ, là Moïse, là encore Mahomet inspiré par Gabriel, ne font plus que figurer sous une forme plus ou moins mythique le sens même de l'appartenance à la communauté humaine : un rassemblement de “poussières d'étoiles” conscientes de leur rattachement à quelque entité supérieure...

    Ce qui navrera certains fidèles de telle ou telle religion réjouira ceux qui ne veulent voir dans les phénomènes religieux que les variations d'une même intuition universellement partagée...

     

    HANOUCCAH

     

     

    HISTOIRE

    Aucune source biblique ne mentionne l'origine de cette fête.

    Le roi grec de Syrie, Antiochus IV Epiphane (“le Splendide”) (-175 / -164) occupe la Judée. Avec le soutien de certains juifs (les sadducéens, qui remettent en question la brit mila elle-même (la circoncision) et l'observance du shabbat), il veut helléniser par la force la vie quotidienne de l'ensemble du peuple juif (ce qui est contraire à tout l'esprit grec, même envers les “barbares”...). On finit par le surnommer l' “Épimane (l'Insensé). Il installe un autel du dieu Baal Shamen dans le temple de Jérusalem, ordonnant même d'offrir des porcs en holocauste ! Eléazar, docteur de la Loi, âgé dit-on de 99 ans, est mis à mort, ainsi qu'Hannah et ses sept fils, martyrisés. (Vers l'an – 800, dix tribus d'Israël avaient été déportées en Babylonie, où elles s'assimilent rapidement ; en – 670, Nabuchodonosor détruit Jérusalem et son temple ; les Juifs sont à nouveau déportés, mais peuvent respecter leurs coutumes religieuses (plus tard Cyrus, roi de Perse, a permis que les Juifs rejoignissent leur pays pour y reconstruire leur temple) - ce n'était donc pas la première fois que le peuple juif avait dû affronter des ennemis beaucoup plus puissants, mais la lutte n'avait jusque là jamais pris un tel caractère ; un jour de shabat donc, , Antiochus Epiphane entra dans le temple de Jérusalem, “tua tous les Juifs fidèles à leur Dieu. Il mit à sac tous les objets sacrés ainsi que le trésor qui contenait les dons du peuple. Puis la statue de Zeus fut placée dans le Temple, et les Juifs contraints de prendre part, avec les prêtres hellénistes, aux sacrifices idolâtres en l'honneur de Zeus”. (Nous ne pouvons cependant nous empêcher de considérer avec une certaine stupéfaction un Hellène se comportant de façon si opposée à ce qui a toujours constitué le génie proprement grec, celui de la tolérance et de l'ouverture d'esprit).

    Toujours est-il que dans le petit village de Modin, Matathias, de la famille sacerdotale des Hasmodéens, donne le signal de la révolte en tuant un collaborateur qui acceptait de sacrifier à sa place. Les combats furent acharnés. L'armée comprenait en particulier tous les membres de la

    famille des Macchabées (leur nom signifie “marteau” ; leur drapeau portait la phrase suivante : Mi Khamokha Baélim Adonaï : "Qui est comme toi parmi les dieux, Eternel ?" ...Les “Helléniques” furent vaincus, malgré les fameux stratèges grecs Nikanor et Gorgias. Les Juifs alors détruisirent la statue de Zeus, purifièrent le temple de toute la graisse des sacrifices idolâtres, et rallumèrent les lumières du sanctuaire.

    Se produisit alors ce que l'on appelle « Miracle de la fiole d'huile » : bien qu'il ne restât que pour une journée d'huile, cette quantité suffit à maintenir la flamme durant huit jours entiers dans le luminaire sacré, le temps d'en préparer d'autre. Ce n'est pas tant la victoire militaire qui importe, mais ce miracle de l’huile. C’est pourquoi la mitsva, l' “obligation” de cette fête est l’allumage des lumières de Hannouca. Hélas, une guerre fratricide naquit entre les partisans de l'ancien ordre et ceux de la nouveauté. Certains n'ayant rien trouvé de mieux que d'en appeler aux armées romaines pour arbitrer le conflit, ces dernières conquirent la Judée, d'où une nouvelle destruction du temple et un second exil des Juifs...

    RITE ET LITURGIE

    Dans la amida (“prière debout”) des trois offices quotidiens (élément central de tous les offices juifs, “la prière par excellence”), et pendant les prières de grâce à la fin des repas, on rajoute la prière Al hanissim (“Pour les miracles”). Pendant l'office du matin, on rajoute le Hallel, qui sont des actions de grâce, tirées des Psaumes 113 à 118. Et chaque jour, on récite à la synagogue un passage particulier de la Torah. Le soir, les Ashkénazes, après avoir allumé les bougies de Hanouccah, entonnent le “Maoz tsour”, “Puissant rocher”, cantique populaire composé en Allemagne au XIIIe siècle (« Forteresse rocher de mon salut,

    vers Toi il convient de louer.

    restaure la Maison de ma prière

    et là, le sacrifice d'action de remerciement nous sacrifierons.” ; d'autres récitent le Psaume 30.

     

    COUTUMES

    Chaque famille expose à sa fenêtre un chandelier à huit branches , la ménora de hanoucca ou “hanoukia”. Le premier jour (soit bien sûr la veille au soir), allumage de la première bougie, à l'aide d'une neuvième bougie, appelée “chammach”, 'lumière auxiliaire”); et ainsi de suite, tout au long de la première semaine. Les familles disposaient jadis cette lumière non pas à l'intérieur d'une synagogue, mais à l'extérieur de leur domicile, sur le pas de la porte, dès la tombée de la nuit, et “jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de passant dans les rues”. Que les fidèles, au moins, demeurent auprès d'elle pendant une demi-heure...

    Certaines communautés consacrent le sixième jour aux femmes, en l'honneur de la mère des Macchabées, Hannah, qui fut martyrisée après ses fils ; les juives de Salonique en particulier préparaient des plats sucrés et se réunissaient, sans les hommes ! afin de régler les éventuels différends survenus entre elles au cours de l'année... La coutume, en tout cas, est d'offrir à tous des beignets à la confiture. Les enfants ashkénazes recevront volontiers une petite somme d'argent, le Hanouccah Guelt... qu'il est interdit de compter à la lueur des bougies... Autre cadeau : des toupies

    angulaires, sur les faces desquelles sont inscrites les premières lettres des mots “Un grand miracle est arrivé là-bas”, en yiddich. C'est le jeu du sévivon. On mise de l'argent, ou des bonbons. Le noun signifie nicht : "rien": Le guimel, gants : "tout". Le hey, halb : "moitié". Le shin signifie shtelen, "miser"...

    SIGNIFICATION DE HANOUCCAH

    Cette fête, de la “re-dédication” (du temple), symbolise la victoire sur les ténèbres. Mais elle a trop souvent tendance, aux yeux des traditionalistes, à se substituer à celle de Noël, pour les enfants qui vivent dans un milieu chrétien. C'est aussi en raison de cette proximité dans le calendrier qu'elle est bien plus célébrée qu'autrefois... Cependant les familles hésitent à s'afficher comme juives en exposant la “hanoukia” sur le pas de leurs portes...

    Hanouccah est donc historiquement la première confrontation à une réelle menace d'absorption, d'assimilation d'ordre culturel. Ce n'est pas ici l'extermination, mais l'assimilation qui menaçait déjà en effet en ces époques antiques l'identité juive. Les Juifs s'étaient approprié tout un mode de vie exclusivement hellénique, afin de se faire accepter. La culture hellénique était le

    modèle dominant. Athènes célébrait la puissance du génie humain, la splendeur du corps, le plaisir des yeux, mais aussi la corruption. Si la famille sacerdotale des Macchabées ne s'était pas révoltée, incitant à prendre les armes, le judaïsme eût été en grand péril de disparaître.

    Aussi les petites lumières de la hanoukiah, dans leur isolement, symbolisent la communauté juive unie dans l'obscurité, au-delà des conflits, pour tenir tête à l'adversaire commun. Le Hallel (“chant de grâce”) manifeste la joie du peuple juif et sa reconnaissance envers les miracles de Dieu. Les Juifs n'auraient garde d'omettre, tous les ans, la célébration de Hanouccah. En effet, les docteurs de la Loi ont dit : “Si toutes les fêtes sont supprimées un jour, la fête de Hanouccah continuera à être célébrée avec joie dans nos maisons et nos cœurs seront illuminés par ses lumières.” Tandis que la ménorah s'allume à l’intérieur, et de jour, la hanoukia s'allume vers l'extérieur, et de nuit, depuis notre monde intérieur et spirituel vers le monde extérieur et matériel. Les flammes de Hanouccah évoquent la valeur morale, les sentiments nobles et constants que l'âme juive puise au sein de la Torah.

    C'est ainsi que depuis 165 avant l'ère commune, cette fête rend régulièrement hommage aux héroïques martyrs de la foi et de la culture juives : fête de la lutte contre l'assimilation, question toujours essentielle dans la conscience de la judéité : harmonie ou identité ? Dernièrement encore, les autorités éducatives d'Israël ont très mal pris l'initiative de certains lycéens, qui voulurent fêter Hanouccah en utilisant nombre de symboles chrétiens, pour faire plaisir à leurs camarades chrétiens. Aux États-Unis, certaines familles "mixtes" ou assimilées garnissent des Hanukkah bushes (buissons de Hanoukkah, bien proches des arbres de Noël...) et s'échangent des “happy choliday” avec le “het” de “hanouccah”, voire des “chrismukkah ») – aimons-nous tous, “Dieu reconnaîtra les siens...”

     

    P O U R I M (“les sorts”, “les hasards”)

     

     

    GENERALITES

    Cette désignation commémore le lancer de dés qu'effectua Haman, afin de connaître la date la plus favorable à l'extermination des Juifs de Perse. Il descendait de la tribu d’Amalek, réputée pour son hostilité aux juifs. Le premier, il médita une “solution finale” : une extermination. Et pour que cela ne lui portât pas malchance, il tira au(x) sort(s) (“Pourim”) le jour le plus favorable : ce fut le 13 Adar. Or Esther convainquit le roi Assuérus de bannir son mauvais conseiller. Comme Hanouccah, la fête de Pourim est classée parmi les moins importantes de celles qui sont prévues dans la Torah. Mais elle demeure très populaire.

     

    DATES

     

    La célébration annuelle de la fête par les juifs, “jour du festoiement et de la joie”, a lieu le 14 ou le 15 adar du calendrier hébraïque (février ou mars selon les années). Voici les dates où les juifs célébreront Pourim :

    Certaines années, il y a deux mois de adar. On choisit alors le second, tandis que pendant le premier prend place le « Pourim Katan », « Petit Pourim ».

    HISTOIRE

    Cyrus autorisa les juifs à retourner à Jérusalem. Il restait cependant une forte population juive en Perse, en particulier à Suse, la capitale. Or Assuérus (485 à 465 avant l'ère courante), petit-fils de Cyrus, répudie son épouse Vashti. Ce souverain est identifié à Xerxès Ier, le "grand Roi" de Perse. Pourim fête la victoire d'Esther (“la Secrète”) sur la cruauté du souverain.

    Haman, mauvais et puissant conseiller, intervint auprès de lui pour faire massacrer tous les Juifs de Perse, afin de se venger d'un certain Mardochée C'était un important serviteur du palais, qui avait révélé un complot d'eunuques visant à assassiner le roi. Or la cousine de ce Mardochée, Hadassah “Esther”, devait épouser Assuérus, qui avait répudié sa femme précédente (Bat Avigaïl) en découvrant son origine juive. Mordékhaï (Mardochée) persuade Esther de parler au roi sans qu'il le lui ait demandé, crime de lèse-majesté puni de mort ; Esther pria et jeûna trois journées, en demandant aux Juifs de l'imiter. Pendant ce temps, Mardochée parcourt la capitale, Suse, couvert de cendres, afin d'avertir le peuple élu de sa dispatition prochaine et de l'inciter à la révolte.

    Esther ne fut pas exécutée, mais c'est Haman qui sera pendu à la potence originellement préparée pour Mardochée...

     

    RITE ET LITURGIE

     

    • Il n'est pas obligatoire, mais simplement recommandé de ne pas travailler à l'occasion de cette fête. Le rite le plus intangible consiste à lire ce jour-là le Livre d'Esther en entier : on déroule la méguillah (le rouleau) qui y correspond. L'assemblée récite à haute voix, avec le lecteur, l'origine et l'ascension de Mardochée. Les femmes entendent obligatoirement cette lecture parce qu'« elles aussi furent impliquées dans ce miracle. » Mais la plupart des communautés orthodoxes, y compris orthodoxes modernes, n'autorisent cependant pas les femmes à lire la Meguila, sauf cas rares : devant des femmes.

    Ces prières ont lieu dans une atmosphère de grande liesse. L'assistance à la synagogue en effet ne reste pas nécessairement silencieuse et recueillie. Il est même courant que tous agitent d'énormes crécelles et poussent des huées sitôt qu'on entend le nom de Haman, le mauvais ministre. Ce jour-là on se déguise, mais il ne faut pas pour autant négliger la vénération dont on entoure l'héroïne du jour, Esther : un jeûne est recommandé la veille, en souvenir de celui qu'avaient observé Esther, avant de se présenter devant le roi, .et ses servantes, ainsi que tout le peuple juif. Mais sans téchouva, sans “retour à Dieu”, le jeûne est évidemment absurde.

    Pourim est enfin à l'origine de beaucoup de compositions religieuses, dont certaines ont été incorporées à la liturgie, ainsi que d'un grand nombre d'hymnes chantés durant le service public.

     

    COUTUMES ET TRADITIONS

    • Le Livre d'Esther recommande “l'envoi de cadeaux les uns aux autres, et de dons aux pauvres”. Les juifs doivent envoyer des cadeaux comestibles à au moins trois amis. A la synagogue, on fait des quêtes pour les nécessiteux, même les non-juifs. Au repas, on prépare des gâteaux de formes spéciales ; ainsi les juifs d'Allemagne mangent des “Hamantaschen” et des “Hamanohren” (“poches” et “oreilles” de Haman) (en Italie, “orecchi d'Aman”), etc. Le Talmud invite à boire pendant Pourim jusqu'à ce qu'on ne puisse plus distinguer “maudit soit Haman” de “béni soit Mardochée” (“Arour Haman”, “Baroukh Mordekhaï”) ; “il ne s'agit pas de rouler sous la table, mais d'atteindre un niveau qui fait comprendre des notions au-delà de leur simple énonciation” - bénie soit la souplesse de la casuistique !

    En Italie, les enfants se battaient en se lançant des noix, Dès le cinquième siècle on brûlait sur l'échafaud un pantin à l'effigie d'Haman, en sonnant de la trompette. D'où la colère des chrétiens, qui voyaient là une façon détournée de ridiculiser Jésus et la croix. Les rabbins essayèrent d'abolir ces coutumes, sans grand succès, même avec le concours des autorités locales, à Londres, en 1783...

    • Au XIIe siècle, on écrivit les noms de Haman et de son ancêtre Amaleq sur deux pierres, afin de frotter ces dernières l'une contre l'autre jusqu'à effacement des deux noms maudits.

    Comme nous le disions plus haut, des drames, des jeux (“Purimspiele”) furent composés, représentés au cours des siècles, en hébreu et en d'autres langues, avec le dessein d'édifier par le rire. Mais ce ne fut bientôt qu'un prétexte, et donna plus tard naissance à la comédie yiddische. Ces satires étaient jugées inappropriées pour les synagogues. Cependant les hassidim de Bobov n'ont jamais cessé de jouer leurs Pourimspieln, tous les ans, à minuit, dans les synagogues de Brooklyn. 

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    LE DEGUISEMENT

    Pendant Pourim tout est permis”. Cependant on évitera les blagues salaces, afin de respecter la “tsénioute” (“la pudeur”) ; de même, “une femme ne portera pas d'habillements d'hommes, et un homme ne mettra point de vêtements de femmes ; car quiconque fait ces choses est en abomination à l'Eternel, ton Dieu” - or le travestissement est attesté à Venise en 1508, et il existait sans doute quelque temps auparavant. Pourquoi ces déguisements ? ...les méprises et quiproquos ont joué un grand rôle dans le Livre d'Esther : Esther cache au roi, elle aussi, ses origines judéennes; Mardochée

    connaît en secret certaines langues étrangères, comprenant ainsi Bigtan et Teresh évoquant ouvertement leur complot. Enfin, Haman suggère au roi comment rendre gloire à la personne que le roi veut honorer… il pense à lui-même, et ce fut Mardochée que l'on honora, Haman que l'on pendit... : "venahafo’h hou", “et le contraire se passa”...

    Cependant, en Orient, on ne se déguise pas. De nos jours, les villes israéliennes organisent des défilés de Pourim.

     

     

    SENS DE POURIM

    L'épisode d'Esther est le seul où le nom de Dieu n'est jamais mentionné ; mais il est toujours présent, soit sous la figure du roi, soit dissimulé, lui aussi, dans l'enseignement de la vie quotidienne. Les évènements eux-mêmes traduisent l'aide miraculeuse et il n'y a pas de prodige merveilleux et non naturel : D.ieu mène tout le cours des événements. Quant au magicien Amane, détenteur par conséquent de la plus grande influence à la cour de Perse, il prétend détenir la vérité universelle, un peu l'équivalent de nos grands politiques actuels... Pourim nous apprend à ne pas les craindre. Esther “la cachée” symbolise l'impuissance apparente des forces du bien, menacé, mais qui finit par triompher, avec ses propres armes, contre la médisance (lachone ha râ), et le regard mal intentionné (le âyine ha râ). Obstinons-nous dans la confiance en Dieu, et croyons en nos amis...

  • FEDORA ("L'intrusif")

    tronche,floraison,boutons

    FEDORA – L’INTRUSIF (DJANEM)

     

    REPRISE GÉNÉRALE

    Appliquer la technique non plus survolante, mais « du rouleau compresseur ».

     

    « ALTERNER » p. 9, comparer avec le doublon p. 12

     

    3

     

     

    Le jeu consiste ici à combiner deux projets alternatifs, ce que la Comédie Latine appelait « contamination » : Térence et Ménandre. Plus tard, et d’une autre manière, Vintila Horia (1915-1992) a superposé la relégation de Thomas le Roumain et l’ignoble incarcération de Boèce en 525. Sans véritablement tirer de larmes ni infliger le rire. Nous pourrions alors soigner la chronologie.

    Kirsch, ou Lucinda : Rappeler certains épisodes de son enfance. Léna sera infirmière, sans amants fixes, par son caractère intenable.

    Nous parlerons à l’occasion du trio Lazare-Cerise-Irène. Cette dernière incarnera B. la-Blonde.

    Toutes mes sources d’information se trouvent coupées, ou altérées : « Ne dis rien à cet homme ; il nous met dans ses livres » mais pauvre conne, qui se souciera donc de toi, de vous…

    ATTENTION

     

    MES CORRECTIONS CONCERNAIENT « HAUTETFORT » et doivent être rapatriées ici jusqu’à la page 5

     

    Voici comment tout a commencé. Mon vieil ami Lazare m'a vivement recommandé pour dispenser à Djanem des cours particuliers. Il m'a mené chez elle par une rue dérobée. Il nous a présentés l'un à l'autre en baissant les yeux. Elle et moi nous sommes vouvoyés, convenant des horaires et du prix. Il s'agissait, en avril mais bien trop tard, d’affiner la préparation à l'oral du CAPES. La première leçon s’est tenue au salon, sous un très haut plafond.

    Elle a disposé sur la table certains documents à consulter, plus tard, chez moi. Elle porte un tailleur bleu modeste, sans rien souligner de la gorge ou des hanches. Elle me parut, de prime abord, portugaise. La France est le seul pays où l'on te demande, avant tout, de quel pays tu es venu. Aussi n’ai-je rien demandé. Ce jour-là je lui déballe le grand jeu : collaboration à égalité, sans rapport formel maître-étudiante.

    Elle répond avec franchise : « J'ai repris mes études à partir de la 3e jusqu'au niveau de la licence et du CAPES, où je compte me présenter ». Très vite les leçons se tiennent dans la cuisine, où survient parfois le conjoint sous un prétexte ou l'autre, tout sourire. Je me souviens d'avoir fait lire à Djanem, alors que j'officiais encore au salon, une œuvre épique, afin de la préparer à l’explication de texte. Je l'ai formellement prévenue : tout candidat qui se contente à l’oral de lire ce qu'il a écrit écope invariablement de la note 5, quelle que soit la qualité de son commentaire.

    Je dominais la ligne nette de sa raie capillaire, et lorsqu'elle a levé les yeux sur moi elle a surpris, me dit-elle, une expression de tendresse.

    Je la réserve aux lycéennes.

     

     

     

    F I. Ébauche d’un système de clés romanesques. Un étagement de trois génération féminine. Moi, Brendon-le-Corbeau alias Petit-Keller, folâtrant d’un étage à l’autre.

    LA FIN SERA UNE DIASPORA

    Léna, pas encore infirmière, se trouve enceinte d’Olegario, amant de sa mère.

    En face, Arielle, et moi, Corbeau-Keller, ou comme on voudra m’appeler, inconsistant, d’invention tardive.

    Olegario s’abrite chez Fedora. Fugitif, évadé, il sera son amant. Plus tard, comme indiqué, celui de Léna.

    Fedora engendra Léna, qui engendra Cyntia : mère, fille et petite- fille. Cyntia, sept ans.

    Ayant brisé sa fille, Fedora entreprend désormais d’écraser l’enfant. Parviendrai-je à sauver du moins la dernière ? GIDE ET QUIGNARD.

    Léna, infirmière, manque d’amant constant. Ce lui serait, à elle aussi, insupportable. Elle dit : “J’ai eu des rapports” - que lit-elle dans mes yeux ?

    Fedora, la mère, forme avec Olegario un couple arrogant, orageux. Kirsch, en bout de chaîne, restera plus tard solitaire en dépit des avances d'un prétendant parisien. Il n’y aura ni présent, ni passé, ni avenir.

    Léna et mon épouse Arielle se ressemblent : alternativement fébriles ou apathiques. Olegario et Fedora, autrefois jeunes, se sont rencontrés lorsque ce dernier, sur trois planches et sur sa guitare, chantait ses compositions : « Viens chez moi » lui dit Fédora. La mante mange sur son terrain. Chez Fedora se trouve déjà Léna sa fille, alors jeune et vierge. Désormais l'homme est dans la place. L’infirmière encore en herbe Léna, branleuse de 15 ans, suscite la lubricité d’Olegario, tenté par le coup double. Cet Argentin (il est argentin) n'a rien du tanguero engomado ; il se pourrait, mais que ne dit-on pas ? qu’il eût été naguère indicateur de Jorge Videla, et n’aurait dû son salut qu'à sa fuite.

     

    D2. Mon épouse est Arielle, valétudinaire. Djanem une Mauricienne honteuse.

    Mon ami Lazare ou Lazarus mène campagne dans la circonscription législative

    des Tranchées (3513 habitants)

     

    D3. Lazarus, après combien d’autres, s’imagine avoir tout découvert de nos susceptibilités névrotiques : il dit à Djanem, que j’aime, que je suis une lavette, que j’ai « tout choisi », que je ne peux rien « vouloir vraiment », ce qui révèle un parti-pris contradictoire : on reconnaît qu’on a vraiment voulu… à ce qu’on l’a obtenu – dialectique hasardeuse… (de notre côté cependant, jeter le discrédit sur les témoins est un bon vieux truc stalinien).

     

    D4. «Il ne sera pas là pour le reste » dit-il. Qu’entend-il par « le reste » ?

    Pourquoi le Directeur du Crazy Horse couche-t-il ses filles à deux par chambre ?

    Pour qu’elles ne couchent pas avec les clients et se gouinent ensemble pour se calmer. Les filles ne voient jamais d’inconvénient à ça, mais au contraire. Si DSK avait été une femme, Nafissatou en aurait redemandé.

    Avoir le don des explications de textes. Je couve des yeux Djanem, ma dernière élève.

     

    D5. Je me persuade d’aimer. Hühner : « ...que vous nous aimez... ». Lecture bouleversante de la petite Boué.

     

    D6. Leçon devant NILS, le mari. A perdu 10 kilos dans le mois. Je vais voir ce NILS, qui n’est pas du tout un ivrogne.

    MANQUENT LES ÉBAUCHES DE D7 ET D8

    D9.

    Aimer, c’est, en permanence, doubler le cap Horn. Ma conférence au centre Yavné. L’illusion du « désir » féminin. Les hommes vont donc aux putes. Mes dents de lait confiées dans un étui.

     

    D10

    Faire mon alya en crevant dans un fossé. Lazare et Te-Anaa se parlent malgré eux au téléphone !

     

    D11

    Sa vie fut consacrée au « faire », et la mienne à « contempler mon nombril », ah le con! Je n’ai pas assez cru en « l’Homme » ! il faut «choisir » ses amitiés !

     

    D12

    Trop de ressemblances en vérité entre les façons de penser de Djanem et la sauce Lazare… (« on se choisit son caractère  » (!!!) Les « fréquentations profitable » ! Voir aussi le « suivi relationnel » de Favretto...

     

     

    Il dit aussi : « C’est bien pour toi, ça, La Fontaine ».

    « Bouddhis-me » souriant d’Arielle.

    Racine, le café, la Sévigné (je la déteste).

    . Enfin, je suis parvenu à vivre ce que les gens « normaux » ont vécu.

     

    D13

    Djanem ne me résiste jamais. Mais c’est une femme qui montre son désir ! Chose exceptionnelle ! Cela change de façon bouleversante avec toutes ces connasses pontifiantes qui font la fine bouche et le fin cul. Désir des femmes, bien plus faible que celui des hommes. Vous n’avez jamais eu à « maîtriser vos pulsions », pour l’excellente raison que vous n’en avez pas… Védovi : « Mes besoins sexuels, je m’en débarrasse comme de besoins naturels » -je chie, je tire la chasse et je me branle.

     

     

     

    La vie de Lazare bien meilleure que jamais ! « Tu as gâché quelque chose entre nous ! » (???) - me dit-il - à propos de Te-Anaa.

     

    D. 14

    Les promesses implicites, à ne pas tenir. Djanem ne rit qu’avec moi. Arielle devine où je vais. Je conserve toutes les femmes par plaisir d’être enfin normal.

     

    D. 15

    Je rêve que je rencontre un autre juif. Épisode du prêtre et des musulmans dans le compartiment de chemin de fer. Djanem annonce encore son départ définitif. Ma sieste aux Terres Fermes (« Bord de l’Eau »). D. ne veut pas finir comme Te-Anaa, victime de ma lâcheté… Te-Anaa a épousé un homme qu’elle n’aimait pas. Je suppose que Djanem est tunisienne.

     

    D16

    La photo des parents de Djanem. Pourquoi s’est-elle rendue à La Réunion ? Elle refuse de le dire. Moi aussi un jour je filerai tout droit devant. Invitation refusée : « Nous ne sommes pas du même milieu ». dit Nils. Djanem seule répond à notre invitation. Djanem visite notre « Château du Bois Dormant » . Estime ma femme et ne peut pas « lui faire ça ». Poussière sur les montants du lit. Les « Cas sociaux » (« Cassosses ») ont renoncé à vivre.

     

    D17

    Les rêves d’Arielle et mon théâtre fantôme. Comme si je baisais du blanc de poulet. Te-Anaa et son unique carotide. Baise comme on pisse, accroupie sur moi. Ressemble à Jacques Higelin. Écrans gris laiteux.

    Je me rends au magasin, Djanem m’a vouvoyé devant les autres.

     

    D18

    Panique de la solitude chez Djanem. « Devant ce tableau de bord ? ...nous discutons ». Évocation du Prince Mychkine. Nils ne croit pas à ma pédérastie. Nous échouons à imaginer un « troll » d’internet. « Souvent description varie ». « Culture et vieillesse : tu fais ton choix ». Nous discutons de notre cassure.

     

    D19

    Ne peut plus « faire ça » à Nils. La petite peluche fauchée. Lui parler c’est baiser. « J’ai l’impression de te connaître depuis toujours ». Me dit enfin, elle aussi, qu’elle ne peut rompre son couple. Vivre ces instants d’avant, où nous n’étions pas ensemble.

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    RÉDACTION

    FDR I

     

    Olegario vit chez Fedora. Olegario se cache de toutes les polices.

    Trois générations féminines, Fedora la mère, la fille Léna, la petite-fille. Notre héros Brendon Petit-Keller parviendra-t-il à sauver cette dernière, ou bien, sera-t-il irréparablement nuisible ?

    Olegario sera l'amant de Fedora, ainsi que de Lena fille de cette même Fedora. Et moi, Petit-Keller, d’intervention tardive, je serai moi. Léna, infirmière, n'a pas de partenaire constant ; ce lui serait insupportable. Elle précise, cependant : “J’ai des rapports !”

     

    Fedora, la plus âgée, très belle, forme avec Olegario un couple orageux ; Lydia, en bout de chaîne, restera solitaire en dépit des avances d'un prétendant parisien.

     

    D. 1 DJANEM

     

    AVANT-PROPOS NARRATIF

    Mon ami Lazarus m'a vivement recommandé pour dispenser à Djanem des cours particuliers. Il m'a mené chez elle par une courte rue courbée. Il nous a présentés l'un à l'autre en baissant les yeux. Elle et moi nous sommes vouvoyés, question horaires et du prix. Il s'agissait, en avril mais beaucoup trop tard, de préparer l'oral du CAPES. La première leçon s’est tenue au salon, sous un très haut plafond.

    Djanem a disposé sur la table certains documents à consulter chez moi. Elle porte un tailleur bleu sans soulignement de la gorge ou des hanches. Elle me parut, de prime abord, portugaise. La France est le seul pays où l'on te demande, avant tout, de quel pays tu es venu.

    Elle répond : « J'ai repris mes études à partir de la 3e, jusqu'au niveau de la licence et du CAPES, où je compte me présenter ». Très vite les leçons se tiennent dans la cuisine, où survient parfois le conjoint sous un prétexte ou l'autre, souriant. Je me souviens d'avoir fait lire à Djanem, alors que j'officiais encore au salon, une œuvre épique, afin de la préparer à l’explication de texte. Je l'ai prévenue : tout candidat qui se contente à l’oral de lire ce qu'il a écrit écope invariablement de la note 5, quelle que soit la qualité de son commentaire. Je dominais lorsqu’elle était assise la ligne nette de sa raie capillaire, et levant les yeux sur moi elle a surpris, me dit-elle, une expression de tendresse.

    La voix de Djanem évoque le son de l'ocarina.

    LllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllICI version 1

    Mes leçons coûtaient cher. Quand je voulus monter leur prix à 22, il s'ara que mes tarifs ne pouvaient être supportés par un budget modeste : Djanem ne pouvait puiser dans la caisse du magasin. Elle me proposa un arrangement à 100 par mois que je dus décliner. Elle s'en excusa pleine de confusion mutuelle par courriel, je fus tutoyé sous prétexte d’usage informatique ; mes cours « débordaient d’enthousiasme et de sincérité » ce qui me rassura - je me bornais pourtant à l’application stricte de mes premières directives, prout,savon,cuvetteen dépit du sottisier ministériel : ce que l'on appelait alors « lectures expliquées », autrement plus profonde que les platitudes réglementaires dispensées par certaines échassières ex-profs de maths.

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    .

    X

    ALTERNER CE QUI SUIT AVEC LA PAGE 12

     

     

    Djanem avait failli m’écrire « lissons là nos leçons, car je crois bien devenir amoureuse de vous. »

    Nous ne nous étions plus revus, depuis que Nils m'avait aimablement raccompagné jusqu'à la porte, rougeaud, rouquin, ventru.

    Elle et moi nous sommes retrouvés terrasse de La Flèche, au pied de la tour St-Michel, dont le quartier grouillait d'Espagnols et de Maghrébins, que je considérais alors avec condescendance. Elle me confia de vive voix ses déboires conjugaux ; son premier mari l'avait trompée dès sa grossesse, avortée en fausse couche. Il avait jeté un chaton tout vivant sur l’autoroute. Dix ans à se débarrasser de lui : liens névrotiques - je ne sais ce qui me prend de vous raconter ça  - et nous sommes allés ensemble au cinéma, au sortir duquel nous nous sommes, cette fois, tutoyés. C'était une comédie policière, au cœur des Pyrénées, avec Dussolier, et l'inévitable Azéma - Le crime est notre affaire - mais nous n’avons pas rien compris, nos mains et nos bras parlaient pour nous.

    Ainsi donc je faisais connaissance, à 63 ans sonnés, de ces banalités dont j’étais exclus jadis à Mussidan – les autres, qu’il faut absolument aimer si fort, s’éclipsant régulièrement par deux dans les buissons du bord de l'Isle – on va aux fraises disaient-ils élégamment) - « pourbaiser », demandais-je ? - non, seulement les doigts, tu penses… À présent, comme un grand, je « flirte au cinéma » - c'était donc ça, cet infini que tous connaissaient, en se foutant de ma gueule.

    Il m'est inutile à présent d'établir une chronologie, car je ne notais rien, du tout, crainte (une fois justifiée) d'y voir patauger dans les marges les flèches venimeuses de mon épouse. Je devenais inexact, réclamant des libertés inhabituelles dans ma vie jusqu'alors si réglée. Il me faut raconter tout d'un coup. Ainsi se surimpriment les souvenirs d’avant, « dans la pureté de l’enfance » lâchent les écrivains.

     

    L'amour dure trois ans. Trois mois pour le plus chaud. Mon procédé d'auto-exaltation consistait à déverser les mots d'amour les plus brûlants auxquels je ne croyais que le temps de les dire.

     

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    F. II : L'Argentin de même chauffait élégamment parlée la fille mineure Léna sitôt qu'elle était seule à seul. Le soir le pédé Hernandez Maricón ramenait Fedora chez sa fille, à grands éclats de rire stridents, afin que nul n’en ignorât. Mais le mari en prit ombrage.

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    D. 53

    1. Et que m’importe cette amitié que tu m’offres ? (“camarade”, “copain de régiment”) - oubli, déni que nous soyons femme et homme - quel intérêt à des relations sans drame, ni chair ni pique, sans inquiétude ou incertitude ? Cest pourquoi je m’écarte le plus possible des humais mes frères. Plus tard j’apprends que l’amitié s’accommode très bien de l’amour physique – ah si que j’aurais su ! si j’aurais su !

     

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    De son côté Lazarus me loge, dans son baraquou de rondins, pour corriger les textes à paraître. Nous occupons alors à moi tout seul un tout petit bureau face au jardin. Lorsque je pousse au matin le gros battant de bois je le fais rebondir sur le souple abadon de vigne vierge. Je polis les textes. Je prépare mes cours. Je rêve à Djanem en répétant son nom, car, dit Burrhus, On n'aime point, Seigneur, si l'on ne veut aimer.

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    REVENIR SANS CESSE D’ICI À P. 9, pour superposer les deux versions

     

  • EPHEMERIDE 01

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 1

    16 11 2009 (65 11 16)

    Il manque un texte enfoui.

    En 1962, mon père atteint 52 ans. Il est impossible à d’appréhender ce que c’était alors que 52 ans : une sclérose complète. J’en avais 18, vous en aviez 18. Advienne que pourra. La révolte gronde par le monde. Le fils de mon père souffre et fait souffrir dans son internat de Bordeaux. Tous les chemins semblent coupés. Le jeune homme marque encore ses plaisir solitaires d’une croix de saint André. C’est un vendredi, jour de la Saint Edmond, avec un d. Nous sommes au Lycée Montaigne, réservé aux garçons. Il existe encore une vieille pédagogie, menant à l‘appellation « compo de philo ».

    Le sujet en était : « L’esprit critique est-il destructeur ? » Taliv ceviea, - sans prononcer le « e » - ce qui signifie « sujet bateau ». Où l’on voit tout de suite que le « j » valant « l », à cette exception près, chaque consonne du français se voit remplacée par la consonne suivante (« s » donne « t », etc.), et chaque voyelle par la suivante (le « u » devient « a », en se raccrochant à la première voyelle, et ainsi de suite). Nous avons depuis perfectionné ce système. Mais en philo (pour en revenir à la), je ne brillai pas plus que d’habitude : cet internat où j’étais soumis convenait mal à ma précieuse nature, et je dus être bon dernier.

    Le premier trimestre se passa ainsi dans la déconfiture, et dès janvier, je rejoignais le giron familial, avec l’aide d’un enseignement par correspondance. C’était dur, l’internat. Houllalà. La colonie de vacances ne m’avait déjà pas réussi, mais la discipline internataire mit à rude épreuve les nerfs du déconneur et ceux de la pionicaille. Un moment de joie est toutefois signalé : le 3e match de basket entre ENSI 2 B’ contre Racine carrée de x-rhô. « ENS », « École Nationale

    Supérieure ». Cherchons qu’un sang impur, etc. Tiens ? GROSSE COUILLE ordinatoriale.

    Vive le progrès. Ordem e progresso. C’est à l’occasion de ce match du 16 novembre, dit Match de l’Anniversaire, que s’imprima le refrain (« ambiance sensationnelle », ai-je noté, « Les bizuths sont dans la merde », répété sur l’air de la Marche Lorraine (« Fiers enfants de la Lorraine » », etc.). Cette partie de panier …



    11 27 – 2110 11 27

    Les textes s’envolent aussi bien dans la boîte informatique, j’allais écrire infirmatique. La mort (le mort) y mettra bon ordre. En ce 27 novembre 2065 Nouveau style, je prends possession du même 27 en l’année 2110, Très Nouveau Style. Ces ruses ne convaincront personne, et tout se retrouvera, comme les disparus en gare de Quimper, sur le quai, avec sa valise. En l’année 2110, notre héros, mineur encore, vivait chez ses parents et signalait ses masturbations par une croix au sommet de sa page du jour. Une analyse graphologique décèle chez lui de l‘obstination, un grand sens de la justice, mais aussi de la passivité : « Sa personnalité ne s’impose pas et pourrait se manifester avec plus de rigueur ».

    Il a fallu s’apprivoiser à tout cela. À la fin novembre, il fallait acheter une ampoule moins forte. Il fallait fréquenter la faculté, assister aux cours de grec (« de rattrapage ») de M. Duclos. C’était un personnage, plaisant, rondelet, qui écrivait ses omégas comme une paire de couilles pendantes. Il n’engueulait personne, et j’eus l’honneur de le déranger à son bureau, vêtu d’une veste outrageusement bleu marine, et lui parlant de mon avenir, tandis qu’il attendait mon départ en pensant à autre chose. Il avait fait cours devant un tableau couvert d’inscriptions fines : Duclos-porte, Duclos-chard, Duclos-pinette. Il tint bon jusqu’au bout de l’heure. Il s’en voulait encore d’avoir provoqué la mort de sa femme en voiture, éjectée qu’elle fut par ces portières d’autrefois qui s’ouvraient vers l’avant. Il blâmait les prétentieux qui trouvaient la Deux-Chevaux « purée », les estimant bienheureux. Il évoquait le cours de l’Intendance à Bordeaux,

    couverts d’éclopés de la Grande Guerre eux-mêmes escortées de femmes amoureuses de leur confortable (croyaient-elles) pension d’invalide.

    Duclos nous apprit à défricher l’apparat critique, par lequel en bas de chaque page grecque figurent les variantes des manuscrits qui nous sont parvenus : on les distingue par des initiales mystérieuses. Il répondit à un étudiant, qui voulait savoir comment distinguer les mots « avec un tau » des mots « avec un thêta », qu’il s’agissait d’une question d’orthographe ; mais que le grec ancien n’avait pas eu pour vocation de se calquer sur sa transcription française contemporaine… Il ne put convaincre Vayriès que son nom se prononçait « -ryès » en raison de l’accent grave, et non pas « Vayri » - « Non, répondait le Pyrénéen, c’est justement parce qu’il y a l’accent qu’il ne faut pas prononcer « -ryès ».

    Dialogue de sourd, où le petit Duclos fit semblant de s’incliner, car nous y serions encore. Et ce même jour, c’est écrit en rouge, je « suis allé vider » de la « confiture gâtée dans les chiottes ». Celles, sans doute, de ma cité universitaire. En rouge, pour qu’on s’en souvienne. Évènement marquant s’il en fut, seul digne de marquer ce 27 novembre d’une pierre vermillonne. Mais passons à plus sérieux. Fier-Cloporte (c’est moi) est allé passer l’après midi chez sa future et lointaine épouse. Il précise qu’il s’est « comporté comme une poire » : est-ce à dire qu’il ne lui a pas sauté dessus pour prouver sa virilité ? Qu’il aurait dû « la besogner séance tenante », cliché connu des pornographes ancestraux ?

    L’auteur de cette vie de jeune homme, dans la fleur de ses 19 ans, revient sur ce cours de grec : « nr one », où l’on s’est contenté de préciser « les heures de cours ». Les étudiants donnaient leurs temps libres, et la décision se fit à la majorité. C’est ce jour-là qu’après un repas au Central, restaurant universitaire, Fier-Cloporte eut l’idée d’amener sa conquête féminine au bistrot, et qu’il but un cognac. Et je me souviens aujourd’hui encore qu’il eut le courage d’embrasser sa future épouse, qui ne lu parlait encore que de « camarade », car c’était le terme dont se servait alors les jeunes filles lorsqu’elles voulaient se réserver le droit de se rétracter en même temps que la bite de leur soupirant.

    Cela se passa devant le Grand-Théâtre, j’ai fait connaissance du cousin « J.B. », (cousin de qui?) et de la tante « Yvonne », puis j’ai assisté à une séance de cinéma dans le «Grand Amphi ». Mais la confiture balancée dans les chiottes, à l’encre rouge ! je ne me le rappelle pas. Un jour prochain, personne ne saura plus s’il existe ou non, égaré parmi ses clones et se représentations vidéographique. Vous vous tuerez en images, et plus personne n’aura peur de la mort. « L’an 10 000 », me dit mon ami – l’An Dix Mille sera inimaginable (ou ne sera pas).

    Qui étaient donc cette tante Yvonne et son fils J.B. ?

    65 12 24 / 2111 12 24

    En 2111, j’étais pédé. J’étais nazi. Une croix gammée ornait et souillait ma quatrième de couve, « Néo-Fascisme-Européen ». En 111 j’avais vingt ans. J’avais cessé de me faire enculer depuis juin, je recommencerais en février suivant, une ultime fois avant de me marier, pour vérifier. J’ai fait mal à mon sodomiseur, car je n’avais plus récidivé. Les lettres de Mitterrand à sa bien-aimée sont d’une impudeur grotesque. On voudrait ne pas lire. Sauter les pages. Sauter ces étalages à la platonicienne. Ici je parle de trou du cul. Qui que tu sois ma mort nous sépare et me paralyse.

    Le nazisme est une esthétique. J’ai peur en écrivant cela. La haine du juif ne m’a jamais atteint. L’amour de la bite non plus. On m’injectait de la virilité,en la perdant selon les conventions. Je suis un brouillon. Le 24 décembre est la Ste-Émilienne. Au crayon : « Bond ». Hennebont Bretagne. « La duchesse refuse de se rendre », 1342, les renforts anglais libèrent la ville. 359e jour de l’année, reste 7, le compte est faux, année bissextile, chaque sodomie est marquée d’une croix gammée. Je détestais les femmes,je désirais les femmes. Confusion des nazis avec les Teutoniques. Des chevaliers qui s’enculent ne sont pas pédés, ils conquièrent ensemble leur virilité.

    Jamais je n’ai joué les grandes folles. Jamais je n’ai voulu tuer. Casser la gueule, si. Une fois. Sans résultat. Amphithéâtre Aline. J’y ai officié, dans la bouffissure. La Vieille Fille, de Balzac. Mosi mit Daractivit. J’avais un langage secret. «Lire les Caractères » de L.B. » Rien qui dût être caché. La culture me pénétrait. Je me fortifiais, je me nourrissais. Dans le total retranchement. Dans l’isolement. Pas de camarade. Une bite qui me troue et je me sens utile. Sans plus. « Grammaire grecque : - revoir points syntaxe des prépas, plus, systématiquement, conjugaison, morphologie ». Remparts. Remparts. Ne pas me piétiner. Nihil peius quam contemni. « Rien de pire que d’être méprisé » c’était ma devise.

    Une croix maudite, une virilité d’emprunt, connaissance et Jeu. Le soir, c’était Noël. Nous habitions à Mussidan. « Moche série TV : le barbu connard philosophe, verts

    pâturages, la Bible en Noir, CON. Cadeaux. Reçu ours, livres Balzac , etc... »

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 8

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    Une année de plus. Je viens d’avoir 20 ans et je m’emmerde comme un rat mort. À la cité universitaire, les expériences se poursuivent avec Satfouilly. Les cours s’enchaînent aux cours. Épiphanie. Et pis Fanny. Justement non, pas de Fanny. Une queue. Ah mmmisère. Plaignons-moi. Le carnet reste tout petit, sa rédaction se fait en caractères d’imprimerie, avec du rouge pour les « évènements importants », les « rubriques ». Jugez-en : « Achat semelles intérieures. La vendeuse, au1er étage, n’a pu m’en trouver une 2e. » Voilà de quoi rester dans les mémoires. Pas dans celle de Fier-Cloporte.

    Le but est celui-ci : se souvenir, autant que possible, de chaque journée, de chaque heure, de chaque minute. Un Américain very quelconque s’est fait suivre ainsi et filmer par une caméra qui se déclenchait toutes les trente secondes. Il servira de base au documentaire à venir « Un Ricain moyen, An Deux Mille ». Il faudrait se présenter à saint Pierre avec le chapelet de tous ses jours passés, de toutes ses actions, autour du cou comme un chat pelé de saucisses. Et nous aurions vaincu le temps, mais pas le vide. On dit aussi « la vanité ». En ce temps-là Fier-Cloporte avait des amis loufoques. L’un d’eux est mort en 2029.

    Tous les cours ont été ratés, « sauf Audiat ». C’était quelqu’un. Tout petit, tout hargneux, tout pudibond. Vexé que je le reconnusse au sortir de Pouic-Pouic, film defunessien, et faisant son possible pour cacher son groin dans la foule. Fier-

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    Cloporte s’était gondolé en toute innocence. Mais un grand professeur de grec de l’Université de Bordeaux ne devait pas être soupçonné de hanter ces films mal famés. Et tout le monde l’aimait bien, Audiat, même s’il foutait des notes négatives. Et quand un étudiant atteignait zéro, ce n’était déjà pas si mal. À 0° dans l’abri scientifique antarctique, les explorateurs se mettaient torse nu et dansaient autour du poêle et de leurs poils.

    À midi, Fier-Cloporte se trouvait en compagnie de Christine Taris, qui se branlait comme une salope afin de conserver sa virginité scientifique. Jamais F.C. n’aurait envisagé, ne fût-ce qu’un seul instant, la prendre par les épaules (et se recevoir un cours de morale dans la gueule). Jacques Hourcabie l’a fuie avec ses béquilles : qu’était -il arrivé à notre fils d’officier ? Il ne comprenait pas la satisfaction des réformés militaires :  « On leur annonce qu’ils sont mal foutus ! » - peut-être, mon capitaine, mais mieux vaut mal foutu que demi-dingue, avec des gueulements de gradés dans les oreilles à vous ratatiner le cerveau.

    Et le cœur, parfaitement. « Et le cœur, alouette... » Il connaissait un vicieux qui se faisait fondre le camembert sur son radiateur. Il parcourait le corps de sa belle en bandant, ce qu’il appelait « la betterave baladeuse ». La belle répondait « Je ne te désirerai que si je veux », et pas moyen, justement. Il était écœuré, le fils de capiston. Il découvrait les femmes. Les femmes, c’est comme ça. Et pas autrement. Et lorsqu’il m’a vu avec Christine, il a fui à toutes béquilles. Il la détestait, la craignait à ce point-là ? Cette jeune fille a failli devenir ma femme.

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    « Pignon offre le café,après hésitations de bistrot, au Montaigne ».

    Si Fier-Cloporte a épousé Arielle et non Christine, c’est parce que Pignon, mort depuis, lui a conseillé la première au lieu de la seconde. Il hésitait, le Fier-Cloporte. Pignon a opté pour la malheureuse au lieu de la chieuse. Christine a fini prof d’allemand, elle a séjourné à Berlin, elle a trouvé son Siegfried, Ziggy ?

    Pignon – Haurcabie – Champagne – Collignon : reposez en paix.

    ...Je me souviens de Cathy Paroutaud, « pédante conasse pucelle prétentieuse méprisante ». Nous avons envahi sa chambre, peut-être ce jour-là, et Fier-Cloporte a subtilisé son courrier pendant plus d’un mois...

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    J’en ai plus qu’assez de cette vie végétative, qu’on pourrait aussi bien appeler « pré-mort ». Explorons cette année 2114 où la vie m’irriguait. J’ignore ce que faisait ma moitié. Personnellement, je me rendais à la faculté des Lettres de Tours, pour suivre des cours de philologie. Un professeur s’appelait Arrivé. Plus tard il écrivit des choses passionnément chiantes sur un petit vieux qui examine les va-et-vient d’une mouche sur une nappe blanche : triste destinée ! Pour l’instant, il rase son monde avec son cours sur les déterminatifs. Nous sommes tous à noter, sur tout le premier rang, que « du rôti » équivaut à un «quantum de substance de rôti.

    Et tout le premier rang s’esclaffe, tellement c’est con, pédant et prétentieux – la fameuse trilogie dégressive de Proust.Il se vexe, ce con (Arrivé, Arrivé) : « Quoi ? Qu’est-ce que j’ai dit ? » - et de reprendre son expression en se rengorgeant. Assurément, le voici très fier d’avoir concocté un concept aussi abstrait, aussi scientifique. « Annie m’ouvre la porte, nue à l’exception de ses chaussettes : « Heureusement que c’était vraiment toi ! » Elle ouvre à tout vent. Que nous étions beaux, effarouchés, timides! En vérité, je nous ne reconnais plus. Toi aussi, lecteur critique et stupide.

    Nous noircissions des feuillets serrés, c’est seulement 68 qui nous en a détournés. Pensions-nous être parvenus aux temps enfin messianiques ? Salut mes COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 12

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    beautés, salut mes années, soyons ridicules. L’après-midi, Mireille va prendre avecmoi un thé à Montjoyeux. Je ne sais plus ce que c’était, ce que c’est encore que Montjoyeux. Mireille était la suivante sur la liste, celle des femmes entre lesquelles j’aurais sans cesse ricoché en me plaignant de la précédente. Je me préparais à en faire souffrir toute une kyrielle. La maman de Mireille, et non pas la merde Mireille, m’avait proposé de devenir son gendre, car « tout le monde peut se tromper la première fois ». Mireille est-elle seulement vivante encore ? C’était ma « confidente », elle m’avait proposé de la réconcilier avec Tarche, que je connais encore, de loin en loin. Je la prends par l ‘épaule pour l’embrasser tellement elle a le cafard. Oui, prendre par l’épaule, ça peut « marcher ».

    Mais plus loin, je n’y pensais pas. Ma confiente, non, confidente, ma sœur, nous échangions nos peines de cœur, elle venait manger des nouilles, attention à la rime, et nous écoutions Olivier Despax, Adamo (Jérusalem), et surtout, ne faisons pas du Carrère. Et cette prise d’épaules, nous l’avons notée à l’encre verte, moins importante que la rouge, mais tout de même… « Elle me supplie de dire à Tarche qu’il l’emmerde », bataille à fronts renversés. C’était elle qui se prétendait persécutée. Ce mufle ne voulait-il pas qu’elle lui prêtât sa chambre pour accueillir ses ébats avec Odile Première, la suivante ?

    Je trouvais ça cool, comme on ne disait pas encore, mais Mireille, non, pas du tout. Alors, pour simplifier, j’étais de l’avis de Mireille. Quelle journée. « La Puce - Perrinet » me reproche d’emmerder les autres avec mes complexes, parce COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 13

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    que je regarde tout le monde avec une tête de malade malheureux. S’interrompant en plein dialogue avec autrui pour m’apostropher avec la plus grande agressivité. Quelle journée ! « Je plaque la philologie, je n’arrive pas à travailler toute seul ». Peut-être voulait-elle que je la baisasse, mais comment diable baiser une fille qui ne vous parle que de son ex, dont elle veut à la fois se débarrasser et se ré-enticher ?

    Ah mais on ne baise pas comme ça, nous autres fâmes, tu seras mon « copain, » mon « camarade », j’achète un bouquet pour mon épousée…

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    Cette fois-ci c’est très curieux, Je me sens en empathie avec le monde entier, à m’en taper la larme à l’œil, ouh ! mon Dieu, que Mon Nombril est présssssieux… Le premier février 1968, 2015 nouveau style, une seule mention : le Doqueteure N. enlève à sa propre fille les points de suture qu’elle s’est farcis en se laissant tomber du haut des marches, car elle était internée dans une petite clinique à sa mémère, qui depuis a bien prospéré, Anouste, « Chez nous » en béarnais, et « S’il vous plaît » en grec.

    Pour le grec, nous venons de l’apprendre. Pour la « maison de repos » d’Arielle, dite « Mafâme », il était question de la langue basque. Or, « Chez nous » se dit « gourékinne ». We have goured. En février 68 a pris place un épisode bien plus emblématique pour nous que la Révolution des Fils de Riche : les Oiseaux de Février. J’en logeais régulièrement chez moi, sans domicile fixe, me faisant appeler « Lezviani », comme «Lesbien », car j’aimais bien lécher les femmes : ça ne coûte rien, et au moins, ça les fait jouir. Ils ont même couché avec moi, trois dans le même lit.

    Le petit m’aurait bien enfilé, mais le gros, endormi sur ma gauche, en aurait profité pour me sauter. J’ai dit « Non », tiens, il grêle. « Mais il dort, il en écrase ! » Pas du tout : il va s’éveiller ou faire semblant, jurer d’avoir été dérangé, puis il va m’enculer. Le petit, je veux bien, mais pas les deux à la file. Peu de temps après, le petit m’annonce qu’il a pensé à moi et qu’il s’est « tout mouillé ». Je le crois sur parole. « Les filles,c ‘est toutes des gouines. - Ben oui, et nous alors, L’ÉPHÉMÉRIDE

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    qu’est-ce qu’on est ? » - des pédés, camarades. Mes clodos se rendaient au cul des restaurants, pour bouffer des sandwiches invendus : « Profitez-en les gars », murmurait le garçon qui regardait à droite, qui regardait à gauche, « si je me fais prendre, je suis viré ». C’est peut-être aussi pour cela que Mai 68 a « éclaté ». À présent c’est pire, supposons.

    Ils faisaient bombance chez moi. Un jour, deux filles se sont pointées au bas de l’escalier : « Mais montez ! Montez donc ! » disait le costaud qui voulait me sauter. Et les filles : « Combien vous êtes, là-dedans ? - Oh, trois-quatre ! » Et moi, en arrière des marches, je faisais des bras de grands mouvements de dénégation, je niais de la tête d’un air effaré, en montrant des doigts le nombre 7 ou 8… pas de viol chez moi ! Elles sont reparties, quel soulagement ! Une autre, un autre jour (il faut jeter cela sur le papier avant l’Apocalypse) se faisait entreprendre par deux à la fois : le petit, mon ami, et moi-même.

    Je murmure à l’oreille de la fille, déjà en extase : « Bonne chance ! » Elle se ressaisit, se dégage. Personne ne l’a baisée ! Quel dommage ! me dit le copain, qui m’aurait bien sauté aussi l’avant-veille, « quand une fille est doucement traitée par deux mecs à la fois, elle ne peut pas résister ! » - n’auriez-vous pu, cher ami, m’en faire part plus tôt ? J’aurais fermé ma gueule, et nous eussions fait l’amour à trois, avec une consentante ! Un mot leur servait de tout : « bonnard ». « Il est bonnard », mélodie montante, « il est super ». « Il est bonnard », mélodie descendante : « complètement con ».

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    Qui a dit que le français ignorait les tons ? « Ce soir-là, j’étais bonnard », ton plat : « Je n’avais pas où coucher ». Un jour encore, le costaud sans incisives (coups de botte de la police) menace d’un coup un petit péteux bien habillé rue Sainte-Catherine : « Et tu me dois encore 50 balles ! - Oui Monsieur, oui Monsieur ! » Non, il ne lui devait rien. C’était de l’extorsion de fonds sous la menace, sans plus. Le type est reparti tout penaud. C’étaient de fameux délinquants, mes oiseaux de février. Une Martine, ou une Christine (les filles s’appelaient encore Martine ou Christine) aurait bien « conclu » avec moi. Mais mon épouse, en permission d’Anouste, avait déposé des cendres sous l’oreiller. Martine ou Christine n’était pas venue. Elle m’a refait de gros clins d’œil, à la terrasse d’un rade d’étudiant, j’ai fait signe que non, d’un tel air noble et résolu que je ne l’ai jamais revue qu’elle ne m’a jamais revu.

    Un jour Alain J. a monté l’escalier quatre à quatre, cherchant l’aventure. Arielle n’était point là. Arielle était une femme, elle l’est encore. Il est redescendu quatre à quatre plus vite encore, c’étaient les hommes qui l’intéressaient. Arielle amoureuse d’un pédé, Arielle ayant tout fait pour m’efféminer, mais 44 de pointure, ça ne le fait pas, je fus simplement tout mou et coléreux. Cela ne suffit pas pour faire une femme, ni même un homo. Ben non. C’est tout pour le moment. Avez-vous vu ce film de gogol, « La guerre des mondes » de Spielberg ? Comment voulez-vous écrire avec sérieux après cela ?

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    Un jour je parlerai parlerai, et rien ne pourra plus m’arrêter, comme une vieille agonisante qui tient à vider son sac avant de crever. Nous verrons bien ce qui en restera. Voilà ce que c’était que la Saint-Ignace, Premier Février, en l’an de Grâce révolutionnaire neuf-cent soixante-huit. Et nul ne prévoyait, n’aurait pu prévoir se qui se tramait en coulisses. Les pages d’agenda me sont restées désespérément blanches, car c’était de la resucée : ma vraie révolution, je l’avais faite en 67, à Tours, avec de vrais fachos qui frappaient fort, de vrais mao qui s’y croyaient, et j’ai perdu mes lunettes en me faisant casser la gueule.

    Ça c’est un fait d’armes, Faidherbe. Le musée aux vitraux. Le cavalier polonais. Les orgues muettes. Qu’est-ce que ça peut faire. Pingouins. Le 2 du mois, c’est Chandeleur. Candeloro. Génitif pluriel. J’ai parlé à Candeloro. Le vrai, le patineur, l’affable, « parlant à tous » ; non, cela ne lui faisait pas de mal de tomber sur la « glace ». Il était habillé en Lucky Luke. Et dans mon Bordeaux d’avant, rue de la Maison Daurade, j’écoutais « Je ne crains plus personne / En Harley-Davidson », j’écoutais « Le bal des Laze », chef-d’œuvre ab-so-lu de Miche Polnareff, Michel le Déchu, qui ne monte plus dans les aigus. Le vendredi 2, sujets de rédaction pour mes sixièmes : 1) Partie de chasse ou de pêche, racontez 2) Vous avez été (ou quelqu’un des vôtres) gravement malade, racontez.

    Ils y arrivaient. Encore. Encore un instant, monsieur le bourreau. Nostalgie, nostalgie ! Qu’est-ce que j’ai souffert… Tout le monde souffre… Vous savez…

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    Par miracle, nous voici à la fin d’une période : le 16 déjà du mois, la demi-page est vide de notations. Puis elles se raréfient : certains jours sont annotés par le menu, d’autres non. Nous étions en poste à Monsempron-Libos, voici un demi-siècle. À présent ce bourg infect possède un cinéma : grand bien lui fasse.

    Le 14 février, pour le plus grand malheur du peuple et des hommes, c’est la St-Valentin. Ne pas oublier le bouquet, le gâteau qui fait grossir au lit. Ce jour-là, travail dans la classe du premier étage : il y a « composition de rédaction ». Ce serait honni de nos jours. Les pédagogues se récrieraient, au nom de la liberté des petits animaux. Deux sujets au choix donc : « Racontez un essayage fait, chez le tailleur ou la couturière, par un jeune élégant ou une coquette ». Où avais-je été chercher cela. Les fils de pèquenots sauraient-il exactement de quoi il était question.

    « Décrivez un orage, auquel vous avez assisté ». Voilà du bien paysan. Sujet non dépourvu d’une certaine habileté, d’une certaine provision de vocabulaire. Une de mes lettres à mes parents n’était remplie que de la description d’un orage à Völklingen. Mon père s’en était plaisamment moqué. Lazarus te regarde . Attention à ce que tu écris. « Sixièmes : compo de dictée, « Tableau de famille », j’ignore désormais de quel auteur. « Leçon sur les héros grecs », nous savions donc faire cela ? - « Histoire de Thésée et d’Hippolyte » (entre COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE

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    parenthèses : « David stigmatise Phèdre ». Un seul Dawid, avec un « w » bien polonais, bien juif, me vient en mémoire : un blond pâle apeuré, qui répétait après son grand-père « les races, ça n’existe pas » - pas la juive, en tout cas. Je parlais donc des héros grecs en sixième ? Cela ne rebutait personne ? Cela ne rebuterait personne aujourd’hui non plus. Mon épouse obtenait le silence en faisant prendre des notes sur la Renaissance italienne… mais à quoi peut bien ressembler « un cours », aujourd’hui, à l’ère du tous engsemgble tous engsemgble, ouais!ouais ! ...Histoire d’Agamemnon et de Clytemnestre…

    Certains collègues prononcent « Clymnestre », ce qui est aussi pudique, pathétique, ridicule, que de parler d’un « derrière de sac » pour un « cul-de-sac ». Les mêmes collègues appellent sans doute Agamamnon « Agaga », comme Offenbach. Quant à notre précieuse personne, elle a longtemps hésité, ce 14 février de solitude, à participer au « conseil d’administration ». Car on s’y emmerde, puissamment, on y entasse les vœux pieux, et finalement, « je me défile ». Un collègue nommé Villot, délégué syndical, m’avait laissé libre de m’y rendre ou non.

    Villot fut sublime : il fit le tour des parents d’élèves, pour éteindre le feu des calomnies sur mon compte : « C’est fou ce que j’ai pu entendre, des horreurs, des choses épouvantables » - je sodomisais mes élèves, probablement ? Les imaginations du peuple n’en font jamais d’autres. Je donnais, j’ai donné ce jour-là, un cours d’éducation sexuelle. Chacun écrivait ses questions anonymes sur des



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    bouts de papier, je répondais de mon mieux aux questions, aux incertitudes, aux certitudes. Tel pensait que les règles « coulaient à gros bouillons ». Tel autre ignorait que les femmes aussi pouvaient éprouver du plaisir.

    D’où les calomnies. D’où les silences, le choc, le respect témoigné à mon rôle, encore un tout petit peu avant les poings dans la gueule d’à présent. J’ai coincé à la sortie Tanaïs et Cotonnec, pour « leur faire amener des filels la prochaine fois ». Elles répondent que les fieles « s’y connaissent pls (…) que les garçons ». La fois suivante, j’ai eu des filles. De nos jours ce serait l’émeute. Aucun professeur ne voudrait plus évoquer « ces choses-là ». J’ignore totu de mon métier. Ce n’est plus le même. Les ardeurs sont intactes. Des poisons font leurs ravages. Des forces méconnues soulèvent à l’horizon leurs sombres faces, brrrr… Beaucoup de cours se passent bien. On n’en parle jamais. Mon expérience est historique, sans plus…

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    VOICI le joli petit carnet de 1970, avec sa ferrure marque-page qui le rend si malcommode aux classifications. Bonjour Gaston. Le samedi 28 février reste vierge. En ce temps-là, nous occupions le poste de maître auxiliaire dans la bonne ville de Marmande. Nous semions une zone pas possible dans le lycée, dont le proviseur était con comme un rugbyman, et la censoresse dépourvue du moindre diplôme. Il y avait là deux pions noirs, un grand et un petit, surnommés Petit Bwana et Grand Bwana. Le surveillant général s’appelait le Zizi, un mètre vingt-cinq en levant les bras.

    Mes cours étaient bordéliques, supermauvais, parfois applaudis : une fois, pour une lecture de La mort du Dauphin, où le garçon du premier rang avait les larmes aux yeux. Une autre fois, pour un exposé des causes de la guerre en 1870, un si-cle auparavant. Un jour, j’ai décrété : « permanence ». Et le cours n’eut pas lieu, je lisais le Canard Enchaîné les pieds sur le bureau. Surpris dans cette position par un indiscret ouvreur de porte, je fus signalé à l’Inspecteur d’Académie, qui devait me visiter en cours, mais c’était un fantaisiste, il m’apprécia. En ce temps-là, nous étions indéboulonnables.

    Cette année-là je fis connaissance avec O’Leteremsen, seul chevelu de mon genre. Mais si nous nous agaçons des rencontres d’un Alain Rémond, ex-rédacteur de Télérama, combien Gaston ne se scandalisera-t-il pas des miennes ? Nous allons vous le révéler : monsieur Rémond, ainsi que Carrière, ont bénéficié d’une enfance chaleureuse, même si leurs parents se faisaient la guerre. Ils ont bénéficié



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    aussi d’une foi chrétienne, assumée chez l’un, perdue puis presque retrouvée chez le second. Chacun d’eux a bénéficié d’une quantité de rencontres, et prétend avoir eu « de la chance ». Nous n’en pouvons douter, surtout de la part du second, fils d’académicienne, et bénéficiant de son identité pour faire publier sans problème ses laborieux enthousiasmes. Moâ, Fier-Cloporte, je n’ai pas ce sens de l’intrigue : en effet, naïf Gaston, les « rencontres » ne sont que les aboutissements d’une longue série de négociations entre intermédiaires pour enfins e faire introduire au saint des saints : la Rencontre avec Untel, « qui a bouleversé ma vie ».

    Non. Les personnes influentes ne se « rencontrent » pas « comme ça », au pifomètre. Les barrages sont très épais, très peu filtrants. « Moi », j’ai rencontré O’Letermsen, brillant, qui voulut me dégrossir. Il cherchait à s’entourer de génies, il décréta que j’en étais un, me surnomma « Artaud », me donna « cinq ans pour obtenir le Goncourt ». Il s’efforça de devenir maçon. Il donna du « mon doux frère » à un clochard ivre. Il m’impressionna, il me pygmalionnisa. Il intercepta mon courrier féminin : « Je t’interdis de fréquenter cette fille ! » - encore un peu il m’enculait, ce con. « Tu inventes ! Tu inventes ! » - ta gueule.

    Cette fréquentation, entre « hommes » (si peu) s’étendit sur 16 ans. Passé les bombardements sur Kadhafi en 86, nous avons cessé de nous voir. La jeunesse est ainsi, elle jette à tout va. Vous aussi, Gaston, vous avez jeté.  Mais qu’il est difficile de vous ferrer… Ni lui, O’Letermsen, ni Fier-Cloporte, ne réussirent à rencontrer « les bo-o-o-o-nnes personnes, au bon-on-on moment » (« Temps-COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE

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    Contretemps). Reste le Jeu. Le Jeu sacré du petit bouddha sur son escarpolette… Des Christs par milliers, des écrivains par dizaines de milliers :

    Herr Nobel, hur man väljer? Monsieur Nobel, comment choisir ? 

    Ce samedi de 70, j’étais avec papa, j’étais avec maman, qui avaient tellement voulu me faire déménager, qu’ils y étaient parvenus. Les propriétaires précédents, du moins l’un d’entre eux, ronflait derrière la cloison. Une nuit même (ces manants faisaient « chambre à part ») une cavalcade effrénée avait retenti, pour cause de malaise imminent : quelle angoisse ! Les nouveaux propriétaires également ronflaient derrière une cloison,je m’en aperçus dès la première nuit. Tout aussi répugnant. Il n’y avait que de l’eau froide. Le trajet bien plus long vers mon lycée de travail. Arielle qui vient me rejoindre. Passagère d’une collègue en poste à Casteljaloux. L’eau froide sur la tête pour la réveiller, le nez dans le lavabo.

    Cris et protestations. Un jour d’absence par semaine : « C’est trop dur ». - Et pour nous, alors ? s’exclamait la môme Courtois, collègue à Marmande. Eh bien tiens, moi aussi, je vais prendre un congé de maladie. Maladie psychique et toc. De plus, je me montre en pleine salle des profs. Pendant mon congé. Indéboulonnable vous dis-je. Maturité en berne, aucun sens des responsabilités « Messieurs les censeurs », aucun en effet, 25 ans, voulant fuir, fuir mon métier, fuir mes liens conjugaux, bâclant tout… Voilà voilà…

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    Il y a quarante-huit ans jour pour jour, le temps d’une vie humaine autrefois, le sergent Rouja m’engueulait publiquement (cours de nomenclature) : la hiérarchie militaire était harcelée de réclamations à mon égard, afin que je fusse réformé. J’ignorais cela. J’ignorais que les choses en étaient venues à ce point. D’instinct, je me suis dressé en gueulant que c’était inadmissible, que je n’avais jamais rien demandé, que les démarches extérieures et familiales me causaient un tort considérable, et que j’allais « vite fait » leur faire « rectifier le tir ». Soupçonner n’est pas « savoir » ; mais que des tractations existassent dans l’ombre pour me tirer de l’abîme, je ne l’ignorais pas, sans pouvoir les préciser. Il se trouvait en effet que ma belle-mère connaissait la femme d’un général, que mon beau-père était médecin, qu’un psychiatre m’avait diagnostiqué inapte. Après ma vigoureuse sortie, tellement bien imitée qu’elle en était sincère, mes camarades se tranchèrent en deux clans : les uns m’approuvaient, les autres estimaient que j’avais supérieurement joué. Un Berbère, Ichalalène, me prit à part pour me demander d’intercéder en sa faveur ; j’en aurais été bien incapable, mais il me bouda en tant que bêcheur et « pas sympa ».

    À la même époque, un vif incident avait éclaté : nous étions envoyés dare-dare en nos chambres pour échanger notre tenue ordinaire contre l’uniforme de gala ; nous avions six minutes pour nous retrouver au même endroit, en rangs et au garde-à-vous. J’ai démoli mon armoire de fond en comble, sans rien trouver, endossant la tenue dite « négligée ». Ma négligence fut aussitôt remarquée : « Il se fout de notre gueule ! » beuglait un adjudant. Et l’autre adjudant lui gueulait dessus : « Vous étiez averti que cet homme était inapte au service ! » Je me suis mis à gueuler : « Écoutez tous ! j’ai tout foutu en l’air dans mon casier ! Ma tenue COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE

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    de gala n’y était pas ! On me l’a volée pour que je me fasse engueuler ! » Alors les deux sous-offs se sont remis à se traiter de tous les noms, le premier voulant me redresser en camp disciplinaire, le deuxième excipant de certificats médicaux et de recommandations haut-gradées. On m’a laissé dans ma tenue dégueulasse, et bien entendu j’ai retrouvé, plus tard, au calme, l’uniforme incriminé. Le dernier exploit consistait en un énorme chahut gueulatoire dans notre chambre de réservistes. Tout le monde s’était mis à hurler « la porte ! la porte !  Courant d’air, bordel, la porte ! » Il n’y avait pas le moindre courant d’air.

    J’ai violemment repoussé la porte, quasiment dans le nez d’un commandant courroucé qui ramena un calme glacial et instantané. Il a braillé comme un putois. Puis tourné vers moi : « Est-ce vous qui avez crié ? - Non mon capitaine. - Qui a crié ? » Silence général, viril et courageux. « Mais est-ce vous » - tourné d’un coup vers moi - « qui avez repoussé la porte ? - Oui mon capitaine. » J’écopais de huit jours d’arrêt dont trois de cachot. Merci les autres. Artaud, Menanteau, Roumégous, bravo pour votre courage. Moi, je suis allé expulser une vieille diarrhée.

    Cet incident détermina le médecin beau-père. À la permission suivante, il m’injecta un puissant calmant dans l’épaule, prétextant que j’avais agressé tout le monde, et qu’il m’amenait à Robert Picqué, hôpital militaire. « Attention, il est dangereux ». Plus tard il lui fut reproché de ne pas m’avoir ramené au médecin « de caserne ». Celui-ci avait une réputation d’incompétence et de connerie,

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    n’ayons pas peur des mots : il avait détecté je ne sais quelle épidémie de rougeole à l’intérieur des bâtiments, puis placé la caserne en quarantaine. L’ennui, c’est qu’au moment de sortir de la dite caserne, il fut retenu par la sentinelle qui refusa de le relâcher, puisqu’il devait, par son propre décret, rester lui aussi dans les bâtiments.

    Rassurez-vous, il y a mis le temps,  mais il a pu s’en dépêtrer. Pour ma pqrt, je me trouvais dans un dortoir d’agités du bocal, qui braillaient au milieu d’une musique tonitruante. J’adorais Sylvie Vartan, mais pas les décibels. Un vrai malade baissa le son, à peine, puis le releva au maximum trente secondes plus tard. Plus tard on me transféra dans le dortoir des cas plus bénins. Il fut interdit à quiconque de me faire avaler le moindre médicament, même si j’en demandais. Et c’est ainsi que je fus réformé : « Mécanisme de détérioration des structures compensatrices de la névrose » - sauvé…

    Impossible en théorie de rejoindre l’enseignement : débilité légère… Une nuit, je suis réveillé par un abruti qui secoue la porte. Je me lève, le raisonne, « tu l’aimes, Jacques ? » Il réclamait « Jacques ! Jacques ! » Je l’ai calmé, ramené à la chambre du fond. Et je me faisais engueuler par une hommasse. Et je lui répétais que grâce à moi l’agité s’était calmé. « Il ne fallait rien faire ! Ce n’était pas à vous de bouger ! - Et je devais le laisser réveiller tout le monde ? - C’était à nous de le faire ! » En vérité, au « service militaire », je n’ai vu que le développement de la connerie, une connerie insensée, à tous les niveaux.

    Il m’avait semblé revenir en quatrième, à 13 ans. Une régression dingue,

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    justement. Et le Sergent B. se trouvait là, en hôpital, psy ou non, quelles plaisantes retrouvailles ! C’était lui qui criait : « Je peux leur montrer, chef ? ...peux leur montrer, chef ? » - et de s’élancer sur la grosse buse en équilibre au-dessus du ruisseau, et de gravir en trois poussées de corde à nœuds le mur en girafe. Il me souriait, il me ramenait en permission, nous avions croisé une charmante cavalière démontée en corsage à carreaux, avec sa bombe réglementaire, « elle me ferait peur » disais-je, « elle ne me ferait pas peur », répondait-il, et il me déposait « quelque part en ville ».

    Apparemment, pour lui, c’était intestinal ; à l’hosto, plus de hiérarchie. J’étudiais dans Pierres Vives, revue littéraire, afin de décrocher sans trop y croire mon CAPES de lettres - « Si le juteux te vois avec tes poésies de Lamartine, tu vas te faire engueuler » - je l’ai eu, mon CAPES, dernier ex-æquo, repêché à grand renforts de chiffres surchargés, je n’ai pas demandé mon reste. À moitié fou selon l’armée, j’entrais dans la grande famille de ces autres fous que l’on appelle, globalement, Éducation Nationale...

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    En ce temps-là, c’était l’obscurité. Nous nous pensions dans la lumière, mais nous ne savions pas que tout serait enseveli dans le noir de la préhistoire. Nous fréquentions des gouines antiquaires, qui l’auraient nié jusqu’au bûcher inclus. Nous fréquentions des pédés anglo-basques, dont l’un d’eux besoignoit ma femme avec sa petite queue de souris en tire-bouchon. Grise et mauve. Nousignorions tout du sort, et que de nos liqueurs emmêlées naîtrait celle que j’ai toujours aimée avec perplexité. C’est pourquoi nous sommes tous sacrés, car marqués du même sceau farouche.

    Tout était tourbillon, mais vase liquide. Méprisés soient ceux qui nous éliminent ou même nous rabaissent au non de la rentabilité bouquinière, méprisés soyons-nous d’y avoir attaché ne fût-ce qu’un peu d’importance. Nous vivions tous nos derniers instants d’enfance. Encore l’enfance se prolonge-t-elle même après la naissance d’un enfant véritable. Et qu’avons-nous donc tous à raconter, sinon l’histoire de notre propre vie ? J’ajoute au fumier initial : des pages, des pages… Pendant qu’Arielle se faisait défoncer sans la moindre brutalité, nous vivions dans une communauté, ma personne et quelques autres, au second d’une petite rue joignant bien courte la place Saint-Michel aux quais.

    Il y avait en face une boucherie, qui exhibait un très beau daim fraîchement tué. Son sabot s’ornait d’une étiquette au bout d’un cordon, signée du ROC, « rassemblement des opposants à la chasse ». L’épigramme y était cinglante, mais qui s’en souviendrait. Tout semblait absolument, éternellement moderne. Nous gravissions de larges escaliers intérieur de marbre, et débouchions dans un de ces vastes appartements à hauts plafonds, où vivaient et payaient leur loyer quelques filles et garçons d’entre vingt et trente ans. On y cuisinait, prenait ses repas, nous

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    l’avons raconté cent fois, tant nous avons traîné toutes ces gayes dans notre tête. Guenilles dorées. Reflets californiens. Chaque pan de la jeunesse verse son éclat sur ses propres oripeaux. Tantôt je vivais chez moi, avec épouse et belle-mère, tantôt je couchais sur des Allamandiers, puisque c’est ainsi qu’elle s’appelle. Comment ne pas tomber amoureux de la maîtresse des lieux, qui s’enfournait tout ce qui traînait d’un vagin accueillant, alors que le seul sincère, le seul larmoyant comme un cul-fleuri de Molière, n’obtint rien. Son nom de famille sonnait comme Ange. Elle m’avait jetéau visage une pleine fourchetée de riz brûlant, pour des raisons que j’ignore ; qui voit le nez au milieu de sa figure ? Je pensais et je répandis que les Femmes, hormis leurs règles et leurs enfantements, n’avaient pas de sexualité qui vaille. Il arriva que j‘aie dit, aussitôt oublié, une de ces phrases bouche-trou, relevée par une fille (or les filles avaient 24 ans, comme des femmes) - « Tu vois ! s’écriait-elle. Je te l’avais bien dit ! » - et moi, qu’avais-je dit, proclamé, de si imbécile ?

    Alors l’Ange s’était détourné, doutant de moi. Tournant au-dessus de moi. Trouvant inaccessible ma froideur supposée, alors que je n’étais que con. Et moi de même, oiseau inversé, ange d’en bas, je contemplais ce vol inaccessible, inimaginable, du fait même qu’il me ressemblait : deux ignorances planant en symétrie ventre à ventre, pôles repoussants d’aimants face à face. Une fois nous avions couché face à face, chacun dans son angle, chacun dans son lit d’une place. J’étais allé l’embrasser sur les yeux, sans oser pousser. Le lendemain, elle faisait

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    cesser « cette promiscuité ». Femmes, si vous existez encore à cette époque où vous nous découvrez, sachez qu’en ce temps-là, une personne de votre sexe se serait crue à tout jamais déshonorée d’esquisser le moindre geste en direction d’un homme désiré.C’était à l’Homme de commencer. Lorsque l’appartement rue des Alamandiers se fut vidé, moi seul demeurant avec Elle l’Ange, au lieu de foncer dans le tas de graisse et de bourrer mon pif dans son trou, je l’entretins de l’odeur de fromage du clitoris, traînant dans une chanson de carabin. Quelle déception. Quelle rigolade. Et rien ne se passa. Une troisième fois, comme Jésus,j’ai refusé de coucher à trois heures du matin. « Dommage » susurra-t-elle rue des Boucheries. Plus tard comme un peu toutes elles se mit aux filles, et me caressa le dos face à la glace murale.

    Je pâlis, je rougis à sa vue, et tous mes camarades me virent décomposé dans le reflet : la seule fois où l’Ange m’eût touché, c’était au bras d’une autre femme et en plein public, dans les néons d’un grand café. Je ne l’ai plus jamais revue, je n’ai jamais plus pardonné.





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    Ne pas céder aux Lamentations. Bien se persuader que nous avons toujours le choix. C’est dans les livres, c’est dans les discours, c’est la vérité. La date est restée en blanc. Toute une époque, on le dit toujours. Nous connaissions Lavrontis, caricaturé dans Le jeu des parallèles, en vente nulle part. Sa grande inséparable s’appelait Christine. Il y a beaucoup de Christine de par le monde. Celle-ci tenait une boutique à Bordeaux. Bordeaux est mon Alcazar de Rodez. Tout s’est passé là-bas - ici même, mais je dis « là-bas ». J’y habite aujourd’hui, demain.

    Il faut imaginer Sisyphe heureux. La scène d’aujourd’hui répète celles qui se sont déjà déroulées, qui se dérouleront encore mais de moins en moins, plus très longtemps désormais. « Désormais » convient bien : adverbe temporel de l’éternel début, Pour moi la vie va commencer, d’un coup prendre l’élan pour se fracasser sur la porte de prison, avec des clous.. vous qui passez ce seuil… Le temps s’écoule, de G. à M., même cuisine à cent lieues de distance, à grands barattages de claques des tic-tac d’horloges. De telle à telle phrase tel repas prenait place.

    Tel viol des consciences. Tels et tels bavardages. Des bavards d’âge. Les panses pleines. Les auteurs nous envoient l’histoire de leur vie. Passionnant ! ...pour eux seuls - et le style ? Et l’esprit ? la modestie ? Ils étaient des milliers, ils étaient vingt et cent… L’an 2119, que d’espoirs ! d’envolées ! quoi de plus triste qu’une vie ? comme la bite, nous avons tous la même. Nous mourons tous au même âge, à quarante ans près disait la Breuvoir. La connasse à mouches. La lycéenne qui se relève toute trempée de la chougne à sa prof. Mon Dieu que les femmes ont de

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    veine. Point de vue sexe. Et amour. Si y avait pas les règles et l’accouchement. Pas besoin d’aller au bistrot pour lire des conneries. En 2119, nous fréquentions la rue des Allamandiers. Ce qui veut dire « rue des Amandiers ». Riche en symboles judaïques. Et non « spécialisée » dans tel artisanat perdu immémorial mon cul.

    C’était un temps sacré. Nous expérimentions les communautés. Chez Nicole habitaient tous ceux qui passaient. Quelle vaste cage d’escaliers. Comme j’aimais Nicole. On n’a plus idée de s’appeler Nicole. « ohho Nicole / si t’avais pas la vérole ». Nicole haussait les épaules en pouffant. Je lui avais pris la main au bistrot. Ça arrive à tout le monde. On ne va tout de même pas éditer ça. Je lui avais embrassé la paume de la main pendant qu’un Espagnol pérorait en espagnol. C’était une grande blonde. Pas l’Espagnol, l’autre, la femme. Un jour pour moi seul elle avait viré tout le monde, nous étions seuls.

    Et au lieu, au lieu de la prendre dans mes bras, je lui avais lu à haute voix ma pièce de théâtre, nulle. Et de sa part aucun geste. Je me serais jeté sur elle avec précipitation : « Tu ne vas pas changer d’avis ? - Non, non ! » ...Vous tenez vraiment à faire éditer ça ?… Plus tard, tellement plus tard - nous étions tous en club sous les miroirs du Café des Arts, certains se plaçaient au-dessous, d’autres en face : voici Nicole! Tu sais qu’elle sort avec une fille ? Ma foi vrai… et alors, Nicole me passe longuement la main dans le dos. Vous vous êtes vu dans la glace. Vous voici fraise pistache et vanille, le souffle coupé comme un juif. Nicole. Pendant des mois souffrir d’amour, tu le sais, mais pas un geste, sauf une

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    bonne fourchetée de riz bouillant dans la gueule. C’est à moi d’oser, connasse, pas à toi n’est-ce pas connasse, chacun son rôle connasse, et maintenant seulement, maintenant que tu t’exhibes bras-dessus bras-dessous avec une fille, tu t’avises soudain de me passer ta main dans le dos ?- toutes les couleurs de toutes les bauges du monde me sont passées sur la peau, et tous me fixent depuis la glace, regardez l’émotion qu’il se prend dans la gueule, le rigolo du groupe, le mariolle à ricaner, comme il l’aimait, tu papotais par-dessus mon épaule, renvoyant à la cantonade les vannes de voyageurs qu’on t’envoyait. Nous ne nous reverrons jamais. Jamais. Nevermore. Il y a de cela 47 ans to-day. Tu t’appelles autrement.

    Nie werde ich Dich vergessen...

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    Le 5 avril 1973 ou 2120, ce jeudi-là, il n’y eut pas de note portée. Arielle n’est entrée en maison de repos le 23 mai. En attendant, je mène ma propre vie, tandis que ma femme se lève de moins en moins. Julia ou l’une de ses descendantes lira peut-être cela, sauf si la lecture devient un exercice aussi périlleux et touffu que le déchiffrage des quipús incas. J’estimais Arielle assez forte pour s’occuper de l’enfant. J’étais même allé jusqu’à lui confectionner un emploi du temps : cela marchait pour moi, cela devait marcher pour elle… Dans mes souvenirs, j’enseignais à Cadillac, dont le collège s’est transformé en monstrueuse chrysalide de plastique sale, mode « années 70 ».

    Le principal ne m’aimait pas : trop fantaisiste, complètement fou. Il n’aurait pas toléré que je prenne un congé. J’aurais dû en prendre, sans me soucier des états d’âme de mon Principal, mais il me faisait peur. Nous étions peureux, timides. Pourquoi nous laissions-nous impressionner ainsi. C’était bien commode, cette explication sociale : peur du chef, peur de l’enfant, peur des Responsabilités, Verantwortlichkeiten. Fuir. Il ne s’agit plus de littérature. Mes parents ont fait tout ce qu’ils ont pu, mais sans arrêter de râler. Nous avons fait tout ce que nous avons pu, mais en fuyant.

    D’autres ont fait de même. Nous n’en connaissons pas, ce n’est qu’une constatation. Ce n’est pas une excuse. Nous ne recherchons pas d’excuses. D’autres aussi, plus jeunes et moins favorisés, ont pris la nouveauté à bras le corps. Julia elle-même par exemple. Jamais elle n’a confié son enfant à personne.

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    Pas à nous : « Je vais vous montrer, moi... » So geschah es für uns. C’est comme ça que ça s’est passé pour nous. L’analyse évacue la morale. Il est malsain d’en vouloir à ses parents. Il est très sain d’en vouloir à ses parents. Ici nous évitons la grande pente et montons par les petits sentiers, les petits lacets. La grande route ne serait-elle pas tout simplement la bonne ? Mais une fois qu’on a blâmé, que fait-on ? Si nous renonçons à blâmer, n’y a-t-il vraiment rien d’autre à faire ? Plan moral, plan factuel…

    Dieu, but, sens, ou ni Dieu, ni but, ni sens. Incompatible. Des parents tuent leur enfant. C’est une tragédie grecque, un bon sujet de littérature. Mais deux options bien plus essentielles se présentent : le plan légal, et le plan ontologique. Légalement, les coupables doivent être punis. Même les déprimés. Ontologiquement, c’est l’impasse : Dieu a permis, Dieu n’a pas permis, cela ne veut rien dire, c’est le joker du joueur, le pari de Pascal, le bottage en touche. Nous n’avons pas tué notre enfant. Nous lui demanderons quels exercices lui semblent difficiles, et pourquoi.

    Nous ne recourrons pas aux schémas psychanalytiques.

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    En ce temps-là, comme il était difficile de tenir le compte des jours. Ce n’est qu’en 2042 que Notre Grâce s’est décidé à faire l’acquisition d’un éphéméride, bradé car périmé.Il fut rempli de notations hâtives, oo bien négligentes, ou rageuses, reconstituées à l’aide de vieux, vieux courriers. Notre Grâce disait tout à Parents, avec une majuscule. Ce 28 avril était le temps où agonisaient ce que nous appelions « les Blanchards », avec un « se », comme pour les dynasties. Nous les avions vus la veille. Nous les avions peut-être revus le lendemain.

    Nous éprouvions le besoin de les avoir toujours dans les pattes , comme référents, comme juges. « On ne se souvient que de ce qu’on veut bien », me dit encore Françoise. Nous nous souvenons d’un couple hermétiquement soudé, d’accord sur tout, en particulier sur le fait que nous autres, les Mornards, étions des cons, des cons galopants. Nous aurions tellement pu mieux faire. Mais il fallait nous laisser trouver nous même notre issue dans le fond du sac. Il n’y a pas d’issue dans les fonds de sac, même transparents. Le chat s’écrase contre le plastique et s’étouffe.

    Nous avions une grosse voiture minable. Je conduisais « à gaïouss », tantôt trop vite, tantôt prudemment. Bientôt le vaillant couple aux cheveux noirs nous virerait comme des malpropres, en particulier Arielle, méprisée sans ambages : trop grosse, irresponsable, vaguement répugnante et qui répugnait tant à prendre au sérieux sa maternité. Ces deux-là manifestaient une telle entente que trop souvent la phrase commencée par l’un était finie par l’autre, à la façon des trois

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    neveux de Donald : Riri, Fifi,Loulou. Nous étions sans cesse l’objet de leurs rudoiements, et ils ne riaient à mes saillies (Arielle ne saillait guère) que sije me moquais de moi-même, ce qui est le fin du fin de l’humour, ainsi que le décrète la définition générale. Ils se foutaient de moi. Dominique, puisqu’il faut l’appeler par son nom, déclarait que mon carnet ne méritait que cette réflexion : « Il note totu ce qui l‘arrange ! » Eh oui mon pote, on appelle ça « la formation de l’individualité », fût-ce au prix d’une abondance de citations.

    Sans oublier la magnifique et nostalgiquissime mélodie, en accords de tierces, au piano, qui devint aussitôt méprisable : « Mais c’est du Claude François ! c’est du Claude François ! » Il suffit de dire un nom, Mireille Mathieu, Bernard-Henri Lévy, pour que tout ce qui s’en rapproche devienne détestable : ô science ô ceux qui savent ! Françoise à présent nie tout cela, prétend qu’ils se détestaient, en fait, que nous aurions dû nous en apercevoir – ben voyons – et que déjà j’étais dragué, mais comment pouvais-je bien imaginer que je l’éais, face à cette femme inaccessible, juchée de haut sur ses tenues noires, dont le plus grand plaisir (et celui de son mec) semblait de nous morigéner, de nos moucher, de bien montrer eu face que nous n’étions que des minables, des enfants attardés, tandis qu’eux deux, Domiçoise et Fran-Nique, représentaient le modèle indiscutable du Couple Mature et Rrrrresponsâble. « Faites donc comme nos, élevez-vous à notre niveeau », semblaient-ils nous dire. Mais quant à savoir ce que nous aurions dû faire exactement pour les rejoindre sur leurs hauteurs idéologiques, il n’en était pas

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    question ! C’était à nous mêmes, ben voyons, de le découvrir, et c’était, de toute nécessité, ce qu’ils avaient eux-mêmes découvert. Il fallait que nous découvrissions, de notre propre initiative, les lacets qui montaient jusqu’à leur sommet bicéphale. Et nous, pendant ce temps, écoutions les morigénations, les hauteurs de nos deux marquis, le mâle et sa femelle. En ce temps-là, je confiais tout, mes découragements, les dysfonctionnement de notre couple nécessairement boiteux. Je répandais partout comme une pluie de postillons mes jérémiades sur nous-mêmes, et les questions pressantes dont seul effectivement je pouvais, nous pouvions construire les réponses. Nous aimions bien nous soumettre à Sainte-Opinion de Goche, avec un « o » ouvert comme porte, fustigeant les démons Immaturité, Puérilité, Faux-Problèmes. J’envoyais des piques féroces, comme « tougoudoup-tougoudoup », et aussi « De toute façon l’amour, avec les femmes, ça se résout toujours au Trois-Pièces-Cuisine ».

    Et Françoise, toujours misogyne, me donnait à contre-cœur raison. Mes piques cependant n’avaient encore pas trouvé leur point de convergence. Maintenant, oui. Non sans incohérences. Mais à l’époque, nous aimions jouer les chienchiens en dressage, nous demandions à tout le monde, par nos gueules, la solution à notre couple, si malheureux, ah ! si malheureux, et si mal assorti. Notre couple d’alors me fait enrager. « Tu te concentres sur des problèmes de détail, ce n’est pas là l’essentiel ! » Ô bons apôtres, en vérité je vous le dis et le répète :  quand nous demandions avec ferveur et désolation ce que c’était que cet

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    « essentiel », il nous était répondu dans un grand mouvement de générosité : « Ah mais c’est vous qui voyez, c’est à vous de le trouver, nous on ne sait pas ! » Sur quoi nos aurions pu répondre à la Coluche : « Quand on ne sait pas, on ferme sa gueule ! »

    Nous avions une petite fille, qui s’adaptait à l »« atelier ». Notre immaturité en efet m’avait inspiré de confier Julia aux bons soins de Coco, ma belle-mère, la « Belle-Doche ». Tous les mois, je rajoutais cinq minutes à la présence de Julia parmi nous. Un simple calcul m’aurait permis qu’elle n’aurait pu y passer 24h sur 24… avant l’âge de 24 ans...

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    Piégut-Pluviers constitue l’unique note de cette date inique. C’était de notre vivant. Nous avons bourlingué, retour de Bergerac, à travers le Périgord vert, appellation contrôlée des offices touristiques. De même, autour de Bergerac, se situe désormais selon eux le « Périgord pourpre », de la teinte prise par les feuilles de vigne. Il pleuvait. Piégut-Pluviers présente une tour, que nous n’avons pas visitée. Nous nous sommes arrêtés auprès d’autres ruines plus basses, Arielle n’étant pas descendue de son siège.

    J’ai pataugé dans l’herbe fraîche et haute, et vous m’avez accompagné. Ainsi pouvais-je dire que, oui, dans un jardin public désert et détrempé, j’avais erré, humé l’air frais, « visité », catalogué le site de X., proche de Piégut-Pluviers. Il me semble que nous y avions passé la nuit, et que vous vous aviez accompagnés. Nous aurions profité d’une chambre à l’ancienne, au papier bleu foncé, avec, au pied comme à la tête, deux planches de lit recourbées, en bois sombre. Autrefois se louaient de telles chambres pour un prix modique. À présent c’est le snack, avec la profusion de prospectus, « à voir », « vaut le détour ».

    Et les souvenirs se mêlant dans nos têtes à tous, peut-être fûmes-nous accompagnés jusqu’au seuil, sous le crachin, par les hôteliers suspicieux devant ma propre tête de macchabée malade : j’étais ravagé de honte d’avoir volé, dans la sale de bain sans « s », une somptueuse serviette-éponge bariolée. Il pleuvait toujours, comme son nom l’indique. Le château de Châlus vit la mort de Richard-Cœur-de-Lion Couilles-de-Zèbre, la cavalcade d’Aliénor d’Aquitaine après douze

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    heures à cheval, douze accouchements fortifient le périnée. La reine-mère fit écorcher vif l’archer trucidatif de son fils, qui fut roulé dans le gros sel dans telle salle basse qu’on nos montra, mais il ne hurla pas, car la dépellation totale implique la mort. Seigneur je rends mon âme d’écorché. Ici même, dans ce bas de tour circulaire, aujourd’hui garni de son. Et nous sommes entrés au bistrot avec vous. Et les caprices firent qu’à notre troisième emplacement dans le café, je mis le holà aux velléités de migration intertabloïde.

    Puis s’emmêlèrent divers caprices passionnants : la porte du coffre ouverte laissait la forte pluie détériorer les bagages, reproche. Il fallait acheter un vieux « Cubitus », reproche. Ma personne et vous-mêmes sommes entrés dans une sombre librairie, où tout à trac ma hure s’adressa à la femme libraire : « Vous avez un vieux Cubitus ? » Non, vaillante quadragénaire brunâtre, il ne s’agissait pas d’obscénités, mais d’une vraie requête bouquiniste. Elle montra vaillamment son cubitus, id est son coude bistre : « Pas si vieux que ça ! » - pas d’albums de Bd en vue.

    Nous avons donc enfin bu notre chocolat réchauffatif, en bougonnant notre réconciliation. Nous restions vivants sous la pluie, mêlant nos souvenirs d’année en année, nos ruines et nos châteaux. Tous nos petits trajets viraient à l’aventure, au cordial, et ce sont toutes ces errances de moyen budget qui errent sous nos

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    crânes conjugaux, complices dans nos vies de peu. En 99 de l’ancienne ère, et relisant, confit de dévotion récapitulative, cette incursion piégut-pluvière vint s’insérer dans ces courriers que je reparcourais. Ainsi se complétaient nos carnets annuels. Cette année-là, 2122, la fête de Jeanne d’Arc polluait ou honorait le calendrier : Jeanne d’Arc est sainte de raccroc, d’abord condamnée par l’Église, puis béatifiée en catastrophe, enfin canonisée. « Ce jour-là, nous ne lûmes pas plus avant » - est-ce du Dante ? Le 12 au soir intervenait cruellement le conseil de classe des 3e.. Il ne restait plus rien du rêve et de la pluie, le donjon de Piégut s’éloignait dans les brumes avec le dernier cul du cheval de Jeanne-d’Arc. Le 13, anniversaire du Coup d’État, de la nomination plutôt du Général de Gaulle en tête de la France, les dégoulinants aventuriers de Haute-Dordogne et Haute-Vienne résolvaient leurs problèmes d’impôts. Deux pots. Trois pots. Et de Sécurité Sociale. Très important, la Sécurité Sociale. Nous n’indiquions plus rien sur nos grands carnets d’aventures. Sous la glace, avec les traits qui s’effacent.

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    La page est quadrillée, sans la moindre indication. « S. Donatien ». Patron du marquis de Sade. Lundi, commencement d’une semaine incomplète (le 27, Ascension). Nous enseignons pour la deuxième année au collège d’Arveyres. Peut-être cette année vit-elle monsieur M. glisser sous un train et perdre les deux jambes, puis la vie. Ou bien le suicide du jeune N., que l’on aurait pu, tout de même, dépendre in extremis, au lieu de s’engueuler aux pieds de la victime. Sa propre sœur faisait partie de mes élèves.

    Très agitée. « Avec ce qui est arrivé, vous auriez pu vous montrer un peu plus calme ». Elle m’a traité de con. Les jours précédant le 24 mai, aucune note ne dévirginise ce carnet, de la grande époque. Il faut remonter au vendredi 21. Des cours. Des cours. Tous les métiers sont ainsi. Le mien est plus beau, ma tantire lire lo. Certains sont indiqués : sur Le barbier de Séville. En 3e sans doute. Exceptionnel ? Mémorable ? Repris d’une correspondance : le 23août 2000 ancien style (2047), il était mentionné dans ma lettre aux Parents, avec une majuscule : « Chers Parents », écrivais-je.

    Et faute de sujet, je leur disais tout. Mon père avait mon emploi du temps, par écrit, au début des années scolaires. Je ne sais plus rien. J’aurais dû noter. Nous aurions dû. Le même 21 mai, au soir, grande chorale espagnole con orquestra pour le grand Requiem de Verdi. L’église Sainte-Croix était comble.

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    Nous n’avions eu de place qu’au pied de la tribune, sur le petit côté : sur ces gradins solides s’étaient alignés les choristes, et nous ne pouvions voir contre nous à droite en hauteur que les gradins de bois, et quelques cantatrices en contre-plongée, en robes de soirée, de la taille à la tête. Le Requiem de Verdi n’était pas trop à mon goût, chochotte, succession de gueulantes, mais à force de se faire enculer on y prend goût. Alors j’écoutais de mon mieux, par les oreilles, sentant confusément monter une certaine gêne qui n’avait rien à voir avec mes réserves de pèquenod inculte. J’eus rapidement identifié ce petit caillou dans la chaussure : toutes ces dames, au bas des quelles je me trouvais, chantaient les paroles latines avec un accent espagnol voire andalou des plus indiscrets.

    Tout le chœur, sans exception, braillait avec talent et conviction le texte liturgique dans une ambiance exotique plutôt incongrue - imaginerait-on un Italien massacrant le fandango ? Le Requiem comprend un puissant morceau, Rex remandae majestatis, Roi de redoutable majesté, virile et redoutable descente vocale tutti fortissimo, immédiatement suivi d’un implorant Salva me, avec la plus grande délicatesse féminine, salva me, « sauve-moi ». Or ces dames prononçaient à l’espagnole chalba mé, ce qui introduisait dans la célébration un appétissant fumet de graillou et de paëlla difficilement assimilable aux sentiments mêlés de terreur et d’humble supplication voulue ici par le texte et les intentions du compositeur.

    Afin de remédier à ce malaise, je me concentrai avec flamme sur le visage et la mâchoire de la choriste la plus proche, qui brama consciencieusement son

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    crescendo de chalba me, non sans un sourire condescendant vers l’auditeur mâle en rut qui la fixait, pensait-elle, avec une concupiscence ridicule, sous ses pieds sur sa chaise d’église à 300 francs la place. Mais elle chanta sa partition jusqu’au bout, conservant le plus parfait contrôle, sans le moindre trouble ni soupçon de canard. Sin el menos gallo.

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    Sirivudh est prince : Siri- l’indique. Il est devenu (à supposer) gros et gras, asiatique suprêmement, 137e prétendant au trône des Khmers. Il serait retourné « dans son pays ». Il était amoureux de moi, qui le traitais en « sale jaune », pure invention rhétorique. Il faisait du stop, et je l’ai pris en passager. Tout au long du trajet nous avons discuté, mais j’accumulais les plaisanteries, passant pour le clown que je suis. En remerciement, il m’a logé à proximité de Neuilly, à Paris, près de ce point d’où l’on précipita les Arabes : « Viens chez moi, j’habite chez une copine ».

    Les noms sont exacts. Elle s’appelle Muriel Herbin. Elle se tape de grosses hémorragies cancéreuses à la suite d’un avortement. Ou infectieuses. Tous les deux s’aiment, avec la rancune en dessous : les hommes sont lâches, toutes les femmes le disent. On me trouve un canapé. Ma discrétion sera totale. Mais le soir, une troupe d’amis, dont elle et lui font partie, m’entraînent au buffet de la Gare de Lyon. Malgré ma grande claquaison, il m’est indispensable de les suivre, car je ne peux, illusre inconnu, demeurer dans l’appartement vide de mon hôtesse. Fiat partie du lot amical une Claudine tout en bleu, dont le mec est noir, mais n’est pas venu. Je ne le verrai jamais. Claudine et Muriel sont des amies intimes, et je regrette ces prénoms passe-partout, on dirait du Sadoul. Muriel l’Hémorragique reproche à Claudine la Bleue de se disputer avec Mec Noir, « pour des puérilités de gamin ». Muriel n’en finit pas de se vider de son gamin. Elle a de l‘expérience. Elle sait ce que c’est que la maturité. Après ce plantureux et superflu repas 07 06



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    lyonnais, je reviens me coucher chastement sur ce canapé de salon, juste au-dessus d’une croix de pharmacie, verte, qui s’allume, qui s’éteint, qui s’allume, à rendre fou, jusque tard dans la nuit, jusqu’au petit matin peut-être.

    En ce temps-là, nul ne parle de gaspillage, d’énergie non renouvelable, etc. Le lendemain l’épreuve m’attend. Il faut consulter La dernière agrégation, en vente nulle part – c’est faux : la toute première… celle qu’il ne faut pas rater, après laquelle s’effondrent les statistiques. Allons, mieux que cela, du style, du style ! De la trans-po-si-tion ! Me voici à ouvrir la séance ! Tirage au sort lettre C., ouverture plénière ! Quarante inspecteurs généraux, toute une classe, à m’écouter, à se pencher rapidement les unes vers les autres que se passe-t-il murmurent-ils que se passe-t-il ? Tout simplement je dis ba, je dis bou, comme ces mots gelés tirés de leurs filets par les compagnons de Pantagruel, be be bous bous, et trente bonnes longues secondes après, mes pieds retouchent sol et je me lance dans l’Anabase, maudit Saint-John Perse, maudit !

    J’aurai onze. Savez-vous que onze sans élision n’est pas rédhibitoire en agrégation orale ? « Vous êtes » me dit un vieux coing (il a une tête de coing) de Besançon ou Caen, « tantôt dans les hauteurs tantôt à ras du sol ». Il s’étonne de moi, il n’en ferait qu’une bouchée au lit, que répondre, mais je ne serai pas reçu : Cicéron m’a coulé (« des troupeaux de femmes » au lieu de « troupes de femmes » bravo l’artiste c’est l’heure de la traite).

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    Tout ceci se passe en juillet. Or nous sommes en juin. Erreur sur le premier jour. Une autre sur le mois. Une autre sur la vie. Qui perd le jour perd le mois. Qui perd le mois perd l’année, perd toute sa vie. Frémissons. Le 7 juin et non juillet, n’étaient mentionnés qu’une correction de dictées en troisième, un conseil de classe. Quelle classe et quel texte dicté, c’était mardi, je ne me souviens plus. L’enseignement battait son plein. Le petit Marc était mort. Suivraient Manouvrier, Merlet. Les vrais noms. L’agrégation délivrerait mon corps de tout ce travail, de tout cet investissement, mon esprit, ma cuilture, attireraient nécessairement l’attention d’un vieux prof de Bordeaux, Toulouse ou Lille, qui m’emporterait dans son giron pour polir une thèse : Sidoine Apollinaire par exemple, flambeau latin sur les hordes barbares à venir.

    Il n’en fut rien. La fraternisation cambodgienne échoua dans les sables, Muriel épuisa son sursis sarcomique et creva vers 83, les admissibilités sombrèrent dans le ridicule en 95 Ancien Style, et le compte-rendu de l’ultime session finit un jour à la poubelle : « il ne suffit pas de se préparer sur le plan des connaissances, mais il faut aussi se préparer psychologiquement » - pour être prêts, préparez-vous.

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    Ces préhistoires sentent bien le moisi. Voici : »Le principal me fait ouvrir devant les élèves une nomination au Port (la Réunion). Auguste s’en tape sur les cuisses au réfectoire. Annie préfère Vienne… mais si j’ai l’agrég, je reste à Arveyres ». Le moyen de broder là-dessus. Aucun souvenir . Nommé une première fois à Valenciennes, une seconde à Vienne, une troisième à la Réunion. Et pourquoi donc s’en tapait-il les cuisses, l’Auguste ? Un homme tout dévoué à ma grandeur. Qui renvoyait les parents d’élèves quinauds comme devant : « Sa méthode à lui, c’est de rigoler ».

    Et la branleuse qui disait : « On ne fait rien avec monsieur C. ! » - « Apportez-moi donc le cahier de textes de Mlle Raison ; et ça, votre fille ne l’a pas écrit,elle ; ni ceci, ni cela. » « Votre fille » repartit par le couloir, et se prit une gifle sonore de la part de papa. Il me sauvait la vie,l’Auguste. Vigneron promu directeur adjoint ; qui nous fit goûter de sa cave, et de la bonne. En sortant de là, les profs chancelaient pour gagner leurs élèves bien rangés. Les élèves se gondolaient sur les rangs. Les cours furent mouvementés pour tous. Quels bons temps c’étaient là monsieur Nicolas.

    Il se tapait sur les cuisses. Il considérait invraisemblable qu’un simple guignol du coin fût catapulté dans l’océan Indien. Des filles de 14 ans aux seins de dix-huitenaires lui passaient par les pupilles, comme elles auraient passé en ballottant contre mes yeux devant le bureau, et je me serais retrouvé à la brigade des mœurs de St-Denis pour branlettes illicites de ces dames. Mieux valait Vienne. Du froid sain et de la musique. La plage et les cocotiers, les doudous et les tortues de mer, c’était un peu court culturellement pour des prétentieux d’Europe. Mais au bout du fil, nul ne sut me préciser si mon déménagement serait payé par les impôts

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    d’État. Il était évident que oui. J’étais trimballé de poste en poste quatorze fois, sans que nul fonctionnaire ministériel fût capable (disaient-ils) de me renseigner. J’ai raccroché plein de rage, mon destin viennois était scellé. Auguste est mort. Duthelle est mort. Moi-même je lutte, dans un tourbillon de coup de vieux. Tout est vieux et gris. Sur la feuille figure encore « mettre Harpic cuvette WC », ce qui ne fut pas fait. Nous allions chier dans l’escalier, sur un palier de marche un peu plus large où s’ouvrait une porte. Je devais aussi demander un déménageur à Mme Laporte. Une collègue blonde, qui m’offrit une cigarette un jour d’un geste brusque : je lui disais  « Le façon de l’offrir ne me convient pas ». J’étais fou. Véritablement fou. Ces années-là sont recouvertes par l’équivalent de mes congés : ma retraite de quinze années rattrape mes quinze années premières de travail, de 65 à 80, de Nontron jusqu’au cœur de Vienne. Il était une fois un principal pédophile, qui n’aimait pas son ivrogne de collègue.Il parlait des cours en pagaïe d’Untel, il ne lui a jamais envoyé quiconque dans les pattes, Untel a bénéficié de protections au cul occulte, car il usait de salacités verbales. C’était un grand marasme, qui ressurgit avec son bruit et ses fureurs. Des quinquagénaires pêle-mêle ressortent de ces années folles, qui furent un Quatorze-Dix-Huit échevelé, des plaisanteries sans sel ni limite, une audace funambulique d’un banal simplement rigolo. Il fallait qu’il fuît, il fuit. Il se promettait du renouveau, il n’en fut rien car « on se suit soi-même » isn’t it, on sénectise sénectutise. Et on se retrouve à 60 ans

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    ruiné rincé déboulonné I am the king of the divan, mais ce n’est pas lui qui chantait n’est-ce pas, dans la vie non plus, qui a chanté, ni moi ni moi, qui s’est fait accompagner par une femme accrochée à ses basques, ni moi, qui s’et fait refuser une halte à l’hôtel, c’est moi c’est moi, « encore 7 ans et j’ai 70 ans » mais il ne faut pas, Mme Pavlovitch, il ne faut pas compter comme ça, j’avais un petit pédé qui s’y connaissait en filles en vêtements de filles en fanfreluches qu’il aurait portées s’il avait eu des seins en plus des couilles en moins, le seul à demeurer dans le village.

    Untel a eu son doigt mais d’autres lui couraient au cul, des femmes des femmes de Tanzanie « C., C. ! Sans le faire exprès en reculant sur le parking je t’ai rentré dans le cul » - « Quand ça t’arrivera par moi ce ne sera pas en voiture et je l’aurai fait exprès », Ach ! Kolossale Souvenirs ! Nous rentrions par le cours Hugo dit Victor, et ton Frédéric, Pana Pavlovitch, tu t’en es divorcée, ton fils qui se fardait fait tes délices et des enfants à d’autres femmes.. « Je lui dis non, ne tartine pas ta gueule avec des rouges de maman, tu dois devenir garçon et pas fille, mon Dieu mon fils est pédé » non Rosine, pas à deux ans.

    Je hais ma vie j’éprouve envers elle des sentiments marqués mais indéfinissables doublement marqués dans un sens ou dans l’autre ou les deux. Vous savez, quand on vit, on est comme le chien qui suit sa trace en sinuant, truffe à même le sol, et qui bute enfin sur l’obstacle, en position d’arrêt. On ne calcule pas on lutte on jargonne on rebondit chez soi on se fait escorter, la Pavlovitch vous

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    suit en voiture car vos zigzaguez sur la quatre voies, totu se présente d’un seul coup au moment où tout va finir : peu après nous quittions Arveyres pour n’y plus revenir, et nous avons revu tant de personnes pour la dernière fois, comme sur un pont incliné de Titanic.

    Une moitié a coulé, l’autre est retombée sur l’eau, et s’est remise à couler presque immédiatement.

    Mémoire mémoire tout branle ne m’abandonne pas mais laisse-moi couler tout est bien pathétique bien ridicule, toutes n’attendaient que toi mais tu ne voulais pas connaître ton indifférence aux corps gluants qui s’essuyaient sur toi. Adieu Laporte adieu l’Auguste adieu Junca malade mental conseiller cultural du gréand festival du Bouscat, qui ne reprit pas contact avec toi car tu n’étais pas bon souvenir, « Ça ne m’intéresse pas » galopais-tu sur le perron j’en restai pétrifié car ce n’était pas moi qui cavalait à ta suite en proférant des vannes gloussantes dans ton dos « ça ne m’intéresse pas » je restai sur place et tu t’éloignas comme un train dans la gare, qui démarre, démarre- toi l’autre train tu restes à quai, désolé d’un malentendu : ceux qui t’aimaient ne t’aimaient pas.

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    Il y a quarante ans. L’agenda est de couleur rouge. Les noms des mois figurent en allemand : Samedi (en français) den 30. Juni. La page est comble. « Ballade [sic], lis Marie de France au Luxembourg. Est-ce que par hasard nos n’étions pas en pleine préparation d’agrégation ? Lire Marie de France est un véritable pensum. « On me vide du Nesle proprement car « on ne fait pas au mois ». C’était une époque héroïque. L’hôtel de Nesle était une étape de routards. On y écoutait de la musique indienne, ou arabe. Dans une chambre, j’avais découvert le Voyage d’une Parisienne au Tibet,d’Alexandra David-Neel, à prononcer correctement , dont je n’avais jamais soupçonné l’existence, ni l’importance. La branche hindoue se portait bien dans l’idéologie. « On m’envoie « Hôtel du Jura », je paie en liquide ». Ces temps remontent à la préhistoire. Les années post-soixante-huitardes furent une longue impasse, pardon : un long nuage, où les avenirs s’engouffrèrent, sombrèrent, sauf pour les professeurs, qui n’en prirent que l’essentiel utile au maintien de leur magistère.

    Nous ne nous demandions pas « à quoi ça sert ». Nous étions en train de vivre. We were living. En ce moment les yeux souffrent de l’écran. Des voiles gris et de fines volutes bleues passent sur mon champ visuel. « Convocation agrég. Président ressemble à Brejnev ». Plus le moindre souvenir de ce faciès avenant. C’est une de ces réunions sympathiques où les profs de la caste prof rassemblent leur troupeau d’agrégatifs, perdus dans leurs bleds, et leur font un cours, deux speechs, trois laïus, dont nous buvons les paroles avec recueillement. Mais attention, nous sommes tout de même adultes !

    Adulte ! Tu viens d’oublier tes tics! 45 mn, quarante-cinq, mais à partir de laquelle ? La première, la dix-huitième ? Tu ne peux plus calculer ton effort, COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 54









    décider que l’inspiration ( « l’inspiration » !…) s’arrêtera, se tarira, tari tara, au bout de telle minute ! Tes jurés « ont pris 120 admissibles », ô temps héroïques ! Il y aune « Odile Collignon », lorraine de nom, de prénom alsacienne ! « Un type veut passer plus tard, car « peur des militaires (Rochefort) » - ce nom suscite une flopée de souvenirs compacts. « Je suis n°25. Téléphone (à ma) mère » - adulte ! - « que pas possible aller Tourettes » (sur Loup) « (fauché) » - c’était donc tout cela, le 30 juin 2126…

    C’était tout ce contexte-là… Le passé d’un autre. Les projets d’avenir d’un autre. Alors comme j’ « ai trouvé 1/2 baguette par terre, (je) l’ai mangée avec jambon avant agrèg dans le parc ». Évènement marquant. Qu’il eût été malséant d’oublier. Mangé une demi-baguette, pensez donc. Et que fait-on à Paris l’été ? On se promène. On fait une « grde balade droite-gauche » « après avoir dormi dans [s]a chambre » (sieste à l’hôtel du Jura sans doute?) « Plusieurs tours côté Aboukir » - ah, plus intéressant : « Éclabousse trois pédés qui se foutent de mon « smoking » (« Ça va chez Moune ! » - boîte de lesbiennes, que d’esprit ! queue d’esprit ! ») Achète bananes (à un ) Arabe, vais chercher monnaie bistrot musique très forte ». Non, rien de rien, non, j’me souviens plus de rien...



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    C’est le jour anniversaire de notre mariage. Nous ne le fêtions pas ce jour-là. Ce n’étaient que les noces (vérifions) de plomb. Nous en sommes au merisier. Il en existe un au fond de notre jardin en friche. En 1980, nous habitions Paris, du moins, temporairement. Nous avions criminellement confié notre fille à une colonie de vacances sans hygiène, où le garçon de la directrice venait faire irruption dans le dortoir des filles en disant des bêtises et en se masturbant parmi les lits défaits.

    En ce temps-là ; non encore lassé des faits, nos partions sans hâte, et nous n’arrêtions pas de flâner. Les petites routes étaient nos paradis, et les sentiers accueillaient nos pas et nos siestes. Sonia avait sept ans. Et nous n’étions partis qu’à deux heures de l‘après-midi. Arielle ne fut jamais du matin. Cette année-là ne m’étaient parvenus aucuns bons résultats de Strasbourg. Pourquoi ai-je vécu cela. Tous les auteurs américains s’adressent à d’autres hommes, sans aller s’imaginer la gloire. Ils font leur boulot, inconnus, bouffons mornes, ils écrivent pour leur cour, où ils jouent les deux rôles : souverain, et fou du roi, King’s fool. Et il pleuvait, il pleuvait sur l’autoroute, si moderne et depuis peu ringarde.

    Et nous nous arrêtions déjà sur l’autoroute : « Suis tout de même content de rouler ».Pour nous venant de Vienne Orléans le bout du monde. Et contourner la villle. Pas de rue Pot. Pas de Centre Péguy. Pas de « contrat de lecture ». Monsieur et Madame de Petitpied. Nous n’avons pas dépassé Vatan, Indre – quitter le ruban des rapides, le vroum-vroum défilatoire. Des gens se défilent, prenons leur place, à la satisfaction de l’Hôtel de France. Il fallait prendre le repas, en ce temps-là. Nous sortions de notre camionnette bleue, et si notre Sonia s’est exclamée « je ne suis pas une petite, j’ai 7 ans », c’est que nous l’avions avec nous. Le restaurateur avait COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 56









    dit : « Et pour la petite, qu’est-ce que ça sera ? » Qui se souvient que le restaurant était cher ? Who cares ? Et le repas fini, nous partons promener, nous oyons des pétards de retraite aux flambeaux, beau village à plat sur la plaine, et Sonia ramasse du foin dans le champ.

    Et alors là… Nous nous souvenons de ce 13 juillet. La retraite aux flambeaux, pour les Vatanais, c’est l’interversion des sexes. Les majorettes en jupettes sur cuisses poilues, tutus bouffants, toutes se déhanchant et ballottées du cul comme c’est pas possible. Je m’approche d’une et lui parle à l’oreille, mais il doit rester avec sa compagnie. Les femmes et les enfants poussent des huées d’enthousiasme. Nos rires, leurs rires, sont inextinguibles. Demain aura lieu un match de foot, mais entre femmes, shorts et gros mots. Sans pousser jusqu’au foirail, où s’annonce une bonne soûlographie travelotte, nous revenons à l’hôtel, et « remettons Sonia à la fenêtre », ce qui veut dire que nous sommes descendus de la chambre, avons accompagné les processionnaires, et nous en sommes retournés.

    Vatan est devenue commune respectable. Ne subsiste plus que la fête aux lentilles. Quels sont les abrutis qui ont abattu la fête. Quels homos prétentieux ont-ils banni la Grande Transgression. Peut-on être fier d’être homo, berrichon, homme mûr où blonde au grand nez. Où va se nicher la fierté. « Fier d’être basque ». « Fier d’âtre corse ». Pas de quoi mon pote. Au hasard tout le mérite.

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    Les femmes reprennent le foot, mais dans le sérieux et le lesbianisme assumé. C’était, croyez-le, discriminatoire. C’était pour bien montrer que les femmes étaient de vraies femmes, et non des souillons en short avec les poils qui dépassent. Des hommes à femmes, et non des perruches barbouillées en clowns. Je n’ose pas téléphoner. Lancer un courriel peut-être. Ne pas oublier de renouveler en pharmacie ma Sertraline.



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    Nous entrons dans les zones obscures. Les Viennois se ressourcent à Bergerac, non sans chiotte. Il existe encore des trains. Le conducteur vient chercher Femme et Fille en gare, « cette dernière » (entendez la fille) n’ayant pas « cessé de ronchonner pendant tout le trajet » - l’enthousiasme, sans doute. Un achat oublié ponctue cette journée : celui d’un « Tantra », qu’Arielle a repéré sans délai dans la librairie, comme attirée par les ondes ! À Bergerac on se traînait d’ennui, Mère qui râle, soufre et sulfate, le Père prostré en attendant que ça passe, plus que neuf ans pour lui, trois pour elle.

    Mes parents reparaîtraient que je ne saurais rien leur dire, paralysé par leur mauvaise conscience, eux par la mienne. La fausse tentation (je ne suis pas tenté) consiste à reporter le calque des miens sur les parents que nous avons formés : la carte a changé, les nationales se sont retracées, les fortifications reconstruites après leurs fugues. Y a-t-il même fortifications. Enfouies sous les parapets gazonnés de frais. « Bon, tout va bien, on n’en parle pas ». Si c’est ma fille qui le dit… Parfois l’écriture se fait sous les yeux du destinataire, et n’en est pas moins sincère : ce n’en est pas plus mal écrit, « n’en déplaise à certains esprits chagrins » « ne pas penser au public ! » mais si, c’est possible, qui peut savoir ?

    Mais devant la porte du sanctuaire. La veille j’interrompais « Au théâtre ce soir », enième cocu dans le placard, pour « Apostrophes », finies en 43, sous les sanglots en coulisses d’un Claude Maurias en plein effondrement de civilisation… Apostrophes marchait plein pot sous Mitterrand, 1m 60. Et régulièrement,



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    consciencieusement, professionnellement dirais-je, l’enseignant que j‘étais roupillonnait aux deux tiers « du temps qui nous est imparti ». La veille, avec mes parents, j’assistais médusé aux rodomontades maniérées d’un certain Camus (Renaud ! Renaud!) qui de sa voix de fausset obligée se vantait de gagner son argent auprès d’une institution culturelle et pittoresque : « Nous avons accordé au dit C.R. une subvention pour voyager à travers France, tous frais payés, pour disserter sur ce qu’il voit, et l’éditer à coup sûr ! Mon indignation juvénile s’enflamme - « comment ? ce génie que je suis… et ce con flûté... » Nouveau recul, nouveau repli du moins devant la porte et la forteresse.

    Je comprends tout, je comprends moins. « Reçois » (du 24) « deuxième exemplaire de l’écrivain-éditeur. À l’intérieur, une carte me demande de retourner l’exemplaire en trop ! J’hésite... » - quel écrivain-éditeur ? Ange Machinchose, qui retapait des pages d’Aragon sans les signaler ? - non, celui-là date de Meulan (83-94, de quoi pousser son gosse jusqu’à la sixième). Adieu 81...

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    En ces temps-là nous étions vivant. Mafamémoi formions un couple, inséparable, formolisé, à fleur de pot. L’année portait des noms tchèques, made in Praha : Srpna était le mois d’ oû, Čtvertek le jeudi. Cétaient des paysans. Nous séjournions, Ellémoi, chez mes parents de passage, croupissions comme chaque année à Bergerac. Mais c’était après l’Expulsion, et je retrouverais bientôt d’infectes classes, bien françaises cette fois. Je suis allé chercher mon égarée moitié en gare de Bergerac, qui ressemblait à celle de Corbeil.

    Arielle m’aime à proportions des scènes de sa mère. Elle m’en a entretenu, rien ne reste de ce pet. Sa tête était décomposée. Nos têtes le seront, mais il faut bien parler. Nous avons recueilli un moineau blessé à la poitrine;le calendrier consulté nous informe qu’il est mort et fut enterré le lendemain matin. Le précédent s’est fait bouffer vivant par les fourmis au sous-sol de la rue des Vaures. Ci-gésira demain « Moineau de 82 ». Il n’existe de vrai dans nos campagnes ou banlieues que la télévision qui marche et marche. Ce soir-là, c’était Retour du marin, adaptation de l’atroce Maupassant : une fille noire, Louise, rend des services partout. Alle est ben gentille, mais alle est trop noire. Exit Louise, larmes transparentes de part et d’autre. Mariage avec une Blanche propre. « Racisme larvé d’un petit village contre une épouse noire d’un bistrotier «  - l’ancien marin sans doute, et qui n’avait qu’une seule fiancée. Si j’avais encore mes organes génitaux, alias mon internet et mon Google, je vérifierais s’ils étaient mariés ces

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    deux-là, le Blanc et la Noire, ou seulement promise. J’écrirai un jour un poème à toutes les souffrances, mais rien que pour la frime. L’école des femmes de Gide nous montre un Robert qui ne vit que pour sa frime. C’est alors qu’un incident survint. Le film sans doute s’était terminé à la nuit tombée, nous cheminions Mondoublémoi entre les maisons qui parsèment (e forment) Naillac, échangeant nos impressions vertueuses (Le retour du marin). Nous fûmes (« nous furent », monsieur Gilles Boulot, présentateur des informations à la télévision française, « nous furen » ! ) - zabordés par un Arabe, jeune, insolent, pléonasmes, qui nous interrogea de quel droit sur notre profession, l’Autriche et nos sentiments, etc.

    J’ai poliment répondu, il a tout su, car en ce temps-là j’étais encore timide, et ne distinguais pas la sincérité de l’agressivité des interlocuteurs. Arielle « trouve cela très désagréable ».

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    En ce temps-là nous revenions de l’Île au Trésor, seule aventure de notre vie : l’Autriche et ses démons fétides. Notre maison avait connu un drame. J’y avais recueilli une étoile juive, et de fâcheux fantômes erraient dans la dernière cave. Il faudra que je tire cela au clair. Et nous avions franchi l’obstacle d’une terrible première année en banlieue. J’ai encore rêvé cela : une classe de 63e bien décidée à ne rien foutre ni écouter. Je n’avais rien préparé. Mon père tournait comme une âme en peine dans son trou paumé de Naillac. Il semblait malheureux. Il s’est longtemps abreuvé à cette source amère, ta-daaah… Ma mère imprégnait tout d’une vapeur aigre et funèbre. Et nous tentions de nous évader à grands feuilletages d’Atlas. Du diable si je me souviens de la ville d’Izberbach sur la Caspienne, j’ignore jusqu’à sa prononciation. Les transcriptions du cyrillique sont hasardeuses, et de quelque langue que ce soit. Les altérations de voyelles roumaines ou danoises (pas mal non plus dans ce genre le danois), les jeux de consonnes suédois, les traquenards de l’hébreu où l’on écrit ce qui ne se prononce pas et prononce ce qui ne s’écrit pas (on dirait du français…) soumettent l’apprenant à rude épreuve.

    Et je ne parle pas du hongrois… Nous sommes donc partis « à deux voitures ». Quelle aventure ! Arielle et moi ? Jacques et moi ? Pour une étape Bordeaux-Châtellerault ! Le lendemain, Châtellerault-Tours ! Nous aimions flâner, partir tard (à 10h 40!) Les préparatifs, maniaques, indisposaient le mâle alpha, bêta ! Et voici une once, une écaille de souvenir : à Ribérac, nous restaurant, nous

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    aurions rencontré inopinément notre Jacques, nous proposant l’apéro ! Ô vilaine surprise ! Je n’aime donc personne ! Le soleil tapait si fort ! Arielle chochotait si fort !

    Puis Soyaux, banlieue d’Angoulême, « bar frais, glace ». Retenez bien ceci, lecteurs en poussière : il faisait chaud, nous avons profité d’un ventilateur et de glaces ! Voilà ce que vous n’aurez trouvé nulle part ailleurs ! Je comprends à présent pourquoi Papa (koapapa) tournait « comme une âme en peine » : il voyait son fils, très tôt, refaire voile vers la parisannerie ; à St-Germain-lès-Corbeil, si éphémère, si bon chic, si étranger ! Comme je montrais tout sur mon visage ! En vérité, c’était effarant. Nous explorions les sentiers au sud de la Vienne, sous la canicule et les volées de papillons, tandis que Julia les coursait à bicyclette.

    Nous avions la petite fourgonnette immatriculée en 042… Nous avions La Chartreuse de Parme, deuxième ? troisième lecture ? putain de programmes… Et ct « long arrêt station-service Poitiers, Arielle allongée dans l’herbe ! Un manque absolu de tolérance à l’égard des voyages, disons déplacements, une plainte perpétuelle de fatigue, j’avais oublié tout cela, ma belle-mère couchée sans cesse et sans cesse à se plaindre, Arielle au moins ne se plaignant pas. Souffrance chiante de la vie. Je ne me plains pas, je m’exprime. Je ne suis pas en train de geindre, mais d’ironiser. Voici maintenant les notations ultimes : « Châtellerault, camping bordant trains, superbe, restons allongés sur le sol à même avant de dormir, très doux ».

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    En dépit donc de forts inconvénients conjugaux, ma petite personne s’adaptait complaisamment, toujours près à extraire du beau et du doux. Flemme, paresse, masochisme, oui. Nombrilisme, non. Faire plaisir à l’autre. Reprocher à d’autres de ne pas se soucier des autres m’a toujours semblé le reproche ou la pseudo-constatation les plus ineptes à ressortir dans les conversations d’après-dessert. Je crois que je suivais le « Kombi » bleu, où nous faisions dormir Julia, dix ans. Les vraies motivations sont impossibles à déchiffrer sous les grilles, psychanalytique, sociale, caractérielle, en remontant à la surface.

    Le bonheur se grappille. Il faut céder. Ma volonté était de céder, en imposer à tous une autre, c’est prendre le risque d’un coup de colère, d’une crise de hurlements. Il est avantageux de prendre le vent du faible, de l’adapter à ses tuyères, de trouver des chants dans les mélopées purgatorielles, et Julie me souffle : « Toujours chercher ce qu’il y a de bon en l’autre » . C’est tout ce qui reste aux mollassons. Oui, je suis feignant, et je vous emmerde, vous les courageux, les vainqueurs, qui ne valez pas ce que vous dites.

    « Les vivants, ce sont ceux qui luttent » : Victor, ta gueule. Je n’ai pas lutté, disons, dans les soutes, sans plus. Et moi, du moins, je n’ai pas rendu mon frère dingo pour lui avoir fauché sa fiancée ; je n’ai pas rendu ma fille dingo, je n’ai pas foutu ma sœur dans un hôpital psychiatrique. La somme de ce que je n’ai pas fait

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    égale au moins celle de tes actions, et le résultat est le même : quelques bontés, beaucoup de désastres, beaucoup d’indifférences, et pour finir, B. dans son lit de

    mort avec le gros clystère à sérum au-dessus des bras. Ah, je suis banal. Ah, on ne m’a pas attendu pour s’en apercevoir. Je sais. « À quoi bon le bonheur si nous avons la connaissance » n’est-ce pas. Rien n’est de moi. Mais rien n’est de vous non plus, regardez votre miroir il s’y reflète un cul. «Mais on ne te demande rien ! Pourquoi « tu nous attaques ? » - Si, vous m’attaquez, vous m’attaquâtes.

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    Je vais donc avoir 40 ans. Je suis toujours aussi con. J’écris cela exprès pour le lecteur, pour qu’il admire mon génie. Le 30 août de cette année 2031, ma mère est morte depuis exactement un mois. Jojdh l’Albanais retrouve son psychiatre. Ma mère est un gros mouton qui broute tout. Mon psy n’est pas rementionné. À cette date, ce doit être Couturier, juive, épouse Triantaphyllou. Ce sont des retrouvailles. Elle m’a montré sa gaine bleu vif en croisant trop vivement ses genoux. Très barricadée, la psy.

    Chologue, j’y tiens, pas « iatre ». Mais nous avons fait du bon boulot, faceà face. Nous avons parlé de mon père, dans l’île, sous les bombardements sous un camion-citerne. Vide, mais quand même. Quel enthousiasme chez les nazis au pas de l’oie dans Bruxelles. Jojdh est enfant de ce temps-là. Il ignore que faisait sa mère en 40, son père alors sous les drapeaux. Mais il trouve son réconfort auprès d’une juive sévère et compréhensive. Il ne faut aps donner de nom. Il les effacera, comme on efface tout de nos jours. Il parle aussi de sa fille, quie st et restera volontairement absente de ces pages.

    Simplement, la fille de Jojdh balaye la terrasse de chez Muriel. Cette terrasse donne sur un tapis d’herbe trois marches en contrebas. Fille qui balaye, femme qui n’a voulu le faire qu’une fois, à Nice. Nul ne peut m’arracher mon passé. Pas même l’entité Dieu. La fille de Jojdh n’invite pas ses camarades chez elle par peur

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    du désordre et de la saleté. Elle nettoie, les parents passent derrière elle et détruit ce qu’elle a fait. Elle ne restera pas. Peut-être épousera-t-elle un prolo, un ouvrier, quelqu’un qui rote à table et qui crie Vive Le Pen. « C’est cela, pour vous, un ouvrier ? » Oui madame la Psychiatre.

    Cela vous scandalise. Je le sens bien. Voyez-vous, il ne m’a été donné qu’un petit style, dont j’ai épuisé les ressources. Il ne manque plus que l’excellence, dont nul n’a prétendu atteindre les limites. Par l’excellence Jojdh sera sauvé. Il ressort de son île dans un état de profonde satisfaction. Là se trouva jadis l’agglomération. J’ai habité Meulan comme Pasly, un lieu de haute histoire et de combats, mais sans chercher, sans chercher… Entre parenthèses figure la mention « correspondance » .

    « Apprends par Garel que Omma, jugé excellent, passera les samedis matin avant son émission à lui. Obscure époque. Soucis si loin de nos. Il existait un Sylvain Garel, grand, animateur de radio. Il mourrait trois ans plus tard, jeune, vigoureux, d’un cancer de la mâchoire, et ses parents furent très dignes. Il existait un autre Sylvain Garel, comme lui grand amateur de cinéma, critique, et c’était peut-être le même. Savoir pourquoi il s’était pris d’estime pour moi. Nous fréquentions Ginette Lebb, optimiste, gare de triage des relations humaines. Foin du plan je vous prie, foin du plan.

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    Le basculement du jour justifie tous les abandons. Vous savez écrire, vieil homme,lancez-vous et fouillez. Fin des ronds de jambe. Fin du cancer et mort, jeu, set et match. Nous émettions d’un studio. Des annonces étaient faites, de spectacles banlieusards. Une chanteuse de jazz se produisait, « sa voix vous fera frémir ». Jojdh ajoute hors antenne « sa tête aussi ». Garel ajoute : »Sa tête aussi ». Une gouine hideuse et tondue à l’émeri. Mahalia Jackson ? pas assez chauve. Ainsi s’achève le 30 août, jour de la St-Fiacre, dont le nom fut donné aux fiacres, justement. Période obscure. Si loin de soi qu’elle semble avoir fondu au fond du puits. Qui devait être la maturité, mais bien plutôt prolongement d’une gaminité sans faille, baignée de lamentations : Jojdh arrivait, without shouting station ! - rue des Sarrasiniers, sur la pente de Meulan, et se lamentait de façon rigolote chez Lebb, au fond du gouffre et plein d’espérance. Cette femme avait cinq enfants, son mari l’avait engrossée puis fuie pour une autre, moins belle, moins marquée.

    Elle m’a soutenu, fourni des solutions, sans que je les suive – jamais, ne jamais suivre les conseils. La quarantaine est le plus loin de moi. C’était le temps des émotions et de l’obscurité. Difficile de ne pas jeter sur ce banc le filet de pêche de l’explication toute faite : affolement des heures de domptage, passages d’une classe à l’autre, avenir bloqué, mais aussi, non mentionné, les derniers sanglots d’un amour, à engloutir, peut-être ce jour-là un dernier séjour à l’hôtel, et des larmes au whisky, voici en souvenir une vieille chaussette. Et la voiture,

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    l’aventure, s’éloigna en zigzaguant. Nous ne savions rien. Nous pensions vivre, nous débattre. La radio des Mureaux

    battit de l’aile et s’éteignit, Jojdh fut transféré rue Croix-Verte, Philippe mourut en souffrant, il faudrait 12 années avant les faveurs de l’imprimerie, une longue journée s’étendit devant nous, 35ans s’écoulèrent, peu restèrent, les projets maigrirent, les teintes s’estompèrent, les traits se fondirent, la bite s’affala. Les écrits se sont accumulés. Je vais sans doute écrire des sottises. Le pouls ralentit. Le cerveau s’embrasa, puis, au lieu d’éclater en feu d’artifice, éteignit ses lumières une à une, et s’élança vers l’avenir.

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    Le Onze Septembre devient aussi célèbre que la St-Martin 18, où toutes les cloches sonnèrent la volée. En 2032, nul ne savait ce qui adviendrait seize ans plus tard. Et qui sait ce qui adviendra d’ici seize ans. Nous en aurions 90, et rien ne nous les garantit. Nos faisons ici les réflexions de Monsieur tout le monde, et, Mademoiselle, je vous emmerde. Ouvrons le carnet pourpre, et voyons nos limites : Vois Manu, je compose mon petit thème sur Xavier de Maistre.

    Glose : Manu était non plus le Chemineau, mais le Bel. Aîné d’une fratrie de six. En longue chemise roumaine ou russe, la voix nasillarde, la chanson prompte dont je possède trois cassettes entières : ma préférée s’appelait Le rat mort, il la chantait en duo avec son meilleur ami, un taxi. Cela m’étonnerait qu’il fût venu chez moi, au sommet de la pente. Nous n’avons jamais été intimes. Ce n’est plus qu’une silhouette, désormais presque sexagénaire. Plus vivant, Xavier de Maistre, auteur du Voyage autour de ma chambre. Bien plus liant que son frère, Joseph, maître à penser de Baudelaire.

    Xavier se voit mettre aux arrêts, privé de sortie pendant des jours, cantonné dans sa chambre d’officier. Il examine les gravures de ses murs, se rapportant toutes à tel ou tel épisode de sa vie militaire. Il s’exprime avec humour et nostalgie. Il triche : des gravures favorisent l’évasion, des parois lisses eussent conduit à l’amertume, au recueillement qui la suit. Joseph, académicien comme COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 71

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    son frère, écrivit Les soirées de St-Pétersbourg, où il justifie jusqu’à l’Inquisition. Mais Baudelaire était un malade, et comme le dit un de ces petits cons du bac, « s’il était un peu plus sorti en boîte, il n’aurait pas traîné son cafard ».

    Mademoiselle, je vous emmerde.

    « Nous parlons allongés en bouffant des frites ». Soit sur un grand divan, soit sur la prairie Rue des Sarrasins. C’était une grande famille, très accueillante, où je me rendais pour confier mes peines chiantes. Moi aussi j’aurais dû « sortir en boîte » - la ressemblance s’arrête là. Manu, Bruno, Philippe, bien différenciés toutefois, n’étaient poue mon égoïsme que des interlocuteurs interchangeables. François, non : il savait coudre et tricoter, il perçait à jour, sournoisement, mes fausses angoissettes. Bruno m’avait traité de Lèche-Cul. C’est exact. Le désir de se faire bien voir s’altère souvent, devient petites manières, approbation systématique et servile, sourire contraint. Toutes choses qu’un lèche-cul pourtant devrait apprendre à éviter. Manu, c’était le grave, le souriant, le poète. On apprenait l’amour à ses enfants, chez Bel. Mais le père était parti au sein de la sixième grossesse. Il avait pris comme souvent une autre partenaire assez semblable, mais en plus fade.

    J’ai observé cette tendance chez les rupteurs : reprendre et calquer, en moins bien. En moins heurté. En plus lisse. « Son père a acheté un immeuble dans

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    le XIIIe » - curieux en vérité. S’agit-il bien du même personnage et des mêmes frères. Gagnait-il, ce père, autant que cela ? Ne s’agit-il pas d’un simple appartement, ce qui serait déjà beaucoup ? Un kinési peut-il amasser tant d’avoir ? Ce père m’avait modérément plu. Trop ironique, trop froid. Capable en cas de malheur de proclamer qu’il n’était pas touché, même devant sa femme en pleurs. Il est vrai qu’elle déplorait la mort d’un amant.

    Mais il était retors et cherchait à nuire. À rabaisser du moins. « Il ne reste plus de place » puis te passant devant « Il ne resterait pas tout de même une petite place pour nous ? » - désignant sa nouvelle femme – non, il n’en restait plus, plus une. « Claude est à Padoue ; avant, il était devenu très con ». Claude, à Padoue ? Cene peut être que le chef d’orchestre, Gaul-Tier, Bestiau-Bourrin, Gautier, dans uen des plus belles villes d’Italie. Manu le connaissait bien. Non pas Manu Bel, que Dieu protège, mais Manu Chemineau, avec lequel j’aimais parler allemand. Fantômes emmêlés dans la plus grande confusion, passés dans ma vie, essentiels et futiles, et ce Manu Chemineau-là, vivant à Paris, pouvait très bien transmettre les vantardises de son géniteur : je l’ai connu, celui-ci, bouffant de la soupe midi et soir, soumis à de grands revers de fortune, pourquoi pas riche désormais dans l e treizième arrondissement. La fin de la journée subsiste en mes souvenirs, par suite d’une vanité : je m’étais présenté en version allemande, 15 sur 20, le second suivant à 11. Ce qui a trait aux vanités, Mademoiselle, se retient bien plus

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    aisément : « Tricheries incroyables dans les couples, papiers communs, feuilles refilées, dico aux chiottes. Le texte parle de Bruno Collignon, député hollandais en 62 ! » Tout est dit. Je devais devenir traducteur. Mes contresens, dans d’autres textes, m’en éloignèrent. J’avais confondu « mouche à bars », en bon français « pilier de bistrot », avec une véritable mouche dans un véritable bar.

    Le moyen après cela de me faire confiance.

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    Ce sont les années profondes. Celles de Meulan, des classes rongeantes et des galopades à travers le calendriers : à peine rentré d’un fragment de vacances, vite vite en désirer d’autres. J’empoisonne ma descendance, pour peu qu’elle sache lire. À présent ouvrons la boîte cartonnée : couleur vert ingrat, étiquette revêche et passée : 1986. « Dépassé ! - Ta gueule ». Écoutez bien, tas de gravelures : « « Je vais attendre psy pour rien. Petit entretien avec Chenu, entrevois Grangier ». Que dit Depardieu ? À la suite de maints autres, le comédien affirme qu’il ne faut ni jouer ni écrire en se souciant des lecteurs ou spectateurs. Moi je m’en soucie, sans cesse. Chouchichon chec. On apostrophe le lecteur à présent.

    1. Plus souvent qu’à son tour. La psy, c’est Couturier, épouse Triantaphyllou. Pourquoi n’est-elle pas venue, je l‘ignore. Chenu, c’était une collègue, assez moche, et qui consultait depuis la même salle d’attente que moi. Elle disait : « Ne répète pas « enfoiré » à chacune de tes phrases ! » - pourquoi mes couilles, t’aurait préféré « enggculé » ? quant à Grangier, plus aucune idée : l’autre psy peut-être, celui de la môme Chenu ? Vous voyez, le médiocre, je sais faire. Le troupeau, je sais faire. Le reste du jour, ce sont des cercles barrés en perpendiculaire à l’équateur : je devais d’abord remplir « ce carnet ». Une chose de faite, on coche. Puis, « edt » pour « emploi du temps ». Perdons-nous de vue quelque temps. La liste des choses à faire allonge sa colonne jusqu’au bas de page. Lorsque mon père enfant refusait sa bouffe, sa mère à lui

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    représentait les plats à finir quel que fût l’état de moisissure desdits plats. De même (comparaison homérique), le Moi Commandant les représente au Moi Exécutant, jusqu’à ce qu’il les ait avalés.

    C’est ingérable. Indigérable. Ici, à part, et non exécuté, le « nouveau numéro de Toulotte ». Une collègue blonde, chignonnée, immense. Fameuse pour avoir envoyé à ce garçon qui flirtait en cours avec deux gonzesses à la fois « Untel, vous êtes comme les dinosaures. - Ah ouais madame ? - Oui, une petite tête et une grosse queue ». Hurlements de rire chez les filles, confuse déconfiture pour le crâneur. Renouvelons nos réflexions, renouvelons. « Lecture, écrire ». C’est justement cela qui n’est jamais renouvelé, voici 33 ans déjà. On ne change pas une colonne vertébrale qui gagne,

    Gagne quoi ? Sa propre considération, au sens où l’on peu se considérer sans déchoir. Je ne crois pas que Depardieu se soit écarté de sa ligne, car il a toujours joué, dans la conscience d’un public en dépit qu’il en ait. « Malgré lui » pour ceux qui ne maîtrisent plus leur langue. J’ai lu, j’ai écrit. D’autres font du vélo. Ils ne dépassent pas le criterium de la vallée du du Lot, ils ont toujours grouillé dans le peloton, mais ils l’ont fait. Il ne faut pas se justifier, mais si, mais si. Cela fait partie de la structure humaine, disons, de la mienne. Impasse. Suivant : « gouttes d’oreilles ». « Lettre au père », avec une flèche COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 76

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    vers le lendemain, page d’en face. Mais la case est cochée le 22. Mon père était veuf. Il lui restait moins de quatre ans. Retrouver cette lettre : il les avait conservées presque toutes. « Cher Papa » ne pas omettre la majuscule. Il vivait seul dans sa grande maison. Une gouvernante faisait son ménage, peut-être aux frais de la mairie. Distance et poussière. 10 jours s’étaient écoulés entre deux lettres, mention barrée : ce compte était-il faux ? La lettre hebdomadaire se faisait attendre, c’était une corvée autant que d’écrire, autant que la vie, car il ne suffit pas de répéter ses mantras vivifiant : la vie est un perpétuel déni. « Laplace 20 », minutes s’entend : c’était le vieux schnoque génial qui détenait les clés d’Eurêka », non répertorié sur le toile, revue polycopiée, payante, où nous autres bateleurs de poèmes à deux balles faisions nos première et dernières armes, « poésie de vieillards ou de puceaux » si exactement définie par Blanchard.

    Laplace avait institué des prix, à peine d’argent, bien de la gloriole, âprement disputée,petites écrevisses transparentes des ruisseaux, acharnées sur la rime et le nombre. C’était notre kaléidoscope, nos tesselles mosaïques, nos incohérences incandescentes soufflée la cendre, Sonia 20mn « elle dort », on coche et suivant, 13 ans

    Et père mécanique absent dans son nombril.

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    Le 4 octobre 1987 est encore une vraie date, une date civilisée. À partir de cette année-là, suite à de vives discussions, encore appelées « scènes », nous avons sérieusement pensé à nous rapatrier sur notre province. La vie parisienne avait été vie de banlieue, entourée d’un désert de relations. J’étais trop crétin pour attirer mes collègues, Arielle héritait de sa fantasquerie particulière. Et nous nous promenions sous les bois d’automne, les coups de fusil partant çà et là. 1987 se trouve dans un carnet pourpre et plus allongé que les autres. Il était conçu pour une autre année, tous les jours de semaine y sont raturés. Inutile de me demander sije me souviens de mes cours : mes souvenirs ne sont pas rangés par années scolaires.

    Nous allons ouvrir ce document. Est-ce que je me souviendrai du 4 octobre ? Réponse : non. De rien du tout. C’était un dimanche, ex-vendredi. Nous sommes allés à Limay. Les Simonin sont venus dîner, en compagnie de Josette.

    Ce mémorandum est aussi un agenda. Les choses « à faire » sont précédées d’un code : 4-9-9, « coupage cheveux ! » Juste avant : « inutile ». Ici, bouffée d’incertitude. Puis, 5-9-10, « lire 35 », « Le 11e Robert » : il n’a que neuf tomes. L’écriture se lit mal, raclant sur le pli de page. En ce temps-là nous lisions 35 mn ; nous en sommes à 25. L’écriture s’estimait à 70, soit le double. Jamais l’écrivain n’a pu dépasser 80mn d’affilée, ce qui le place loin derrière

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    les bourreaux de travail : Balzac, Flaubert ou Kafka. Les vanités de prétentions littéraires de Monsieur s’avèrent intenables, de même qu’une danseuse ne saura se concevoir au-dessous de telle proportion de jambes. Précision : ces 70 minutes-là, effectuées si j’en crois le cochage, devaient appartenir à « une histoire qui existe déjà ». LE GRAND HOMME A ENVIE DE CHIER. RÉSONNEZ TROMPETTES. Retour à la table de travail. Celle-ci n’est pas percée. Le numéro 6-9-11 précède « Sonia », « Toujours prévenir A » - prévenir de quoi ? Plongez dans vos carnets. Braves gens. N’ayez pas peur de ne servir à rien.

    Darcanges : il avait écrit d’énormes volumes, à moi envoyés. Il devenait aveugle, écrivait vite au crayon. Il se désolait que je ne fusse pas un moyen publicitaire suffisant : ma radio n’était ouïe que de trois ou quatre croquants. Il avait recopié des pages entières d’Aragon. Il s’en défendit, puis déclara qu’il avait eu la même inspiration que lui. « Les chaussures au blanc d’Espagne » : ça ne s’invente pas, de telles coïncidences. Il a replongé dans la boue d’où je sors. Encore une mention de « M. Robert », avec un « M », ce qui discrédite le « 11 » précédent.

    Une autre écriture mentionne « Hel- » « airy » ? Ce carnet servit à l’établissement de comptes, colonne recettes, colonne dépenses. Je soupçonne

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    une couturière à domicile ? « Lançon » : autres cliente ? « 1/2 » : demi de quoi ? Modiano décrocha le Nobel : maudit anneau ! Il avait de l’âme, lui. Moi, pas la même. Ce qu’il y a de curieux, c’est cette vanité. Cette rédaction « pour Gonel ». Un élève, avec le frère Hautbois, qui m’avait proposé un sujet de bandes dessinées dont j’écrirais les légendes. Ils sonnaient, j’allais ouvrir. Nosu discutions à égalité.

    Il n’y a pas loin de l’amour au mépris. L’élève qui fréquent un ancien prof le rabaisse, même s’il l’admire et l’aime. Plus tard j’ai retrouvé le même illustré, avec le même thème science-fictionnel. Nous allions refaire ce qui s’était déjà fait et noyé dans la masse. Funeste désir de dépasser. Obstacle infranchissable quel que soit l’âge. « Le Monsieur Robert », en liaison avec ce texte à bulles (les « phylactères »), me tint lieu d’écriture. Il n’y a pas de sot métier. Il n’y a pas de sot écrit. Ou plus exactement « qui n’exerce son influence », faste ou néfaste. Suivent contre la marge de gauche « 15-9-2 cassettes », non écoutées, et « 18-9-5 jugement sur Schaeffet, 70 mn maxi – (lettre...) ». Oui, j’ai voulu juger le sieur Schaeffer. Le vrai, le grand, avec Pierre Henri. Le même qui écoutait, en sourdine religieuse, Schubert sous son dernier étage. « Do-ré-mi-fa-sol : on n’a jamais rien fait d’aussi beau… Qu’est-ce qui m’a pris de vouloir bousculer ça... » Schubert vainqueur.

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    Il avait lu mon Corbeau du Puch. C’était « ordurier, mais sincère » disait-il. Me montrant quelque obscur placard aux ouvertures accordéoniques : « Moi aussi j’ai écrit des choses semblables, désespérées, sur les filles. Mais je n’aurais jamais eu l’idée de les proposer à la lecture ou à la publication ». Ah Schaeffer, ma propre mère lisait mes carnets personnels, et m’en entretenait à table. Avait-elle appris cela dans son école ménagère ? Donc, j’estimais aussi le recuil de nouvelles intitulé Excusez-moi je meurs. D’un homme qui se laissant glisser d’un strapontin métropolitain prononça ces mots avant de s’effondrer.

    Je lui retournais les reproches qu’il m’avait faits, d’autocomplaisance sans doute, chez moi justifiés (les reproches), nullement chez lui. Ce n’est qu’un autre jour que j’écrivis ces médiocreries, sans me douter de leur caractère mesquin de retour à l’envoyeur, phrase à phrase. Et je ne revis plus Schaeffer. Qu’importe après cela l’ « ignoble brocante : foule »…

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    L’année 88, cent ans après l’épisode oublié du général Boulanger, appartient encore à l’époque obscure où notre serviteur trimait d’un congé scolaire à l’autre, sans autres bouées que Sainte Lecture et Sainte Écriture, en dépit des

    éditochiasseurs. C’était aussi le temps de la grossesse de ma fille, que nous n’avions pas su élever, à moins que nous ne l’ayons su quand même. Les grandes vacances avaient vu nos roues sillonner l’Espagne du nord, et je ronchonnais dans les ornières professoro-familiales. Ouvrons. La page est bien garnie, je suis au lendemain de mes 44 ans, et ce jour-là, histoire de prolonger mon indispensable existence, je n’ai fumé que 8 cigarettes et demie : « Arrêter de fumer, rien de plus facile : je l’ai déjà fait une dizaine de fois ».

    Le souci de s’améliorer, remontant aux racines chrétiennes, inscrit 263,70 francs de courses, à quoi s’adjoignent 50 autres pour la « danse d’Annie », chez Colette de Mézy supposé-je. Qu’y a-t-il au programme ? « Edt » pour « emploi du temps », « à mettre désormais ». Car le premier souci dans un emploi du temps est d’abord de l’établir lui-même. Qu’il soit du jour ou du lendemain. D’abord, une leçon de hongrois. Je n’en sais pas beaucoup plus que de 31 ans en deçà, car mon polyglottisme n’est guère qu’un saupoudrage snob.

    « Trop tard pour le TUC » - « travail d’utilité collective ? » - « Bande magnétique RVS » : à écouter ? Mention de « Sonia »,

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    remontant au 30 août, car j’avais décidé de ne plus rien laisser passer de mes projets, fût-ce avec un retard d’un mois et deux semaines. « Refus » : qu’est-ce qu’elle a pu « refuser » ? du moins « attitude mitigée », excellent prétexte pour aussitôt renoncer. Dont acte. Il faut réfléchir entre les phrases. Bien mettre ses chaussons sur les œufs très fragiles. On appelle cela, Dominique, « faire attention aux Autres », ce que tu me reproches si souvent de ne pas faire… La liquidation du 29 août, Omma que j’écrivis et ne vendis qu’à 126 exemplaires, n’obtient pas de résultats probants ; la leçon, d’hébreu cette fois (hongrois-hébreu : lettre h, manque le haoussa), passe à l’as, de même le vœu pieux « Lire 25 ./ Réfec[tion] 50 » (on ne fait pas ce que l’on veut quand on travaille), repris plus bas « Lire 25 Écrire 55 ». « Retrouver les Henri Serpe pour voir s’il manque toujours les pages 10 à 28 »est resté lettre morte, à ranger sous le titre « Lettres Mortes », au pluriel.

    Et voilà pourquoi la vie se compose au moins tout autant de ce que l ‘on ne peut pas faire que des choses faites. Ainsi, « Dor à supporter, mais j’y arrive jusqu’au bout grâce à un sang-froid parfait et à une respiration lente », voilà qui est fait. Impossible de se souvenir d’un tel exploit : qui est désigné sous cette abréviation énigmatique ? ...un élève, un collègue ? Aïchouche, Hassiba, je sais parfaitement qui elle est : une jeune fille impulsive, furieuse de son 4 pour manque de plan, déchireuse de copie, déserteuse de la classe où elle revient

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    après avoir « chialé ». J’ai humilié cette fille en sortant l’ignoble « Aï-chouche moi l’nœud », sexiste, raciste, pédophile, au point qu’elle ne pouvais pas me voir, les années suivantes, sans me hurler joyeusement « Ah Coco !… Coco !... » - j’étais devenu la peur de sa vie, l’angoisse de sa vie, le clown, le grotesque de sa vie…

    « Chaque fois que je sens mes chevilles qui enflent, je me rappelle à l’ordre : « Aïchouche… moi l’nœud ! Aïchouche… moi l’nœud ! »

    C’est dégueulasse la vie. Et ceux qui la mènent.

    «Mes élèves en grec râlent de n’avoir mangé qu’un yaourt, le reste étant dégueulasse ».



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    C’era una volta uno stronzo che voleva raccontare une histoire. Il prit son memorandum de l’an 89 et chercha la St Crépin. Patron des cordonniers avec saint Crépinien, d’où la semelle « de crêpe ». Dixit le curé. En ce temps-là, Sonia était enceinte, comme on dit, « jusqu’aux dents » et devait accoucher le 30. Quant à notre précieuse pomme, elle errait à St-Ouen, célèbre pour ses Puces et par son monastère, où je fis « le tour du quartier de l’église ». Se trouve aussi là-bas l’abbaye de Maubuisson, fondée, me disent les Américains, par Blanche de Castille.

    Et tandis que ma fille vivait la fin de sa grossesse, je me rendis dans Dieu sait quel sanctuaire, « pour me recueillir ». Or il existait une troupe de bedeaux qui bavassaient, jacassaient, sans souci de la vénérabilité du lieu : pour eux, c’est une maison commune, où l’on se retrouvait jadis comme au bistrot. Les familiers d’un lieu de culte s’y sentent aussi parfaitement à l’aise que monsieur Martinet au milieu de sa salle à manger mal agencée. Ce jour-là, je ne pus me recueillir, et le rideau du temple se fendit, et la terre trembla par trois fois.

    Dans cette abbaye repose Mahaut d’Artois, ignoblement caricaturée par Hélène Duc dans le film de Balma Les rois maudits. Sa mort survint à moins de 45 ans, ce qui faisait vieux pour une fibromateuse. Un moine expliqua ce que c’était qu’un orgue, et nous régala de quelques roulades mal jouées dans une allégresse toute militaire et brutale, car il existe aussi des militaires tendres. Visiblement, monsieur le guide était à la fin de son temps de travail. Et puis

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    c’est à peu près tout. Le reste s’empile en haut de colonne sur l’agenda, marquant l’effectuation d’un shampoing. La réponse, aussi, à Édith Mongel de Strasbourg ; cette identité martiale cache peut-être une femme de Mulhouse de qui j’acceptai un baiser, mais dûment mariée, là-bas loin, en Alsace.

    Sonia, j’avais la trouille aussi, mais il ne fallait pas que ça se sache ; toi aussi, tu le cachais. Il fallait que tout se passe bien, comme il est arrivé. « Sonia 20 » signifie 20mn que je t’ai accordées, ni plus ni moins qu’autrefois. Navrant. Difficilement justifiable. Volonté de tenir l’extérieur au-dehors, seul comptant mon « recueillement », ma « présence envers Dieu », ma « crainte de gaspiller mon temps ». Mon ma ma. David aura trente ans le 30. Et puis j’ai fait de l’espagnol. Sans transition. Te quiero. Avancer tous ses pions à la fois.

    Promenade à St-Ouen l’Aumône, en voiture, sur un parking, l’abbaye et retour. L’écriture est plus petite, la ligne intercalée. Comme si je l’avais pévu avant de le faire, alors que c’est le contraire. Bonjour Gaston, que fais-tu là dans ma penderie. Je t’ai demandé d’y venir. Ah bon. Frères humains qui après nous vivez… edt – arg(en)t-m(ouveme)nts-edt S. Emploi du Temps. Tout est là. Bien quadriller. Peut-être Gaston se fait-il des emplois du temps. Le temps c’est de l’argent ? Nous surveillons notre budget, notre temps, notre corps qui est sur terre - « emploi du temps de S(onia) ? Parmi les autres choses pardon occupations ?

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    À cinq jours de l’accouchement ? Dieu mathématicien au-dessus de tout. Über alles. Toute la vie sur le même plan. Bien faire attention. Se révolter dans la discipline. Se discipliner dans la révolte. Aucune prise à l’hystérie, à la folie-qui-rôde. Trop aimer mène à la folie, au face-à-face avec soi, ou Dieu ou la mort en toute simplicité, ce qui met un « égale » entre toutes choses. « Sonia 40 », ah ah, je pressentais donc quelque chose. Mais « Cécile est là », une autre prend ma place, Fräulein Poitevin ist noch immer ihre Freundin. Est toujours son amie.

    Elle tiendra le temps de mes 40mn. Panne de la machine à interpréter. Tout n’est pas chorégraphiable. Mayröcker : je traduisais cette nobellisable. Nosu échangions de très précieux courriers, sur papier de patrons couturiers. Tout jeté. Espèce de con.

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    Il se passait des tas de choses. Nous étions encore vivants. Mon cœur battait pour la radio. C’était dans une petite rue vers l’asile, en cul de sac dans un bois miteux contigu aux bâtiments psychiatriques. Stores baissés, demi-vies dans la pénombre, tableaux précieux du musée de Prague. En ce temps-là, nous recevions de loin en loin d’obscures gloires montantes, ce soir-là une fillette de 30 ans, coiffée d’un petit béret rouge. Elle faisait gentiment sa star, flanquée (pour éviter les viols) d’un gros copain barbu.

    Elle s’appelait Isoline, avait pressé un disque, un 45t de ce temps-là, face A, face B, un trou au milieu. Tout allait s’effondrer sous le « compact ». Elle chantait très bien. L’enregistrement de l’émission existe encore, quelque part,sur bande magnétique tue-mouches, ça balançait, la voix était fraîche et juste, Isoline tortillait du cul sur son tabouret, son mec béat dans le dos. Jela trouvais mignonne, baisable et tout ce qu’on se force à ressentir quand on ne sent rien. C’était l’histoire d’une fille qui se faisait tromper par Dieu sait quel ex, une fois, trois fois, et le refrain se terminait par une descendante accélérée : « Moi je veux revenir au port ». Avec un t, imbéciles… Je n’y pense que maintenant, quel beau jeu de mot raté, c’eût été l’apogée question audimat, il est des traits d’esprit manqués qui laissent aux fins de vie des regrets cuisants.

    Les gentils, les modestes, retombent comme un soufflé. Je n’ai plus entendu

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    parler ce cette Isoline. Déterrons la mésange enfouie dans la boîte à sardines : la recherche ne livre que des écailles, de vagues relents modianesques ; des filles appelées Isoline, dont les mèches surnagent au sommet des vagues. Et 29 ans de plus. À effeuiller sa vie. Une belle petite chanson bien rythmée. « J’ai improvisé. Maints bafouillages techniques » - je m’en doute… « Waldo me dit que mon émission « a des hauts et des bas », mais que « ça va ». Il parlait donc, ce butor ?

    Une bite qui parle, qui soutient sa demoiselle, qui éprouve des sentiments, l’encourage, la soutient, lui maintient la tête hors de l’eau. Puis tout s’apaise, tout le monde au port, débarcadère, foule et disparition. « Feuilleton rigolard et pouffant », ah, nous avons dû nous surpasser tous trois, « bien chers tous trois », « elle lit de ses poèmes », Seigneur, bercez l’âme des femmes poétiques, des sauveteurs barbus, des « médiocres supérieurs » auxquels n’appartient pas le monde, soutenez, dissolvez les animateurs bourrés de whisky bas de gamme, qui jugent et qui promeuvent, trois auditeurs la balle au centre. « Arielle pense que je l’ai pas assez poussée dans ses retranchements -...quels retranchements ?) » - les moyens mous se flairent, on n’agresse pas une jolie femme, mec accompagnateur ou pas, on ne la réduit pas à ses organes sexuels, car les retranchements, de toutes, de tous, ce n’est que cela. « Ciel mon mardi sur les commerçants qui (flinguent) les cambrioleurs. Pugilat verbal assez risible ». Seulement « assez ». Que d’émissions, que d’émissions…

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    Encore un 16 novembre… croyez-vous au hasard ? 82e anniversaire de mon père mort. Un bel agenda bleu wagon-lit, intact comme il n’est plus. Une dislocation bien cachée dans les cahiers. Lundi imprécis, peut-être que « les quatrièmes » cherchent au Centre de Documentation et d’Information « des tas de choses sur la Tanzanie, le Kénya, les fauves... » Ce ne peut être le dimanche, ces serait donc le lundi, ou un autre jour. Il ne s’est rien passé. Le goût de la vie ?.

    Des choses à faire : des agenda. Premier bon point, ≠ dispute : en tête de liste, afin de pouvoir le « cocher » dès le matin. La rogne du matin évitée, peu importe si l’on se chicore dans la journée ; mais le principal écueil est contourné. Et puis, tout de même, la « fiche du syndicat » fut remplié : j’adhère. C’est bien pratique pour les mutations. Pour se faire couvrir en cas d’incivilités (« Votre comportement, n’est-ce pâââs, Monsieur Collignon... »)… Plus des corrections, des cours à préparer. La vraie vie d’Etcheverry. Et la « photocopie de la carte grise » postée.

    Nous nous attarderons peut-être sur « Évelyne allemand 6e / 3e », « report » : peut-être une de mes élèves portait-elle ce prénom désuet, peut-être ai-je préparé ce jour-là un cours particulier d’allemand de rattrapage, à la fois « petit commençant » et « grand commençant ». Elle portait le nom d’un

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    peintre : disons Fragonard. Elle était toujours assise avec Mademoiselle d’un-nom-de-métier,  disons Berger, qui se me serait bien envoyé Tu es folle disait Fragonard à Berger, qui me considérait depuis leur premier rang, sans se soucier d’être entendues. Dans ma cuisine, j’avais pris sa main. Elle n’avait pas tressailli, ni des main ni des yeux. Mais elle n’est plus revenue. Mort d’un détournement. Je l’ai revue soûle et désarroyée, « ça ne marche jamais avec les garçons ». Quand était-ce ? Modiano, sors de ce corps. Tu ne conviens pas du tout. J’ai préparé quelques exercices d’allemand.

    Un homme serait aussi tout ce qu’il n’a pas pu faire. « Pu », « su », voulu », confusions à deux balles. Deux choses faites sur 14. Manque de temps :  « Mouvements – diffusion – écrire - taper ». Abréviations et traits d’union, canon liturgique, soins du corps à même un tapis de sol. Se faire connaître, reconnaître, du fond de son CDI où ses petits treizagénaires barbotent dans les marigots en compagnie de leurs hippopotames et des crocodiles. Ne rien négliger. Plancher sur la page blanche. Et le dactylogaphier sans tarder : « Et il est si important que ça, ce petit message ?

    Mon petit message vous emmerde » répond Trintignant. L’auto-stoppeur s’évapore et trace « merci » du doigt sur la buée de la vitre. Nous faisons cours. Nos messages parviennent ou pas. D’autres par la voix des ondes : Vexin Val de Seine, vous vous rappelez ! Un petit effort ! Quartier Croix Verte ! non ? « Sonia », vous vous souvenez ? un petit effort ? pas le temps ? Petit garçon d’une paire d’années et demie ?

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    1993… Année infâme. Je dis ça comme ça. Mais j’en avais plus qu’assez de Meulan. Je ne saurais qualifier cette période. Pénible, chiante, attendant désespérément l’ « année sabbatique », enfin accordée pour l’année suivante. Ce 28 novembre était un dimanche. Il comporte, sur sa page, une liste « à faire », agenda, et à droite, une liste de choses faites, à se rappeler, un memorandum. Justement, je ne m’en souviens plus. « A. repeint » signifie qu’Arielle a retrouvé de l’inspiration. Peindre quoi ? Oublié. Passe à la télévision un film intitulé Pôle Sud. En langue roumaine, très belle.

    Et quelle langue n’est pas belle. ‘Un jeune écrivain ne se soucie que de publier et d’avoir des aventures féminines tandis que le régime Ceaucescu s’effondre. À la fin, il se dénude et jette son manuscrit feuille à feuille dans la nature ». Ce qui s’inscrit dans la lignée du Théorème de Pasolini. Qui se souvient de Pôle Sud, avec sous-titres ? Autant que ceux qui se souviendront de moi. D’où vient le souci d’éditer et de baiser ?

    Autre chose : « Trouvé Hermine vautrée sur une serviette, enfermée à clé dans placard à linge salle de bain », sans s comme il se doit. Pas de souvenir non plus. Nous venions d’acquérir ce chat, que Véra nous avait mis dans les bras. Elle se roulait sur le dos, la chatte, pas Véra, et on arrête là. Nous avons été amoureux d’Hermine, docile, ductile, comment pouvons-nous

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    l ‘oublier Pourquoi l’avons-nous négligée, quand son ventre s’est bouché ? Elle est dans le jardin, en souvenir du tsunami (2004). D’autres chats sont venus. Nous ne parviendrons pas à la perfection. Bref un dimanche paisible, précédé d’un shampoing, agrémenté d’une lecture d’ « Art Press ». Pas de relief. L’eau coule entre les doigts. « Reste avec nous Barbara ! - Si je reste je ne vous servirai plus de rien ». Les messages s’envolent sur les ondes. La radio s’appelle VVS, de « Vexin Val-de-Seine ». qui fut d’une telle importance dans la traversée de banlieue. « Réenregistrer émission Defrance ». Comment cela pouvait-il se faire ?

    Cet énergumène s’était mis à poil devant ses élèves, comme il l’avait promis s’il ne savait pas résoudre une énigme. Le texte était : « Je suis Sophie et je ne suis pas Sophie ». La réponse était « son chien », le premier verbe étant « suivre »… L’inspection académique avait suspendu Defrance a divinis, il avait dû enseigner par correspondance. À quoi servent les souvenirs ? De quoi sommes-nous faits, etc., etc. Oui, on peut redoubler l’etc., « par ironie ».

    Le dimanche est aussi fait pour les corrections, pour les cours. Toutes les vies se superposent, toutes les corrections. Il faut trouver là nos raisons d’être. Je ne serai jamais original. Tenez : « papiers échelon syndicat + Bayrou ». Le syndicat sert à connaître ses promotions, ses stagnations. Je stagne.

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    La période de Meulan reste la plus énigmatique de toutes, bien que certains aspects en demeurent vivants. J’aimerais effacer les douze années passées là-bas prisonnier de mon métier. Nous n’avions plus d’avenir que dans l’incessante répétition du même. Nous nous sommes débattus pourtant, cherchant l’agrégation, l’année sabbatique, en vérité plus rien n’était devant nous. Nous avions hérité d’une chatte « sacrée de Birmanie » aux pattes gantées.

    Véra vivait avec Didier à Étampes (château d’Ingeborg de Danemark, prisonnière et divorcée). Les deux sont venus nous voir. Ont-ils passé la nuit ? Vraisemblable, car le lendemain matin, je me souviens encore de Véra nettoyant d’un air sanctifié une petite tasse : « Je lave ma propre vaisselle », mais l’hôte nettoie tout le reste. Ils ont pesé sur nous. En ce temps-là nous avions encore des choses à nous dire. Mais nous ne pouvions pas nous désheurer : l’émission « Lumières, Lumières » sévissait déjà. Gemirendy, là-haut sur le plateau, près de l’hôpital psychiatrique. « Émission sur Dieu sait quoi ».

    Contrôle fait, le volume « 2040 » se clôt sur un 13 décembre, rien ne subsistant du reste. Et j’avais pris cette vox sépulcrale, que j’estimais si attirante, mais on ne peut plus exaspérante pour mes disciples à venir. « Moyennement la pêche » dit Didier. Dididi. Bientôt j’obtiendrais mon exeat sabbaticum.

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    Le neuf décembre de l’an 94, judicieusement repoussé en 2041, fut l’une de ces journées dont rien ne subsistera que les accidents matériels. Le ton général sous-entend une certaine sensibilité. Cela commence par un shampoing surnommé « Liège », car je lisais consciencieusement, à l’époque, un plan de cette ville et de sa banlieue : chaque double page faisait l’objet d’un ratissage systématique de les rues, carré par carré. Il serait hasardeux que je prétendisse à présent m’orienter dans cette ville sans aide.

    Nous venions de nous renfermer dans Bordeaux, sous l’effet d’un congé sabbatique : une année consacrée à la préparation d’une agrégation, que je traduisis par « année à ne rien foutre », du moins pas grand-chose, interprété par mon entourage comme excellente occasion de se servir de votre serviteur comme d’un taxi. Tout était organisé, mais à larges mailles : une petite leçon d’arabe, une promenade, un restaurant à midi. Ce restaurant fut ensuite une espace vide, puis je ne sais quelle suspension de dîneurs fantômes, pour l’éternité, au-dessus des rails d’un tramway.

    En ce temps-là régnaient sur l’établissement de bouffe deux charmantes jeunes filles, la blonde et la brune, qui ne parvenaient pas à dissimuler qu’elles se broutaient le clito à grands coups de langue. La brune jetait sur la blonde lunaire des regards de possession gourmande qui m’ont toujours bouleversé par

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    leur ardeur et leur sincérité. Mon dieu que les Hommes sont de pauvres gens. Je ne me souviens plus que la blonde portait lunettes ; elles sont pourtant mentionnées. Nous prenions souvent nos repas là, viande-purée, accueil chaleureux. Elle « nous a inscrits comme électeurs » ! à quoi ? Aux chambres constitutionnelles à partir du restaurant ? Le pouvoir déléguait-il aux bonnes tables le soin de garnir ses listes électorales ? Ou bien ne s’agissait-il que de cartes de fidélité ? Nous arrivions juste, je devais remplir et poster des « papiers de mutation », « materné » (je cite) « par la femme de l’accueil » (« l’hôtesse... ») « qui me procure des étiquettes à 4F 40 ».

    ...Une lesbienne, ma mère, et Farinelli pour finir, as-tu deviné, petit camarade, sous les auspices de quelles jouissances la journée de ce vendredi fut placé ? Obéir à l’idée de la mère, protester tout en ronronnant, se laisser pour finir émasculer dans le lait chaud… Rentrer à Bordeaux, en phase ascendante du bonheur, ce que j’ai vécu huit bonnes années de suite, ayant abandonné Paris, banlieue, « vache, cochon, couvée… » Est-ce la pente naturelle, et l’idée que l’on s’en fait, ou sa découverte plus tardive, qui façonne le profil des vies ? causes et conséquences figurent souvent le serpent qui se mord la queue.

    Plus Édipe s’imagine fuir, plus il noue le nœud du destin… proportion gardée…rester le morveux de Condé qui pleurait chaque soir de n’avoir pu gagner la

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    pièce de vingt francs promise « si j’étais sage » par sa mère… Nous partons de chez nous, pour le vrai cinéma, j’agite dans la rue les billets de spectacle, et ne me souviens plus si j’étais seul ou double de l’épouse, ni du compagnon d’alors de Java : Joël ? Près de la Médoquine, ancienne gare ? Et nous avons bien joui en chœur du film, la larme à l’œil devant le beau Farinelli, et l’extraordinaire Zylberstein. Ne pas baiser les femmes, mais en devenir une. Et se branler sur d’autres femmes. Tel serait mon plus bel épanouissement.

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    Il est tard. Je fais des erreurs. Mes pointillés s’avancent sur l’échelle des temps. Carottage 42. Mon dernier petit carnet : « Je feuilletterais mon petit carnet en disant : « Voyons voyons… pour ce rendez-vous… nous disions donc... » Je prenais le premier agenda venu. Quelle que soit sa dimension. Le sommet de la petite page, remplie serrée de petits caractères, mentionne : « Téléphone d’Arielle ce matin, opération ovaire prévue pour fin janvier clinique St-Martin ».

    Cela caracole en tête, rajouté en fin de journée, rappelé in extremis en mémoire. La mention 1, « = barré râlade », figure entre crochets. Pas eu moyen de s’empêcher de râler. « Correc[tions] cours » seule cochée. Arielle roulant d’un flanc sur l’autre de douleur dans son lit, le nôtre, celui qui trône encore sous baldaquin sans tentures. Congé demandé au proviseur, accordé sans restriction. Pourquoi me téléphonait-elle ? Période clinique d’observation ? Il me reste peu de temps. Le camion tomberait en panne. Il fallait le réparer le réparer le réparer.

    Toutes affaires cessantes le réparer le réparer le réparer. « Panne imminente ». Le camion n’était qu’une estafette, rachetée à la Gouardette, et pétaradant de toute part.



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    Messieurs,

    J’ai bien l’honneur de signaler à Vos Autorités que la page du 6 janvier 2043 n.s. se compose d’une seule notation, qui se veut vengeresse : « Atroce. Suis trop prévenant le matin, A(rmelle) met un temps fou à se lever, mauvaise humeur à peu près toute la journée ». Afin de bien mettre en garde les imprudents qui dorloteraient trop leurs épouses, et trop hypocritement. En effet, pourquoi se montrer prévenant, si le résultat en est l’humeur exécrable ? c’est qu’on en attendait une récompense, un résultat.

    De nos jours, l’habitude n’est toujours pas prise, mais la fut acquise la conscience de la constance de ces réveils tardifs et bâillatifs, depuis les archives de nos vies communes : il faut non plus tolérer mais inclure les assises télévisées en vêtements de nuit, jusqu’à des heures indues de l’après-midi. D’aucuns sots trouveront, et me l’ont bien seriné, qu’une épouse ne doit point prendre ainsi le pas sur le mâle, et se hâter vers ses diverses tâches. Il se trouve que ces acteurs du Meunier et de l’Âne, après m’avoir bien pourri la vie, se trouvent désormais hors de nos champs de préoccupation.

    Nous avons découvert, Moâ du moins, que mon épouse devait être un enfant,

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    irresponsable de quoi que ce soit hors de ses rêves et chimères ; que le lot du mari serait de travailler, à l’extérieur comme chez lui, de même que ma mère passait du ménage au récurage et du récurage à la lessive, parce que la tradition, c’était ainsi, et qu’on n’entendait jamais protester contre elle – du moins, les sourds. Ledit mari prenait très mal les choses, ca r il travaillait, lui. Il se souvenait avec amertume de cette jeune anonyme de 1968, année révolutionnaire, protestant à l’idée de sortir du schéma : « Ah mais ! » disait-elle. « Ah mais ! si je me marie, ce ne sera pas pour travailler ! Je ne vois pas l’intérêt qu’il y aurait à me marier, si je devais travailler ! » C’était en effet la glorieuse époque, ô générations futures, où tel médecin, mon beau-père par exemple, refusait que sa femme trouvât un emploi, pour ne pas encourir les railleries de ses confrères : « Tu ne gagnes donc pas assez pour entretenir ta femme ? » Une femme respectable renonçait en effet à tout accomplissement professionnel, à toute carrière artistique, fût-elle pianiste concertiste professionnelle.

    Mais utérus et cœurs, vases communicants, ont si soif de tendresses et de maternités, qu’il en allait de la vie des femmes comme d’une trace de poussière sur un buffet de piano, et telle virtuose dut torcher les mômes et passer le balai sans que nul ne s’en offusquât. Je serais, moi, le mari modèle, qui laisserait libre liberté aux aspirations artistiques de son épouse. Une fois de plus, je ne devais pas me plaindre.

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    Le 29 janvier 2045, je suis monté à vélo pour la dernière fois, et, je l’espère bien, de ma vie. C’était le trajet Mérignac-Pessac, sur piste cyclable en majorité. Deux choses m’ont tout de suite sauté aux cuisses et aux poumons : d’une part, toujours devancer les voitures, et même, brûler (prudemment) les feux rouges ; sinon, le cycliste ne quittera jamais la zone des gaz d’échappement et du bruit des moteurs. D’autre part, pédaler augmente la vitesse, mais aussi la fatigue. La question se pose de savoir s’il vaut mieux arriver plus loin ou plus vite en cherchant le souffle au fond de ses poumons et ses jambes sous les crampes, ou bien ne pas se presser, en conservant la bonne humeur et le sourire.

    Ajoutez à cela l’inconfort : la selle scie le périnée, vous explose la prostate, et vous donne l’impression de n ‘être que deux moitiés de profil, reliées par un pont osseux particulièrement douloureux. La moindre dénivellation est un supplice. Arrivé chez Julia et Stoffl, je me suis reposé, racontant mon Odyssée. Ils étaient très heureux de me voir. Malheureusement, les antennes sociales nem sont pas très développées : impossible de savoir si je dérange ou si je plais, si je veux m’en aller par égard pour mes hôtes, ou parce que simplement je m’ennuie.

    Ceux qui éprouvent les mêmes incertitudes se reconnaîtront. Il ne s’agit

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    nullement ici de narcissisme. Stoffl m’entretint de sécurité sociale, Julia se vanta, ironiquement, d’avoir été augmentée de 30 centimes de l’heure. Victor, huit ans, présentait une pâleur problématique : depuis, j’ai appris qu’il était angoisseux ; mais en quoi la venue d’un cycliste pouvait-elle l’angoisser ? Est-ce que je survenais au milieu d’une séance de dressage d’enfant ? Je suis reparti au bout de vingt minutes, ou bien pour ne pas déranger, ou bien parce que je m’ennuyais. Les parents m’ont retenu : « Tu viens à peine d’arriver ! » Cela ne semblait pas une politesse, mais sincèrement éprouvé. Peut-être les ai-je quittés cinq minutes plus tard, en supplément, mais ces rallonges ne satisfont personne.

    Voyez-vous, quand un cycliste calcule vingt minutes, c’est vingt minutes.La prochaine fois, il en calculerait 25. Mais il n’y eut pas de prochaine fois, ni de cyclisme supplémentaire. Les aller-retours se firent en voiture. De 45 à 67, soit 22 ans, à raison d’un trajet par semaine en moyenne, 22 x 52 = 1144, soit 1144 mots de passe à l’interphone, et l’instauration d’une habitude peut-être sclérosante. À l’instant même l’éphémère cycliste vient d’affronter la redoutable épreuve de l’entretien oral : quand faut-il parler, quand vaut-il mieux se taire ?

    Ne devons-nous pas alterner les centres d’intérêt, tantôt de l’un, tantôt de l’autre ? Nous savons déceler ces petits signes qui marquant les velléités d’indépendance : doigts, poignets, espace entre les phrases. Mais l’incertitude

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    domine. Un Noir nommé Lamont balaye le sol d’un hôpital à Chicago ; il se sent importun, et ne veut pas se faire voir ; le mieux est de passer pour un balayeur invisible. Il est tout surpris qu’un vieux juif du 9e étage lui confie ses souvenirs d’Auschwitz et autres villégiatures… C’est parce que seul un Noir peut comprendre et accepter les traumatismes subis par un autre persécuté.

    Le Noir lui non plus ne sait pas s’il fait bonne impression. Un Afro-américain peut donc, au bas de l’échelle, éprouver des états d’âme, et penser, imaginer, se demander si, et autres fariboles de l’esprit nullement réservées aux intellectuels. Ce qu’il faut, c’est se concentrer sur ce que l’on fait, sans laisser libre cours à la cavalcade sub-crânienne qui vous bouffe.

    Les chevaux du cerveau galopent sans relâche.

    Les cyclistes aiment-ils les chevaux ? Pas que je sache. Aucune statistique probante n’est établie à ce sujet. Il est bon de parler aux chevaux. Ils remuent leurs oreilles en cornet, très sensibles au son de la voix. Jadis les cyclistes étaient cavaliers, quand les vélos n’existaient pas. Ils ne dépassaient pas les 40 à l’heure. Notre personne plafonnait à 15, pépère, et mettait pied à terre aux moindres côtes, sauf celle Nontron, montée tout entière au grand braquet. Le physique n’est plus ce qu’il était. Adieu vélo, adieu cheval, que je n’ai jamais pratiqué, parce qu’il me fait peur.

  • EPHEMERIDE 01

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    Il manque un texte enfoui.

    En 1962, mon père atteint 52 ans. Il est impossible à d’appréhender ce que c’était alors que 52 ans : une sclérose complète. J’en avais 18, vous en aviez 18. Advienne que pourra. La révolte gronde par le monde. Le fils de mon père souffre et fait souffrir dans son internat de Bordeaux. Tous les chemins semblent coupés. Le jeune homme marque encore ses plaisir solitaires d’une croix de saint André. C’est un vendredi, jour de la Saint Edmond, avec un d. Nous sommes au Lycée Montaigne, réservé aux garçons. Il existe encore une vieille pédagogie, menant à l‘appellation « compo de philo ».

    Le sujet en était : « L’esprit critique est-il destructeur ? » Taliv ceviea, - sans prononcer le « e » - ce qui signifie « sujet bateau ». Où l’on voit tout de suite que le « j » valant « l », à cette exception près, chaque consonne du français se voit remplacée par la consonne suivante (« s » donne « t », etc.), et chaque voyelle par la suivante (le « u » devient « a », en se raccrochant à la première voyelle, et ainsi de suite). Nous avons depuis perfectionné ce système. Mais en philo (pour en revenir à la), je ne brillai pas plus que d’habitude : cet internat où j’étais soumis convenait mal à ma précieuse nature, et je dus être bon dernier.

    Le premier trimestre se passa ainsi dans la déconfiture, et dès janvier, je rejoignais le giron familial, avec l’aide d’un enseignement par correspondance. C’était dur, l’internat. Houllalà. La colonie de vacances ne m’avait déjà pas réussi, mais la discipline internataire mit à rude épreuve les nerfs du déconneur et ceux de la pionicaille. Un moment de joie est toutefois signalé : le 3e match de basket entre ENSI 2 B’ contre Racine carrée de x-rhô. « ENS », « École Nationale

    Supérieure ». Cherchons qu’un sang impur, etc. Tiens ? GROSSE COUILLE ordinatoriale.

    Vive le progrès. Ordem e progresso. C’est à l’occasion de ce match du 16 novembre, dit Match de l’Anniversaire, que s’imprima le refrain (« ambiance sensationnelle », ai-je noté, « Les bizuths sont dans la merde », répété sur l’air de la Marche Lorraine (« Fiers enfants de la Lorraine » », etc.). Cette partie de panier …



    11 27 – 2110 11 27

    Les textes s’envolent aussi bien dans la boîte informatique, j’allais écrire infirmatique. La mort (le mort) y mettra bon ordre. En ce 27 novembre 2065 Nouveau style, je prends possession du même 27 en l’année 2110, Très Nouveau Style. Ces ruses ne convaincront personne, et tout se retrouvera, comme les disparus en gare de Quimper, sur le quai, avec sa valise. En l’année 2110, notre héros, mineur encore, vivait chez ses parents et signalait ses masturbations par une croix au sommet de sa page du jour. Une analyse graphologique décèle chez lui de l‘obstination, un grand sens de la justice, mais aussi de la passivité : « Sa personnalité ne s’impose pas et pourrait se manifester avec plus de rigueur ».

    Il a fallu s’apprivoiser à tout cela. À la fin novembre, il fallait acheter une ampoule moins forte. Il fallait fréquenter la faculté, assister aux cours de grec (« de rattrapage ») de M. Duclos. C’était un personnage, plaisant, rondelet, qui écrivait ses omégas comme une paire de couilles pendantes. Il n’engueulait personne, et j’eus l’honneur de le déranger à son bureau, vêtu d’une veste outrageusement bleu marine, et lui parlant de mon avenir, tandis qu’il attendait mon départ en pensant à autre chose. Il avait fait cours devant un tableau couvert d’inscriptions fines : Duclos-porte, Duclos-chard, Duclos-pinette. Il tint bon jusqu’au bout de l’heure. Il s’en voulait encore d’avoir provoqué la mort de sa femme en voiture, éjectée qu’elle fut par ces portières d’autrefois qui s’ouvraient vers l’avant. Il blâmait les prétentieux qui trouvaient la Deux-Chevaux « purée », les estimant bienheureux. Il évoquait le cours de l’Intendance à Bordeaux,

    couverts d’éclopés de la Grande Guerre eux-mêmes escortées de femmes amoureuses de leur confortable (croyaient-elles) pension d’invalide.

    Duclos nous apprit à défricher l’apparat critique, par lequel en bas de chaque page grecque figurent les variantes des manuscrits qui nous sont parvenus : on les distingue par des initiales mystérieuses. Il répondit à un étudiant, qui voulait savoir comment distinguer les mots « avec un tau » des mots « avec un thêta », qu’il s’agissait d’une question d’orthographe ; mais que le grec ancien n’avait pas eu pour vocation de se calquer sur sa transcription française contemporaine… Il ne put convaincre Vayriès que son nom se prononçait « -ryès » en raison de l’accent grave, et non pas « Vayri » - « Non, répondait le Pyrénéen, c’est justement parce qu’il y a l’accent qu’il ne faut pas prononcer « -ryès ».

    Dialogue de sourd, où le petit Duclos fit semblant de s’incliner, car nous y serions encore. Et ce même jour, c’est écrit en rouge, je « suis allé vider » de la « confiture gâtée dans les chiottes ». Celles, sans doute, de ma cité universitaire. En rouge, pour qu’on s’en souvienne. Évènement marquant s’il en fut, seul digne de marquer ce 27 novembre d’une pierre vermillonne. Mais passons à plus sérieux. Fier-Cloporte (c’est moi) est allé passer l’après midi chez sa future et lointaine épouse. Il précise qu’il s’est « comporté comme une poire » : est-ce à dire qu’il ne lui a pas sauté dessus pour prouver sa virilité ? Qu’il aurait dû « la besogner séance tenante », cliché connu des pornographes ancestraux ?

    L’auteur de cette vie de jeune homme, dans la fleur de ses 19 ans, revient sur ce cours de grec : « nr one », où l’on s’est contenté de préciser « les heures de cours ». Les étudiants donnaient leurs temps libres, et la décision se fit à la majorité. C’est ce jour-là qu’après un repas au Central, restaurant universitaire, Fier-Cloporte eut l’idée d’amener sa conquête féminine au bistrot, et qu’il but un cognac. Et je me souviens aujourd’hui encore qu’il eut le courage d’embrasser sa future épouse, qui ne lu parlait encore que de « camarade », car c’était le terme dont se servait alors les jeunes filles lorsqu’elles voulaient se réserver le droit de se rétracter en même temps que la bite de leur soupirant.

    Cela se passa devant le Grand-Théâtre, j’ai fait connaissance du cousin « J.B. », (cousin de qui?) et de la tante « Yvonne », puis j’ai assisté à une séance de cinéma dans le «Grand Amphi ». Mais la confiture balancée dans les chiottes, à l’encre rouge ! je ne me le rappelle pas. Un jour prochain, personne ne saura plus s’il existe ou non, égaré parmi ses clones et se représentations vidéographique. Vous vous tuerez en images, et plus personne n’aura peur de la mort. « L’an 10 000 », me dit mon ami – l’An Dix Mille sera inimaginable (ou ne sera pas).

    Qui étaient donc cette tante Yvonne et son fils J.B. ?

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    En 2111, j’étais pédé. J’étais nazi. Une croix gammée ornait et souillait ma quatrième de couve, « Néo-Fascisme-Européen ». En 111 j’avais vingt ans. J’avais cessé de me faire enculer depuis juin, je recommencerais en février suivant, une ultime fois avant de me marier, pour vérifier. J’ai fait mal à mon sodomiseur, car je n’avais plus récidivé. Les lettres de Mitterrand à sa bien-aimée sont d’une impudeur grotesque. On voudrait ne pas lire. Sauter les pages. Sauter ces étalages à la platonicienne. Ici je parle de trou du cul. Qui que tu sois ma mort nous sépare et me paralyse.

    Le nazisme est une esthétique. J’ai peur en écrivant cela. La haine du juif ne m’a jamais atteint. L’amour de la bite non plus. On m’injectait de la virilité,en la perdant selon les conventions. Je suis un brouillon. Le 24 décembre est la Ste-Émilienne. Au crayon : « Bond ». Hennebont Bretagne. « La duchesse refuse de se rendre », 1342, les renforts anglais libèrent la ville. 359e jour de l’année, reste 7, le compte est faux, année bissextile, chaque sodomie est marquée d’une croix gammée. Je détestais les femmes,je désirais les femmes. Confusion des nazis avec les Teutoniques. Des chevaliers qui s’enculent ne sont pas pédés, ils conquièrent ensemble leur virilité.

    Jamais je n’ai joué les grandes folles. Jamais je n’ai voulu tuer. Casser la gueule, si. Une fois. Sans résultat. Amphithéâtre Aline. J’y ai officié, dans la bouffissure. La Vieille Fille, de Balzac. Mosi mit Daractivit. J’avais un langage secret. «Lire les Caractères » de L.B. » Rien qui dût être caché. La culture me pénétrait. Je me fortifiais, je me nourrissais. Dans le total retranchement. Dans l’isolement. Pas de camarade. Une bite qui me troue et je me sens utile. Sans plus. « Grammaire grecque : - revoir points syntaxe des prépas, plus, systématiquement, conjugaison, morphologie ». Remparts. Remparts. Ne pas me piétiner. Nihil peius quam contemni. « Rien de pire que d’être méprisé » c’était ma devise.

    Une croix maudite, une virilité d’emprunt, connaissance et Jeu. Le soir, c’était Noël. Nous habitions à Mussidan. « Moche série TV : le barbu connard philosophe, verts

    pâturages, la Bible en Noir, CON. Cadeaux. Reçu ours, livres Balzac , etc... »

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    Une année de plus. Je viens d’avoir 20 ans et je m’emmerde comme un rat mort. À la cité universitaire, les expériences se poursuivent avec Satfouilly. Les cours s’enchaînent aux cours. Épiphanie. Et pis Fanny. Justement non, pas de Fanny. Une queue. Ah mmmisère. Plaignons-moi. Le carnet reste tout petit, sa rédaction se fait en caractères d’imprimerie, avec du rouge pour les « évènements importants », les « rubriques ». Jugez-en : « Achat semelles intérieures. La vendeuse, au1er étage, n’a pu m’en trouver une 2e. » Voilà de quoi rester dans les mémoires. Pas dans celle de Fier-Cloporte.

    Le but est celui-ci : se souvenir, autant que possible, de chaque journée, de chaque heure, de chaque minute. Un Américain very quelconque s’est fait suivre ainsi et filmer par une caméra qui se déclenchait toutes les trente secondes. Il servira de base au documentaire à venir « Un Ricain moyen, An Deux Mille ». Il faudrait se présenter à saint Pierre avec le chapelet de tous ses jours passés, de toutes ses actions, autour du cou comme un chat pelé de saucisses. Et nous aurions vaincu le temps, mais pas le vide. On dit aussi « la vanité ». En ce temps-là Fier-Cloporte avait des amis loufoques. L’un d’eux est mort en 2029.

    Tous les cours ont été ratés, « sauf Audiat ». C’était quelqu’un. Tout petit, tout hargneux, tout pudibond. Vexé que je le reconnusse au sortir de Pouic-Pouic, film defunessien, et faisant son possible pour cacher son groin dans la foule. Fier-

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    Cloporte s’était gondolé en toute innocence. Mais un grand professeur de grec de l’Université de Bordeaux ne devait pas être soupçonné de hanter ces films mal famés. Et tout le monde l’aimait bien, Audiat, même s’il foutait des notes négatives. Et quand un étudiant atteignait zéro, ce n’était déjà pas si mal. À 0° dans l’abri scientifique antarctique, les explorateurs se mettaient torse nu et dansaient autour du poêle et de leurs poils.

    À midi, Fier-Cloporte se trouvait en compagnie de Christine Taris, qui se branlait comme une salope afin de conserver sa virginité scientifique. Jamais F.C. n’aurait envisagé, ne fût-ce qu’un seul instant, la prendre par les épaules (et se recevoir un cours de morale dans la gueule). Jacques Hourcabie l’a fuie avec ses béquilles : qu’était -il arrivé à notre fils d’officier ? Il ne comprenait pas la satisfaction des réformés militaires :  « On leur annonce qu’ils sont mal foutus ! » - peut-être, mon capitaine, mais mieux vaut mal foutu que demi-dingue, avec des gueulements de gradés dans les oreilles à vous ratatiner le cerveau.

    Et le cœur, parfaitement. « Et le cœur, alouette... » Il connaissait un vicieux qui se faisait fondre le camembert sur son radiateur. Il parcourait le corps de sa belle en bandant, ce qu’il appelait « la betterave baladeuse ». La belle répondait « Je ne te désirerai que si je veux », et pas moyen, justement. Il était écœuré, le fils de capiston. Il découvrait les femmes. Les femmes, c’est comme ça. Et pas autrement. Et lorsqu’il m’a vu avec Christine, il a fui à toutes béquilles. Il la détestait, la craignait à ce point-là ? Cette jeune fille a failli devenir ma femme.

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    « Pignon offre le café,après hésitations de bistrot, au Montaigne ».

    Si Fier-Cloporte a épousé Arielle et non Christine, c’est parce que Pignon, mort depuis, lui a conseillé la première au lieu de la seconde. Il hésitait, le Fier-Cloporte. Pignon a opté pour la malheureuse au lieu de la chieuse. Christine a fini prof d’allemand, elle a séjourné à Berlin, elle a trouvé son Siegfried, Ziggy ?

    Pignon – Haurcabie – Champagne – Collignon : reposez en paix.

    ...Je me souviens de Cathy Paroutaud, « pédante conasse pucelle prétentieuse méprisante ». Nous avons envahi sa chambre, peut-être ce jour-là, et Fier-Cloporte a subtilisé son courrier pendant plus d’un mois...

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    J’en ai plus qu’assez de cette vie végétative, qu’on pourrait aussi bien appeler « pré-mort ». Explorons cette année 2114 où la vie m’irriguait. J’ignore ce que faisait ma moitié. Personnellement, je me rendais à la faculté des Lettres de Tours, pour suivre des cours de philologie. Un professeur s’appelait Arrivé. Plus tard il écrivit des choses passionnément chiantes sur un petit vieux qui examine les va-et-vient d’une mouche sur une nappe blanche : triste destinée ! Pour l’instant, il rase son monde avec son cours sur les déterminatifs. Nous sommes tous à noter, sur tout le premier rang, que « du rôti » équivaut à un «quantum de substance de rôti.

    Et tout le premier rang s’esclaffe, tellement c’est con, pédant et prétentieux – la fameuse trilogie dégressive de Proust.Il se vexe, ce con (Arrivé, Arrivé) : « Quoi ? Qu’est-ce que j’ai dit ? » - et de reprendre son expression en se rengorgeant. Assurément, le voici très fier d’avoir concocté un concept aussi abstrait, aussi scientifique. « Annie m’ouvre la porte, nue à l’exception de ses chaussettes : « Heureusement que c’était vraiment toi ! » Elle ouvre à tout vent. Que nous étions beaux, effarouchés, timides! En vérité, je nous ne reconnais plus. Toi aussi, lecteur critique et stupide.

    Nous noircissions des feuillets serrés, c’est seulement 68 qui nous en a détournés. Pensions-nous être parvenus aux temps enfin messianiques ? Salut mes COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 12

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    beautés, salut mes années, soyons ridicules. L’après-midi, Mireille va prendre avecmoi un thé à Montjoyeux. Je ne sais plus ce que c’était, ce que c’est encore que Montjoyeux. Mireille était la suivante sur la liste, celle des femmes entre lesquelles j’aurais sans cesse ricoché en me plaignant de la précédente. Je me préparais à en faire souffrir toute une kyrielle. La maman de Mireille, et non pas la merde Mireille, m’avait proposé de devenir son gendre, car « tout le monde peut se tromper la première fois ». Mireille est-elle seulement vivante encore ? C’était ma « confidente », elle m’avait proposé de la réconcilier avec Tarche, que je connais encore, de loin en loin. Je la prends par l ‘épaule pour l’embrasser tellement elle a le cafard. Oui, prendre par l’épaule, ça peut « marcher ».

    Mais plus loin, je n’y pensais pas. Ma confiente, non, confidente, ma sœur, nous échangions nos peines de cœur, elle venait manger des nouilles, attention à la rime, et nous écoutions Olivier Despax, Adamo (Jérusalem), et surtout, ne faisons pas du Carrère. Et cette prise d’épaules, nous l’avons notée à l’encre verte, moins importante que la rouge, mais tout de même… « Elle me supplie de dire à Tarche qu’il l’emmerde », bataille à fronts renversés. C’était elle qui se prétendait persécutée. Ce mufle ne voulait-il pas qu’elle lui prêtât sa chambre pour accueillir ses ébats avec Odile Première, la suivante ?

    Je trouvais ça cool, comme on ne disait pas encore, mais Mireille, non, pas du tout. Alors, pour simplifier, j’étais de l’avis de Mireille. Quelle journée. « La Puce - Perrinet » me reproche d’emmerder les autres avec mes complexes, parce COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 13

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    que je regarde tout le monde avec une tête de malade malheureux. S’interrompant en plein dialogue avec autrui pour m’apostropher avec la plus grande agressivité. Quelle journée ! « Je plaque la philologie, je n’arrive pas à travailler toute seul ». Peut-être voulait-elle que je la baisasse, mais comment diable baiser une fille qui ne vous parle que de son ex, dont elle veut à la fois se débarrasser et se ré-enticher ?

    Ah mais on ne baise pas comme ça, nous autres fâmes, tu seras mon « copain, » mon « camarade », j’achète un bouquet pour mon épousée…

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    Cette fois-ci c’est très curieux, Je me sens en empathie avec le monde entier, à m’en taper la larme à l’œil, ouh ! mon Dieu, que Mon Nombril est présssssieux… Le premier février 1968, 2015 nouveau style, une seule mention : le Doqueteure N. enlève à sa propre fille les points de suture qu’elle s’est farcis en se laissant tomber du haut des marches, car elle était internée dans une petite clinique à sa mémère, qui depuis a bien prospéré, Anouste, « Chez nous » en béarnais, et « S’il vous plaît » en grec.

    Pour le grec, nous venons de l’apprendre. Pour la « maison de repos » d’Arielle, dite « Mafâme », il était question de la langue basque. Or, « Chez nous » se dit « gourékinne ». We have goured. En février 68 a pris place un épisode bien plus emblématique pour nous que la Révolution des Fils de Riche : les Oiseaux de Février. J’en logeais régulièrement chez moi, sans domicile fixe, me faisant appeler « Lezviani », comme «Lesbien », car j’aimais bien lécher les femmes : ça ne coûte rien, et au moins, ça les fait jouir. Ils ont même couché avec moi, trois dans le même lit.

    Le petit m’aurait bien enfilé, mais le gros, endormi sur ma gauche, en aurait profité pour me sauter. J’ai dit « Non », tiens, il grêle. « Mais il dort, il en écrase ! » Pas du tout : il va s’éveiller ou faire semblant, jurer d’avoir été dérangé, puis il va m’enculer. Le petit, je veux bien, mais pas les deux à la file. Peu de temps après, le petit m’annonce qu’il a pensé à moi et qu’il s’est « tout mouillé ». Je le crois sur parole. « Les filles,c ‘est toutes des gouines. - Ben oui, et nous alors, L’ÉPHÉMÉRIDE

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    qu’est-ce qu’on est ? » - des pédés, camarades. Mes clodos se rendaient au cul des restaurants, pour bouffer des sandwiches invendus : « Profitez-en les gars », murmurait le garçon qui regardait à droite, qui regardait à gauche, « si je me fais prendre, je suis viré ». C’est peut-être aussi pour cela que Mai 68 a « éclaté ». À présent c’est pire, supposons.

    Ils faisaient bombance chez moi. Un jour, deux filles se sont pointées au bas de l’escalier : « Mais montez ! Montez donc ! » disait le costaud qui voulait me sauter. Et les filles : « Combien vous êtes, là-dedans ? - Oh, trois-quatre ! » Et moi, en arrière des marches, je faisais des bras de grands mouvements de dénégation, je niais de la tête d’un air effaré, en montrant des doigts le nombre 7 ou 8… pas de viol chez moi ! Elles sont reparties, quel soulagement ! Une autre, un autre jour (il faut jeter cela sur le papier avant l’Apocalypse) se faisait entreprendre par deux à la fois : le petit, mon ami, et moi-même.

    Je murmure à l’oreille de la fille, déjà en extase : « Bonne chance ! » Elle se ressaisit, se dégage. Personne ne l’a baisée ! Quel dommage ! me dit le copain, qui m’aurait bien sauté aussi l’avant-veille, « quand une fille est doucement traitée par deux mecs à la fois, elle ne peut pas résister ! » - n’auriez-vous pu, cher ami, m’en faire part plus tôt ? J’aurais fermé ma gueule, et nous eussions fait l’amour à trois, avec une consentante ! Un mot leur servait de tout : « bonnard ». « Il est bonnard », mélodie montante, « il est super ». « Il est bonnard », mélodie descendante : « complètement con ».

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    Qui a dit que le français ignorait les tons ? « Ce soir-là, j’étais bonnard », ton plat : « Je n’avais pas où coucher ». Un jour encore, le costaud sans incisives (coups de botte de la police) menace d’un coup un petit péteux bien habillé rue Sainte-Catherine : « Et tu me dois encore 50 balles ! - Oui Monsieur, oui Monsieur ! » Non, il ne lui devait rien. C’était de l’extorsion de fonds sous la menace, sans plus. Le type est reparti tout penaud. C’étaient de fameux délinquants, mes oiseaux de février. Une Martine, ou une Christine (les filles s’appelaient encore Martine ou Christine) aurait bien « conclu » avec moi. Mais mon épouse, en permission d’Anouste, avait déposé des cendres sous l’oreiller. Martine ou Christine n’était pas venue. Elle m’a refait de gros clins d’œil, à la terrasse d’un rade d’étudiant, j’ai fait signe que non, d’un tel air noble et résolu que je ne l’ai jamais revue qu’elle ne m’a jamais revu.

    Un jour Alain J. a monté l’escalier quatre à quatre, cherchant l’aventure. Arielle n’était point là. Arielle était une femme, elle l’est encore. Il est redescendu quatre à quatre plus vite encore, c’étaient les hommes qui l’intéressaient. Arielle amoureuse d’un pédé, Arielle ayant tout fait pour m’efféminer, mais 44 de pointure, ça ne le fait pas, je fus simplement tout mou et coléreux. Cela ne suffit pas pour faire une femme, ni même un homo. Ben non. C’est tout pour le moment. Avez-vous vu ce film de gogol, « La guerre des mondes » de Spielberg ? Comment voulez-vous écrire avec sérieux après cela ?

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    Un jour je parlerai parlerai, et rien ne pourra plus m’arrêter, comme une vieille agonisante qui tient à vider son sac avant de crever. Nous verrons bien ce qui en restera. Voilà ce que c’était que la Saint-Ignace, Premier Février, en l’an de Grâce révolutionnaire neuf-cent soixante-huit. Et nul ne prévoyait, n’aurait pu prévoir se qui se tramait en coulisses. Les pages d’agenda me sont restées désespérément blanches, car c’était de la resucée : ma vraie révolution, je l’avais faite en 67, à Tours, avec de vrais fachos qui frappaient fort, de vrais mao qui s’y croyaient, et j’ai perdu mes lunettes en me faisant casser la gueule.

    Ça c’est un fait d’armes, Faidherbe. Le musée aux vitraux. Le cavalier polonais. Les orgues muettes. Qu’est-ce que ça peut faire. Pingouins. Le 2 du mois, c’est Chandeleur. Candeloro. Génitif pluriel. J’ai parlé à Candeloro. Le vrai, le patineur, l’affable, « parlant à tous » ; non, cela ne lui faisait pas de mal de tomber sur la « glace ». Il était habillé en Lucky Luke. Et dans mon Bordeaux d’avant, rue de la Maison Daurade, j’écoutais « Je ne crains plus personne / En Harley-Davidson », j’écoutais « Le bal des Laze », chef-d’œuvre ab-so-lu de Miche Polnareff, Michel le Déchu, qui ne monte plus dans les aigus. Le vendredi 2, sujets de rédaction pour mes sixièmes : 1) Partie de chasse ou de pêche, racontez 2) Vous avez été (ou quelqu’un des vôtres) gravement malade, racontez.

    Ils y arrivaient. Encore. Encore un instant, monsieur le bourreau. Nostalgie, nostalgie ! Qu’est-ce que j’ai souffert… Tout le monde souffre… Vous savez…

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    Par miracle, nous voici à la fin d’une période : le 16 déjà du mois, la demi-page est vide de notations. Puis elles se raréfient : certains jours sont annotés par le menu, d’autres non. Nous étions en poste à Monsempron-Libos, voici un demi-siècle. À présent ce bourg infect possède un cinéma : grand bien lui fasse.

    Le 14 février, pour le plus grand malheur du peuple et des hommes, c’est la St-Valentin. Ne pas oublier le bouquet, le gâteau qui fait grossir au lit. Ce jour-là, travail dans la classe du premier étage : il y a « composition de rédaction ». Ce serait honni de nos jours. Les pédagogues se récrieraient, au nom de la liberté des petits animaux. Deux sujets au choix donc : « Racontez un essayage fait, chez le tailleur ou la couturière, par un jeune élégant ou une coquette ». Où avais-je été chercher cela. Les fils de pèquenots sauraient-il exactement de quoi il était question.

    « Décrivez un orage, auquel vous avez assisté ». Voilà du bien paysan. Sujet non dépourvu d’une certaine habileté, d’une certaine provision de vocabulaire. Une de mes lettres à mes parents n’était remplie que de la description d’un orage à Völklingen. Mon père s’en était plaisamment moqué. Lazarus te regarde . Attention à ce que tu écris. « Sixièmes : compo de dictée, « Tableau de famille », j’ignore désormais de quel auteur. « Leçon sur les héros grecs », nous savions donc faire cela ? - « Histoire de Thésée et d’Hippolyte » (entre COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE

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    parenthèses : « David stigmatise Phèdre ». Un seul Dawid, avec un « w » bien polonais, bien juif, me vient en mémoire : un blond pâle apeuré, qui répétait après son grand-père « les races, ça n’existe pas » - pas la juive, en tout cas. Je parlais donc des héros grecs en sixième ? Cela ne rebutait personne ? Cela ne rebuterait personne aujourd’hui non plus. Mon épouse obtenait le silence en faisant prendre des notes sur la Renaissance italienne… mais à quoi peut bien ressembler « un cours », aujourd’hui, à l’ère du tous engsemgble tous engsemgble, ouais!ouais ! ...Histoire d’Agamemnon et de Clytemnestre…

    Certains collègues prononcent « Clymnestre », ce qui est aussi pudique, pathétique, ridicule, que de parler d’un « derrière de sac » pour un « cul-de-sac ». Les mêmes collègues appellent sans doute Agamamnon « Agaga », comme Offenbach. Quant à notre précieuse personne, elle a longtemps hésité, ce 14 février de solitude, à participer au « conseil d’administration ». Car on s’y emmerde, puissamment, on y entasse les vœux pieux, et finalement, « je me défile ». Un collègue nommé Villot, délégué syndical, m’avait laissé libre de m’y rendre ou non.

    Villot fut sublime : il fit le tour des parents d’élèves, pour éteindre le feu des calomnies sur mon compte : « C’est fou ce que j’ai pu entendre, des horreurs, des choses épouvantables » - je sodomisais mes élèves, probablement ? Les imaginations du peuple n’en font jamais d’autres. Je donnais, j’ai donné ce jour-là, un cours d’éducation sexuelle. Chacun écrivait ses questions anonymes sur des



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    bouts de papier, je répondais de mon mieux aux questions, aux incertitudes, aux certitudes. Tel pensait que les règles « coulaient à gros bouillons ». Tel autre ignorait que les femmes aussi pouvaient éprouver du plaisir.

    D’où les calomnies. D’où les silences, le choc, le respect témoigné à mon rôle, encore un tout petit peu avant les poings dans la gueule d’à présent. J’ai coincé à la sortie Tanaïs et Cotonnec, pour « leur faire amener des filels la prochaine fois ». Elles répondent que les fieles « s’y connaissent pls (…) que les garçons ». La fois suivante, j’ai eu des filles. De nos jours ce serait l’émeute. Aucun professeur ne voudrait plus évoquer « ces choses-là ». J’ignore totu de mon métier. Ce n’est plus le même. Les ardeurs sont intactes. Des poisons font leurs ravages. Des forces méconnues soulèvent à l’horizon leurs sombres faces, brrrr… Beaucoup de cours se passent bien. On n’en parle jamais. Mon expérience est historique, sans plus…

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    VOICI le joli petit carnet de 1970, avec sa ferrure marque-page qui le rend si malcommode aux classifications. Bonjour Gaston. Le samedi 28 février reste vierge. En ce temps-là, nous occupions le poste de maître auxiliaire dans la bonne ville de Marmande. Nous semions une zone pas possible dans le lycée, dont le proviseur était con comme un rugbyman, et la censoresse dépourvue du moindre diplôme. Il y avait là deux pions noirs, un grand et un petit, surnommés Petit Bwana et Grand Bwana. Le surveillant général s’appelait le Zizi, un mètre vingt-cinq en levant les bras.

    Mes cours étaient bordéliques, supermauvais, parfois applaudis : une fois, pour une lecture de La mort du Dauphin, où le garçon du premier rang avait les larmes aux yeux. Une autre fois, pour un exposé des causes de la guerre en 1870, un si-cle auparavant. Un jour, j’ai décrété : « permanence ». Et le cours n’eut pas lieu, je lisais le Canard Enchaîné les pieds sur le bureau. Surpris dans cette position par un indiscret ouvreur de porte, je fus signalé à l’Inspecteur d’Académie, qui devait me visiter en cours, mais c’était un fantaisiste, il m’apprécia. En ce temps-là, nous étions indéboulonnables.

    Cette année-là je fis connaissance avec O’Leteremsen, seul chevelu de mon genre. Mais si nous nous agaçons des rencontres d’un Alain Rémond, ex-rédacteur de Télérama, combien Gaston ne se scandalisera-t-il pas des miennes ? Nous allons vous le révéler : monsieur Rémond, ainsi que Carrière, ont bénéficié d’une enfance chaleureuse, même si leurs parents se faisaient la guerre. Ils ont bénéficié



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    aussi d’une foi chrétienne, assumée chez l’un, perdue puis presque retrouvée chez le second. Chacun d’eux a bénéficié d’une quantité de rencontres, et prétend avoir eu « de la chance ». Nous n’en pouvons douter, surtout de la part du second, fils d’académicienne, et bénéficiant de son identité pour faire publier sans problème ses laborieux enthousiasmes. Moâ, Fier-Cloporte, je n’ai pas ce sens de l’intrigue : en effet, naïf Gaston, les « rencontres » ne sont que les aboutissements d’une longue série de négociations entre intermédiaires pour enfins e faire introduire au saint des saints : la Rencontre avec Untel, « qui a bouleversé ma vie ».

    Non. Les personnes influentes ne se « rencontrent » pas « comme ça », au pifomètre. Les barrages sont très épais, très peu filtrants. « Moi », j’ai rencontré O’Letermsen, brillant, qui voulut me dégrossir. Il cherchait à s’entourer de génies, il décréta que j’en étais un, me surnomma « Artaud », me donna « cinq ans pour obtenir le Goncourt ». Il s’efforça de devenir maçon. Il donna du « mon doux frère » à un clochard ivre. Il m’impressionna, il me pygmalionnisa. Il intercepta mon courrier féminin : « Je t’interdis de fréquenter cette fille ! » - encore un peu il m’enculait, ce con. « Tu inventes ! Tu inventes ! » - ta gueule.

    Cette fréquentation, entre « hommes » (si peu) s’étendit sur 16 ans. Passé les bombardements sur Kadhafi en 86, nous avons cessé de nous voir. La jeunesse est ainsi, elle jette à tout va. Vous aussi, Gaston, vous avez jeté.  Mais qu’il est difficile de vous ferrer… Ni lui, O’Letermsen, ni Fier-Cloporte, ne réussirent à rencontrer « les bo-o-o-o-nnes personnes, au bon-on-on moment » (« Temps-COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE

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    Contretemps). Reste le Jeu. Le Jeu sacré du petit bouddha sur son escarpolette… Des Christs par milliers, des écrivains par dizaines de milliers :

    Herr Nobel, hur man väljer? Monsieur Nobel, comment choisir ? 

    Ce samedi de 70, j’étais avec papa, j’étais avec maman, qui avaient tellement voulu me faire déménager, qu’ils y étaient parvenus. Les propriétaires précédents, du moins l’un d’entre eux, ronflait derrière la cloison. Une nuit même (ces manants faisaient « chambre à part ») une cavalcade effrénée avait retenti, pour cause de malaise imminent : quelle angoisse ! Les nouveaux propriétaires également ronflaient derrière une cloison,je m’en aperçus dès la première nuit. Tout aussi répugnant. Il n’y avait que de l’eau froide. Le trajet bien plus long vers mon lycée de travail. Arielle qui vient me rejoindre. Passagère d’une collègue en poste à Casteljaloux. L’eau froide sur la tête pour la réveiller, le nez dans le lavabo.

    Cris et protestations. Un jour d’absence par semaine : « C’est trop dur ». - Et pour nous, alors ? s’exclamait la môme Courtois, collègue à Marmande. Eh bien tiens, moi aussi, je vais prendre un congé de maladie. Maladie psychique et toc. De plus, je me montre en pleine salle des profs. Pendant mon congé. Indéboulonnable vous dis-je. Maturité en berne, aucun sens des responsabilités « Messieurs les censeurs », aucun en effet, 25 ans, voulant fuir, fuir mon métier, fuir mes liens conjugaux, bâclant tout… Voilà voilà…

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    Il y a quarante-huit ans jour pour jour, le temps d’une vie humaine autrefois, le sergent Rouja m’engueulait publiquement (cours de nomenclature) : la hiérarchie militaire était harcelée de réclamations à mon égard, afin que je fusse réformé. J’ignorais cela. J’ignorais que les choses en étaient venues à ce point. D’instinct, je me suis dressé en gueulant que c’était inadmissible, que je n’avais jamais rien demandé, que les démarches extérieures et familiales me causaient un tort considérable, et que j’allais « vite fait » leur faire « rectifier le tir ». Soupçonner n’est pas « savoir » ; mais que des tractations existassent dans l’ombre pour me tirer de l’abîme, je ne l’ignorais pas, sans pouvoir les préciser. Il se trouvait en effet que ma belle-mère connaissait la femme d’un général, que mon beau-père était médecin, qu’un psychiatre m’avait diagnostiqué inapte. Après ma vigoureuse sortie, tellement bien imitée qu’elle en était sincère, mes camarades se tranchèrent en deux clans : les uns m’approuvaient, les autres estimaient que j’avais supérieurement joué. Un Berbère, Ichalalène, me prit à part pour me demander d’intercéder en sa faveur ; j’en aurais été bien incapable, mais il me bouda en tant que bêcheur et « pas sympa ».

    À la même époque, un vif incident avait éclaté : nous étions envoyés dare-dare en nos chambres pour échanger notre tenue ordinaire contre l’uniforme de gala ; nous avions six minutes pour nous retrouver au même endroit, en rangs et au garde-à-vous. J’ai démoli mon armoire de fond en comble, sans rien trouver, endossant la tenue dite « négligée ». Ma négligence fut aussitôt remarquée : « Il se fout de notre gueule ! » beuglait un adjudant. Et l’autre adjudant lui gueulait dessus : « Vous étiez averti que cet homme était inapte au service ! » Je me suis mis à gueuler : « Écoutez tous ! j’ai tout foutu en l’air dans mon casier ! Ma tenue COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE

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    de gala n’y était pas ! On me l’a volée pour que je me fasse engueuler ! » Alors les deux sous-offs se sont remis à se traiter de tous les noms, le premier voulant me redresser en camp disciplinaire, le deuxième excipant de certificats médicaux et de recommandations haut-gradées. On m’a laissé dans ma tenue dégueulasse, et bien entendu j’ai retrouvé, plus tard, au calme, l’uniforme incriminé. Le dernier exploit consistait en un énorme chahut gueulatoire dans notre chambre de réservistes. Tout le monde s’était mis à hurler « la porte ! la porte !  Courant d’air, bordel, la porte ! » Il n’y avait pas le moindre courant d’air.

    J’ai violemment repoussé la porte, quasiment dans le nez d’un commandant courroucé qui ramena un calme glacial et instantané. Il a braillé comme un putois. Puis tourné vers moi : « Est-ce vous qui avez crié ? - Non mon capitaine. - Qui a crié ? » Silence général, viril et courageux. « Mais est-ce vous » - tourné d’un coup vers moi - « qui avez repoussé la porte ? - Oui mon capitaine. » J’écopais de huit jours d’arrêt dont trois de cachot. Merci les autres. Artaud, Menanteau, Roumégous, bravo pour votre courage. Moi, je suis allé expulser une vieille diarrhée.

    Cet incident détermina le médecin beau-père. À la permission suivante, il m’injecta un puissant calmant dans l’épaule, prétextant que j’avais agressé tout le monde, et qu’il m’amenait à Robert Picqué, hôpital militaire. « Attention, il est dangereux ». Plus tard il lui fut reproché de ne pas m’avoir ramené au médecin « de caserne ». Celui-ci avait une réputation d’incompétence et de connerie,

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    n’ayons pas peur des mots : il avait détecté je ne sais quelle épidémie de rougeole à l’intérieur des bâtiments, puis placé la caserne en quarantaine. L’ennui, c’est qu’au moment de sortir de la dite caserne, il fut retenu par la sentinelle qui refusa de le relâcher, puisqu’il devait, par son propre décret, rester lui aussi dans les bâtiments.

    Rassurez-vous, il y a mis le temps,  mais il a pu s’en dépêtrer. Pour ma pqrt, je me trouvais dans un dortoir d’agités du bocal, qui braillaient au milieu d’une musique tonitruante. J’adorais Sylvie Vartan, mais pas les décibels. Un vrai malade baissa le son, à peine, puis le releva au maximum trente secondes plus tard. Plus tard on me transféra dans le dortoir des cas plus bénins. Il fut interdit à quiconque de me faire avaler le moindre médicament, même si j’en demandais. Et c’est ainsi que je fus réformé : « Mécanisme de détérioration des structures compensatrices de la névrose » - sauvé…

    Impossible en théorie de rejoindre l’enseignement : débilité légère… Une nuit, je suis réveillé par un abruti qui secoue la porte. Je me lève, le raisonne, « tu l’aimes, Jacques ? » Il réclamait « Jacques ! Jacques ! » Je l’ai calmé, ramené à la chambre du fond. Et je me faisais engueuler par une hommasse. Et je lui répétais que grâce à moi l’agité s’était calmé. « Il ne fallait rien faire ! Ce n’était pas à vous de bouger ! - Et je devais le laisser réveiller tout le monde ? - C’était à nous de le faire ! » En vérité, au « service militaire », je n’ai vu que le développement de la connerie, une connerie insensée, à tous les niveaux.

    Il m’avait semblé revenir en quatrième, à 13 ans. Une régression dingue,

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    justement. Et le Sergent B. se trouvait là, en hôpital, psy ou non, quelles plaisantes retrouvailles ! C’était lui qui criait : « Je peux leur montrer, chef ? ...peux leur montrer, chef ? » - et de s’élancer sur la grosse buse en équilibre au-dessus du ruisseau, et de gravir en trois poussées de corde à nœuds le mur en girafe. Il me souriait, il me ramenait en permission, nous avions croisé une charmante cavalière démontée en corsage à carreaux, avec sa bombe réglementaire, « elle me ferait peur » disais-je, « elle ne me ferait pas peur », répondait-il, et il me déposait « quelque part en ville ».

    Apparemment, pour lui, c’était intestinal ; à l’hosto, plus de hiérarchie. J’étudiais dans Pierres Vives, revue littéraire, afin de décrocher sans trop y croire mon CAPES de lettres - « Si le juteux te vois avec tes poésies de Lamartine, tu vas te faire engueuler » - je l’ai eu, mon CAPES, dernier ex-æquo, repêché à grand renforts de chiffres surchargés, je n’ai pas demandé mon reste. À moitié fou selon l’armée, j’entrais dans la grande famille de ces autres fous que l’on appelle, globalement, Éducation Nationale...

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    En ce temps-là, c’était l’obscurité. Nous nous pensions dans la lumière, mais nous ne savions pas que tout serait enseveli dans le noir de la préhistoire. Nous fréquentions des gouines antiquaires, qui l’auraient nié jusqu’au bûcher inclus. Nous fréquentions des pédés anglo-basques, dont l’un d’eux besoignoit ma femme avec sa petite queue de souris en tire-bouchon. Grise et mauve. Nousignorions tout du sort, et que de nos liqueurs emmêlées naîtrait celle que j’ai toujours aimée avec perplexité. C’est pourquoi nous sommes tous sacrés, car marqués du même sceau farouche.

    Tout était tourbillon, mais vase liquide. Méprisés soient ceux qui nous éliminent ou même nous rabaissent au non de la rentabilité bouquinière, méprisés soyons-nous d’y avoir attaché ne fût-ce qu’un peu d’importance. Nous vivions tous nos derniers instants d’enfance. Encore l’enfance se prolonge-t-elle même après la naissance d’un enfant véritable. Et qu’avons-nous donc tous à raconter, sinon l’histoire de notre propre vie ? J’ajoute au fumier initial : des pages, des pages… Pendant qu’Arielle se faisait défoncer sans la moindre brutalité, nous vivions dans une communauté, ma personne et quelques autres, au second d’une petite rue joignant bien courte la place Saint-Michel aux quais.

    Il y avait en face une boucherie, qui exhibait un très beau daim fraîchement tué. Son sabot s’ornait d’une étiquette au bout d’un cordon, signée du ROC, « rassemblement des opposants à la chasse ». L’épigramme y était cinglante, mais qui s’en souviendrait. Tout semblait absolument, éternellement moderne. Nous gravissions de larges escaliers intérieur de marbre, et débouchions dans un de ces vastes appartements à hauts plafonds, où vivaient et payaient leur loyer quelques filles et garçons d’entre vingt et trente ans. On y cuisinait, prenait ses repas, nous

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    l’avons raconté cent fois, tant nous avons traîné toutes ces gayes dans notre tête. Guenilles dorées. Reflets californiens. Chaque pan de la jeunesse verse son éclat sur ses propres oripeaux. Tantôt je vivais chez moi, avec épouse et belle-mère, tantôt je couchais sur des Allamandiers, puisque c’est ainsi qu’elle s’appelle. Comment ne pas tomber amoureux de la maîtresse des lieux, qui s’enfournait tout ce qui traînait d’un vagin accueillant, alors que le seul sincère, le seul larmoyant comme un cul-fleuri de Molière, n’obtint rien. Son nom de famille sonnait comme Ange. Elle m’avait jetéau visage une pleine fourchetée de riz brûlant, pour des raisons que j’ignore ; qui voit le nez au milieu de sa figure ? Je pensais et je répandis que les Femmes, hormis leurs règles et leurs enfantements, n’avaient pas de sexualité qui vaille. Il arriva que j‘aie dit, aussitôt oublié, une de ces phrases bouche-trou, relevée par une fille (or les filles avaient 24 ans, comme des femmes) - « Tu vois ! s’écriait-elle. Je te l’avais bien dit ! » - et moi, qu’avais-je dit, proclamé, de si imbécile ?

    Alors l’Ange s’était détourné, doutant de moi. Tournant au-dessus de moi. Trouvant inaccessible ma froideur supposée, alors que je n’étais que con. Et moi de même, oiseau inversé, ange d’en bas, je contemplais ce vol inaccessible, inimaginable, du fait même qu’il me ressemblait : deux ignorances planant en symétrie ventre à ventre, pôles repoussants d’aimants face à face. Une fois nous avions couché face à face, chacun dans son angle, chacun dans son lit d’une place. J’étais allé l’embrasser sur les yeux, sans oser pousser. Le lendemain, elle faisait

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    cesser « cette promiscuité ». Femmes, si vous existez encore à cette époque où vous nous découvrez, sachez qu’en ce temps-là, une personne de votre sexe se serait crue à tout jamais déshonorée d’esquisser le moindre geste en direction d’un homme désiré.C’était à l’Homme de commencer. Lorsque l’appartement rue des Alamandiers se fut vidé, moi seul demeurant avec Elle l’Ange, au lieu de foncer dans le tas de graisse et de bourrer mon pif dans son trou, je l’entretins de l’odeur de fromage du clitoris, traînant dans une chanson de carabin. Quelle déception. Quelle rigolade. Et rien ne se passa. Une troisième fois, comme Jésus,j’ai refusé de coucher à trois heures du matin. « Dommage » susurra-t-elle rue des Boucheries. Plus tard comme un peu toutes elles se mit aux filles, et me caressa le dos face à la glace murale.

    Je pâlis, je rougis à sa vue, et tous mes camarades me virent décomposé dans le reflet : la seule fois où l’Ange m’eût touché, c’était au bras d’une autre femme et en plein public, dans les néons d’un grand café. Je ne l’ai plus jamais revue, je n’ai jamais plus pardonné.





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    Ne pas céder aux Lamentations. Bien se persuader que nous avons toujours le choix. C’est dans les livres, c’est dans les discours, c’est la vérité. La date est restée en blanc. Toute une époque, on le dit toujours. Nous connaissions Lavrontis, caricaturé dans Le jeu des parallèles, en vente nulle part. Sa grande inséparable s’appelait Christine. Il y a beaucoup de Christine de par le monde. Celle-ci tenait une boutique à Bordeaux. Bordeaux est mon Alcazar de Rodez. Tout s’est passé là-bas - ici même, mais je dis « là-bas ». J’y habite aujourd’hui, demain.

    Il faut imaginer Sisyphe heureux. La scène d’aujourd’hui répète celles qui se sont déjà déroulées, qui se dérouleront encore mais de moins en moins, plus très longtemps désormais. « Désormais » convient bien : adverbe temporel de l’éternel début, Pour moi la vie va commencer, d’un coup prendre l’élan pour se fracasser sur la porte de prison, avec des clous.. vous qui passez ce seuil… Le temps s’écoule, de G. à M., même cuisine à cent lieues de distance, à grands barattages de claques des tic-tac d’horloges. De telle à telle phrase tel repas prenait place.

    Tel viol des consciences. Tels et tels bavardages. Des bavards d’âge. Les panses pleines. Les auteurs nous envoient l’histoire de leur vie. Passionnant ! ...pour eux seuls - et le style ? Et l’esprit ? la modestie ? Ils étaient des milliers, ils étaient vingt et cent… L’an 2119, que d’espoirs ! d’envolées ! quoi de plus triste qu’une vie ? comme la bite, nous avons tous la même. Nous mourons tous au même âge, à quarante ans près disait la Breuvoir. La connasse à mouches. La lycéenne qui se relève toute trempée de la chougne à sa prof. Mon Dieu que les femmes ont de

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    veine. Point de vue sexe. Et amour. Si y avait pas les règles et l’accouchement. Pas besoin d’aller au bistrot pour lire des conneries. En 2119, nous fréquentions la rue des Allamandiers. Ce qui veut dire « rue des Amandiers ». Riche en symboles judaïques. Et non « spécialisée » dans tel artisanat perdu immémorial mon cul.

    C’était un temps sacré. Nous expérimentions les communautés. Chez Nicole habitaient tous ceux qui passaient. Quelle vaste cage d’escaliers. Comme j’aimais Nicole. On n’a plus idée de s’appeler Nicole. « ohho Nicole / si t’avais pas la vérole ». Nicole haussait les épaules en pouffant. Je lui avais pris la main au bistrot. Ça arrive à tout le monde. On ne va tout de même pas éditer ça. Je lui avais embrassé la paume de la main pendant qu’un Espagnol pérorait en espagnol. C’était une grande blonde. Pas l’Espagnol, l’autre, la femme. Un jour pour moi seul elle avait viré tout le monde, nous étions seuls.

    Et au lieu, au lieu de la prendre dans mes bras, je lui avais lu à haute voix ma pièce de théâtre, nulle. Et de sa part aucun geste. Je me serais jeté sur elle avec précipitation : « Tu ne vas pas changer d’avis ? - Non, non ! » ...Vous tenez vraiment à faire éditer ça ?… Plus tard, tellement plus tard - nous étions tous en club sous les miroirs du Café des Arts, certains se plaçaient au-dessous, d’autres en face : voici Nicole! Tu sais qu’elle sort avec une fille ? Ma foi vrai… et alors, Nicole me passe longuement la main dans le dos. Vous vous êtes vu dans la glace. Vous voici fraise pistache et vanille, le souffle coupé comme un juif. Nicole. Pendant des mois souffrir d’amour, tu le sais, mais pas un geste, sauf une bonne fourchetée de riz bouillant dans la gueule. C’est à moi d’oser, connasse, pas à toi n’est-ce pas connasse, chacun son rôle connasse, et maintenant seulement, maintenant que tu t’exhibes bras-dessus bras-dessous avec une fille, tu t’avises  de me passer ta main dans le dos ?- toutes les couleurs de toutes les bauges du monde me sont passées sur la peau, et tous me fixent depuis la glace, regardez l’émotion qu’il se prend dans la gueule, le rigolo du groupe, le mariolle à ricaner, comme il l’aimait, tu papotais par-dessus mon épaule, renvoyant à la cantonade les vannes de voyageurs qu’on t’envoyait. Nous ne nous reverrons jamais. Jamais. Nevermore. Il y a de cela 47 ans to-day. Tu t’appelles autrement.

    Nie werde ich Dich vergessen...

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    Le 5 avril 1973 ou 2120, ce jeudi-là, il n’y eut pas de note portée. Arielle n’est entrée en maison de repos le 23 mai. En attendant, je mène ma propre vie, tandis que ma femme se lève de moins en moins. Julia ou l’une de ses descendantes lira peut-être cela, sauf si la lecture devient un exercice aussi périlleux et touffu que le déchiffrage des quipús incas. J’estimais Arielle assez forte pour s’occuper de l’enfant. J’étais même allé jusqu’à lui confectionner un emploi du temps : cela marchait pour moi, cela devait marcher pour elle… Dans mes souvenirs, j’enseignais à Cadillac, dont le collège s’est transformé en monstrueuse chrysalide de plastique sale, mode « années 70 ».

    Le principal ne m’aimait pas : trop fantaisiste, complètement fou. Il n’aurait pas toléré que je prenne un congé. J’aurais dû en prendre, sans me soucier des états d’âme de mon Principal, mais il me faisait peur. Nous étions peureux, timides. Pourquoi nous laissions-nous impressionner ainsi. C’était bien commode, cette explication sociale : peur du chef, peur de l’enfant, peur des Responsabilités, Verantwortlichkeiten. Fuir. Il ne s’agit plus de littérature. Mes parents ont fait tout ce qu’ils ont pu, mais sans arrêter de râler. Nous avons fait tout ce que nous avons pu, mais en fuyant.

    D’autres ont fait de même. Nous n’en connaissons pas, ce n’est qu’une constatation. Ce n’est pas une excuse. Nous ne recherchons pas d’excuses. D’autres aussi, plus jeunes et moins favorisés, ont pris la nouveauté à bras le corps. Julia elle-même par exemple. Jamais elle n’a confié son enfant à personne.

        Pas à nous : « Je vais vous montrer, moi... » So geschah es für uns. C’est comme ça que ça s’est passé pour nous. L’analyse évacue la morale. Il est malsain d’en vouloir à ses parents. Il est très sain d’en vouloir à ses parents. Ici nous évitons la grande pente et montons par les petits sentiers, les petits lacets. La grande route ne serait-elle pas tout simplement la bonne ? Mais une fois qu’on a blâmé, que fait-on ? Si nous renonçons à blâmer, n’y a-t-il vraiment rien d’autre à faire ? Plan moral, plan factuel…

    Dieu, but, sens, ou ni Dieu, ni but, ni sens. Incompatible. Des parents tuent leur enfant. C’est une tragédie grecque, un bon sujet de littérature. Mais deux options bien plus essentielles se présentent : le plan légal, et le plan ontologique. Légalement, les coupables doivent être punis. Même les déprimés. Ontologiquement, c’est l’impasse : Dieu a permis, Dieu n’a pas permis, cela ne veut rien dire, c’est le joker du joueur, le pari de Pascal, le bottage en touche. Nous n’avons pas tué notre enfant. Nous lui demanderons quels exercices lui semblent difficiles, et pourquoi.

    Nous ne recourrons pas aux schémas psychanalytiques.

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    En ce temps-là, comme il était difficile de tenir le compte des jours. Ce n’est qu’en 2042 que Notre Grâce s’est décidé à faire l’acquisition d’un éphéméride, bradé car périmé.Il fut rempli de notations hâtives, oo bien négligentes, ou rageuses, reconstituées à l’aide de vieux, vieux courriers. Notre Grâce disait tout à Parents, avec une majuscule. Ce 28 avril était le temps où agonisaient ce que nous appelions « les Blanchards », avec un « se », comme pour les dynasties. Nous les avions vus la veille. Nous les avions peut-être revus le lendemain.

    Nous éprouvions le besoin de les avoir toujours dans les pattes , comme référents, comme juges. « On ne se souvient que de ce qu’on veut bien », me dit encore Françoise. Nous nous souvenons d’un couple hermétiquement soudé, d’accord sur tout, en particulier sur le fait que nous autres, les Mornards, étions des cons, des cons galopants. Nous aurions tellement pu mieux faire. Mais il fallait nous laisser trouver nous même notre issue dans le fond du sac. Il n’y a pas d’issue dans les fonds de sac, même transparents. Le chat s’écrase contre le plastique et s’étouffe.

    Nous avions une grosse voiture minable. Je conduisais « à gaïouss », tantôt trop vite, tantôt prudemment. Bientôt le vaillant couple aux cheveux noirs nous virerait comme des malpropres, en particulier Arielle, méprisée sans ambages : trop grosse, irresponsable, vaguement répugnante et qui répugnait tant à prendre au sérieux sa maternité. Ces deux-là manifestaient une telle entente que trop souvent la phrase commencée par l’un était finie par l’autre, à la façon des trois

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    neveux de Donald : Riri, Fifi,Loulou. Nous étions sans cesse l’objet de leurs rudoiements, et ils ne riaient à mes saillies (Arielle ne saillait guère) que sije me moquais de moi-même, ce qui est le fin du fin de l’humour, ainsi que le décrète la définition générale. Ils se foutaient de moi. Dominique, puisqu’il faut l’appeler par son nom, déclarait que mon carnet ne méritait que cette réflexion : « Il note totu ce qui l‘arrange ! » Eh oui mon pote, on appelle ça « la formation de l’individualité », fût-ce au prix d’une abondance de citations.

    Sans oublier la magnifique et nostalgiquissime mélodie, en accords de tierces, au piano, qui devint aussitôt méprisable : « Mais c’est du Claude François ! c’est du Claude François ! » Il suffit de dire un nom, Mireille Mathieu, Bernard-Henri Lévy, pour que tout ce qui s’en rapproche devienne détestable : ô science ô ceux qui savent ! Françoise à présent nie tout cela, prétend qu’ils se détestaient, en fait, que nous aurions dû nous en apercevoir – ben voyons – et que déjà j’étais dragué, mais comment pouvais-je bien imaginer que je l’éais, face à cette femme inaccessible, juchée de haut sur ses tenues noires, dont le plus grand plaisir (et celui de son mec) semblait de nous morigéner, de nos moucher, de bien montrer eu face que nous n’étions que des minables, des enfants attardés, tandis qu’eux deux, Domiçoise et Fran-Nique, représentaient le modèle indiscutable du Couple Mature et Rrrrresponsâble. « Faites donc comme nos, élevez-vous à notre niveeau », semblaient-ils nous dire. Mais quant à savoir ce que nous aurions dû faire exactement pour les rejoindre sur leurs hauteurs idéologiques, il n’en était pas

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    question ! C’était à nous mêmes, ben voyons, de le découvrir, et c’était, de toute nécessité, ce qu’ils avaient eux-mêmes découvert. Il fallait que nous découvrissions, de notre propre initiative, les lacets qui montaient jusqu’à leur sommet bicéphale. Et nous, pendant ce temps, écoutions les morigénations, les hauteurs de nos deux marquis, le mâle et sa femelle. En ce temps-là, je confiais tout, mes découragements, les dysfonctionnement de notre couple nécessairement boiteux. Je répandais partout comme une pluie de postillons mes jérémiades sur nous-mêmes, et les questions pressantes dont seul effectivement je pouvais, nous pouvions construire les réponses. Nous aimions bien nous soumettre à Sainte-Opinion de Goche, avec un « o » ouvert comme porte, fustigeant les démons Immaturité, Puérilité, Faux-Problèmes. J’envoyais des piques féroces, comme « tougoudoup-tougoudoup », et aussi « De toute façon l’amour, avec les femmes, ça se résout toujours au Trois-Pièces-Cuisine ».

    Et Françoise, toujours misogyne, me donnait à contre-cœur raison. Mes piques cependant n’avaient encore pas trouvé leur point de convergence. Maintenant, oui. Non sans incohérences. Mais à l’époque, nous aimions jouer les chienchiens en dressage, nous demandions à tout le monde, par nos gueules, la solution à notre couple, si malheureux, ah ! si malheureux, et si mal assorti. Notre couple d’alors me fait enrager. « Tu te concentres sur des problèmes de détail, ce n’est pas là l’essentiel ! » Ô bons apôtres, en vérité je vous le dis et le répète :  quand nous demandions avec ferveur et désolation ce que c’était que cet

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    « essentiel », il nous était répondu dans un grand mouvement de générosité : « Ah mais c’est vous qui voyez, c’est à vous de le trouver, nous on ne sait pas ! » Sur quoi nos aurions pu répondre à la Coluche : « Quand on ne sait pas, on ferme sa gueule ! »

    Nous avions une petite fille, qui s’adaptait à l »« atelier ». Notre immaturité en efet m’avait inspiré de confier Julia aux bons soins de Coco, ma belle-mère, la « Belle-Doche ». Tous les mois, je rajoutais cinq minutes à la présence de Julia parmi nous. Un simple calcul m’aurait permis qu’elle n’aurait pu y passer 24h sur 24… avant l’âge de 24 ans...

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    Piégut-Pluviers constitue l’unique note de cette date inique. C’était de notre vivant. Nous avons bourlingué, retour de Bergerac, à travers le Périgord vert, appellation contrôlée des offices touristiques. De même, autour de Bergerac, se situe désormais selon eux le « Périgord pourpre », de la teinte prise par les feuilles de vigne. Il pleuvait. Piégut-Pluviers présente une tour, que nous n’avons pas visitée. Nous nous sommes arrêtés auprès d’autres ruines plus basses, Arielle n’étant pas descendue de son siège.

    J’ai pataugé dans l’herbe fraîche et haute, et vous m’avez accompagné. Ainsi pouvais-je dire que, oui, dans un jardin public désert et détrempé, j’avais erré, humé l’air frais, « visité », catalogué le site de X., proche de Piégut-Pluviers. Il me semble que nous y avions passé la nuit, et que vous vous aviez accompagnés. Nous aurions profité d’une chambre à l’ancienne, au papier bleu foncé, avec, au pied comme à la tête, deux planches de lit recourbées, en bois sombre. Autrefois se louaient de telles chambres pour un prix modique. À présent c’est le snack, avec la profusion de prospectus, « à voir », « vaut le détour ».

    Et les souvenirs se mêlant dans nos têtes à tous, peut-être fûmes-nous accompagnés jusqu’au seuil, sous le crachin, par les hôteliers suspicieux devant ma propre tête de macchabée malade : j’étais ravagé de honte d’avoir volé, dans la sale de bain sans « s », une somptueuse serviette-éponge bariolée. Il pleuvait toujours, comme son nom l’indique. Le château de Châlus vit la mort de Richard-Cœur-de-Lion Couilles-de-Zèbre, la cavalcade d’Aliénor d’Aquitaine après douze

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    heures à cheval, douze accouchements fortifient le périnée. La reine-mère fit écorcher vif l’archer trucidatif de son fils, qui fut roulé dans le gros sel dans telle salle basse qu’on nos montra, mais il ne hurla pas, car la dépellation totale implique la mort. Seigneur je rends mon âme d’écorché. Ici même, dans ce bas de tour circulaire, aujourd’hui garni de son. Et nous sommes entrés au bistrot avec vous. Et les caprices firent qu’à notre troisième emplacement dans le café, je mis le holà aux velléités de migration intertabloïde.

    Puis s’emmêlèrent divers caprices passionnants : la porte du coffre ouverte laissait la forte pluie détériorer les bagages, reproche. Il fallait acheter un vieux « Cubitus », reproche. Ma personne et vous-mêmes sommes entrés dans une sombre librairie, où tout à trac ma hure s’adressa à la femme libraire : « Vous avez un vieux Cubitus ? » Non, vaillante quadragénaire brunâtre, il ne s’agissait pas d’obscénités, mais d’une vraie requête bouquiniste. Elle montra vaillamment son cubitus, id est son coude bistre : « Pas si vieux que ça ! » - pas d’albums de Bd en vue.

    Nous avons donc enfin bu notre chocolat réchauffatif, en bougonnant notre réconciliation. Nous restions vivants sous la pluie, mêlant nos souvenirs d’année en année, nos ruines et nos châteaux. Tous nos petits trajets viraient à l’aventure, au cordial, et ce sont toutes ces errances de moyen budget qui errent sous nos

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    crânes conjugaux, complices dans nos vies de peu. En 99 de l’ancienne ère, et relisant, confit de dévotion récapitulative, cette incursion piégut-pluvière vint s’insérer dans ces courriers que je reparcourais. Ainsi se complétaient nos carnets annuels. Cette année-là, 2122, la fête de Jeanne d’Arc polluait ou honorait le calendrier : Jeanne d’Arc est sainte de raccroc, d’abord condamnée par l’Église, puis béatifiée en catastrophe, enfin canonisée. « Ce jour-là, nous ne lûmes pas plus avant » - est-ce du Dante ? Le 12 au soir intervenait cruellement le conseil de classe des 3e.. Il ne restait plus rien du rêve et de la pluie, le donjon de Piégut s’éloignait dans les brumes avec le dernier cul du cheval de Jeanne-d’Arc. Le 13, anniversaire du Coup d’État, de la nomination plutôt du Général de Gaulle en tête de la France, les dégoulinants aventuriers de Haute-Dordogne et Haute-Vienne résolvaient leurs problèmes d’impôts. Deux pots. Trois pots. Et de Sécurité Sociale. Très important, la Sécurité Sociale. Nous n’indiquions plus rien sur nos grands carnets d’aventures. Sous la glace, avec les traits qui s’effacent.

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    La page est quadrillée, sans la moindre indication. « S. Donatien ». Patron du marquis de Sade. Lundi, commencement d’une semaine incomplète (le 27, Ascension). Nous enseignons pour la deuxième année au collège d’Arveyres. Peut-être cette année vit-elle monsieur M. glisser sous un train et perdre les deux jambes, puis la vie. Ou bien le suicide du jeune N., que l’on aurait pu, tout de même, dépendre in extremis, au lieu de s’engueuler aux pieds de la victime. Sa propre sœur faisait partie de mes élèves.

    Très agitée. « Avec ce qui est arrivé, vous auriez pu vous montrer un peu plus calme ». Elle m’a traité de con. Les jours précédant le 24 mai, aucune note ne dévirginise ce carnet, de la grande époque. Il faut remonter au vendredi 21. Des cours. Des cours. Tous les métiers sont ainsi. Le mien est plus beau, ma tantire lire lo. Certains sont indiqués : sur Le barbier de Séville. En 3e sans doute. Exceptionnel ? Mémorable ? Repris d’une correspondance : le 23août 2000 ancien style (2047), il était mentionné dans ma lettre aux Parents, avec une majuscule : « Chers Parents », écrivais-je.

    Et faute de sujet, je leur disais tout. Mon père avait mon emploi du temps, par écrit, au début des années scolaires. Je ne sais plus rien. J’aurais dû noter. Nous aurions dû. Le même 21 mai, au soir, grande chorale espagnole con orquestra pour le grand Requiem de Verdi. L’église Sainte-Croix était comble.

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    Nous n’avions eu de place qu’au pied de la tribune, sur le petit côté : sur ces gradins solides s’étaient alignés les choristes, et nous ne pouvions voir contre nous à droite en hauteur que les gradins de bois, et quelques cantatrices en contre-plongée, en robes de soirée, de la taille à la tête. Le Requiem de Verdi n’était pas trop à mon goût, chochotte, succession de gueulantes, mais à force de se faire enculer on y prend goût. Alors j’écoutais de mon mieux, par les oreilles, sentant confusément monter une certaine gêne qui n’avait rien à voir avec mes réserves de pèquenod inculte. J’eus rapidement identifié ce petit caillou dans la chaussure : toutes ces dames, au bas des quelles je me trouvais, chantaient les paroles latines avec un accent espagnol voire andalou des plus indiscrets.

    Tout le chœur, sans exception, braillait avec talent et conviction le texte liturgique dans une ambiance exotique plutôt incongrue - imaginerait-on un Italien massacrant le fandango ? Le Requiem comprend un puissant morceau, Rex remandae majestatis, Roi de redoutable majesté, virile et redoutable descente vocale tutti fortissimo, immédiatement suivi d’un implorant Salva me, avec la plus grande délicatesse féminine, salva me, « sauve-moi ». Or ces dames prononçaient à l’espagnole chalba mé, ce qui introduisait dans la célébration un appétissant fumet de graillou et de paëlla difficilement assimilable aux sentiments mêlés de terreur et d’humble supplication voulue ici par le texte et les intentions du compositeur.

    Afin de remédier à ce malaise, je me concentrai avec flamme sur le visage et la mâchoire de la choriste la plus proche, qui brama consciencieusement son

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    crescendo de chalba me, non sans un sourire condescendant vers l’auditeur mâle en rut qui la fixait, pensait-elle, avec une concupiscence ridicule, sous ses pieds sur sa chaise d’église à 300 francs la place. Mais elle chanta sa partition jusqu’au bout, conservant le plus parfait contrôle, sans le moindre trouble ni soupçon de canard. Sin el menos gallo.

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    Sirivudh est prince : Siri- l’indique. Il est devenu (à supposer) gros et gras, asiatique suprêmement, 137e prétendant au trône des Khmers. Il serait retourné « dans son pays ». Il était amoureux de moi, qui le traitais en « sale jaune », pure invention rhétorique. Il faisait du stop, et je l’ai pris en passager. Tout au long du trajet nous avons discuté, mais j’accumulais les plaisanteries, passant pour le clown que je suis. En remerciement, il m’a logé à proximité de Neuilly, à Paris, près de ce point d’où l’on précipita les Arabes : « Viens chez moi, j’habite chez une copine ».

    Les noms sont exacts. Elle s’appelle Muriel Herbin. Elle se tape de grosses hémorragies cancéreuses à la suite d’un avortement. Ou infectieuses. Tous les deux s’aiment, avec la rancune en dessous : les hommes sont lâches, toutes les femmes le disent. On me trouve un canapé. Ma discrétion sera totale. Mais le soir, une troupe d’amis, dont elle et lui font partie, m’entraînent au buffet de la Gare de Lyon. Malgré ma grande claquaison, il m’est indispensable de les suivre, car je ne peux, illusre inconnu, demeurer dans l’appartement vide de mon hôtesse. Fiat partie du lot amical une Claudine tout en bleu, dont le mec est noir, mais n’est pas venu. Je ne le verrai jamais. Claudine et Muriel sont des amies intimes, et je regrette ces prénoms passe-partout, on dirait du Sadoul. Muriel l’Hémorragique reproche à Claudine la Bleue de se disputer avec Mec Noir, « pour des puérilités de gamin ». Muriel n’en finit pas de se vider de son gamin. Elle a de l‘expérience. Elle sait ce que c’est que la maturité. Après ce plantureux et superflu repas 07 06



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    lyonnais, je reviens me coucher chastement sur ce canapé de salon, juste au-dessus d’une croix de pharmacie, verte, qui s’allume, qui s’éteint, qui s’allume, à rendre fou, jusque tard dans la nuit, jusqu’au petit matin peut-être.

    En ce temps-là, nul ne parle de gaspillage, d’énergie non renouvelable, etc. Le lendemain l’épreuve m’attend. Il faut consulter La dernière agrégation, en vente nulle part – c’est faux : la toute première… celle qu’il ne faut pas rater, après laquelle s’effondrent les statistiques. Allons, mieux que cela, du style, du style ! De la trans-po-si-tion ! Me voici à ouvrir la séance ! Tirage au sort lettre C., ouverture plénière ! Quarante inspecteurs généraux, toute une classe, à m’écouter, à se pencher rapidement les unes vers les autres que se passe-t-il murmurent-ils que se passe-t-il ? Tout simplement je dis ba, je dis bou, comme ces mots gelés tirés de leurs filets par les compagnons de Pantagruel, be be bous bous, et trente bonnes longues secondes après, mes pieds retouchent sol et je me lance dans l’Anabase, maudit Saint-John Perse, maudit !

    J’aurai onze. Savez-vous que onze sans élision n’est pas rédhibitoire en agrégation orale ? « Vous êtes » me dit un vieux coing (il a une tête de coing) de Besançon ou Caen, « tantôt dans les hauteurs tantôt à ras du sol ». Il s’étonne de moi, il n’en ferait qu’une bouchée au lit, que répondre, mais je ne serai pas reçu : Cicéron m’a coulé (« des troupeaux de femmes » au lieu de « troupes de femmes » bravo l’artiste c’est l’heure de la traite).

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    Tout ceci se passe en juillet. Or nous sommes en juin. Erreur sur le premier jour. Une autre sur le mois. Une autre sur la vie. Qui perd le jour perd le mois. Qui perd le mois perd l’année, perd toute sa vie. Frémissons. Le 7 juin et non juillet, n’étaient mentionnés qu’une correction de dictées en troisième, un conseil de classe. Quelle classe et quel texte dicté, c’était mardi, je ne me souviens plus. L’enseignement battait son plein. Le petit Marc était mort. Suivraient Manouvrier, Merlet. Les vrais noms. L’agrégation délivrerait mon corps de tout ce travail, de tout cet investissement, mon esprit, ma cuilture, attireraient nécessairement l’attention d’un vieux prof de Bordeaux, Toulouse ou Lille, qui m’emporterait dans son giron pour polir une thèse : Sidoine Apollinaire par exemple, flambeau latin sur les hordes barbares à venir.

    Il n’en fut rien. La fraternisation cambodgienne échoua dans les sables, Muriel épuisa son sursis sarcomique et creva vers 83, les admissibilités sombrèrent dans le ridicule en 95 Ancien Style, et le compte-rendu de l’ultime session finit un jour à la poubelle : « il ne suffit pas de se préparer sur le plan des connaissances, mais il faut aussi se préparer psychologiquement » - pour être prêts, préparez-vous.

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    Ces préhistoires sentent bien le moisi. Voici : »Le principal me fait ouvrir devant les élèves une nomination au Port (la Réunion). Auguste s’en tape sur les cuisses au réfectoire. Annie préfère Vienne… mais si j’ai l’agrég, je reste à Arveyres ». Le moyen de broder là-dessus. Aucun souvenir . Nommé une première fois à Valenciennes, une seconde à Vienne, une troisième à la Réunion. Et pourquoi donc s’en tapait-il les cuisses, l’Auguste ? Un homme tout dévoué à ma grandeur. Qui renvoyait les parents d’élèves quinauds comme devant : « Sa méthode à lui, c’est de rigoler ».

    Et la branleuse qui disait : « On ne fait rien avec monsieur C. ! » - « Apportez-moi donc le cahier de textes de Mlle Raison ; et ça, votre fille ne l’a pas écrit,elle ; ni ceci, ni cela. » « Votre fille » repartit par le couloir, et se prit une gifle sonore de la part de papa. Il me sauvait la vie,l’Auguste. Vigneron promu directeur adjoint ; qui nous fit goûter de sa cave, et de la bonne. En sortant de là, les profs chancelaient pour gagner leurs élèves bien rangés. Les élèves se gondolaient sur les rangs. Les cours furent mouvementés pour tous. Quels bons temps c’étaient là monsieur Nicolas.

    Il se tapait sur les cuisses. Il considérait invraisemblable qu’un simple guignol du coin fût catapulté dans l’océan Indien. Des filles de 14 ans aux seins de dix-huitenaires lui passaient par les pupilles, comme elles auraient passé en ballottant contre mes yeux devant le bureau, et je me serais retrouvé à la brigade des mœurs de St-Denis pour branlettes illicites de ces dames. Mieux valait Vienne. Du froid sain et de la musique. La plage et les cocotiers, les doudous et les tortues de mer, c’était un peu court culturellement pour des prétentieux d’Europe. Mais au bout du fil, nul ne sut me préciser si mon déménagement serait payé par les impôts

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    d’État. Il était évident que oui. J’étais trimballé de poste en poste quatorze fois, sans que nul fonctionnaire ministériel fût capable (disaient-ils) de me renseigner. J’ai raccroché plein de rage, mon destin viennois était scellé. Auguste est mort. Duthelle est mort. Moi-même je lutte, dans un tourbillon de coup de vieux. Tout est vieux et gris. Sur la feuille figure encore « mettre Harpic cuvette WC », ce qui ne fut pas fait. Nous allions chier dans l’escalier, sur un palier de marche un peu plus large où s’ouvrait une porte. Je devais aussi demander un déménageur à Mme Laporte. Une collègue blonde, qui m’offrit une cigarette un jour d’un geste brusque : je lui disais  « Le façon de l’offrir ne me convient pas ». J’étais fou. Véritablement fou. Ces années-là sont recouvertes par l’équivalent de mes congés : ma retraite de quinze années rattrape mes quinze années premières de travail, de 65 à 80, de Nontron jusqu’au cœur de Vienne. Il était une fois un principal pédophile, qui n’aimait pas son ivrogne de collègue.Il parlait des cours en pagaïe d’Untel, il ne lui a jamais envoyé quiconque dans les pattes, Untel a bénéficié de protections au cul occulte, car il usait de salacités verbales. C’était un grand marasme, qui ressurgit avec son bruit et ses fureurs. Des quinquagénaires pêle-mêle ressortent de ces années folles, qui furent un Quatorze-Dix-Huit échevelé, des plaisanteries sans sel ni limite, une audace funambulique poitrine,jeu,radiophonied’un banal simplement rigolo. Il fallait qu’il fuît, il fuit. Il se promettait du renouveau, il n’en fut rien car « on se suit soi-même » isn’t it, on sénectise sénectutise. Et on se retrouve à 60 ans

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    ruiné rincé déboulonné I am the king of the divan, mais ce n’est pas lui qui chantait n’est-ce pas, dans la vie non plus, qui a chanté, ni moi ni moi, qui s’est fait accompagner par une femme accrochée à ses basques, ni moi, qui s’et fait refuser une halte à l’hôtel, c’est moi c’est moi, « encore 7 ans et j’ai 70 ans » mais il ne faut pas, Mme Pavlovitch, il ne faut pas compter comme ça, j’avais un petit pédé qui s’y connaissait en filles en vêtements de filles en fanfreluches qu’il aurait portées s’il avait eu des seins en plus des couilles en moins, le seul à demeurer dans le village.

    Untel a eu son doigt mais d’autres lui couraient au cul, des femmes des femmes de Tanzanie « C., C. ! Sans le faire exprès en reculant sur le parking je t’ai rentré dans le cul » - « Quand ça t’arrivera par moi ce ne sera pas en voiture et je l’aurai fait exprès », Ach ! Kolossale Souvenirs ! Nous rentrions par le cours Hugo dit Victor, et ton Frédéric, Pana Pavlovitch, tu t’en es divorcée, ton fils qui se fardait fait tes délices et des enfants à d’autres femmes.. « Je lui dis non, ne tartine pas ta gueule avec des rouges de maman, tu dois devenir garçon et pas fille, mon Dieu mon fils est pédé » non Rosine, pas à deux ans.

    Je hais ma vie j’éprouve envers elle des sentiments marqués mais indéfinissables doublement marqués dans un sens ou dans l’autre ou les deux. Vous savez, quand on vit, on est comme le chien qui suit sa trace en sinuant, truffe à même le sol, et qui bute enfin sur l’obstacle, en position d’arrêt. On ne calcule pas on lutte on jargonne on rebondit chez soi on se fait escorter, la Pavlovitch vous

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    suit en voiture car vos zigzaguez sur la quatre voies, totu se présente d’un seul coup au moment où tout va finir : peu après nous quittions Arveyres pour n’y plus revenir, et nous avons revu tant de personnes pour la dernière fois, comme sur un pont incliné de Titanic.

    Une moitié a coulé, l’autre est retombée sur l’eau, et s’est remise à couler presque immédiatement.

    Mémoire mémoire tout branle ne m’abandonne pas mais laisse-moi couler tout est bien pathétique bien ridicule, toutes n’attendaient que toi mais tu ne voulais pas connaître ton indifférence aux corps gluants qui s’essuyaient sur toi. Adieu Laporte adieu l’Auguste adieu Junca malade mental conseiller cultural du gréand festival du Bouscat, qui ne reprit pas contact avec toi car tu n’étais pas bon souvenir, « Ça ne m’intéresse pas » galopais-tu sur le perron j’en restai pétrifié car ce n’était pas moi qui cavalait à ta suite en proférant des vannes gloussantes dans ton dos « ça ne m’intéresse pas » je restai sur place et tu t’éloignas comme un train dans la gare, qui démarre, démarre- toi l’autre train tu restes à quai, désolé d’un malentendu : ceux qui t’aimaient ne t’aimaient pas.

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    Il y a quarante ans. L’agenda est de couleur rouge. Les noms des mois figurent en allemand : Samedi (en français) den 30. Juni. La page est comble. « Ballade [sic], lis Marie de France au Luxembourg. Est-ce que par hasard nos n’étions pas en pleine préparation d’agrégation ? Lire Marie de France est un véritable pensum. « On me vide du Nesle proprement car « on ne fait pas au mois ». C’était une époque héroïque. L’hôtel de Nesle était une étape de routards. On y écoutait de la musique indienne, ou arabe. Dans une chambre, j’avais découvert le Voyage d’une Parisienne au Tibet,d’Alexandra David-Neel, à prononcer correctement , dont je n’avais jamais soupçonné l’existence, ni l’importance. La branche hindoue se portait bien dans l’idéologie. « On m’envoie « Hôtel du Jura », je paie en liquide ». Ces temps remontent à la préhistoire. Les années post-soixante-huitardes furent une longue impasse, pardon : un long nuage, où les avenirs s’engouffrèrent, sombrèrent, sauf pour les professeurs, qui n’en prirent que l’essentiel utile au maintien de leur magistère.

    Nous ne nous demandions pas « à quoi ça sert ». Nous étions en train de vivre. We were living. En ce moment les yeux souffrent de l’écran. Des voiles gris et de fines volutes bleues passent sur mon champ visuel. « Convocation agrég. Président ressemble à Brejnev ». Plus le moindre souvenir de ce faciès avenant. C’est une de ces réunions sympathiques où les profs de la caste prof rassemblent leur troupeau d’agrégatifs, perdus dans leurs bleds, et leur font un cours, deux speechs, trois laïus, dont nous buvons les paroles avec recueillement. Mais attention, nous sommes tout de même adultes !

    Adulte ! Tu viens d’oublier tes tics! 45 mn, quarante-cinq, mais à partir de laquelle ? La première, la dix-huitième ? Tu ne peux plus calculer ton effort, COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 54









    décider que l’inspiration ( « l’inspiration » !…) s’arrêtera, se tarira, tari tara, au bout de telle minute ! Tes jurés « ont pris 120 admissibles », ô temps héroïques ! Il y aune « Odile Collignon », lorraine de nom, de prénom alsacienne ! « Un type veut passer plus tard, car « peur des militaires (Rochefort) » - ce nom suscite une flopée de souvenirs compacts. « Je suis n°25. Téléphone (à ma) mère » - adulte ! - « que pas possible aller Tourettes » (sur Loup) « (fauché) » - c’était donc tout cela, le 30 juin 2126…

    C’était tout ce contexte-là… Le passé d’un autre. Les projets d’avenir d’un autre. Alors comme j’ « ai trouvé 1/2 baguette par terre, (je) l’ai mangée avec jambon avant agrèg dans le parc ». Évènement marquant. Qu’il eût été malséant d’oublier. Mangé une demi-baguette, pensez donc. Et que fait-on à Paris l’été ? On se promène. On fait une « grde balade droite-gauche » « après avoir dormi dans [s]a chambre » (sieste à l’hôtel du Jura sans doute?) « Plusieurs tours côté Aboukir » - ah, plus intéressant : « Éclabousse trois pédés qui se foutent de mon « smoking » (« Ça va chez Moune ! » - boîte de lesbiennes, que d’esprit ! queue d’esprit ! ») Achète bananes (à un ) Arabe, vais chercher monnaie bistrot musique très forte ». Non, rien de rien, non, j’me souviens plus de rien...



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    C’est le jour anniversaire de notre mariage. Nous ne le fêtions pas ce jour-là. Ce n’étaient que les noces (vérifions) de plomb. Nous en sommes au merisier. Il en existe un au fond de notre jardin en friche. En 1980, nous habitions Paris, du moins, temporairement. Nous avions criminellement confié notre fille à une colonie de vacances sans hygiène, où le garçon de la directrice venait faire irruption dans le dortoir des filles en disant des bêtises et en se masturbant parmi les lits défaits.

    En ce temps-là ; non encore lassé des faits, nos partions sans hâte, et nous n’arrêtions pas de flâner. Les petites routes étaient nos paradis, et les sentiers accueillaient nos pas et nos siestes. Sonia avait sept ans. Et nous n’étions partis qu’à deux heures de l‘après-midi. Arielle ne fut jamais du matin. Cette année-là ne m’étaient parvenus aucuns bons résultats de Strasbourg. Pourquoi ai-je vécu cela. Tous les auteurs américains s’adressent à d’autres hommes, sans aller s’imaginer la gloire. Ils font leur boulot, inconnus, bouffons mornes, ils écrivent pour leur cour, où ils jouent les deux rôles : souverain, et fou du roi, King’s fool. Et il pleuvait, il pleuvait sur l’autoroute, si moderne et depuis peu ringarde.

    Et nous nous arrêtions déjà sur l’autoroute : « Suis tout de même content de rouler ».Pour nous venant de Vienne Orléans le bout du monde. Et contourner la villle. Pas de rue Pot. Pas de Centre Péguy. Pas de « contrat de lecture ». Monsieur et Madame de Petitpied. Nous n’avons pas dépassé Vatan, Indre – quitter le ruban des rapides, le vroum-vroum défilatoire. Des gens se défilent, prenons leur place, à la satisfaction de l’Hôtel de France. Il fallait prendre le repas, en ce temps-là. Nous sortions de notre camionnette bleue, et si notre Sonia s’est exclamée « je ne suis pas une petite, j’ai 7 ans », c’est que nous l’avions avec nous. Le restaurateur avait COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 56









    dit : « Et pour la petite, qu’est-ce que ça sera ? » Qui se souvient que le restaurant était cher ? Who cares ? Et le repas fini, nous partons promener, nous oyons des pétards de retraite aux flambeaux, beau village à plat sur la plaine, et Sonia ramasse du foin dans le champ.

    Et alors là… Nous nous souvenons de ce 13 juillet. La retraite aux flambeaux, pour les Vatanais, c’est l’interversion des sexes. Les majorettes en jupettes sur cuisses poilues, tutus bouffants, toutes se déhanchant et ballottées du cul comme c’est pas possible. Je m’approche d’une et lui parle à l’oreille, mais il doit rester avec sa compagnie. Les femmes et les enfants poussent des huées d’enthousiasme. Nos rires, leurs rires, sont inextinguibles. Demain aura lieu un match de foot, mais entre femmes, shorts et gros mots. Sans pousser jusqu’au foirail, où s’annonce une bonne soûlographie travelotte, nous revenons à l’hôtel, et « remettons Sonia à la fenêtre », ce qui veut dire que nous sommes descendus de la chambre, avons accompagné les processionnaires, et nous en sommes retournés.

    Vatan est devenue commune respectable. Ne subsiste plus que la fête aux lentilles. Quels sont les abrutis qui ont abattu la fête. Quels homos prétentieux ont-ils banni la Grande Transgression. Peut-on être fier d’être homo, berrichon, homme mûr où blonde au grand nez. Où va se nicher la fierté. « Fier d’être basque ». « Fier d’âtre corse ». Pas de quoi mon pote. Au hasard tout le mérite.

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    Les femmes reprennent le foot, mais dans le sérieux et le lesbianisme assumé. C’était, croyez-le, discriminatoire. C’était pour bien montrer que les femmes étaient de vraies femmes, et non des souillons en short avec les poils qui dépassent. Des hommes à femmes, et non des perruches barbouillées en clowns. Je n’ose pas téléphoner. Lancer un courriel peut-être. Ne pas oublier de renouveler en pharmacie ma Sertraline.



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    Nous entrons dans les zones obscures. Les Viennois se ressourcent à Bergerac, non sans chiotte. Il existe encore des trains. Le conducteur vient chercher Femme et Fille en gare, « cette dernière » (entendez la fille) n’ayant pas « cessé de ronchonner pendant tout le trajet » - l’enthousiasme, sans doute. Un achat oublié ponctue cette journée : celui d’un « Tantra », qu’Arielle a repéré sans délai dans la librairie, comme attirée par les ondes ! À Bergerac on se traînait d’ennui, Mère qui râle, soufre et sulfate, le Père prostré en attendant que ça passe, plus que neuf ans pour lui, trois pour elle.

    Mes parents reparaîtraient que je ne saurais rien leur dire, paralysé par leur mauvaise conscience, eux par la mienne. La fausse tentation (je ne suis pas tenté) consiste à reporter le calque des miens sur les parents que nous avons formés : la carte a changé, les nationales se sont retracées, les fortifications reconstruites après leurs fugues. Y a-t-il même fortifications. Enfouies sous les parapets gazonnés de frais. « Bon, tout va bien, on n’en parle pas ». Si c’est ma fille qui le dit… Parfois l’écriture se fait sous les yeux du destinataire, et n’en est pas moins sincère : ce n’en est pas plus mal écrit, « n’en déplaise à certains esprits chagrins » « ne pas penser au public ! » mais si, c’est possible, qui peut savoir ?

    Mais devant la porte du sanctuaire. La veille j’interrompais « Au théâtre ce soir », enième cocu dans le placard, pour « Apostrophes », finies en 43, sous les sanglots en coulisses d’un Claude Maurias en plein effondrement de civilisation… Apostrophes marchait plein pot sous Mitterrand, 1m 60. Et régulièrement,



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    consciencieusement, professionnellement dirais-je, l’enseignant que j‘étais roupillonnait aux deux tiers « du temps qui nous est imparti ». La veille, avec mes parents, j’assistais médusé aux rodomontades maniérées d’un certain Camus (Renaud ! Renaud!) qui de sa voix de fausset obligée se vantait de gagner son argent auprès d’une institution culturelle et pittoresque : « Nous avons accordé au dit C.R. une subvention pour voyager à travers France, tous frais payés, pour disserter sur ce qu’il voit, et l’éditer à coup sûr ! Mon indignation juvénile s’enflamme - « comment ? ce génie que je suis… et ce con flûté... » Nouveau recul, nouveau repli du moins devant la porte et la forteresse.

    Je comprends tout, je comprends moins. « Reçois » (du 24) « deuxième exemplaire de l’écrivain-éditeur. À l’intérieur, une carte me demande de retourner l’exemplaire en trop ! J’hésite... » - quel écrivain-éditeur ? Ange Machinchose, qui retapait des pages d’Aragon sans les signaler ? - non, celui-là date de Meulan (83-94, de quoi pousser son gosse jusqu’à la sixième). Adieu 81...

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    En ces temps-là nous étions vivant. Mafamémoi formions un couple, inséparable, formolisé, à fleur de pot. L’année portait des noms tchèques, made in Praha : Srpna était le mois d’ oû, Čtvertek le jeudi. Cétaient des paysans. Nous séjournions, Ellémoi, chez mes parents de passage, croupissions comme chaque année à Bergerac. Mais c’était après l’Expulsion, et je retrouverais bientôt d’infectes classes, bien françaises cette fois. Je suis allé chercher mon égarée moitié en gare de Bergerac, qui ressemblait à celle de Corbeil.

    Arielle m’aime à proportions des scènes de sa mère. Elle m’en a entretenu, rien ne reste de ce pet. Sa tête était décomposée. Nos têtes le seront, mais il faut bien parler. Nous avons recueilli un moineau blessé à la poitrine;le calendrier consulté nous informe qu’il est mort et fut enterré le lendemain matin. Le précédent s’est fait bouffer vivant par les fourmis au sous-sol de la rue des Vaures. Ci-gésira demain « Moineau de 82 ». Il n’existe de vrai dans nos campagnes ou banlieues que la télévision qui marche et marche. Ce soir-là, c’était Retour du marin, adaptation de l’atroce Maupassant : une fille noire, Louise, rend des services partout. Alle est ben gentille, mais alle est trop noire. Exit Louise, larmes transparentes de part et d’autre. Mariage avec une Blanche propre. « Racisme larvé d’un petit village contre une épouse noire d’un bistrotier «  - l’ancien marin sans doute, et qui n’avait qu’une seule fiancée. Si j’avais encore mes organes génitaux, alias mon internet et mon Google, je vérifierais s’ils étaient mariés ces

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    deux-là, le Blanc et la Noire, ou seulement promise. J’écrirai un jour un poème à toutes les souffrances, mais rien que pour la frime. L’école des femmes de Gide nous montre un Robert qui ne vit que pour sa frime. C’est alors qu’un incident survint. Le film sans doute s’était terminé à la nuit tombée, nous cheminions Mondoublémoi entre les maisons qui parsèment (e forment) Naillac, échangeant nos impressions vertueuses (Le retour du marin). Nous fûmes (« nous furent », monsieur Gilles Boulot, présentateur des informations à la télévision française, « nous furen » ! ) - zabordés par un Arabe, jeune, insolent, pléonasmes, qui nous interrogea de quel droit sur notre profession, l’Autriche et nos sentiments, etc.

    J’ai poliment répondu, il a tout su, car en ce temps-là j’étais encore timide, et ne distinguais pas la sincérité de l’agressivité des interlocuteurs. Arielle « trouve cela très désagréable ».

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    En ce temps-là nous revenions de l’Île au Trésor, seule aventure de notre vie : l’Autriche et ses démons fétides. Notre maison avait connu un drame. J’y avais recueilli une étoile juive, et de fâcheux fantômes erraient dans la dernière cave. Il faudra que je tire cela au clair. Et nous avions franchi l’obstacle d’une terrible première année en banlieue. J’ai encore rêvé cela : une classe de 63e bien décidée à ne rien foutre ni écouter. Je n’avais rien préparé. Mon père tournait comme une âme en peine dans son trou paumé de Naillac. Il semblait malheureux. Il s’est longtemps abreuvé à cette source amère, ta-daaah… Ma mère imprégnait tout d’une vapeur aigre et funèbre. Et nous tentions de nous évader à grands feuilletages d’Atlas. Du diable si je me souviens de la ville d’Izberbach sur la Caspienne, j’ignore jusqu’à sa prononciation. Les transcriptions du cyrillique sont hasardeuses, et de quelque langue que ce soit. Les altérations de voyelles roumaines ou danoises (pas mal non plus dans ce genre le danois), les jeux de consonnes suédois, les traquenards de l’hébreu où l’on écrit ce qui ne se prononce pas et prononce ce qui ne s’écrit pas (on dirait du français…) soumettent l’apprenant à rude épreuve.

    Et je ne parle pas du hongrois… Nous sommes donc partis « à deux voitures ». Quelle aventure ! Arielle et moi ? Jacques et moi ? Pour une étape Bordeaux-Châtellerault ! Le lendemain, Châtellerault-Tours ! Nous aimions flâner, partir tard (à 10h 40!) Les préparatifs, maniaques, indisposaient le mâle alpha, bêta ! Et voici une once, une écaille de souvenir : à Ribérac, nous restaurant, nous

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    aurions rencontré inopinément notre Jacques, nous proposant l’apéro ! Ô vilaine surprise ! Je n’aime donc personne ! Le soleil tapait si fort ! Arielle chochotait si fort !

    Puis Soyaux, banlieue d’Angoulême, « bar frais, glace ». Retenez bien ceci, lecteurs en poussière : il faisait chaud, nous avons profité d’un ventilateur et de glaces ! Voilà ce que vous n’aurez trouvé nulle part ailleurs ! Je comprends à présent pourquoi Papa (koapapa) tournait « comme une âme en peine » : il voyait son fils, très tôt, refaire voile vers la parisannerie ; à St-Germain-lès-Corbeil, si éphémère, si bon chic, si étranger ! Comme je montrais tout sur mon visage ! En vérité, c’était effarant. Nous explorions les sentiers au sud de la Vienne, sous la canicule et les volées de papillons, tandis que Julia les coursait à bicyclette.

    Nous avions la petite fourgonnette immatriculée en 042… Nous avions La Chartreuse de Parme, deuxième ? troisième lecture ? putain de programmes… Et ct « long arrêt station-service Poitiers, Arielle allongée dans l’herbe ! Un manque absolu de tolérance à l’égard des voyages, disons déplacements, une plainte perpétuelle de fatigue, j’avais oublié tout cela, ma belle-mère couchée sans cesse et sans cesse à se plaindre, Arielle au moins ne se plaignant pas. Souffrance chiante de la vie. Je ne me plains pas, je m’exprime. Je ne suis pas en train de geindre, mais d’ironiser. Voici maintenant les notations ultimes : « Châtellerault, camping bordant trains, superbe, restons allongés sur le sol à même avant de dormir, très doux ».

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    En dépit donc de forts inconvénients conjugaux, ma petite personne s’adaptait complaisamment, toujours près à extraire du beau et du doux. Flemme, paresse, masochisme, oui. Nombrilisme, non. Faire plaisir à l’autre. Reprocher à d’autres de ne pas se soucier des autres m’a toujours semblé le reproche ou la pseudo-constatation les plus ineptes à ressortir dans les conversations d’après-dessert. Je crois que je suivais le « Kombi » bleu, où nous faisions dormir Julia, dix ans. Les vraies motivations sont impossibles à déchiffrer sous les grilles, psychanalytique, sociale, caractérielle, en remontant à la surface.

    Le bonheur se grappille. Il faut céder. Ma volonté était de céder, en imposer à tous une autre, c’est prendre le risque d’un coup de colère, d’une crise de hurlements. Il est avantageux de prendre le vent du faible, de l’adapter à ses tuyères, de trouver des chants dans les mélopées purgatorielles, et Julie me souffle : « Toujours chercher ce qu’il y a de bon en l’autre » . C’est tout ce qui reste aux mollassons. Oui, je suis feignant, et je vous emmerde, vous les courageux, les vainqueurs, qui ne valez pas ce que vous dites.

    « Les vivants, ce sont ceux qui luttent » : Victor, ta gueule. Je n’ai pas lutté, disons, dans les soutes, sans plus. Et moi, du moins, je n’ai pas rendu mon frère dingo pour lui avoir fauché sa fiancée ; je n’ai pas rendu ma fille dingo, je n’ai pas foutu ma sœur dans un hôpital psychiatrique. La somme de ce que je n’ai pas fait

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    égale au moins celle de tes actions, et le résultat est le même : quelques bontés, beaucoup de désastres, beaucoup d’indifférences, et pour finir, B. dans son lit de

    mort avec le gros clystère à sérum au-dessus des bras. Ah, je suis banal. Ah, on ne m’a pas attendu pour s’en apercevoir. Je sais. « À quoi bon le bonheur si nous avons la connaissance » n’est-ce pas. Rien n’est de moi. Mais rien n’est de vous non plus, regardez votre miroir il s’y reflète un cul. «Mais on ne te demande rien ! Pourquoi « tu nous attaques ? » - Si, vous m’attaquez, vous m’attaquâtes.

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    Je vais donc avoir 40 ans. Je suis toujours aussi con. J’écris cela exprès pour le lecteur, pour qu’il admire mon génie. Le 30 août de cette année 2031, ma mère est morte depuis exactement un mois. Jojdh l’Albanais retrouve son psychiatre. Ma mère est un gros mouton qui broute tout. Mon psy n’est pas rementionné. À cette date, ce doit être Couturier, juive, épouse Triantaphyllou. Ce sont des retrouvailles. Elle m’a montré sa gaine bleu vif en croisant trop vivement ses genoux. Très barricadée, la psy.

    Chologue, j’y tiens, pas « iatre ». Mais nous avons fait du bon boulot, faceà face. Nous avons parlé de mon père, dans l’île, sous les bombardements sous un camion-citerne. Vide, mais quand même. Quel enthousiasme chez les nazis au pas de l’oie dans Bruxelles. Jojdh est enfant de ce temps-là. Il ignore que faisait sa mère en 40, son père alors sous les drapeaux. Mais il trouve son réconfort auprès d’une juive sévère et compréhensive. Il ne faut aps donner de nom. Il les effacera, comme on efface tout de nos jours. Il parle aussi de sa fille, quie st et restera volontairement absente de ces pages.

    Simplement, la fille de Jojdh balaye la terrasse de chez Muriel. Cette terrasse donne sur un tapis d’herbe trois marches en contrebas. Fille qui balaye, femme qui n’a voulu le faire qu’une fois, à Nice. Nul ne peut m’arracher mon passé. Pas même l’entité Dieu. La fille de Jojdh n’invite pas ses camarades chez elle par peur

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    du désordre et de la saleté. Elle nettoie, les parents passent derrière elle et détruit ce qu’elle a fait. Elle ne restera pas. Peut-être épousera-t-elle un prolo, un ouvrier, quelqu’un qui rote à table et qui crie Vive Le Pen. « C’est cela, pour vous, un ouvrier ? » Oui madame la Psychiatre.

    Cela vous scandalise. Je le sens bien. Voyez-vous, il ne m’a été donné qu’un petit style, dont j’ai épuisé les ressources. Il ne manque plus que l’excellence, dont nul n’a prétendu atteindre les limites. Par l’excellence Jojdh sera sauvé. Il ressort de son île dans un état de profonde satisfaction. Là se trouva jadis l’agglomération. J’ai habité Meulan comme Pasly, un lieu de haute histoire et de combats, mais sans chercher, sans chercher… Entre parenthèses figure la mention « correspondance » .

    « Apprends par Garel que Omma, jugé excellent, passera les samedis matin avant son émission à lui. Obscure époque. Soucis si loin de nos. Il existait un Sylvain Garel, grand, animateur de radio. Il mourrait trois ans plus tard, jeune, vigoureux, d’un cancer de la mâchoire, et ses parents furent très dignes. Il existait un autre Sylvain Garel, comme lui grand amateur de cinéma, critique, et c’était peut-être le même. Savoir pourquoi il s’était pris d’estime pour moi. Nous fréquentions Ginette Lebb, optimiste, gare de triage des relations humaines. Foin du plan je vous prie, foin du plan.

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    Le basculement du jour justifie tous les abandons. Vous savez écrire, vieil homme,lancez-vous et fouillez. Fin des ronds de jambe. Fin du cancer et mort, jeu, set et match. Nous émettions d’un studio. Des annonces étaient faites, de spectacles banlieusards. Une chanteuse de jazz se produisait, « sa voix vous fera frémir ». Jojdh ajoute hors antenne « sa tête aussi ». Garel ajoute : »Sa tête aussi ». Une gouine hideuse et tondue à l’émeri. Mahalia Jackson ? pas assez chauve. Ainsi s’achève le 30 août, jour de la St-Fiacre, dont le nom fut donné aux fiacres, justement. Période obscure. Si loin de soi qu’elle semble avoir fondu au fond du puits. Qui devait être la maturité, mais bien plutôt prolongement d’une gaminité sans faille, baignée de lamentations : Jojdh arrivait, without shouting station ! - rue des Sarrasiniers, sur la pente de Meulan, et se lamentait de façon rigolote chez Lebb, au fond du gouffre et plein d’espérance. Cette femme avait cinq enfants, son mari l’avait engrossée puis fuie pour une autre, moins belle, moins marquée.

    Elle m’a soutenu, fourni des solutions, sans que je les suive – jamais, ne jamais suivre les conseils. La quarantaine est le plus loin de moi. C’était le temps des émotions et de l’obscurité. Difficile de ne pas jeter sur ce banc le filet de pêche de l’explication toute faite : affolement des heures de domptage, passages d’une classe à l’autre, avenir bloqué, mais aussi, non mentionné, les derniers sanglots d’un amour, à engloutir, peut-être ce jour-là un dernier séjour à l’hôtel, et des larmes au whisky, voici en souvenir une vieille chaussette. Et la voiture,

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    l’aventure, s’éloigna en zigzaguant. Nous ne savions rien. Nous pensions vivre, nous débattre. La radio des Mureaux

    battit de l’aile et s’éteignit, Jojdh fut transféré rue Croix-Verte, Philippe mourut en souffrant, il faudrait 12 années avant les faveurs de l’imprimerie, une longue journée s’étendit devant nous, 35ans s’écoulèrent, peu restèrent, les projets maigrirent, les teintes s’estompèrent, les traits se fondirent, la bite s’affala. Les écrits se sont accumulés. Je vais sans doute écrire des sottises. Le pouls ralentit. Le cerveau s’embrasa, puis, au lieu d’éclater en feu d’artifice, éteignit ses lumières une à une, et s’élança vers l’avenir.

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    Le Onze Septembre devient aussi célèbre que la St-Martin 18, où toutes les cloches sonnèrent la volée. En 2032, nul ne savait ce qui adviendrait seize ans plus tard. Et qui sait ce qui adviendra d’ici seize ans. Nous en aurions 90, et rien ne nous les garantit. Nos faisons ici les réflexions de Monsieur tout le monde, et, Mademoiselle, je vous emmerde. Ouvrons le carnet pourpre, et voyons nos limites : Vois Manu, je compose mon petit thème sur Xavier de Maistre.

    Glose : Manu était non plus le Chemineau, mais le Bel. Aîné d’une fratrie de six. En longue chemise roumaine ou russe, la voix nasillarde, la chanson prompte dont je possède trois cassettes entières : ma préférée s’appelait Le rat mort, il la chantait en duo avec son meilleur ami, un taxi. Cela m’étonnerait qu’il fût venu chez moi, au sommet de la pente. Nous n’avons jamais été intimes. Ce n’est plus qu’une silhouette, désormais presque sexagénaire. Plus vivant, Xavier de Maistre, auteur du Voyage autour de ma chambre. Bien plus liant que son frère, Joseph, maître à penser de Baudelaire.

    Xavier se voit mettre aux arrêts, privé de sortie pendant des jours, cantonné dans sa chambre d’officier. Il examine les gravures de ses murs, se rapportant toutes à tel ou tel épisode de sa vie militaire. Il s’exprime avec humour et nostalgie. Il triche : des gravures favorisent l’évasion, des parois lisses eussent conduit à l’amertume, au recueillement qui la suit. Joseph, académicien comme COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 71

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    son frère, écrivit Les soirées de St-Pétersbourg, où il justifie jusqu’à l’Inquisition. Mais Baudelaire était un malade, et comme le dit un de ces petits cons du bac, « s’il était un peu plus sorti en boîte, il n’aurait pas traîné son cafard ».

    Mademoiselle, je vous emmerde.

    « Nous parlons allongés en bouffant des frites ». Soit sur un grand divan, soit sur la prairie Rue des Sarrasins. C’était une grande famille, très accueillante, où je me rendais pour confier mes peines chiantes. Moi aussi j’aurais dû « sortir en boîte » - la ressemblance s’arrête là. Manu, Bruno, Philippe, bien différenciés toutefois, n’étaient poue mon égoïsme que des interlocuteurs interchangeables. François, non : il savait coudre et tricoter, il perçait à jour, sournoisement, mes fausses angoissettes. Bruno m’avait traité de Lèche-Cul. C’est exact. Le désir de se faire bien voir s’altère souvent, devient petites manières, approbation systématique et servile, sourire contraint. Toutes choses qu’un lèche-cul pourtant devrait apprendre à éviter. Manu, c’était le grave, le souriant, le poète. On apprenait l’amour à ses enfants, chez Bel. Mais le père était parti au sein de la sixième grossesse. Il avait pris comme souvent une autre partenaire assez semblable, mais en plus fade.

    J’ai observé cette tendance chez les rupteurs : reprendre et calquer, en moins bien. En moins heurté. En plus lisse. « Son père a acheté un immeuble dans

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    le XIIIe » - curieux en vérité. S’agit-il bien du même personnage et des mêmes frères. Gagnait-il, ce père, autant que cela ? Ne s’agit-il pas d’un simple appartement, ce qui serait déjà beaucoup ? Un kinési peut-il amasser tant d’avoir ? Ce père m’avait modérément plu. Trop ironique, trop froid. Capable en cas de malheur de proclamer qu’il n’était pas touché, même devant sa femme en pleurs. Il est vrai qu’elle déplorait la mort d’un amant.

    Mais il était retors et cherchait à nuire. À rabaisser du moins. « Il ne reste plus de place » puis te passant devant « Il ne resterait pas tout de même une petite place pour nous ? » - désignant sa nouvelle femme – non, il n’en restait plus, plus une. « Claude est à Padoue ; avant, il était devenu très con ». Claude, à Padoue ? Cene peut être que le chef d’orchestre, Gaul-Tier, Bestiau-Bourrin, Gautier, dans uen des plus belles villes d’Italie. Manu le connaissait bien. Non pas Manu Bel, que Dieu protège, mais Manu Chemineau, avec lequel j’aimais parler allemand. Fantômes emmêlés dans la plus grande confusion, passés dans ma vie, essentiels et futiles, et ce Manu Chemineau-là, vivant à Paris, pouvait très bien transmettre les vantardises de son géniteur : je l’ai connu, celui-ci, bouffant de la soupe midi et soir, soumis à de grands revers de fortune, pourquoi pas riche désormais dans l e treizième arrondissement. La fin de la journée subsiste en mes souvenirs, par suite d’une vanité : je m’étais présenté en version allemande, 15 sur 20, le second suivant à 11. Ce qui a trait aux vanités, Mademoiselle, se retient bien plus

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    aisément : « Tricheries incroyables dans les couples, papiers communs, feuilles refilées, dico aux chiottes. Le texte parle de Bruno Collignon, député hollandais en 62 ! » Tout est dit. Je devais devenir traducteur. Mes contresens, dans d’autres textes, m’en éloignèrent. J’avais confondu « mouche à bars », en bon français « pilier de bistrot », avec une véritable mouche dans un véritable bar.

    Le moyen après cela de me faire confiance.

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    Ce sont les années profondes. Celles de Meulan, des classes rongeantes et des galopades à travers le calendriers : à peine rentré d’un fragment de vacances, vite vite en désirer d’autres. J’empoisonne ma descendance, pour peu qu’elle sache lire. À présent ouvrons la boîte cartonnée : couleur vert ingrat, étiquette revêche et passée : 1986. « Dépassé ! - Ta gueule ». Écoutez bien, tas de gravelures : « « Je vais attendre psy pour rien. Petit entretien avec Chenu, entrevois Grangier ». Que dit Depardieu ? À la suite de maints autres, le comédien affirme qu’il ne faut ni jouer ni écrire en se souciant des lecteurs ou spectateurs. Moi je m’en soucie, sans cesse. Chouchichon chec. On apostrophe le lecteur à présent.

    1. Plus souvent qu’à son tour. La psy, c’est Couturier, épouse Triantaphyllou. Pourquoi n’est-elle pas venue, je l‘ignore. Chenu, c’était une collègue, assez moche, et qui consultait depuis la même salle d’attente que moi. Elle disait : « Ne répète pas « enfoiré » à chacune de tes phrases ! » - pourquoi mes couilles, t’aurait préféré « enggculé » ? quant à Grangier, plus aucune idée : l’autre psy peut-être, celui de la môme Chenu ? Vous voyez, le médiocre, je sais faire. Le troupeau, je sais faire. Le reste du jour, ce sont des cercles barrés en perpendiculaire à l’équateur : je devais d’abord remplir « ce carnet ». Une chose de faite, on coche. Puis, « edt » pour « emploi du temps ». Perdons-nous de vue quelque temps. La liste des choses à faire allonge sa colonne jusqu’au bas de page. Lorsque mon père enfant refusait sa bouffe, sa mère à lui

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    représentait les plats à finir quel que fût l’état de moisissure desdits plats. De même (comparaison homérique), le Moi Commandant les représente au Moi Exécutant, jusqu’à ce qu’il les ait avalés.

    C’est ingérable. Indigérable. Ici, à part, et non exécuté, le « nouveau numéro de Toulotte ». Une collègue blonde, chignonnée, immense. Fameuse pour avoir envoyé à ce garçon qui flirtait en cours avec deux gonzesses à la fois « Untel, vous êtes comme les dinosaures. - Ah ouais madame ? - Oui, une petite tête et une grosse queue ». Hurlements de rire chez les filles, confuse déconfiture pour le crâneur. Renouvelons nos réflexions, renouvelons. « Lecture, écrire ». C’est justement cela qui n’est jamais renouvelé, voici 33 ans déjà. On ne change pas une colonne vertébrale qui gagne,

    Gagne quoi ? Sa propre considération, au sens où l’on peu se considérer sans déchoir. Je ne crois pas que Depardieu se soit écarté de sa ligne, car il a toujours joué, dans la conscience d’un public en dépit qu’il en ait. « Malgré lui » pour ceux qui ne maîtrisent plus leur langue. J’ai lu, j’ai écrit. D’autres font du vélo. Ils ne dépassent pas le criterium de la vallée du du Lot, ils ont toujours grouillé dans le peloton, mais ils l’ont fait. Il ne faut pas se justifier, mais si, mais si. Cela fait partie de la structure humaine, disons, de la mienne. Impasse. Suivant : « gouttes d’oreilles ». « Lettre au père », avec une flèche COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 76

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    vers le lendemain, page d’en face. Mais la case est cochée le 22. Mon père était veuf. Il lui restait moins de quatre ans. Retrouver cette lettre : il les avait conservées presque toutes. « Cher Papa » ne pas omettre la majuscule. Il vivait seul dans sa grande maison. Une gouvernante faisait son ménage, peut-être aux frais de la mairie. Distance et poussière. 10 jours s’étaient écoulés entre deux lettres, mention barrée : ce compte était-il faux ? La lettre hebdomadaire se faisait attendre, c’était une corvée autant que d’écrire, autant que la vie, car il ne suffit pas de répéter ses mantras vivifiant : la vie est un perpétuel déni. « Laplace 20 », minutes s’entend : c’était le vieux schnoque génial qui détenait les clés d’Eurêka », non répertorié sur le toile, revue polycopiée, payante, où nous autres bateleurs de poèmes à deux balles faisions nos première et dernières armes, « poésie de vieillards ou de puceaux » si exactement définie par Blanchard.

    Laplace avait institué des prix, à peine d’argent, bien de la gloriole, âprement disputée,petites écrevisses transparentes des ruisseaux, acharnées sur la rime et le nombre. C’était notre kaléidoscope, nos tesselles mosaïques, nos incohérences incandescentes soufflée la cendre, Sonia 20mn « elle dort », on coche et suivant, 13 ans

    Et père mécanique absent dans son nombril.

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    Le 4 octobre 1987 est encore une vraie date, une date civilisée. À partir de cette année-là, suite à de vives discussions, encore appelées « scènes », nous avons sérieusement pensé à nous rapatrier sur notre province. La vie parisienne avait été vie de banlieue, entourée d’un désert de relations. J’étais trop crétin pour attirer mes collègues, Arielle héritait de sa fantasquerie particulière. Et nous nous promenions sous les bois d’automne, les coups de fusil partant çà et là. 1987 se trouve dans un carnet pourpre et plus allongé que les autres. Il était conçu pour une autre année, tous les jours de semaine y sont raturés. Inutile de me demander sije me souviens de mes cours : mes souvenirs ne sont pas rangés par années scolaires.

    Nous allons ouvrir ce document. Est-ce que je me souviendrai du 4 octobre ? Réponse : non. De rien du tout. C’était un dimanche, ex-vendredi. Nous sommes allés à Limay. Les Simonin sont venus dîner, en compagnie de Josette.

    Ce mémorandum est aussi un agenda. Les choses « à faire » sont précédées d’un code : 4-9-9, « coupage cheveux ! » Juste avant : « inutile ». Ici, bouffée d’incertitude. Puis, 5-9-10, « lire 35 », « Le 11e Robert » : il n’a que neuf tomes. L’écriture se lit mal, raclant sur le pli de page. En ce temps-là nous lisions 35 mn ; nous en sommes à 25. L’écriture s’estimait à 70, soit le double. Jamais l’écrivain n’a pu dépasser 80mn d’affilée, ce qui le place loin derrière

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    les bourreaux de travail : Balzac, Flaubert ou Kafka. Les vanités de prétentions littéraires de Monsieur s’avèrent intenables, de même qu’une danseuse ne saura se concevoir au-dessous de telle proportion de jambes. Précision : ces 70 minutes-là, effectuées si j’en crois le cochage, devaient appartenir à « une histoire qui existe déjà ». LE GRAND HOMME A ENVIE DE CHIER. RÉSONNEZ TROMPETTES. Retour à la table de travail. Celle-ci n’est pas percée. Le numéro 6-9-11 précède « Sonia », « Toujours prévenir A » - prévenir de quoi ? Plongez dans vos carnets. Braves gens. N’ayez pas peur de ne servir à rien.

    Darcanges : il avait écrit d’énormes volumes, à moi envoyés. Il devenait aveugle, écrivait vite au crayon. Il se désolait que je ne fusse pas un moyen publicitaire suffisant : ma radio n’était ouïe que de trois ou quatre croquants. Il avait recopié des pages entières d’Aragon. Il s’en défendit, puis déclara qu’il avait eu la même inspiration que lui. « Les chaussures au blanc d’Espagne » : ça ne s’invente pas, de telles coïncidences. Il a replongé dans la boue d’où je sors. Encore une mention de « M. Robert », avec un « M », ce qui discrédite le « 11 » précédent.

    Une autre écriture mentionne « Hel- » « airy » ? Ce carnet servit à l’établissement de comptes, colonne recettes, colonne dépenses. Je soupçonne

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    une couturière à domicile ? « Lançon » : autres cliente ? « 1/2 » : demi de quoi ? Modiano décrocha le Nobel : maudit anneau ! Il avait de l’âme, lui. Moi, pas la même. Ce qu’il y a de curieux, c’est cette vanité. Cette rédaction « pour Gonel ». Un élève, avec le frère Hautbois, qui m’avait proposé un sujet de bandes dessinées dont j’écrirais les légendes. Ils sonnaient, j’allais ouvrir. Nosu discutions à égalité.

    Il n’y a pas loin de l’amour au mépris. L’élève qui fréquent un ancien prof le rabaisse, même s’il l’admire et l’aime. Plus tard j’ai retrouvé le même illustré, avec le même thème science-fictionnel. Nous allions refaire ce qui s’était déjà fait et noyé dans la masse. Funeste désir de dépasser. Obstacle infranchissable quel que soit l’âge. « Le Monsieur Robert », en liaison avec ce texte à bulles (les « phylactères »), me tint lieu d’écriture. Il n’y a pas de sot métier. Il n’y a pas de sot écrit. Ou plus exactement « qui n’exerce son influence », faste ou néfaste. Suivent contre la marge de gauche « 15-9-2 cassettes », non écoutées, et « 18-9-5 jugement sur Schaeffet, 70 mn maxi – (lettre...) ». Oui, j’ai voulu juger le sieur Schaeffer. Le vrai, le grand, avec Pierre Henri. Le même qui écoutait, en sourdine religieuse, Schubert sous son dernier étage. « Do-ré-mi-fa-sol : on n’a jamais rien fait d’aussi beau… Qu’est-ce qui m’a pris de vouloir bousculer ça... » Schubert vainqueur.

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    Il avait lu mon Corbeau du Puch. C’était « ordurier, mais sincère » disait-il. Me montrant quelque obscur placard aux ouvertures accordéoniques : « Moi aussi j’ai écrit des choses semblables, désespérées, sur les filles. Mais je n’aurais jamais eu l’idée de les proposer à la lecture ou à la publication ». Ah Schaeffer, ma propre mère lisait mes carnets personnels, et m’en entretenait à table. Avait-elle appris cela dans son école ménagère ? Donc, j’estimais aussi le recuil de nouvelles intitulé Excusez-moi je meurs. D’un homme qui se laissant glisser d’un strapontin métropolitain prononça ces mots avant de s’effondrer.

    Je lui retournais les reproches qu’il m’avait faits, d’autocomplaisance sans doute, chez moi justifiés (les reproches), nullement chez lui. Ce n’est qu’un autre jour que j’écrivis ces médiocreries, sans me douter de leur caractère mesquin de retour à l’envoyeur, phrase à phrase. Et je ne revis plus Schaeffer. Qu’importe après cela l’ « ignoble brocante : foule »…

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    L’année 88, cent ans après l’épisode oublié du général Boulanger, appartient encore à l’époque obscure où notre serviteur trimait d’un congé scolaire à l’autre, sans autres bouées que Sainte Lecture et Sainte Écriture, en dépit des

    éditochiasseurs. C’était aussi le temps de la grossesse de ma fille, que nous n’avions pas su élever, à moins que nous ne l’ayons su quand même. Les grandes vacances avaient vu nos roues sillonner l’Espagne du nord, et je ronchonnais dans les ornières professoro-familiales. Ouvrons. La page est bien garnie, je suis au lendemain de mes 44 ans, et ce jour-là, histoire de prolonger mon indispensable existence, je n’ai fumé que 8 cigarettes et demie : « Arrêter de fumer, rien de plus facile : je l’ai déjà fait une dizaine de fois ».

    Le souci de s’améliorer, remontant aux racines chrétiennes, inscrit 263,70 francs de courses, à quoi s’adjoignent 50 autres pour la « danse d’Annie », chez Colette de Mézy supposé-je. Qu’y a-t-il au programme ? « Edt » pour « emploi du temps », « à mettre désormais ». Car le premier souci dans un emploi du temps est d’abord de l’établir lui-même. Qu’il soit du jour ou du lendemain. D’abord, une leçon de hongrois. Je n’en sais pas beaucoup plus que de 31 ans en deçà, car mon polyglottisme n’est guère qu’un saupoudrage snob.

    « Trop tard pour le TUC » - « travail d’utilité collective ? » - « Bande magnétique RVS » : à écouter ? Mention de « Sonia »,

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    remontant au 30 août, car j’avais décidé de ne plus rien laisser passer de mes projets, fût-ce avec un retard d’un mois et deux semaines. « Refus » : qu’est-ce qu’elle a pu « refuser » ? du moins « attitude mitigée », excellent prétexte pour aussitôt renoncer. Dont acte. Il faut réfléchir entre les phrases. Bien mettre ses chaussons sur les œufs très fragiles. On appelle cela, Dominique, « faire attention aux Autres », ce que tu me reproches si souvent de ne pas faire… La liquidation du 29 août, Omma que j’écrivis et ne vendis qu’à 126 exemplaires, n’obtient pas de résultats probants ; la leçon, d’hébreu cette fois (hongrois-hébreu : lettre h, manque le haoussa), passe à l’as, de même le vœu pieux « Lire 25 ./ Réfec[tion] 50 » (on ne fait pas ce que l’on veut quand on travaille), repris plus bas « Lire 25 Écrire 55 ». « Retrouver les Henri Serpe pour voir s’il manque toujours les pages 10 à 28 »est resté lettre morte, à ranger sous le titre « Lettres Mortes », au pluriel.

    Et voilà pourquoi la vie se compose au moins tout autant de ce que l ‘on ne peut pas faire que des choses faites. Ainsi, « Dor à supporter, mais j’y arrive jusqu’au bout grâce à un sang-froid parfait et à une respiration lente », voilà qui est fait. Impossible de se souvenir d’un tel exploit : qui est désigné sous cette abréviation énigmatique ? ...un élève, un collègue ? Aïchouche, Hassiba, je sais parfaitement qui elle est : une jeune fille impulsive, furieuse de son 4 pour manque de plan, déchireuse de copie, déserteuse de la classe où elle revient

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    après avoir « chialé ». J’ai humilié cette fille en sortant l’ignoble « Aï-chouche moi l’nœud », sexiste, raciste, pédophile, au point qu’elle ne pouvais pas me voir, les années suivantes, sans me hurler joyeusement « Ah Coco !… Coco !... » - j’étais devenu la peur de sa vie, l’angoisse de sa vie, le clown, le grotesque de sa vie…

    « Chaque fois que je sens mes chevilles qui enflent, je me rappelle à l’ordre : « Aïchouche… moi l’nœud ! Aïchouche… moi l’nœud ! »

    C’est dégueulasse la vie. Et ceux qui la mènent.

    «Mes élèves en grec râlent de n’avoir mangé qu’un yaourt, le reste étant dégueulasse ».



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    C’era una volta uno stronzo che voleva raccontare une histoire. Il prit son memorandum de l’an 89 et chercha la St Crépin. Patron des cordonniers avec saint Crépinien, d’où la semelle « de crêpe ». Dixit le curé. En ce temps-là, Sonia était enceinte, comme on dit, « jusqu’aux dents » et devait accoucher le 30. Quant à notre précieuse pomme, elle errait à St-Ouen, célèbre pour ses Puces et par son monastère, où je fis « le tour du quartier de l’église ». Se trouve aussi là-bas l’abbaye de Maubuisson, fondée, me disent les Américains, par Blanche de Castille.

    Et tandis que ma fille vivait la fin de sa grossesse, je me rendis dans Dieu sait quel sanctuaire, « pour me recueillir ». Or il existait une troupe de bedeaux qui bavassaient, jacassaient, sans souci de la vénérabilité du lieu : pour eux, c’est une maison commune, où l’on se retrouvait jadis comme au bistrot. Les familiers d’un lieu de culte s’y sentent aussi parfaitement à l’aise que monsieur Martinet au milieu de sa salle à manger mal agencée. Ce jour-là, je ne pus me recueillir, et le rideau du temple se fendit, et la terre trembla par trois fois.

    Dans cette abbaye repose Mahaut d’Artois, ignoblement caricaturée par Hélène Duc dans le film de Balma Les rois maudits. Sa mort survint à moins de 45 ans, ce qui faisait vieux pour une fibromateuse. Un moine expliqua ce que c’était qu’un orgue, et nous régala de quelques roulades mal jouées dans une allégresse toute militaire et brutale, car il existe aussi des militaires tendres. Visiblement, monsieur le guide était à la fin de son temps de travail. Et puis

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    c’est à peu près tout. Le reste s’empile en haut de colonne sur l’agenda, marquant l’effectuation d’un shampoing. La réponse, aussi, à Édith Mongel de Strasbourg ; cette identité martiale cache peut-être une femme de Mulhouse de qui j’acceptai un baiser, mais dûment mariée, là-bas loin, en Alsace.

    Sonia, j’avais la trouille aussi, mais il ne fallait pas que ça se sache ; toi aussi, tu le cachais. Il fallait que tout se passe bien, comme il est arrivé. « Sonia 20 » signifie 20mn que je t’ai accordées, ni plus ni moins qu’autrefois. Navrant. Difficilement justifiable. Volonté de tenir l’extérieur au-dehors, seul comptant mon « recueillement », ma « présence envers Dieu », ma « crainte de gaspiller mon temps ». Mon ma ma. David aura trente ans le 30. Et puis j’ai fait de l’espagnol. Sans transition. Te quiero. Avancer tous ses pions à la fois.

    Promenade à St-Ouen l’Aumône, en voiture, sur un parking, l’abbaye et retour. L’écriture est plus petite, la ligne intercalée. Comme si je l’avais pévu avant de le faire, alors que c’est le contraire. Bonjour Gaston, que fais-tu là dans ma penderie. Je t’ai demandé d’y venir. Ah bon. Frères humains qui après nous vivez… edt – arg(en)t-m(ouveme)nts-edt S. Emploi du Temps. Tout est là. Bien quadriller. Peut-être Gaston se fait-il des emplois du temps. Le temps c’est de l’argent ? Nous surveillons notre budget, notre temps, notre corps qui est sur terre - « emploi du temps de S(onia) ? Parmi les autres choses pardon occupations ?

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    À cinq jours de l’accouchement ? Dieu mathématicien au-dessus de tout. Über alles. Toute la vie sur le même plan. Bien faire attention. Se révolter dans la discipline. Se discipliner dans la révolte. Aucune prise à l’hystérie, à la folie-qui-rôde. Trop aimer mène à la folie, au face-à-face avec soi, ou Dieu ou la mort en toute simplicité, ce qui met un « égale » entre toutes choses. « Sonia 40 », ah ah, je pressentais donc quelque chose. Mais « Cécile est là », une autre prend ma place, Fräulein Poitevin ist noch immer ihre Freundin. Est toujours son amie.

    Elle tiendra le temps de mes 40mn. Panne de la machine à interpréter. Tout n’est pas chorégraphiable. Mayröcker : je traduisais cette nobellisable. Nosu échangions de très précieux courriers, sur papier de patrons couturiers. Tout jeté. Espèce de con.

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    Il se passait des tas de choses. Nous étions encore vivants. Mon cœur battait pour la radio. C’était dans une petite rue vers l’asile, en cul de sac dans un bois miteux contigu aux bâtiments psychiatriques. Stores baissés, demi-vies dans la pénombre, tableaux précieux du musée de Prague. En ce temps-là, nous recevions de loin en loin d’obscures gloires montantes, ce soir-là une fillette de 30 ans, coiffée d’un petit béret rouge. Elle faisait gentiment sa star, flanquée (pour éviter les viols) d’un gros copain barbu.

    Elle s’appelait Isoline, avait pressé un disque, un 45t de ce temps-là, face A, face B, un trou au milieu. Tout allait s’effondrer sous le « compact ». Elle chantait très bien. L’enregistrement de l’émission existe encore, quelque part,sur bande magnétique tue-mouches, ça balançait, la voix était fraîche et juste, Isoline tortillait du cul sur son tabouret, son mec béat dans le dos. Jela trouvais mignonne, baisable et tout ce qu’on se force à ressentir quand on ne sent rien. C’était l’histoire d’une fille qui se faisait tromper par Dieu sait quel ex, une fois, trois fois, et le refrain se terminait par une descendante accélérée : « Moi je veux revenir au port ». Avec un t, imbéciles… Je n’y pense que maintenant, quel beau jeu de mot raté, c’eût été l’apogée question audimat, il est des traits d’esprit manqués qui laissent aux fins de vie des regrets cuisants.

    Les gentils, les modestes, retombent comme un soufflé. Je n’ai plus entendu

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    parler ce cette Isoline. Déterrons la mésange enfouie dans la boîte à sardines : la recherche ne livre que des écailles, de vagues relents modianesques ; des filles appelées Isoline, dont les mèches surnagent au sommet des vagues. Et 29 ans de plus. À effeuiller sa vie. Une belle petite chanson bien rythmée. « J’ai improvisé. Maints bafouillages techniques » - je m’en doute… « Waldo me dit que mon émission « a des hauts et des bas », mais que « ça va ». Il parlait donc, ce butor ?

    Une bite qui parle, qui soutient sa demoiselle, qui éprouve des sentiments, l’encourage, la soutient, lui maintient la tête hors de l’eau. Puis tout s’apaise, tout le monde au port, débarcadère, foule et disparition. « Feuilleton rigolard et pouffant », ah, nous avons dû nous surpasser tous trois, « bien chers tous trois », « elle lit de ses poèmes », Seigneur, bercez l’âme des femmes poétiques, des sauveteurs barbus, des « médiocres supérieurs » auxquels n’appartient pas le monde, soutenez, dissolvez les animateurs bourrés de whisky bas de gamme, qui jugent et qui promeuvent, trois auditeurs la balle au centre. « Arielle pense que je l’ai pas assez poussée dans ses retranchements -...quels retranchements ?) » - les moyens mous se flairent, on n’agresse pas une jolie femme, mec accompagnateur ou pas, on ne la réduit pas à ses organes sexuels, car les retranchements, de toutes, de tous, ce n’est que cela. « Ciel mon mardi sur les commerçants qui (flinguent) les cambrioleurs. Pugilat verbal assez risible ». Seulement « assez ». Que d’émissions, que d’émissions…

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    Encore un 16 novembre… croyez-vous au hasard ? 82e anniversaire de mon père mort. Un bel agenda bleu wagon-lit, intact comme il n’est plus. Une dislocation bien cachée dans les cahiers. Lundi imprécis, peut-être que « les quatrièmes » cherchent au Centre de Documentation et d’Information « des tas de choses sur la Tanzanie, le Kénya, les fauves... » Ce ne peut être le dimanche, ces serait donc le lundi, ou un autre jour. Il ne s’est rien passé. Le goût de la vie ?.

    Des choses à faire : des agenda. Premier bon point, ≠ dispute : en tête de liste, afin de pouvoir le « cocher » dès le matin. La rogne du matin évitée, peu importe si l’on se chicore dans la journée ; mais le principal écueil est contourné. Et puis, tout de même, la « fiche du syndicat » fut remplié : j’adhère. C’est bien pratique pour les mutations. Pour se faire couvrir en cas d’incivilités (« Votre comportement, n’est-ce pâââs, Monsieur Collignon... »)… Plus des corrections, des cours à préparer. La vraie vie d’Etcheverry. Et la « photocopie de la carte grise » postée.

    Nous nous attarderons peut-être sur « Évelyne allemand 6e / 3e », « report » : peut-être une de mes élèves portait-elle ce prénom désuet, peut-être ai-je préparé ce jour-là un cours particulier d’allemand de rattrapage, à la fois « petit commençant » et « grand commençant ». Elle portait le nom d’un

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    peintre : disons Fragonard. Elle était toujours assise avec Mademoiselle d’un-nom-de-métier,  disons Berger, qui se me serait bien envoyé Tu es folle disait Fragonard à Berger, qui me considérait depuis leur premier rang, sans se soucier d’être entendues. Dans ma cuisine, j’avais pris sa main. Elle n’avait pas tressailli, ni des main ni des yeux. Mais elle n’est plus revenue. Mort d’un détournement. Je l’ai revue soûle et désarroyée, « ça ne marche jamais avec les garçons ». Quand était-ce ? Modiano, sors de ce corps. Tu ne conviens pas du tout. J’ai préparé quelques exercices d’allemand.

    Un homme serait aussi tout ce qu’il n’a pas pu faire. « Pu », « su », voulu », confusions à deux balles. Deux choses faites sur 14. Manque de temps :  « Mouvements – diffusion – écrire - taper ». Abréviations et traits d’union, canon liturgique, soins du corps à même un tapis de sol. Se faire connaître, reconnaître, du fond de son CDI où ses petits treizagénaires barbotent dans les marigots en compagnie de leurs hippopotames et des crocodiles. Ne rien négliger. Plancher sur la page blanche. Et le dactylogaphier sans tarder : « Et il est si important que ça, ce petit message ?

    Mon petit message vous emmerde » répond Trintignant. L’auto-stoppeur s’évapore et trace « merci » du doigt sur la buée de la vitre. Nous faisons cours. Nos messages parviennent ou pas. D’autres par la voix des ondes : Vexin Val de Seine, vous vous rappelez ! Un petit effort ! Quartier Croix Verte ! non ? « Sonia », vous vous souvenez ? un petit effort ? pas le temps ? Petit garçon d’une paire d’années et demie ?

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    1993… Année infâme. Je dis ça comme ça. Mais j’en avais plus qu’assez de Meulan. Je ne saurais qualifier cette période. Pénible, chiante, attendant désespérément l’ « année sabbatique », enfin accordée pour l’année suivante. Ce 28 novembre était un dimanche. Il comporte, sur sa page, une liste « à faire », agenda, et à droite, une liste de choses faites, à se rappeler, un memorandum. Justement, je ne m’en souviens plus. « A. repeint » signifie qu’Arielle a retrouvé de l’inspiration. Peindre quoi ? Oublié. Passe à la télévision un film intitulé Pôle Sud. En langue roumaine, très belle.

    Et quelle langue n’est pas belle. ‘Un jeune écrivain ne se soucie que de publier et d’avoir des aventures féminines tandis que le régime Ceaucescu s’effondre. À la fin, il se dénude et jette son manuscrit feuille à feuille dans la nature ». Ce qui s’inscrit dans la lignée du Théorème de Pasolini. Qui se souvient de Pôle Sud, avec sous-titres ? Autant que ceux qui se souviendront de moi. D’où vient le souci d’éditer et de baiser ?

    Autre chose : « Trouvé Hermine vautrée sur une serviette, enfermée à clé dans placard à linge salle de bain », sans s comme il se doit. Pas de souvenir non plus. Nous venions d’acquérir ce chat, que Véra nous avait mis dans les bras. Elle se roulait sur le dos, la chatte, pas Véra, et on arrête là. Nous avons été amoureux d’Hermine, docile, ductile, comment pouvons-nous

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    l ‘oublier Pourquoi l’avons-nous négligée, quand son ventre s’est bouché ? Elle est dans le jardin, en souvenir du tsunami (2004). D’autres chats sont venus. Nous ne parviendrons pas à la perfection. Bref un dimanche paisible, précédé d’un shampoing, agrémenté d’une lecture d’ « Art Press ». Pas de relief. L’eau coule entre les doigts. « Reste avec nous Barbara ! - Si je reste je ne vous servirai plus de rien ». Les messages s’envolent sur les ondes. La radio s’appelle VVS, de « Vexin Val-de-Seine ». qui fut d’une telle importance dans la traversée de banlieue. « Réenregistrer émission Defrance ». Comment cela pouvait-il se faire ?

    Cet énergumène s’était mis à poil devant ses élèves, comme il l’avait promis s’il ne savait pas résoudre une énigme. Le texte était : « Je suis Sophie et je ne suis pas Sophie ». La réponse était « son chien », le premier verbe étant « suivre »… L’inspection académique avait suspendu Defrance a divinis, il avait dû enseigner par correspondance. À quoi servent les souvenirs ? De quoi sommes-nous faits, etc., etc. Oui, on peut redoubler l’etc., « par ironie ».

    Le dimanche est aussi fait pour les corrections, pour les cours. Toutes les vies se superposent, toutes les corrections. Il faut trouver là nos raisons d’être. Je ne serai jamais original. Tenez : « papiers échelon syndicat + Bayrou ». Le syndicat sert à connaître ses promotions, ses stagnations. Je stagne.

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    La période de Meulan reste la plus énigmatique de toutes, bien que certains aspects en demeurent vivants. J’aimerais effacer les douze années passées là-bas prisonnier de mon métier. Nous n’avions plus d’avenir que dans l’incessante répétition du même. Nous nous sommes débattus pourtant, cherchant l’agrégation, l’année sabbatique, en vérité plus rien n’était devant nous. Nous avions hérité d’une chatte « sacrée de Birmanie » aux pattes gantées.

    Véra vivait avec Didier à Étampes (château d’Ingeborg de Danemark, prisonnière et divorcée). Les deux sont venus nous voir. Ont-ils passé la nuit ? Vraisemblable, car le lendemain matin, je me souviens encore de Véra nettoyant d’un air sanctifié une petite tasse : « Je lave ma propre vaisselle », mais l’hôte nettoie tout le reste. Ils ont pesé sur nous. En ce temps-là nous avions encore des choses à nous dire. Mais nous ne pouvions pas nous désheurer : l’émission « Lumières, Lumières » sévissait déjà. Gemirendy, là-haut sur le plateau, près de l’hôpital psychiatrique. « Émission sur Dieu sait quoi ».

    Contrôle fait, le volume « 2040 » se clôt sur un 13 décembre, rien ne subsistant du reste. Et j’avais pris cette vox sépulcrale, que j’estimais si attirante, mais on ne peut plus exaspérante pour mes disciples à venir. « Moyennement la pêche » dit Didier. Dididi. Bientôt j’obtiendrais mon exeat sabbaticum.

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    Le neuf décembre de l’an 94, judicieusement repoussé en 2041, fut l’une de ces journées dont rien ne subsistera que les accidents matériels. Le ton général sous-entend une certaine sensibilité. Cela commence par un shampoing surnommé « Liège », car je lisais consciencieusement, à l’époque, un plan de cette ville et de sa banlieue : chaque double page faisait l’objet d’un ratissage systématique de les rues, carré par carré. Il serait hasardeux que je prétendisse à présent m’orienter dans cette ville sans aide.

    Nous venions de nous renfermer dans Bordeaux, sous l’effet d’un congé sabbatique : une année consacrée à la préparation d’une agrégation, que je traduisis par « année à ne rien foutre », du moins pas grand-chose, interprété par mon entourage comme excellente occasion de se servir de votre serviteur comme d’un taxi. Tout était organisé, mais à larges mailles : une petite leçon d’arabe, une promenade, un restaurant à midi. Ce restaurant fut ensuite une espace vide, puis je ne sais quelle suspension de dîneurs fantômes, pour l’éternité, au-dessus des rails d’un tramway.

    En ce temps-là régnaient sur l’établissement de bouffe deux charmantes jeunes filles, la blonde et la brune, qui ne parvenaient pas à dissimuler qu’elles se broutaient le clito à grands coups de langue. La brune jetait sur la blonde lunaire des regards de possession gourmande qui m’ont toujours bouleversé par

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    leur ardeur et leur sincérité. Mon dieu que les Hommes sont de pauvres gens. Je ne me souviens plus que la blonde portait lunettes ; elles sont pourtant mentionnées. Nous prenions souvent nos repas là, viande-purée, accueil chaleureux. Elle « nous a inscrits comme électeurs » ! à quoi ? Aux chambres constitutionnelles à partir du restaurant ? Le pouvoir déléguait-il aux bonnes tables le soin de garnir ses listes électorales ? Ou bien ne s’agissait-il que de cartes de fidélité ? Nous arrivions juste, je devais remplir et poster des « papiers de mutation », « materné » (je cite) « par la femme de l’accueil » (« l’hôtesse... ») « qui me procure des étiquettes à 4F 40 ».

    ...Une lesbienne, ma mère, et Farinelli pour finir, as-tu deviné, petit camarade, sous les auspices de quelles jouissances la journée de ce vendredi fut placé ? Obéir à l’idée de la mère, protester tout en ronronnant, se laisser pour finir émasculer dans le lait chaud… Rentrer à Bordeaux, en phase ascendante du bonheur, ce que j’ai vécu huit bonnes années de suite, ayant abandonné Paris, banlieue, « vache, cochon, couvée… » Est-ce la pente naturelle, et l’idée que l’on s’en fait, ou sa découverte plus tardive, qui façonne le profil des vies ? causes et conséquences figurent souvent le serpent qui se mord la queue.

    Plus Édipe s’imagine fuir, plus il noue le nœud du destin… proportion gardée…rester le morveux de Condé qui pleurait chaque soir de n’avoir pu gagner la

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    pièce de vingt francs promise « si j’étais sage » par sa mère… Nous partons de chez nous, pour le vrai cinéma, j’agite dans la rue les billets de spectacle, et ne me souviens plus si j’étais seul ou double de l’épouse, ni du compagnon d’alors de Java : Joël ? Près de la Médoquine, ancienne gare ? Et nous avons bien joui en chœur du film, la larme à l’œil devant le beau Farinelli, et l’extraordinaire Zylberstein. Ne pas baiser les femmes, mais en devenir une. Et se branler sur d’autres femmes. Tel serait mon plus bel épanouissement.

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    Il est tard. Je fais des erreurs. Mes pointillés s’avancent sur l’échelle des temps. Carottage 42. Mon dernier petit carnet : « Je feuilletterais mon petit carnet en disant : « Voyons voyons… pour ce rendez-vous… nous disions donc... » Je prenais le premier agenda venu. Quelle que soit sa dimension. Le sommet de la petite page, remplie serrée de petits caractères, mentionne : « Téléphone d’Arielle ce matin, opération ovaire prévue pour fin janvier clinique St-Martin ».

    Cela caracole en tête, rajouté en fin de journée, rappelé in extremis en mémoire. La mention 1, « = barré râlade », figure entre crochets. Pas eu moyen de s’empêcher de râler. « Correc[tions] cours » seule cochée. Arielle roulant d’un flanc sur l’autre de douleur dans son lit, le nôtre, celui qui trône encore sous baldaquin sans tentures. Congé demandé au proviseur, accordé sans restriction. Pourquoi me téléphonait-elle ? Période clinique d’observation ? Il me reste peu de temps. Le camion tomberait en panne. Il fallait le réparer le réparer le réparer.

    Toutes affaires cessantes le réparer le réparer le réparer. « Panne imminente ». Le camion n’était qu’une estafette, rachetée à la Gouardette, et pétaradant de toute part.



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    Messieurs,

    J’ai bien l’honneur de signaler à Vos Autorités que la page du 6 janvier 2043 n.s. se compose d’une seule notation, qui se veut vengeresse : « Atroce. Suis trop prévenant le matin, A(rmelle) met un temps fou à se lever, mauvaise humeur à peu près toute la journée ». Afin de bien mettre en garde les imprudents qui dorloteraient trop leurs épouses, et trop hypocritement. En effet, pourquoi se montrer prévenant, si le résultat en est l’humeur exécrable ? c’est qu’on en attendait une récompense, un résultat.

    De nos jours, l’habitude n’est toujours pas prise, mais la fut acquise la conscience de la constance de ces réveils tardifs et bâillatifs, depuis les archives de nos vies communes : il faut non plus tolérer mais inclure les assises télévisées en vêtements de nuit, jusqu’à des heures indues de l’après-midi. D’aucuns sots trouveront, et me l’ont bien seriné, qu’une épouse ne doit point prendre ainsi le pas sur le mâle, et se hâter vers ses diverses tâches. Il se trouve que ces acteurs du Meunier et de l’Âne, après m’avoir bien pourri la vie, se trouvent désormais hors de nos champs de préoccupation.

    Nous avons découvert, Moâ du moins, que mon épouse devait être un enfant,

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    irresponsable de quoi que ce soit hors de ses rêves et chimères ; que le lot du mari serait de travailler, à l’extérieur comme chez lui, de même que ma mère passait du ménage au récurage et du récurage à la lessive, parce que la tradition, c’était ainsi, et qu’on n’entendait jamais protester contre elle – du moins, les sourds. Ledit mari prenait très mal les choses, ca r il travaillait, lui. Il se souvenait avec amertume de cette jeune anonyme de 1968, année révolutionnaire, protestant à l’idée de sortir du schéma : « Ah mais ! » disait-elle. « Ah mais ! si je me marie, ce ne sera pas pour travailler ! Je ne vois pas l’intérêt qu’il y aurait à me marier, si je devais travailler ! » C’était en effet la glorieuse époque, ô générations futures, où tel médecin, mon beau-père par exemple, refusait que sa femme trouvât un emploi, pour ne pas encourir les railleries de ses confrères : « Tu ne gagnes donc pas assez pour entretenir ta femme ? » Une femme respectable renonçait en effet à tout accomplissement professionnel, à toute carrière artistique, fût-elle pianiste concertiste professionnelle.

    Mais utérus et cœurs, vases communicants, ont si soif de tendresses et de maternités, qu’il en allait de la vie des femmes comme d’une trace de poussière sur un buffet de piano, et telle virtuose dut torcher les mômes et passer le balai sans que nul ne s’en offusquât. Je serais, moi, le mari modèle, qui laisserait libre liberté aux aspirations artistiques de son épouse. Une fois de plus, je ne devais pas me plaindre.

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    Le 29 janvier 2045, je suis monté à vélo pour la dernière fois, et, je l’espère bien, de ma vie. C’était le trajet Mérignac-Pessac, sur piste cyclable en majorité. Deux choses m’ont tout de suite sauté aux cuisses et aux poumons : d’une part, toujours devancer les voitures, et même, brûler (prudemment) les feux rouges ; sinon, le cycliste ne quittera jamais la zone des gaz d’échappement et du bruit des moteurs. D’autre part, pédaler augmente la vitesse, mais aussi la fatigue. La question se pose de savoir s’il vaut mieux arriver plus loin ou plus vite en cherchant le souffle au fond de ses poumons et ses jambes sous les crampes, ou bien ne pas se presser, en conservant la bonne humeur et le sourire.

    Ajoutez à cela l’inconfort : la selle scie le périnée, vous explose la prostate, et vous donne l’impression de n ‘être que deux moitiés de profil, reliées par un pont osseux particulièrement douloureux. La moindre dénivellation est un supplice. Arrivé chez Julia et Stoffl, je me suis reposé, racontant mon Odyssée. Ils étaient très heureux de me voir. Malheureusement, les antennes sociales nem sont pas très développées : impossible de savoir si je dérange ou si je plais, si je veux m’en aller par égard pour mes hôtes, ou parce que simplement je m’ennuie.

    Ceux qui éprouvent les mêmes incertitudes se reconnaîtront. Il ne s’agit

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    nullement ici de narcissisme. Stoffl m’entretint de sécurité sociale, Julia se vanta, ironiquement, d’avoir été augmentée de 30 centimes de l’heure. Victor, huit ans, présentait une pâleur problématique : depuis, j’ai appris qu’il était angoisseux ; mais en quoi la venue d’un cycliste pouvait-elle l’angoisser ? Est-ce que je survenais au milieu d’une séance de dressage d’enfant ? Je suis reparti au bout de vingt minutes, ou bien pour ne pas déranger, ou bien parce que je m’ennuyais. Les parents m’ont retenu : « Tu viens à peine d’arriver ! » Cela ne semblait pas une politesse, mais sincèrement éprouvé. Peut-être les ai-je quittés cinq minutes plus tard, en supplément, mais ces rallonges ne satisfont personne.

    Voyez-vous, quand un cycliste calcule vingt minutes, c’est vingt minutes.La prochaine fois, il en calculerait 25. Mais il n’y eut pas de prochaine fois, ni de cyclisme supplémentaire. Les aller-retours se firent en voiture. De 45 à 67, soit 22 ans, à raison d’un trajet par semaine en moyenne, 22 x 52 = 1144, soit 1144 mots de passe à l’interphone, et l’instauration d’une habitude peut-être sclérosante. À l’instant même l’éphémère cycliste vient d’affronter la redoutable épreuve de l’entretien oral : quand faut-il parler, quand vaut-il mieux se taire ?

    Ne devons-nous pas alterner les centres d’intérêt, tantôt de l’un, tantôt de l’autre ? Nous savons déceler ces petits signes qui marquant les velléités d’indépendance : doigts, poignets, espace entre les phrases. Mais l’incertitude

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    domine. Un Noir nommé Lamont balaye le sol d’un hôpital à Chicago ; il se sent importun, et ne veut pas se faire voir ; le mieux est de passer pour un balayeur invisible. Il est tout surpris qu’un vieux juif du 9e étage lui confie ses souvenirs d’Auschwitz et autres villégiatures… C’est parce que seul un Noir peut comprendre et accepter les traumatismes subis par un autre persécuté.

    Le Noir lui non plus ne sait pas s’il fait bonne impression. Un Afro-américain peut donc, au bas de l’échelle, éprouver des états d’âme, et penser, imaginer, se demander si, et autres fariboles de l’esprit nullement réservées aux intellectuels. Ce qu’il faut, c’est se concentrer sur ce que l’on fait, sans laisser libre cours à la cavalcade sub-crânienne qui vous bouffe.

    Les chevaux du cerveau galopent sans relâche.

    Les cyclistes aiment-ils les chevaux ? Pas que je sache. Aucune statistique probante n’est établie à ce sujet. Il est bon de parler aux chevaux. Ils remuent leurs oreilles en cornet, très sensibles au son de la voix. Jadis les cyclistes étaient cavaliers, quand les vélos n’existaient pas. Ils ne dépassaient pas les 40 à l’heure. Notre personne plafonnait à 15, pépère, et mettait pied à terre aux moindres côtes, sauf celle Nontron, montée tout entière au grand braquet. Le physique n’est plus ce qu’il était. Adieu vélo, adieu cheval, que je n’ai jamais pratiqué, parce qu’il me fait peur.

  • ELIAS ELS

    BERNARD COLLIGNON ELIAS FELS

     

     

    Veuillez trouver ci-joint sur Elias Fels (1714-1785), musicien allemand, une recension de documents. Ils sont restés fragmentaires. La biographie dudit musicien s'articule à la découverte, vers ma vingtième année, de la musique dite baroque, avant sa vogue ultérieure. S’ensuivit donc en juillet 2013 n.s. en pompeux « Avant-Propos » où l’auteur tentait laborieusement des parallèles plus ou moins convenus entre certaines recherches contemporaines, sommairement qualifiées de sérielles ou dodécaphoniques, et les œuvres obscures et prémonitoires d’un certain musicien brémois du Siècle des Lumières (Zeit der Erklärung) : ELIAS FELS.

    Dans l’esprit de la résurrection d’Antonio Vivaldi, l’auteur attribuait à son ectoplasme un décès suffisamment précoce (1785) pour éviter les poncifs des épisodes biographiques prétendument révolutionnaires, susceptibles toutefois de laisser présupposer quelques effluves de la sensibilité nouvelle. Voici donc cet Avant-Propos, intitulé  En guise de Préface, auquel nous nous en voudrions de retrancher la moindre ligne.

     

    « Dire que le musique contemporaine corsète ses élans au sein d’une cacophonie énigmatique, était le leitmotiv des bien-pensants voici quelque trente ans, et l’est resté pour le commun.Ce dernier dut se contraindre à subir sans broncher, pêle-mêle, les gargouillis d’un Berrio ou d’un Globoka désormais bien délaissés ou autres grincements très précisément aussi mélodieux que du verre pilé au fond d’une lessiveuse. Le public ne tousse pas, pour Luigi Nono. Moins qu’à Beethoven. En tout cas bien moins que pour Buxte-Hude, lorsqu’à la fin du premier mouvement de sa 4e sonate pour cordes en ut dièze mineur augmenté l’instrumentiste remet un peu d’huile goménolée sur son archet pour le maestoso gomenolo (rires).

    « Loin de moi le projet d’infliger au lecteur, en tête d’un ouvrage sérieux, la sempiternelle démonstration de la relativité de la notion mélodique, et des relations plus

     

    qu’étroite associant « admiration » et « accoutumance ». Nous nous contenterons donc d’affirmer que tous, qu’ils se plient à la mode ou se lâchent la bride, recherchent malgré tout, derrière les chatoiement hiéroglyphiques de la polyphonie voir de la dodécaphonie »- le gros mot est lâché - « ce qui demeurera, par delà les lubies, l’essence de la musique : les pulsations d’une âme et d’un corps » .(vifs applaudissements).

    «  C’est, après un siècle tumultueux où un Berlioz, un Schubert, un Brahms, se sont catapultés au firmament des gloires musicales, le virulent, l’insidieux – l’intolérable retour en force d’un traditionalisme qui, depuis Schlickenstock, semblait révolu. Dans les arcanes contrapunctiques de Bach ou d’un Bodin de Boismortier, nos contemporains ont trouvé matière à de nouvelles recherches, insolites – ou horripilantes – de Boulez, de Ballif, œuvres aussi parfaitement structurées que rigoureusement incompréhensibles puisqu’il n’y a rien à comprendre – voire inaccessibles (vives réactions ; une vieille dame s’évanouit ; on l’emporte).

    « Regain d’intérêt pour le XVIIIe siècle. On redécouvre Corelli, on déterre Vivaldi, on saute sur Tartini.

    Enfin l’oubli honteux baisse son glaive obscur

    (murmures admiratifs)

    « Dans les combles d’une abbatiale, sous le froc d’un moine » (« C’est un scandale ! - Chut !! »), dans les archives d’un hospice, en Lombardie, en Bavière, on découvre des manuscrits, empilés, froissés, balafrés, on déchiffre des portées à demi délavées. Les ventes de la Deutsche Grammophon, de l’Archiv Produktion, montent en flèche (applaudissements)

    « Et voici qu’il y a trois mois, une nouvelle révélation s’est faite au grand jour ; Karlheinz Stockhausen, qui parmi les premiers a étudié Fels, a exprimé sa stupéfaction admirative d’y découvrir, avec deux siècles d’avance, des formules que seul Sravinsky dit-on eut l’audace d’appliquer:structures poly- ou atonales, emploi percutant des percussion – sans pour autant désavouer une tradition directement puisée dans le giron schützéen.

    « C’est ainsi qu’Elias-Théobald Fels, embrassant quatre siècles de musique, de 1590  à nos jours, lance le pont suspendu entre la Renaissance Italienne et la Nouvelle Renaissance que les esprits éclairés de notre temps s’efforcent de susciter (vifs applaudissements – rappels – intense émotion – des larmes coulent). Un second avant-propos, sans doute postérieur au premier, présupposait chez le lecteur une indifférence, voire une hostilité, qu’il s’agissait d’épointer. « Le lecteur sans pitié », commençais-je, « lit pour s’instruire ; quinteux, l’œil torve, il considère le jeune Elias sans aménité : cheveux blonds en copeaux, frais, le regard vif ; plus tard, l’abdomen alourdi ; le verbe haut, et prisant dru ; vieilli enfin, rhumatisant, gravissant d’un pas lent ses derniers échelons, séduira-t-il davantage ? (…) tu liras, comme tu le crains, des épisodes vertueux, mais aussi du pathos (...) » et l’auteur de poursuivre :

    « Tandis que les paysans meurent de faim autour du château, notre compositeur aligne ses ritournelles à faire pâmer les marquises. Que si les marquises t’indisposent, il te faudra brûler Haydn, qui composa pour les Esterházy ; Haendel, qui composa pour les puissants de Londres ; brûler Mozart, pour Mgr Colloredo, archevêque de Salzbourg. Baptisé le 5 mars 1714… mais avant tout nous le verrons mourir : cela satisfera ton goût du document. »

    Et l’auteur d’ajouter qu’il suffisait alors, éventuellement, de « refermer le livre ».

    I

     

    Le récit commençait donc par la mort du héros, dans le même style que précédemment : le compositeur Elias Fels, âgé de 71 ans et couvert d’honneurs, gravissait péniblement l’escalier en colimaçon, comme il se doit, menant au buffet d’orgues de la Jakobikirche de Lübeck. Son aide, un jeune garçon, le précédait dans cette ascension, où le vieil homme s’essoufflait. Le ton de cet ouvrage se voulait sérieux, et l’ironie ne transpirait qu’à peine. Toujours est-il que l’acolyte gagnait la soufflerie, d’où il pédalerait comme un damné, dans une cage d’écureuil peut-être, d’où l’auteur s’imaginait que partait l’air destiné aux tuyaux : il ne s’était pas documenté, estimant que la documentation nuirait alors à la narration (la grande évidence, pour un écrivain, était avant tout de narrer) – l’aide actionnait en réalité d’énormes soufflets sur une surface plane à grand renfort de muscles des cuisses. Le maître Elias Fels gagnait la pièce contiguë pour s’installer aux claviers, maniait les tirasses et se lâchait dans un « grand jeu » ébouriffant. Et l’auteur d’échafauder les métaphores, transposant tant bien que mal ses impression musicales en termes littéraires. Soudain c’était une délirante cacophonie qui se déclenchait sous les voûtes de la Jakobikirche. L’assistant se précipitait,toutes les notes se chevauchant, sonnant à la fois. Le chapitre suivant se présentait comme suit, dans sa flamboyante maladresse :

     

    « Octobre 1785. La Marienkirche de Lübeck » - celle de Buxte-Hude, plus glorieuse encore - « pleut de toutes ses briques » [sic]. « La bruine suinte du porche sur un homme gris, voûté, perruque plate. Sa main cherche la serrure d’une porte rouge, dans un coin du narthex. Le loquet cède. Dans ce réduit imprégné de ranci s’amorce l’escalier de tribunes, qu’Elias entreprend de gravir. Les degrés conservent le creux des pas une poussière crissante.

    « Elias souffle souvent, reprenant sa respiration d’asthmatique sur la rampe de fer. Parvenu à la marche palière, il pousse un battant : l’orgue gît là, luisant, touché par la lumière d’un quinquet. Penché par dessus la nef, Elias, accoudé sur des balustres, sent monter vers lui le cri muet,la froide haleine encensée de ce gouffre d’où sourd, lointain, le reflet rouge du tabernacle »

    (quand il s’apppuie « aux balustres »,soudain « la nef s’éclaire », le jour court « sous les nervures des voûtes » ; au-dessus d’un « buisson de cierges » se met à « palpiter » la statue d’un apôtre, etc.)

    « Elias remonta les trois marches qui le séparaient des claviers. Une suffocation le couvrit de sueur, le contraignant à une longue station. »

    Plus loin :

    « Le garçon l’attend au soufflet. Elias prend place sur le long tabouret de velours rouge. Le souffle de l’instrument s’éveille, comme une douleur comprimée. Alors, « d’un geste de prêtre » [sic] la main droite d’ Elias se pose sur le « bas clavier » [re-sic]. Quelques notes étouffées de la main gauche émettent un douloureux discord « submergeant par les basses » ; de cette masse » se détache une « guirlande fuguée » sur trois notes sans cesse reprises et combinées. »

     

    La substitution entre crochets du présent de narration à ce pompeux passé simple ; les guillemets encadrant les expressions mal venues, les « sic » par lesquels nous avons voulu ménager la susceptibilité du bon goût ainsi que la disposition des lignes en « espace 1 » auront suffi nous n ‘en doutons pas à signaler à nos lecteurs les réserves que n’auront pas manqué de signaler à nos lecteurs les réserves que suscitent en nous des lignes si juvéniles. Il me fallait toujours commencer deux fois les choses ; à moins qu’il ne s’agît plus simplement, plus rudimentairement, d’éliminer un frère aîné que l’auteur n’a jamais eu, avant que le Héros ne volât de ses propres ailes. ÉLIAS FELS, ROMAN, s’ouvrait ainsi sur des funérailles, celles d’un principicule germanique évoqué in La vie quotidienne dans les cours allemandes du XVIIIe siècle de l’immense et regretté Pierre Lafue : obsèques grandioses, pages définitivement perdues, à tout jamais.

    Ce fut un carrousel nocturnede cavaliers dadouques porte-flambeaux, s’éloignant, se frôlant, dans une cavalcade infernale (détaillée longuement). À la faveur de cet enterrement du Père s’enfuyaient ÉLIAS & ÉLIPHAS , qui avaient tout à perdre du changement de règne ; privés, déjà, des gratifiantes funérailles. L’aîné s’était assurément attiré quelque méchante affaire àla Cour du Feu Roi, redoutant le cul-de-basse-fosse. Or dans cette fuite vers une frontière nécessairement proche, ÉLIPHAS en personne tomba de sa monture et, de sa flûte à bec passée dans sa ceinture, se perça l’abdomen. Il agonisa longuement, recommandant à son cadet de retourner malgré tout faire son chemin parmi la cour : Que ma disgrâce ne passe pas sur toi. Par un second retour en arrière appelé analepse, nous montrons le jeune frère « jouant folâtrement de la flûte » à la fenêtre ouverte du petit pavillon qu’il partageait avec ÉLIPHAS, tandis que ce dernier le surprenait, le désignait en cachette (Voyez ce jeune Faune) à son Kapellemeister attitré. Jamais le cadet n’était quitté des yeux, ne fût-ce qu’un instant, fût-il même avachi dans un fauteuil. ÉLIAS fut-il satisfait de la mort accidentelle de son Big Brother ? c’étaient là des pages d’une immortelle fraîcheur.

    Ce maître de chapelle donc, Herbert Rogmann, appartenait à Sa Majesté Karl-Eugen, pas encore Feu, roi de Souabe, invention pure. Éliphas (reprenons la typographie usuelle) se trouvait déjà, en sa vingt-cinquième année, en position de disputer la place au Kapellmeister lui-même ; avant de mourir si misérablement, c’était un excellent musicien. À la mort de Rogmann, Éliphas lui succéderait, chose réglée. « Il n’est jamais agréable de connaître son successeur » disait le titulaire, « fût-on encore loin de la mort ». L’ignorance des usages de cour entre subalternes autorisait à supposer que Herbert Rogmann pouvait se faire conscience et scrupule de venir donner à son successeur (d’aucuns disaient « recevoir ») une leçon bimensuelle en son pavillon, « ne fût-ce que pour lui rafraîchir la hiérarchie » : « Les flancs de sa lourde stature » lit-on dans le manuscrit « s’adaptent si bien à la porte que celle-ci ne laisse plus passe la lumière : seule se découpe une tête mafflue, nimbée de contre-jour ».

    L’ombre du Maître vient se découper sur la partition d’ÉLIPHAS Fels.

    Voici sa titulature :

    Noble et Puissant Seigneur

    Herbert Rogmann

    Graf von Hützeldorff

    und Barstatt-Mandegen.

     

    La chose est dépourvue de toute vraisemblance.

    ...Comment un personnage si hautement titré, etc. (« eût-il pu se contenter d’une simple charge de Kapellmeister, et s’abaisser à visiter un Eliphas Fels «en son pavillon particulier » ? ) - la Vérité, rien que la Vérité : J’avais épinglé sur la porte A – A –1, la mienne, en deux mille cent dix, cette identité usurpée, sachant que devait me visiter un Père Noble, afin que je dispensasse à sa fille une série de cours particuliers d’allemand ; il avait manifesté son étonnement de voir ici loger, en cité universitaire, un Comte ! Une fois mise cette innocente supercherie sur le comPte de la fantaisie, nous avions ri tous les deux.

    C’est ainsi que pour trois francs de l’heure j’eus l’honneur et l’avantage de consolider les connaissances germaniques de Mademoiselle sa fille, avec le secours d’un indémodable Bodevin-Isler. J’appris par la suite qu’elle me trouvait « amusant » (« ridicule », disait Balzac) -

    - ...bref : Je trouvais réjouissant que ce maître de chapelle, au XVIIIe siècle, s’affublât d’une identité aussi extravagante. « Sa Calvitie tente un sourire » (Frédéric Dard)

    « Et la mer sur son front en dunes se figeait » (Ezéchiel, 8, 14) . « Une lave écarlate cuirassait ses joues couënneuses ». «Il s’avançait, grave et potelé, tendant à Eliphas « dont le violon pendait à bout de bras » une main « rondouillarde, rosâtre et moite ; parfumée, aux ongles taillés en rond ». Répétons, cher ami, voulez-vous ? disait-il. Le gros beurré portait, comme une chaloupe au flanc d’un navire, un étui de bois verni où se voyait, comme un enfant dans un cercueil, capitonné, un stradivarius. Eliphas répond Bien Maître.

    Rogomus (c’est son nom) levait son violon en aspirant la poussière du lieu (le petit pavillon du fond de parc), jetant un coup d’œil réprobateur sur la pagaïe universelle. Calant l’instrument sous sa bajoue gauche, il pinçait les cordes. Précisons qu’Eliphas l’Aîné est gaucher, bien qu’il n’existe pas de succession de cordes spécifique pour cette catégorie de musiciens. « Eliphas » mentionnais-je « conserve parfois, après jouer, cette inclinaison de la tête et du cou » - Eliphas en ce point ressemblant au jeune Alexandre. Les deux violonistes interprètent un duo de Rogomus écrit contre son gré. Eliphas avait dit à qui voulait l’entendre que Rogman faisait bien « Vieille-Souabe » (alt-schwäbisch) (qu’il en tenait encore pour Jean-Sébastien Bach ou Schütz) et dirigeait bien digestivement (en français dans le texte) sa formation (en ce temps-là le premier violon guidait lui-même ses collègues). S’il commandait, lui, Eliphas, l’orchestre de Sa Majesté, « l’on entendrait assurément bien d’autres choses ». C’est ainsi que Rogomus, « encore Kapellmeister, verdammt ! et pour longtemps », avait concocté ce chef-d’œuvre poussif, une Sonate pour deux violons d’une originalité de bon ton ( « les auditeurs aiment à être surpris par ce qu’ils connaissent déjà »).

    Eliphas tient le second violon.

    « Les dix premières mesures à l’unisson, Herr Fels, puis je prends les dessus » - mais Eliphas pique son thème de suraigus, de pizzicati, etc., « Zezi n’est bas dans le texte » - Je pimente, maître, je pimente - « Bas de bimentatsiônn Bitte schön – bref Eliphas présente sa variante, et bien entendu c’est deux fois mieux. Rogomus hoche la tête, la place se rend bien. Le texte était plus long dans la première version, Eliphas objectait que « la partition n’[était] qu’une pâte molle, à quoi « plusieurs cycles de répétitions ne lui [avaient] pas encore appliqué le sceau de l’immuabilité (der Unveränderlichkeit) « mais le public aujourd’hui veut du Sobre. Nos lecteurs n’a plus le temps de s’attacher à de fines notations narratives, à des dialogues (« ...Simple suggestion, Maître : si nous reprenons à la 38, nous avons par exemple... » ) - qu’est-ce qu’il en a à f…, le lecteur, des « reprises à l’octave », « à la douzième » (!) avant de retomber « sur le thème ».

    ...Rogomus dit « Je réfléchirai », sans accent, c’est lui qui va signer (Herbert Rogman, Graf von Hützeldorf une Barstatt-Mandegen) – nous avions composé une petite scène légère et bien réaliste, avec le gros qui s’essoufflait à presser la cadence, qui se plantait dans les impro (on disait, justement, « la cadence ») et qui s’exclamait Tenez, fous êtes drop fort bour moi ! - tout le monde parlait français en ce temps-là.

    Bien la peine vraiment de faire dans la psychologie à deux balles, de bichonner le beau rythme (« Le Kapellmeister transpire, baisse les yeux avec componction, se berce sur son violon ; s’assoit ; Eliphas l’imite, et les eux musiciens de s’essuyer le visage en soupirant). C’est que j’y ai cru, moi ? J’écrivais « faux naïf », je montrais le gros Herbert vautré sur son fauteuil crapaud » - « première apparition fin XIXe, c’est fou ce qu’on s’instruisait dans le Robert). Le Maître de Chapelle (c’est Kapellmeister en moins schleuh) jetait un regard sur « l’éboulis de meubles houssés » qui les coinçait là – juste la place pour remuer les coudes entre porte et fenêtre plus un petit clavecin de Cristofori quand même…

    Eliphas suit son regard vers les housses et (humour) les soulève l’une après l’autre voyez, Maître – aussi facilement que les jupes de femmes ! - Oh! les femmes ! suffoquait le gros homme (« partagé », précisais-je, entre « l’indignation » et une terreur « d’apoplectique ». Là-dessous une bergère, là un fauteuil, une table de jeu, un bourdaloue gueulait Eliphas - « vase de nuit en forme oblongue, utilisé par les dames, dans le fond duquel étaient parfois peint un œil » - le Grand Robert est soupçonné d’avoir brodé sur la stricte défiition. Bref notre musicien [qui va mourir] déploie tout son talent, et feint de découvrir « sous un pan de tissu » des pêches, que le gros Rogomus (« il dégrafe son col ») accepte volontiers.

    ...Les deux hommes assis face à face, cuisses ouvertes pour éviter les taches de jus, avec des mouvements très-précieux, puis recrachant les noyaux, en visant bien, dans le bourdaloue. « Mais comment », intervient Rogomus en découpant sa phrase, « supportez-vous – de vivre – dans un tel capharnaüm ? » Il soupire, accablé de chaleur, suggère qu’il faudrait une femme, en effet, à « son indiscipliné disciple », « ne fût-ce » joute-t-il « que pour vous mettre du plomb dans la cervelle » - Eliphas Fels n’est pas mort d’une balle mais d’une flûte. « Pour ce qui est des femmes, je connais mon affaire. » (voix de fausset) (falsetto) mais je ne les ramène pas à la cour. ». Les maritornes de Rogomus, stipendiées, y produiraient en effet le plus fâcheux – effet.

    Rogomus se rengorge en pouffant et tourne subitement la tête : sur le gravier de l’allée fiochouille (fâcheuse précision d’onomatopée) la galopade du jeune frère, ÉLIAS, qui survivra : il fait son entrée tumultueuse, « les boucles argentées retombant sur son visage poupin ». Il porte une perruque poudrée « à frimas », trébuche sur le tapis ; se jette hors d’haleine sur un fauteuil déhoussé. Pour empêcher de fuir le Kapellmeister, Eliphas l’Aîné lui presse le bras, tandis que le cadet s’enroule dans le fauteuil au mépris de ses poumons : « Je ne sais même pas pourquoi je courais » il halète. Rogmann le fixe. Eliphas le fixe. Le cadet subit le regard de l’aîné. Ce sont des yeux lointains et terrifiants, une tête triangulaire, première et dernière indication physique.

    D’un signe Eliphas indique au Kapellmeister qu’il reprenne avec lui la Sonate à deux Violons, et premiers accords de couiner. « Voyez-vous » dit le gras homme, « je suis parvenu à l’âge respecté de soixante ans (sechzig Besen) et j’en suis encore à me demander / après tant et tant d’années / à quoi ça sert de vive et tout / à quoi ça sert en bref d’être né François Béranger. »

    Le jeune frère ne voyait d’Eliphas que les épaules et le bout de l’oreille pointant sous la perruque. Soustrait à ses regards, le cadet revivait. Mais l’admiration décoinça une jambe de sous ses fesses, « et se fit jour dans son âme subalterne ». L’Aîné joue admirablement. C’est une chose acquise, un point d’appui dans la volatilité de l’existence. Et les duettistes, à l’issue de l’allegro, se saluèrent en mutuelles congratulations : Rogomus raide et guindé pour masquer son respect, Eliphas… parodique. Ici s’introduisent quelques réflexions convenues sur les jeux sociaux, et un retour sans grand à propos sur le malaise d’Elias : pendant que les Grands jouent, le petit pense aux yeux d’Eliphas, «attentifs aux altérations », précédant immanquablement (battements de cils, pincements de lèvres) le jugement sans considération. L’adolescent se trouvait ainsi dans un mouvement permanent de contorsion, où s’entrelaçait l’aspect le plus naturel possible voyez comme ce petit singe prend toujours des attitudes bizarres. Rogmann aux inexprimées pensées accentuait son expression scandalisée ; dès qu’il cessait de violoner, il exposait un air scandalisé : c’était sa façon. « Rendons-nos à la chapelle, Herr Kapellmeister. ; je tiens au bout des doigts une espèce de madrigal au clavier, je serais très heureux d’avoir votre sentiment. » Le pas des deux musiciens décroît sur le gravier.

    Elias se lève d’un bond, rafle une flûte traversière toute raide - « cataleptique lézard de mercure » - sur le buffet de clavierse plante devant un miroir.

    Qu’est-ce qu’ils me trouvent tous ?

    Il faut se regarder soi-même afin de déjouer les pièges.

    Position de jeu

    Quelques grinçûres pour trouver le souffle.

    Quelques grimaces. À présent le son juste, velouté, griffé de tendresses.

    Quand ELIAS FELS rencontre au-dessus de l’argent son regard brun (Jean-Jacques Rousseau de Ramsay) il lui vient une moue frémissante, et si les femmes aimaient les hommes elles aimeraient celui-là. Elias suspend son haleine, et fixe pour sa vieillesse le premier jet de ses quinze ans.

    Dans un secrétaire il conserve roulée serré une copie de Moreau le Jeune Marsyas rivalisant avec Apollon.

     

    Description

    Le Faune assis sur un roc de théâtre gonfle ses joues moricaudes et semble, de toute la force de ses pupilles, puiser le suc de la Terre Inspiratrice. Apollon, lyre négligemment posée sur la hanche, attend la première défaillance pour écorcher (apodéreïn) son rival aux basses branches d’un figuier.

     

    Morale et Comédie

    Elias à tout jamais prend parti pour le Grand Satyre, qui a pu se mesurer au Dieu : vaincu mais dans la gloire. Il conserve avec soin quelques œuvres dissimulées portant en bas de page le paraphe ténu

    qu’il a imaginé pour Marsyas…

    Aujourd’hui je te serre de près, Apollon !

    Il se campe abat son instrument comme un fléau d’argent – trilles de tierce, renversements ; thèmes ébauchés, délaissés, repris – poncifs – poncifs – reprise de souffle. Réussi. Muse, gloire ? son nom sur les lèvres des princes ? - une ligne prometteuse, un porté sans faille – mais c’est – le Concerto !

    Je savais bien que j’en serais capable

    ROGMAN même m’engagerait – sans mon frère (« Kapellmeister ou rien », usw.)

    Elias Fels 15 ans cesse de jouer, jette un long regard sur l’allée qui file en perspective entre les « bibelots floraux » du jardin, repose la flûte et regarde sa main – s’il y découvre une étoile, même toute petite, il sera marqué par le destin. Secoue la tête. Frappe du pied, fredonne – flûte et clavecin, timbales et la grand-bande des violons – tutti – dernier accord – ovation – bouquets – bravos - (« les

    - le penseur, plongé dans la rêverie où l’a jeté l’artiste ; se réveille pour applaudir en rattrapant son lorgnon, se mouche d’émotion, se tartine de morve ;

    - le critique fait la moue, lève le sourcil, ride le front, mais il encense, pour finir (à la chevaline) : « de la bonne avoine, de l’excellent avoine ...ce petit, tout de même ! » (aux voisins) « ça vous a quelque chose dans le ventre ! »

    - l’enthousiaste : Elias se renverse dans la bergère à même la housse, trépigne à briser les ressorts, jette alentour des regards furibonds ;

    - la mère, salivante : Cher Henfant – cher Maître ! …que je vous embrasse ! »

    Elias s’enfuit.

    La salle se vide. Le cortège s’éloigne., avec lui le jeu. Elias sur sa housse froissée se rattrape aux nuages qui s’effilent, se lève et passe au clavecin, les Cis clapotent, les échos grêlés s‘étouffent dans les tentures.

    Un rire acidulé soudain

    Qu’est-ce à directement

    C’est SINKEL, c’est la petite sotte à la fenêtre, Elias se précipite, la fille est déjà loin, il a devant lui la longue allée sablée, la cime des frênes « qui griffent les nuages ».

     

    Le 25 mars 1740, le Roi mourut.

    Il semblait ne jamais vouloir finir. Trente années de règne.

    Eliphas, frère aîné, a frémi. Logé au bout du parc dans un pavillon d’angle, à l‘écart, encombré, jalousé, il évoque ces soupers déshabillés où le feu Roi paraissait au dessert, entre les sucreries et les ribaudes ; l’aspect compassé du feu roi Gerhard contrastait avec ses mœurs nocturnes.

    Pour ces soirées-là, c’était au musicien qu’il s’adressait. ELIPHAS craint par conséquent :

    - de réintégrer l’internat de l’orchestre

    - de se faire bastonner pour ses insolences

    - ou même emprisonner pour avoir en son temps conseillé si l’on peut dire telle ou telle pucelle au roi donc conclut-il nous partons sans assister aux funérailles de sa Majesté.

     

    Eliphas a déjà le chapeau sur les yeux

    Dans la remise attenante il prend son manteau bleu jeté sur sa livrée , ce qui jure. Le jeune frère s’inquiète à la vue d’un plumage nouveau, annonciateur d’exil et de tempêtes. Eliphas vide devant lui l’armoire sur le sol. ELIAS se redresse sur le fauteuil, une jambe pliée l’autre tendue. « Deux jours qu’il est mort, dit Eliphas, deux jours que je vais tête baissée ». Il retrousse les housses, jette à terre habits, manuscrits ; chausse des éperons par-dessus ses souliers de Grand Laquais.

     

    Il est très résolu. Ses éperons cliquettent sur les tommettes. « WILHELMINA ressort

    rt de sa taupinière – tu te rends compte ? »

    Elias ne dit rien. L’aîné repousse du pied la partition. Enroule un seul manuscrit autour de sa Blockflöte, qu’il enfouit dans sa poche (un Requiem) - « Haha ! Je donne à la cour six mois pour grouiller de Jésuites ! » En se retournant, il ne peut s’empêcher de sousire : ELIAS, dans son dos, s’est doucement mis sur ses jambes , et devant son petit secrétaire empile avec soin son linge, ses cahiers de portées, sans oublier la gravure de Marsyas le Satyre. « Non ELIAS, fait l’aîné doucement, il faut laisser tout cela ; crois-tu donc qu’un carrosse nous attend à la porte ? Nous partirons sur nos chevaux… un peu empruntés…

    - Et les brigands ?

    - Les brigands sont à la cour. Nous partons, c’est deux de moins.

    Elias ne sourit pas.

    Eliphas lui pose les mains sur les épaules :

    « Écoute. Nous partons pour Hülstedt – à 3 lieues par les bois ; Maxim nous attendra, pour nous faire passer en Autriche – et puis... » - il fait sauter de sa poche un pistolet de bonne taille – Elias sourit faiblement - « sais-tu où ils seront, cette nuit, les brigands ?. Aux funérailles… on y boira, ou y banquettera gratis pro Deo, on y coupera bien des bourses…

    - Pourquoi n’y allons-nous pas ?

    - Deux bons argousins, la main au collet…

    Eliphas repasse devant le clavecin, effleure les touches noires pour un accord d’adieu – tire brusquement du bas d’une armoire une bourse garnie qu’il lui lance :

    « Ta part ! …à présent vite…

    Les chevaux. Le portail en ruine. Au loin le canon funèbre. Soudain, au détour d’une allée vingt fois descendue, la branche horizontale à hauteur d’homme et le cri étouffé par le sang d’Eliphas, abattu sur l’herbe et poitrine craquée, l’aine poignardée par la flûte en bois. À intervalles réguliers le canon tonne. Les factionnaires devant le perron du palais. Une double haie de gardes sinue de part et d’autre de l’allée jusqu’au sommet du tertre funéraire. De part et d’autre des marches à double révolution se massent dans la pénombre les cavaliers de l’escorte. On devine plus sombre le char tout attelé. Déjà sur les chevaux s’enflamment quelques torches dans le noir poisseux. Toujours le canon. Les lueurs blêmissent le premier rang des gardes ; les baïonnettes luisent suspendues au-dessus des têtes jusqu’à l’orée des taillis. La résine grésille et les chevaux renâclent. Et sur un coup de canon la façade entière s’embrase. Montrant à l’intérieur une foule de serviteurs tenant chacun sa torche, qui dévalent des deux côté le grand escalier pour se poster autour du char funèbre.

    Au commandement les cavaliers enflamment à leur tour leurs flambeaux – droits sur leurs selles – de proche en proche, jusqu’au sommet du tertre. Le cercueil paraît en haut des marches. Porteurs et Cercueil descendent le plan incliné entre les deux hélices, accompagnés de musiciens de part et d’autre – tambours crêpés, trompes, cordes, tous en grande livrée, puis le clergé s’écoule par la porte palière. À droite du corps vient à l’amble l’alezan porte-timbales ; quand elles commencent à rouler, la symphonie fait silence, le vent se lève, le canon passe sur la foule hagarde, puis monte du clergé les prières des morts. Tous les gens de cour alors descendent à la suite le double escalier ; il envient encore du haut des marches quand la tête du cortège atteint déjà les grilles de Solitüdenschloss. Autour du cortège englobé dans un étui vivant, la cavalerie mouvante des porte-torche se met en mouvement, l’épée au clair.

    Lorsque le dernier homme quitte le palais illuminé, le timbalier de tête frappe quatre coups et tous entonnent le Requiem d’Eliphas Ferls, absent.

    Le canon tonne et des cris sont scandés. Les chevaux manœuvrant cernent tout le cortège d’une double ellipse galopante de flammes - double Phlégéton – montant, descendant, si bien qu’on entrevoit les yeux et les fronts blêmes des cavaliers, de l’ombre à la lumière et de la lumière à l’ombre (derrière eux, les paysans guenilleux, « les yeux écarquillés » ; avec leurs enfants sur l’épaule) (et les bourgeois contrits) (et tout le Wurtemberg pour voir passer le Roi) (La Mort le Roy).

    Noter que le Wurtemberg ne fut un royaume qu’en 1806 ; auparavant, ce n’était qu’un duché. Noter que sous la voûte des arbres le spectacle se fait effrayant, l’ombre des cavaliers bondissant parmi les ombres, serpentant sur le sol. Que sur un commandement les torches à bout de bras frôlent le flanc des bêtes et chevaux de hennir (wiehern) (gerbes d’étincelles, odeur de crin roussi). Coupant le chemin du cercueil avec-le-Roi-dedans les chevaux se croisent, cabrés, puis reprennent leurs cercles concentriques – ventre à terre parmi les brindilles en feu (à placer : « sentier sinueux » , « écheveau d’Apocalypse ») (les cavaliers ne crient plus) (placer aussi « martèlement des sabots, « branches foulées », « timbales ») [encore]).

    Les courants de feu s’apaisent, on prend un petit trot régulier, obsédant sous la pluie fine, qui s’est mise à tomber sur les torches grésillantes. « Un cercle immense se forme, le fossoyeur parut, l’assemblée s’immobilisa sous les torches mouvantes, et c’était chose horrible et respectable que ce spectacle de cinq mille paires d’yeux dans les ténèbres, fixés sur ce seul acteur voulu le plus déguenillé possible et qui creusait avec recueillement, dans le silence.

    (« les soldats, tout le long, formaient une garde d’ombres ») -

     

    ...C’était bien chiadé tout de même…

     

    ii

     

    Mon frère, mon frère !

    ELIAS saute à bas, ELIPHAS gît contre un arbre, buste droit reins cassés, sourit péniblement, sa sueur luit sous la lune. Sa main tombant a rencontré du sang.:la flûte brisée dans les chairs du bas ventre ; paume ouverte sur le sol. « Je suis sûr de mourir » dit-il. ELIAS ne pleura pas. Il était trop jeune. Cette prétention à mourir lui sembla une préention incongrue.

    - Veux-tu un médecin ?

    Le blessé secoue la tête.

    La forêt, les étoiles : le monde autour de soi, mourir ? « Prédis-moi l’avenir » dit Elias par bravade. Les mourants savent l’avenir. C’est dans Homère. « Tu as toujours rêvé de m’égaler, ELIAS, prends garde ». Elias ne voit que son œil dans l’ombre, mais il comprend que c’est lui, le vivant, que le mort regrette. Il en éprouve une honte.

    - Pourrai-je entrer dans l’orchestre ? » « Je travaillerai », ajoute-t-il aussitôt (par exemple, il ne tombera jamais amoureux). Les deux frères demeurent un instant dans le silence. Elias sent que la paix s’agrandit, comme avant la première mesure. De lointains frémissements passèrent dans l’espace. L’air s’emplit de sabots, de cris et de rafales ; puis ce fut de nouveau le silence.

    - « Les portes du ciel tournent sur leurs gonds de bronze ».

    - Non répond ELIPHAS. C’est un combat qui s’éloigne ».

    Ce sont les funérailles du Roi. La rumeur reprit avec le vent. Le mourant parla des cohortes célestes. Elias répondit Tu n’as jamais été fervent chrétien. - Place-le sur ma tombe répliqua son frère. - Bientôt tu ne parleras plus » (Elias). (Eliphas) Toute ma vie je te parlerai. » Peut-être ne savaient-ils plus quoi se dire, comme il arrive dans les circonstances cruelles. Eliphas haletait faiblement . « Je voudrais mourir avant que la douleur ne devienne trop forte ». Il y eut encore un silence.

    « N’est-ce pas le canon que j’entends ? - C’est le sang dans ta nuque, mon frère. - Tu ne me trompes pas. » Un temps. « Je t’aimais, Elias ; je t’en voudrai toujours de ne me l’avoir fait dire que maintenant.

    - Souffres-tu ?

    - Oui.

    Il régna cette fois un très long silence. Cela n’en finissait donc pas ? Qu’attendait-on pour remonter en selle ? Le canon s’est tu. Eliphas vit encore. Elias demeure accroupi près de lui ; il se sent dans la jambe de forts élancements, et l’autre, tendue sous la botte, s’accrampit à son tour. Sous les voûtes irrégulières des arbres passe de loin en loin quelque souffle égaré, comme une âme, ou le sang, peu à peu, épanché sous les branches.

    Par un trou de branches la lune à présent bosselle des nuages d’étain. Une superstition d’enfant : aussi longtemps que je veillerai – mon frère vivra – tant qu’Elias vit avec intensité, pour rien au monde il ne manquera, pour quelques bribes de mauvais sommeil, la mort du frère. Elias ne s’impatiente plus. De son genou en terre monte un élancement. Il soupire. « Qu’as-tu donc ? dit le blessé en souriant – Je veux souffrir avec toi. « Je parie » dit Eliphas « que tu envie de pisser.

    - Mais toi ?

    - Je fais sous moi, Elias.

    Elias se lève d’un bond sous l’effet de la crampe. Il éprouve une grande honte. Eliphas, brûlant de fièvre, continue de sourire sous la lune avec une expression étrange que son frère croit anticipée, car on ne la voir, pense-t-il, que sur la bouche des morts. « Il ne faut pas que tu dormes, Elias ; tu dois voir la mort jusqu’au bout. » Elias se force à le fixer. Il compta, dans la bouche entrouverte, au souffle court, les reflets allumés sur les dents maladives. Elias songea aussi aux arbres, à la nuit, aux chevaux qui broutaient doucement le talus.

    Soudain une pensée lui vint : « Eliphas, je ne pense pas revenir à la cour.

    - Tu le dois, dit le mourant. La musique tient lieu de tout ».

     

    La mort

    Elias fut déçu. Il attendait un dernier mot plus solennel. Mon frère emporte mon avenir avec lui ; il ne m’en constitue pas l’hériier.

    « Prends ma main »dit le blessé. Elle était gluante. Elias baissa les yeux en frissonnan, vit pour l a première fois la blessure de l’aine et se mit à pleurer. « Il faut pleurer,  Elias. Mais il faut aussi que ce soient tes dernières larmes. » Le canon retentit nettement. Eliphas se rejeta soudain en arrière. Le sang hésita sur ses lèvres. Son frère le saisit par la taille. Je veux faire connaissance ! criait-il. Je veux faire connaissance ! Le corps d’Eliphas roula au sol.

     

    FIN DE LA RELATION TRAGIQUE

    FRIVOLITÉS

     

     

     

     

    Incipit

    ...Depuis la mort de Gerhard le Sec, au diable l’étiquette : révérences, préséances - repas cérémonieux, solennelles beuveries de six-vingts couverts, où les princesses bâillent au rythme lent des plats de venaisons. À présent, dès que la cloche, à six heures, a retenti, les fenêtres à la française s’ouvrent sur la terrasse de plain-pied. L’on s’égaille en devisant parmi les tables savamment dérangées, chacun comme il le souhaite. Et l’on sort de sa poche, en retroussant le pourpoint, le jeu de cartes. Si l’on n’est pas d’humeur à jouer, l’on prodigue au moins des conseils ; les spectateurs debout s’accoudent aux dossiers, imposant aux nuques leurs souffles lourds.

    D’un peu d’air expulxé de leurs narines, ils ponctuent les revers, les bons coups. Si quelqu’un derrière eux demande le passage, ils redressent majestueusement leur derrière en basques gaufrées, puis demeurent bras croisés, sombres et l’œil fixe ; la victime peut enfin s’adosser. D’autres font le tour des parties,  se balancent d’un pied, se faufilent, retournent indiscrètement les plis, multiplient les mimiques indéchiffrables – pour certains. Mais il en est qui, pour leur part, seraient bien empêchés de taper le carton : dès que les valets ont ouvert les baies donnant sur le jardin, ils sont tous entrés, en caravane de cafards, par la porte du fond : les musiciens.

    Ils se placent debout, derrière keur balustrade. Ils ne joueront pas avant sept heures : une heure d’attente, parce qu’un article antique stipule roidement que « dès la sixième heure, les musiciens de Sa Majesté devront, en livrée... » - ils s’entassent donc, se parquent, se coincent entre les balustres et le mur dépourvu de tout recoin charitable – comme à Versailles, il est vrai, et ceci console de cela. Les voici donc tout emboîtés comme les pièces d’un jeu de patience, à grand renfort de pieds pilés. À sept heures, les valets dressent au centre de la salle des tréteaux, où sont présentés les services.

    Alors l’écuyer tranchant servira Messieurs les joueurs, dans des plats recouverts d’une serviette chaude, et l’orchestre attaquera le Tintamarre ou la Tafelmusik de Telemann. ELIAS s’est faufilé au premier rang, d’où l’on voit tout. Derrière lui, l’étagement des confrères, au sommet duquel trône, enflé, Rogmann – l’orchestre, paradis des ambitions – le cor tousse comme un sauvage, le basson a du poil aux oreilles - le nez de ce violon frotte sur la chanterelle : Tetzel louche, il joue deux fois la même ligne. Le trompette a les doigts goutteux, Anton a mauvaise haleine et Bernakel pue des pieds. Bernakel évite l’haleine d’Anton, Anton le coude de Bernakel, et tout l’orchestre renifle les pieds de Bernakel.

    Des yeux mornes, Des lippes serviles. Des échines. Le Meister pèse sur tout cela comme une citrouille sur un tas de pommes de terre. Elias en trois mois n’a pu se brouiller avec personne. Il n’en est pas peu fier. Heureusement que le roi m’a laissé dans mon pavillon. La vocation viendra plus tard (à son âge Telemann, Haendel et d’autres avaient maintes compositions à leur actif, messes, motets, sonates).

    Elias regarde partout. Luxuriance et profusion des images aussi grandes au troisième mois qu’au premier jour. Le détail et le règlement des funérailles de son frère, bien moins solennelles assurément, l’ont passionné au point qu’il n’a pu pleurer de deux nuits. De la tribune où se trouve l’orchestre, il voit distinctement les silhouettes détachées sur les allées de sable, où l’on s’attend mutuellement pour ne pas arriver en avance.

    Mais d’où sort dond Michaël Hüls- de sous une table ? De ce recoin. En avance. Un poitrail sanglé de rouge à brandebourgs verts – les musiciens se poussent du coude ce qui n’est pas difficile - « En avance ! Rouge et vert ! Impatient ! Comme il se colle aux vitres ! ...Prussien ? niais ? espion ? « Les trois » ricane Bernakel.

    ELIAS ne sourit pas. Michaël est jeune : vingt-deux ans. Son visage est gris, comme ses lèvres, dédaigneusement flétries vers le bas, prolongées en deux rides amères.

    Les premiers noblaillons font leur entrée. Menu frein. Il faut jouer. Elias prend la mesure. Ses yeux restent fixés sur l’autre – l’Autre, dit-on, c’est le Diable. Michaël Hüls se tient à la porte comme un laquais. Il salue chaque couple. Bientôt il tendra la main. À présent il s’éloigne, plein de morgue – un coup de tête ci et là – écrasant du regard les Simples Barons. De gigue en sarabande, le vicomte le cède au comte, aux marquises « Jouez-vous ? » « Après vous ».L’orchestre s’évertue. Soudain le brouhaha, pour le Roi, Favorite et le Duc ambassadeur – vite l’Hymne ! Cheveux dressés sous les perruques : on n’a reçu les partitions que la veille. Elias rajoute tous les geincements qu’il peut. Favorite pépie avec insolence en agitant son aigrette, virant sa petite tête d’oiseau. Le jeune roi invite à se rassoir mais l’Exellencc ducale salue en levant les mains : certains se redressent, confusion. Comme à la messe. On se fait des présentations, des fronts s’inclinent. Des bras s’arrondissent. L’ambassadeur accepte les compliments avec condescendance, comme si Friedrich eût déjà régné à Stougard.

    L’orchestre, à court d’hymnes, recase la Tafelmusik. Autour de Favorite Icka et de ses dames d’honneur, envol des galants, révérences et baise-mains, et comme elle se pique de rire, chacun prépare sa fadaise.

    Exmples de fadaises

    « Voyez-vous dit-elle ce grand violon, plus sec que son archet ? » On rit. « Le diable à coup sûr est caché dans sa boîte ; comme il lui donne la saccade ! » On rit. Un vieux beau chuchote. On rit de lui. Favorite Icka fait sonner le rouge de ses fards, volubile jamais je ne l’ai vue si enjouée flûte un quinquagénaire – et Mgr l’Évêque qui se fait sermonner, Son Excellence si vite clouée du bec mais quel ambassadeur se fâche si le Roi souri ? « Vrai, quelle reine de tête et de cœur nous aurions ! »

     

    Suite, même jeu

    Cependant la foule afflue. Par les portes-fenêtres c’est à présent un va-et-vient. Autour de sa table de dés pipés, le baron Wilhelm incline un cercle de braillards. Souvent l’ensemble des perruques relevées en gerbes poussent jusqu’au plafond d’épaisses gaietés. À l’autre extrémité Sa Majesté sourit enfin au Ministre de Prusse, qu’il entraîne par le bras : commerce des peaux, tarif des douanes. Parmi les dames trône la Reine-Mère. C’est elle qui donne le branle au blâme et rien n’est jamais de son goût.

    Tous les yeux des femmes suivent et enserrent les itinéraires sinueux de Favorite Icka Wienstein, confiscatrice des hommages. Les meilleurs partis s’y agglutinent pour le plaisir de se voir décocher à bout touchant ses plus fielleux quolibets.

    C’est inconvenant.

    Derrière ses balustres, Elias est éreinté – les cordes lui scient la pulpe des doigts.

    Voici qu’éclosent sur le seuil deux petits vieux étayés l’un à l’autre, le nez plein de tabac (les babintes empétunées), les chausses défraîchies. Ce sont de ces Diogènes de cour, dont le dédain des convenances force le respect. On dit en souriant « C’est le vieil Elfenbein » 1 ou « Le vieux Ebenholz »² – puis on parle d’autre chose. «Voici nos antiques ! » s’écrie impudemment Icka von Wienstein.

    Ils se fraient un chemin, louvoyant de conserve.

    « Ebenholz, mon ami, quelle presse !

    - Cette maudite goutte m’entrave furieusement.

    - Notre table est assiégée !

    - ...assiégée est le mot  - de quel droit se prévaut ce rutilant postérieur ? »

    1. « Ivoire »

    2. « Bois d’ébène »

    C’est l’Homme Rouge qui cherche à s’immiscer. Mais nul ne lui adresse un mot. Un mouvement de foule amène au pied d’Elias l’obstacle de son dos. L’étoffe de l’habit se moule sur le muscle, Elias en distingue la trame et le grain – et derrière les épaules, les plis du cou grisâtre, la chevelure noire et grasse mal resserrés sous la perruque.

    Si l’archet était une flèche, je le piquerais sur le cul.

    « J’ai apporté » dit Ebenholz « mes pièces d’échecs.

    - Dans ce vacarme ? »

    Ebenholz extirpe une à une les pièces de ses poches gonflées, et, pour finir, tire les deux Reines de son jabot. L’autre les dispose au fur et à mesure sur la table, où la marqueterie figure en échiquier d’excellente tenue.

    « Aurons-nos le emps ?

    - D’ici vingt minutes, je vous ferai tâter de mon bois.»

    À Elfenbein les noirs, à Ebenholz les blancs. Ils commencent à jouer, dans la cohue. Juste derrière Elfenbein, un hautbois enragé cacarde à contretemps, vaporisant par intervalle une salive pléthorique ; Elfenbein perd un pion et jure par les saints.

    « Vous êtes distrait !

    - Foutu hautbois !

    - Rogmann a bien perdu la main – dites-moi, qui diable est cet escogriffe qui agite ses ailes de vautour au-dessus de son violon ? Eliphas Fels peut-être ?

    - Vous perdez la tête ! Il est mort en mars dernier.

    - Si ce n’est lui, cher Elfenbein, c’est donc son frère ?

    - Perdu ! Le frère, c’est ce petit doucereux du premier rang…

    - L’aîné me semblait plus inoffensif…

    - Hum ! soupire Elfenbein (Dame f4) ; celui-ci cache son jeu – avez-vous repéré au fond de l’allée où Pitz range ses râteaux, un petit pavillon branlant ?

    - Eh bien ? Votre fou, mon cher…

    - C’est là qu’ils s’encageaient, l’aîné et le cadet, refusant toute société. Et je te violine et je te clavecine, jour et nuit, nuit et jour…

    - Quoi ? pas une maîtresse ?

    - Il habitait, vous dis-je, avec son frère.

    - C’est absurde. Vous vous en laissez compter.

    Ebenholz observe un silence perfide.

    « Pouah ! dit Elfenbein ; sitôt qu’un homme manque à s’afficher avec une quelconqu emaritorne, on en conclut en toute hâte que…

    - Ttt, ttt…

    - Sottises, mon cher ; il avait quelque femme dont vous étiez jaloux. Parez-moi plutôt ce coup-là.

     

    Les deux vieillards se livrent alors à une furieuse empoignade pour la possession des cases centrales. Ebenholz, d’un revers de manche, frotte son nez rougi par l’attention ; quand la tornade adverse eut jeté bas ses deux cavaliers, il se renversa sur sa chaise :

    « Cependant, Elfenbein, ces lieux semblent bien propices aux ébats !

    Elfenbein lève la tête avec stupéfaction.

    « ...Un pavillon isolé – un parc attenant – une nuit – par derrière…

    Elfenbein répond d’un rire gras.

    « Vous ne m’entendez pas, dit Ebenholz. C’est par derrière en effet que, par de bonnes nuits sans lune, votre violoniste s’échappait à cheval, frère en croupe, vers Dieu sait quels sabbats ; ils en revenaient dit-on au petit matin, couverts d’épines, perruques en biais…

    - ...et l’autre ? ce grand flandrin rouge ?

    - ...un benêt. »

    Juste comme Elfenbein, sourire aux lèvres, empochait la reine de son adversaire, l’orchestre cessa de jouer. Tandis que les officiers de bouche usaient de tout leur savoir-faire pour placer leurs tréteaux ; les musiciens, évacués par une porte basse, s’empressèrent aux cuisines pour attraper de l’eau. Mais ELIAS est demeuré seul, devant le dos inamovible, écarlate, parcouru d’imperceptibles frémissements ; il en suit chaque ligne et découpe des yeux chaque couture, une à une.

    D’autre part Elias n’a pas pu ne pas remarquer – sans perdre de l’œil les réactions d’une assistance à l’indifférence de laquelle il n’a jamais pu se résoudre – les mimiques du Graf Elfenbein : au mépris de tout respect humain, ce dernier l’a désigné du menton ; Ebenholz a multiplié de la main les avertissements excédés , dont l’effet n’a pas manqué d’être rigoureusement opposé…

    ELIAS s’incline devant le dos de velours, à toucher le bas de la nuque, blafarde : il crispe son doigt sur la corde – odeur fade du tissu, odeur du corps - les petits vieux regardent toujours – et tire soudain de la chanterelle un glapissement sauvage - les épaules tressaillent, la tête se tourne – Ebenholz et Elfenbein écarquillent les yeux – l’homme décidément s’est retourné, tabatière aux doigts, boucheo ouverte : « Il faut » dit Elias « que Monseigneur soit de quelque  talent pour nous avoir goûté avec tant d’esprit ? » L’homme rouge mâche un compliment malhabile.

    MICHEL HÜLS ignore qu’un courtisan ne saurait s’adresser directementà un quelconque violoneux. L’accent de Ravensburg fleurit sur ses lèvres grises un enrichi rustaud, vite fourni d’habits et poudré à la hâte). « Il faut plus d’insolence, Monseigneur » dit ELIAS en français.

    L’autre le prend de haut : « J’ai mes entrées ! Je suis déjà venu cinq fois.

    - Cinq fois, en vérité ! Voilà donc d’où vient tant d’élégance à Monseigneur ! »

    L’homme se cabre : «Recevez, mon ami, ces cent vingt-six thalers. Vous direz qu’ils proviennent du comte HÜLS von BIEGNIS ».

    Elias s’incline jusqu’au niveau de sa balustrade. Ses compagnons musiciens reviennent se presser sous les chandelles. Le Comte Hüls s’éloigne.

    « Messieurs, Sol-La-Ré-Fa…

    Elias a pris du retard. Le cœur n’y est plus. Le Comte Hüls le lorne à la dérobée.Les petits vieux marmonnent en le fixant - n’est-ce pas làbas le Roi, et sa maîtresse en personne, qui le désignent, lui, Elias Fels, au Duc Ambassadeur ?

    « Venez voir mes musiciens » propose le Roi.

    Ils s’avancent vers les balustres aux mollets dorés. L’ambassadeur, compassé, offre le bras. « J’ai civilisé ma fanfare » dit le jeune Roi. « Croiriez-vous que mon Feu Père avait là quatre cors, en place de violons ? »

    Le Duc ambassadeur se récrie poliment.

    « J’ai envoyé toute cette sonnaille à la queue de mes chiens ».

    Les musiciens cessent de jouer. Ils baissent protocolairement les yeux. Elias ne le peut pas. La maîtresse du roi sourit dans le vide, les yeux fixés sans y penser sur le front d’Elias FelsL Le Comte Hüls est venu se mêler, impudemment, au groupe ; Ebenholz et Elfenbein le dévisagent d’un œil soupçonneux. Fredericka, maîtresse royale, serre très fort la main de sa suivante.

    Dans un mouvement qu’ils fotn pour se retirer, la Maîtresse et Hüls se trouvent face à face et leurs regards se plantent l’un dans l’autre ; Fredericka bat des paupières, mais HÜLS n’a pas cillé ; prenant le regard de la femme, il le mène, comme par la main, directement dans les yeux d’Elias Fels.

    Qui peut bien être ce Comte Hüls, se dit Elias, quej ‘ai traité si légèrement ?

    Puis le groupe s’éloigne sans un mot. Fredericka ne tourne plus la tête, ne rit plus aux éclats. La chose est véritablement impossible, mais il est non moins impossible à Elias de ne pas le remarquer. Le violoniste, le grand sec aux épaules de vautour, fixe lui aussi Elias Fels. Vivre, c’est être regardé. C’est ne pas échapper aux regards.

    Ses gestes reflétés en une centaine d’yeux.

    Les yeux même d’Eliphas sont sur lui.

    Ils le suivent dans l’allée jusqu’à son pavillon désert ; sur sa poignée de porte ; sur les murs de sa chambre devenue trop vaste. À l’intérieur de ses paupières. Elias resté seul se met à crier. Il ne guérira jamais.

     

    III

     

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