Rêves développements A
51 01 28
Jusque dans ma jeunesse, il était de tradition, au gré des proviseurs ou des instituteurs, d'organiser une manifestation, théâtrale ou autre, en l'honneur de la St-Charlemagne, patron des écoles. Le Vatican y mit bon ordre : le 28 juillet célèbre désormais saint Thomas d'Aquin (1224-1274 – comme des mouches, vous dis-je ; célèbre à l'âge où tout juste à présent commence pour de bon une carrière universitaire, semée d'embûches et de flatteries). Le 28 janvier, date du second mariage de Java, est devenu la date de conception de David en 89. L'enseignement, c'est toujours dans la foule. Je voyais descendre vers moi ces foules d'élèves, et je me suis presque trouvé en malaise.
La grosse Jolida m'a laissé me reposer avec mépris pour la mauviette que j'étais. Elle se gouinait avec la Gaufubert. Pour ce genre de doigti-doigta entre ces deux barriques, il faut le bras longs. Paix à leurs âmes, tant de femmes n'ont que leurs propres muqueuses pour se satisfaire... C'est un rêve que nous faisons souvent, de ne savoir où faire cours, ou bien quand, deux horaires ou deux lieux se chevauchant. Nous errions dans les couloirs par classes entières, je giflais un passant, « Tu n'avais qu'à ne pas être là ! » L'école s'effondre et coule comme un Titanic. Plus personne ne veut de mixité sociale, qui est un leurre. Et plus seront fortes les protestations, plus les choses s'accentueront : personne ne peut rien contre les mouvements populaires spontanés.
Descendre ainsi à son tour l'escalier qui ne manque jamais, apercevoir un arbre gisant là de tout son long, déraciné par la tempête à travers une baie, et s'exclamer, toujours prêt à faire un bon mot : « Tiens ! Lebranchu ! » (Marylise, née Perrault, ministre de je ne sais quel redressement, reconduite, ou non?) -mais les disciples que je traînais ne connaissaient peut-être pas cette obscure dame. En tous cas, ils riaient, en se forçant un peu. Comme chez Ruquier. Est-ce que mes cours ne ressemblaient pas très précisément aux émissions de Ruquier ? ...sors de ce corps...
51 02 02
Comble de l'agacement : avoir acheté, à prix d'or, une cuiller en argent ; s'apercevoir d'un grave défaut de fabrication, quoiqu'elle ait pénétré entre les lèvres de je ne sais quelle reine de Navarre (Marguerite ? la reine Margot?), et se voir refuser son remboursement, par Monseigneur l'Orfèvre lui-même, Maître Silberschmidt, d'un air et d'une lippe dédaigneuse ? Nous allons errer aux alentours de la Madeleine, sans nous résoudre à rentrer chez nous. « Tu ne seras jamais heureuse avec cet homme » (« tu ne jouiras point vaginalement »), « car il ne sait vraiment s'il est homosexuel ou non ». Exact. Pourquoi faut-il que ce soit si difficile de « faire HJOUIR une femme, alors qu'il faut alterner tendresse et passion, délicatesse et fermeté ?
Cocktail intenable ! Elles non plus ne veulent pas rembourser ma cuillère. The spoon : position d'étudiantes lesbiennes en Californie, en Pennsylvanie – on se frotte le clito, lèvres bien écartées, sur les fesses de sa partenaire. Ensuite, elle en fait autant sur les vôtres. Ô bienheureux mugissements de plaisirs ! Ô ridicule de l'homme qui s'exprime ! ni sexe, ni prime... Ce soir, réception chez les parents : les Schmonim. Il va falloir bien se tenir. Un grand Alsacien blond avec une musaraigne arménienne, à long nez pointu très spirituel, qui darde ses petits yeux en boutons de bottine et rit si voluptueusement... L'enfant se fait chier pendant ces visites. Il faut toujours qu'il se tienne bien, tout au long de la soirée, après une longue, longue journée de classe.
Mieux vaut feindre le caprice, et se tenir tout invisible derrière le gros fauteuil rembourré. Personne n'y est assis, les adultes occupent les autres sièges. Même si l'on vous a trois fois découvert, ça ne prend plus : ils savent où vous êtes, rangé là derrière le dossier, respirant les doux acariens ; ils ne prennent plus la peine de subvenir à ce qu'ils appellent vos « caprices ». Vous vous en foutez : ils vous laissent tranquilles, et vous pouvez rester là en toute quiétude, livrés à ces intarissables rêveries d'enfant : jamais elles ne leur font défaut. Le père et la mère sont très jeunes ; ils vous ont eu à la fleur de leur âge. Comme ils sont en forme, comme ils brillent ! Les Schmonim , férus d'opéras (ils possèdent des abonnements) comparent les mérites de Petitbon et de Nathalie Dessay, des ténors Villazón et Roberto Alagna : « Et comment les reconnaissez-vous ?
- A la voix, à la voix ! » Les Schmonim sont ravis, ils étalent leur spécialisation, vos parents ne savent reconnaître que les artistes de variété. Offrir des coffrets d'opéras aux Schmonim ne servirait de rien, parce qu'ils les ont tous, du moins les meilleurs. Ils risqueraient de tomber sur la Joan Sutherland, qui dans ses derniers enregistrements « se battait » littéralement « avec sa voix » : comme un adolescent qui mue, c'en était presque douloureux, quand la Stupenda passait d'un registre à l'autre. Et vous, dans ce COLLIGNON « NOX PERPETUA - DEVELOPPEMENTS » 32
dos de fauteuil, vous avancez dans votre bienfaisante somnolence. Combien de lundis soir avez-vous passés là ? Jusqu'au soir où le grand fauteuil sombra dans la boue. C'était d'abord imperceptible. Puis il fallait se rendre à l'évidence : la boue cernait ses pieds, atteignait vos genoux sur le sol, et vous absorbait vite en un gros maëlstrom où bientôt plus n'était question de fauteuil ou de Joël Malcom, juste un tourbillon d'évier. Or, chance incroyable, j'ai répéré dans cette espèce de siphon une faille de la largeur d'un homme, où j'eus l'immense chance de pénétrer au second tour de cylindre : et me voici dans un asile, où parvient à peine le bruit de l'eau boueuse. Il se trouve là des livres en quantité, dans une pièce également circulaire, mais immobile, cette fois ; alors, par une porte incurvée, s'introduit dans ce lieu un de ces petits vieillards à culottes nouées au jarret, puis une petite fille traditionnelle de mon âge, avec de larges enroulements de cheveux sur la tête.
Nous nous mettons à lire, devisant à mesure des pages que nous avons sous les yeux, et l'on vient nous servir le thé, plus léger pour la demoiselle. Sentiment d'un bond en arrière de plus de deux cents ans...
51 02 17
En des temps fort lointains d'abondance, nous avions encore, Clotilde et moi, les moyens d'entretenir une voiture particulière, et même, de pousser jusqu'en Espagne pour nos promenades. Nous n'étions pas encore en retraite, mais jouissions de fortes vacances. Il existe donc en ce pays-là de petites routes isolées, non point tant sinueuses ni ombragées qu'en France, mais tout de même agréable : on se sent en Espagne, c'est là tout l'essentiel. Mais rien ne reste jamais pur : le rétroviseur montre une espèce de caisse nommée « 4 L », pataude et jaune vif comme celles de la poste française. Voici la caisse qui nous double, et nous bouche la vue ; en voici une autre, COLLIGNON « NOX PERPETUA - DEVELOPPEMENTS » 33
qui nous bloque les arrières. Nous doublons la première, et le jeu se complique, en sauts de puces : tantôt nous voici encadrés, comme par de minables motards, tantôt les camionnettes nous précèdent, tantôt elles nous suivent, comme si nos trois véhicules obéissaient à quelque règle mystérieuse de petits chevaux (vapeur). Je repasse devant, mais sans pouvoir semer personne, tout excès de vitesse restant inenvisageable ; toujours oscille devant moi l'un ou l'autre de ces culs jaunes, ou les deux. Finissons-en : virons d'un coup sec sur le premier chemin de terre à gauche, à demi-couvert d'herbes.
Aussitôt nos poursuivants nous suivent, et dans un triple freinage, tout le monde stoppe. Tout le monde descend. Ce sont des uniformes de postiers français, ou de gendarmes également français : que font-ils donc en terre espagnole ? Personne ne nous demande le moindre document. Nos poursuivants se montrent visiblement désappointés, en particulier une de ces femmes qui font professsion de police. Il se peut qu'on nous ait confondus avec de véritables malfaiteurs, peut-être des pilleurs de postes ? Pourquoi faut-il que nous soyons arrivés dans une vaste demeure, où nous fûmes très bourgeoisement reçus, avec force boissons rafraîchissantes ? Etions-nous attendus ? Les gros culs jaunes servaient-ils d'escorte, aussitôt évanouie ? Nous sortons verre en main de cette vérandah récemment construite, et le parc nous accueille. Je savais bien que ma psychiâtre avait les moyens. C'est elle la propriétaire. Elle nous suit avec une satisfaction non dissimulée. Répète un peu trop que je suis « guéri », terme ambigu qu'elle emploie non sans causticité.
Mais tout a une fin, y compris ce parc : après une savante courbe encombrée de buissons, l'allée nous mène tous les trois vers le portail de sortie ; aussitôt, c'est la rue, fréquentée, pourvue de trottoirs et des automobiles qui les séparent. Nous posons sur une tablette creusée dans le mur nos trois verres à cocktails et poursuivons notre COLLIGNON « NOX PERPETUA - DEVELOPPEMENTS » 34
marche ; mais le peuple nous entrave de partout, et nos propos se perdent dans ces va-et-vient. Clotilde, qui décidément ne sait pas, ne veut pas s'adapter, tire de sa poche ce que l'on appelait alors un game-boy, que tous les ignares affublaient invariablement du genre féminin : « une » game-boy, « console portable de jeux vidéo ». Ne voila-t-il pas que notre psychiatre, à qui nous confions tous deux, faisant fi de toute déontologie, nos destins mentaux, admoneste, gourmande, morigène en public mon épouse ?
Ceux qui nous entourent et vont et viennent comprennent peu de français ; mais tout de même ! se voir ainsi rappeler devant tous qu'il lui faut, comme je l'ai fait, d'abondants exercices de jeux de mots et d'associations d'idées à la freudienne pour guérir à son tour, c'est plus qu'il n'en faut à ma tendre moitié, qui lui fout son Nintendo à la gueule et disparaît avec moi dans la foule : même en Espagne, la surveillance continue. Il nous faudra pousser jusqu'au Maroc, ou même, aux îles du Cap-Vert.
51 02 22
- Je commence à faire l'amour avec Elizabeth Taylor, très jeune, mince, souple et
ferme. Faire l'amour avec Elizabeth Taylor, morte en 2011 d'une tumeut cérébrale. Son crâne était chauve et bosselé, elle avait revendu tous ses bijoux, distribuait fleurs et caresses aux enfants malades, car même les Etats-Unis ont des enfants malades. Et je l'avais là au-dessus de moi, faisant comme les femmes aiment faire, mais n'a-t-elle pas dit aussi que les plus beaux bijoux pour une femme était d'avoir les deux genoux derrière les oreilles ? Elle se tient au-dessus de moi et fait avec ses bras les mouvements serpentaires des danses égyptiennes. Je n'aurais rien à faire qu'à me laisser bouffer, aurais-je peur, est-ce que je pourrais tenir ? L'homme est inquiet quand il baise.
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- Il est rare de baiser sans souci, dans la plus parfaite détente. Subsiste toujours l'inquiétude du désir : comment le maintenir ? que peut-on bien inventer pourqu'il susbsiste ? Certaines femmes sans doute aussi doivent éprouver cela. Ne serait-il pas mieux, plus expéditif pour l'homme, de se faire trouer en attendant que l'autre se soit assouvi ? Nul effort à faire alors, et le sentiment d'être utile, et la gratitude qu'on éprouve d'avoir donné au lieu de prendre, de ne rien devoir à personne. On n'a pas besoin de bander du trou du cul. Si tu cesses de bander, ou que tu envoies la sauce avant la fin de la femme, ce sont des désolations internes, sans fin. Rencontrer le Mormon dans la cage d'escalier, une de ces grandes envolées de marches terminées par un coude haut-perchée. Partout comme des acrobates inhabiles des lycéens des deux sexes parcourent de haut en bas cet accessoire de studio ; mais la rampe, et les marches, témoignent d'une grande saleté. Le Mormon manque de gaîté : « Comment ! murmure-t-il ; me faudra-t-il abandonner toute cette jeunesse qui court sur les marches ; à ceux-ci j'étais habitué. Je commençais à tisser des liens. Le nouveau poste où je suis appelé me réservera-t-il d'aussi puissantes et abstraites étreintes ? » Nous avons compati tous les deux en éphémère communion.
X
« Messieurs, Voyant le nombre assez considérable de sottises et d'insignifiances qui se publient, je ne me sens pas inférieurs à leurs minces mérites. C'est pourquoi j'aimerais que vous reconsidériez votre position. Je ne demande pas de jugement ni COLLIGNON « NOX PERPETUA - DEVELOPPEMENTS » 36
- d'appréciations, conscient plus que quiconque de mes faibles mérites et de mes grandes faiblesses. Mais il me suffirait de prendre place à votre table, de participer si peu que ce fût à ce grand festin des vanités, même s'il ne restait pour moi qu'une écuelle en bout de table. Je vous en serais infiniment reconnaissant. »
- Amen dit le Mormon. Nous rejoignîmes alors un chantier, à l'extérieur, où s'agitaient des êtres d'une tout autre espèce : des éboueurs, à en juger par leur tenue, et leur involontaire saleté (disons plus dégueulasses les uns que les autres) triaient artisanalement sur une longue table en plein air les chiffons et les morceaux de bois visiblement récupérés dans une décharge voisine. Nous nous sommes approchés avec curiosité. L'un d'eux alors manifesta le plus grand intérêt : il avait repéré ce que les autres cherchaient tous ; c'étaient des débris humains, qu'il examinait avec la curiosité la plus professionnelle : non pas des mains, ni même des yeux, mais des traces que ces gens-là, et eux seuls, pouvaient identifier, isoler : dépôts de sérums, traces de pus et de sanies.
Cet homme entreposait les restes ainsi repérés dans une espèce de poche, de marsipos, ménagée dans le tissu d'une hanche à l'autre sur son giron. Mais indépendamment de ces petites trouvailles, toute l'équipe s'amusait en chœur d'une bourde : « La France a six millions d'habitants, l'Algérie trois » - qui pouvait bien avoir proféré une telle imbécilité ? ils s'en rejetaient tous la
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- responsabilité – d'abord, c'était plutôt le contraire : trois pour la France - « mais non, c'est aussi con dans un sens que dans l'autre ! » Ils ne se cherchaient pas noise, c'était une équipe soudée, hilare et bon enfant. Le Mormon et moi, discrets, nous tenions un peu à l'écart, tâchant de ne pas faire voir nos vêtements ou nos physionomies d'intellectuels ; ainsi, nous étions donc enfin parvenus à ces fameux soixante ans, précédant de si peu les sécrétions de nos corps juste bonnes à jeter ?
- Nous avons donc rejoint à pas lents le lycée où l'administration nous avait toléré un logement, aménagé dans une vaste salle de classe inutile, au sein des préfabriqués : il faut avoir connu ces bâtiments recouverts de pArielleaux sandwiches, branlant sous les galoches des gamins – notre fille nous attendait tous deux. Elle avait étalé sur le seuil, elle aussi, divers déchets animaux : l'idée venait de moi. « Pourquoi n'essaierais-tu pas de trier les diverses crottes de chat laissées par notre animal favori ? par formes, par couleurs, que sais-je ! » Elle avait pris cela au sérieux, avec la gravité qu'elle mettait toujours en toute chose. Alors je sentis dans ma paume que je laissais pendre la patte du chat, qui miaulait avec désolation : toutes ces merdes lui avaient été dérobées, au sortir même de son corps, avant qu'il ait pu même procéder à leur enfouissement rituel en litière, avec de grands ramassements circulaires, comme ils font tous, afin de dissimuler leurs traces, et de rester propres.
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X
C'était pour moi le temps de partir en voyage : une dent me tourmentait, et je ne connaissais qu'un seul homme capable de mettre fin à cette torture ; il habitait au cœur du Périgord, et me voilà parti. Ma fille et le Mormon me firent leurs adieux : nous nous reverrions peut-être, en ce monde ou dans l'autre. Le soir même j'arrivai dans ce petit village où m'accueillaient mes parents. A la poste (en ce temps-là, elle s'occupait aussi des téléphones), la queue est considérable. Puis je me suis avisé qu'il y avait des cabines en plein air. Toutes sont occupées. Juste à ce moment, venue d'un guichet, une grosse voix d'employé m'apostrophe : “Vire-moi la grosse là à gauche et prends le combiné”. La grosse en question est magnifique, grande, blonde, walkyrienne. Elle est en larmes : « Allô . Allô ? » On pouvait, on peut toujours se faire appeler dans une cabine. «Je peux rester avec vous , j'attends un appel. » Je téléphone devant elle au 8 503 : ce numéro correspond-il à quelque chose, aux Etats-Unis ?
Ou bien, j'appuie sur le code « ECOUTEZ » ? L'équivalent de « décrochage » ? Le 8 503 me restitue une bande-son. Deux hommes discutent, là dans le tuyau, sur le statut du journalisme. Je ne vois pas en quoi cela peut me concerner, quoi que j'aie moi aussi, bien entendu, mon opinion sur la question. Qu'est-ce que cela signifie ? L'appareil m'envoie une bonne décharge d'au moins 140V dans les doigts, au moment où j'appuie sur la touche « ECOUTEZ » - « prenez la communication » ! J'abandonne. La mécanique de mon automobile, au moins, ne me trahira pas. Le soir tombe. La lumière du paysage devient magnifique, cela ressemble aux brillances des photos électroniques.
Mes douleurs se sont apaisées, par l'effet du crépuscule. Donc, au lieu de consulter d'urgence (il faudrait faire un crochet jusqu'au Lot-et-Garonne), je poursuis mon voyage. Mes explorations restent micoscopiques. Mes dents attendront, jene serai pas esclave de mon
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corps (pauvre bête, un jour tu n'auras plus que lui, dans ton lit, la mort au-dessus). Mon proviseur attendra lui aussi : je suis resté absent deux jours ! Disons : juste la dernière heure des deux jours précédent. Les enseignants sont fatigués en fin de journée. Tous les métiers sont fatigants. Les syndicats se sont tus sur le sujet . Au retour, je devrai me faire excuser par le proviseur. Est-ce bien nécessaire. Une autre fois je m'étais excusé, pour une journée entière : personne ne s'en était aperçu...
Le lendemain, après une excellente nuit dans un de ces petits hôtels que j'affectionne, l'obsession du téléphone me poursuit. La disparition programmée des cabines publiques m'obsède : après tout, qui peut prouver que chacun désormais possède son téléphone cellulaire ? La cellule existe encore, concrètement, dans une cour d'école : l'école est mon métier. Cette cabine transparente fut installée là, mieux vaudrait dire bricolée, par de grands élèves particulièrement doués, ainsi que motivés. Sont-ils là, dissimulés dans la cour ou le paysage environnant, malgré les congés ? Veulent-ils vérifier si l'on utilise leur invention ? L'identité des utilisateurs ? La chose n'est pas impossible.
Mais ils sont très doués, ces petits ingénieurs de dix-sept ans ! La partie supérieure du combiné présente un infernal écran électronique ! Un homme, avant moi, composa un texte indéchiffrable, grâce au « Traitement de textes » ! Cet homme, c'est moi. Je suis déjà venu ici, j'ai utilisé cet appareil, peut-être au hasard, sans doute même, et me révèle incapable d'en retrouver le fonctionnement. Et les élèves, les grands élèves sont là : ils me regardent avec bonhommie, un peu narquois, mais bienveillants. Pour le piano, c'est pareil : j'improvise, mais qu'on ne me demande pas de restituer ce que j'ai trouvé seul. A l'aide des touches latérales, présélectionner un COLLIGNON « NOX PERPETUA - DEVELOPPEMENTS » 40
numéro : voilà qui est fait, mais comment l'activer ? Avec un sourire narquois et sympathique, un lycéen me tend un bon vieil appareil gris à cercle pivotant : le plus ancien modèle qu'ils aient pu trouver – comme il n'est pas branché, renoncer. Il faut renoncer à communiquer. La communication passera par ces toilettes que j'aperçois au fond de la cour.
Après tout, elles sont constituées, elles aussi, de cabines : une seule, ouverte, déserte, pourvue d'un lavabo blanc. De derrière me répond la voix d'un employé municipal, sortant je suppose du combiné que je n'ai pas tout à fait raccroché : « Que voulez-vous ? » Et à ses vibrations, au velouté voilé de ses paroles, ce ne peut être qu'une voix de moustachu. Le lycéen me tend le combiné : « Estc-e que vous pensez que je dois... » - ma phrase s'arrête. Trop de témoins vraiment. « …et puis non, c'est trop personnel. » La question s'évanouit. Perd de sa pertinence. Peut-être voudrais-je entraîner un de ces jeunes gens là-bas, près des faïences immaculées – il m'a enculé ? Alors retentit, dans un fracas de Jugement dernier, l'éternuement gigantesque et salvateur d'une femme, la mienne : la seule avec laquelle, et par l'intermédiaire de laquelle, je me suis autorisé à communiquer.
Avec ma fille, et son fils, nous dérivons sur une planche de surf. Le naufrage est grave : aucune mémoire de l'accident qui nous a menés là tous les trois. Certaisn débris flottent encore sur les vagues, une tempête s'est calmée, nous évitons ces planches plus étroites, incapables de soutenir nos poids, pas assez dangereuses cependant pour nous déstabilliser si par hasard nous les heurtons. D'après mon estimation, nous devrions nous rapprocher d'Alborán, l'île de Calypso. Si nous ne parvenons pas à l'apercevoir, nous sommes bons pour le détroit de Gibraltar – alors... Heureusement, nous abordons sur une plage de cette île. Des vacanciers, des résidents,
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nous réservent le meilleur accueil, nous sèchent, nous réchauffent. Notre installation se confirme : Sonia pourrait se faire inscrire à une école très aérée, très propre. Pour ma part, avec une rapidité notariale étonnante, j'achète une résidence sur cette île, de 500m sur 200 : cet homme possède une bonne corpulence. Il me regarde avec une sévérité qui donne confiance. 292 900 francs, dans les 44 00 euros, ce n'est pas excessif. Mais les vacanciers repartis, ne resteront ici que 21 soldats. Pourtant cet homme inspire ma confiance. Et comme il arrive souvent, la surestimation de moi où m'entraînent les bons traitements m'amène à la plaisanterie : je parle de mon étourderie, ou du destin ; ce brave notaire ne m'apporte-t-il pas son aide à récupérer certains objets personnels, échoués sur l'île après moi ?
Le naufrage en effet rejette des vieilleries, laides et encombrantes, comme une vieille paire de baskets détrempées. Il me trouve amusant sans doute, et c'est avec un bon sourire de condescendance qu'il m'amène au rez-de-chaussée, au salon de réception de l'hôtel. Ma fille et mon petit-fils demeurent dans la chambre à l'étage, se reposant de leurs émotions. Savent-ils nos dispositions mobilières, et scolaires ? S'agit-il vraiment d'Alboran ?
De nuit je me suis éloigné sour les cyprès ; c'étaient des arbres impérieux, mais troués, comme celui du trop peu connu Moonlight d'Edvard Munch (1892). Et moi, je pisssais au pied de cet arbre. Il n'y a rien de plus voluptueux que de pisser, la nuit, au pied d'un grand arbre protecteur. Il y en avait d'autres, de la même espèce, formant une allée. Comme je ne pouvais pas me soulager au pied de chcaun d'eux, mes pas m'ont mené progressivement dans une espèce de parc naturel, occupant une terrasse au-dessus de la mer. Un mur de pierre la soutenait, au pied duquel, sur la plage nocturne, mon épouse m'attendait en compagnie de ses amies : notre naufrage, à présent lointain, et plus encore sans doute la propriété que nous avions acquise, nous avaient attiré des sympathies !
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Je me suis mis à imiter les cris des nocturnes ; c'était très réussi, d'autres hiboux ou chouettes se sont mis à me répondre, de plus en plus rapprochés. D'autres vies animales rampaient et grattaient dans l'ombre. Et non pas menaçantes, mais participatives de mon propre destin. Je décidait d'invoques les morts, car il est invraisemblable, impensable, de la plus haute désobligeance, d'imaginer que nous devrions un jour les rejoindre, sans avoir accompli les rites d'approche et de simple politesse à leur égard. Car la matière et l'esprit se confondent, et d'interpénètrent selon des lois qu'il reste à découvrir. «L'occultisme est la science de l'avenir ». Sans que je leur aie donc offert le moindre argent, les morts et leurs esprits sont sortis en troupe compacte d'un cimetière, lointain et invisible, au bout de l'allée.
La déformation de leurs traits, conforme en tous points aux films d'épouvante, ne m'épouvantaient pas, car une certaine beauté en émanait, et l'intention rituelle et parodique en était évidente. Il me sembla opportun et solennel de rassembler tout ce que je savais de langue latine pour m'adresser à eux dans la langue des dieux, langue de l'au-delà. Or, ils m'écoutaient attentivement, mais se rapprochaient, et malgré mon respect je n'en menais pas large, la frontière étant ténue entre les conjurer ou les amadouer. Ils se familiarisaient, et je dus m'efforcer des les congédier. Dieu merci les morts prirent conscience de mon impréparation. ETREIGNEZ-VOUS, LAISSEZ COULER DES LARMES DE DESIR. Ils s'éloignèrent, et de quelle terreur n'eussé-je pas été atteint, pour peu qu'ils se fussent à peine encore approchés ?? NOUS SOMMES DES MILLIONS DE FLAMMES.
Nous étions alors, Arielle et moi (dont le nom est celui de l'esprit de l'air, souffle de la vie) dans une maison de location. Nous l'avions trouvée sur une île très plate, à peine séparée du continent par le Pertuis de Maumusson. Notre ami Claude nous l'avais cédée pour une bouchée de hareng, pourvu que nous l'acceptassions, lui et sa famille, COLLIGNON « NOX PERPETUA - DEVELOPPEMENTS » 43
quelques jours dans le mois. La solitude était délicieuse, Arielle dormait sans cesse, et je n'ouvrais pas aux coups de sonnette. Alors, les représentants, nonchalamment, s'installaient au soleil à l'arrière, sur des chaises de jardin. Il suffisait de fermer les volets, de l'intérieur, en faisant le moins de bruit possible ; mais vous pensez bien que c'est impossible, au vu des ferrures bruyantes des gonds et des crémones. Ils faisaient semblant de ne pas nous entendre. Et nous les regardions par les ouvertures dites "en tuile", à travers les vitres ; ils choisissaient de ne pas nous deviner, de ne pas croiser nos regards.
Nous avions aussi peur des vivants que des morts. Je préférais, pour mes commandes, suivre en voiture une petite femme à qui je les passais, d'un véhicule à l'autre, par portable ; elle s'arrêtait alors sur une contre-allée connue de nous seuls, dissimulée par une faible rangée d'arbres : "Venez me voir", disait-elle, "confirmez votre commande à l'intérieur, je ne peux me souvenir de tout, il m'est impossible de prendre note en conduisant !" Je fais semblant de mal comprendre, façon de marivaudage. Elle porte une visière McDonald's. Dans l'ombre au fond de l'estafette un personnage masculin lui souffle : C'est un enseignant. Gonfle les prix. Ces gens-là ont de quoi payer. Je n'achèterai rien d'aujourd'hui : "Attendez." Retournant à ma voiture, j'en rapporte une vieille imprimante que son mari (puisqu'il est question de mari) propose de réparer, mais les bourrages s'accumulent. "Je suis de Lège", me dit-elle, "près du Cap Ferret".
Je lui réponds que j'aimerais avoir une maison sur le Bassin (pour la revoir, pour la toucher, tandis que son époux couvre d'insultes son tournevis), mais que "ma femme tient beaucoup à sa maison de Mérignac – c'est fou ce que vous ressemblez à telle collègue de bureau... - Tu me dragues devant mon mari, imbécile, murmura-t-elle, comment veux-tu obenir quoi que ce soit ?" Et comme j'insiste, elle baisse la voix jusqu'à la rendre imperceptible : "Tu auras ce que tu désires, mais tu seras trop vieux – juste après le seuil de l'impuissance." Et cela se vérifia. J'étais velléitaire, ce qu'elle avait sans COLLIGNON « NOX PERPETUA - DEVELOPPEMENTS » 44
peine deviné. Je n'ai jamais su son nom, elle était bien plus jeune que moi, et se moquait tendrement de mes maladresses.
En ce temps-là, je faisais de mes gaucheries un argument de séduction ; mais passé un certain âge, ces procédés se retournent contre le dragueur. Je cherche non pas à mourir mais à obtenir une supériorité de l'esprit qui me permette un jour ou l'autre, avant ou après ma mort, soit de dominer les circonstance matérielles afin de incorporer à quelque chose de plus grand, soit de les changer matériellement par ma volonté. Tous les efforts de ma vie peuvent se justifier par cela.
Il existait en ce temps-là un aspirant dictateur, férocement caricaturé par ses adversaires, qui l'accusaient de toutes les turpitudes et tous les ridicules. Enfant je le connaissais bien, jouant même aux billes avec lui. La dernière fois que nous avons joué à la tic, il était gros et gras et rubicond comme à présent, très laid, bouffi de visage et la voix « pousse-pour-chier ». Mais je l'aimais bien. Passant alors dans des salons ouverts, sans s'être même ablutionné les mains, il m'invitait à le suivre : on y mangeait, on y buvait le thé debout à grand renfort de petits doigts en l'air et de smokings, les femmes à l 'avenant. Qui étais-je, moi, pour m'y introduire ? Pourquoi tant de belles manières, surjouées, contrefaites, pour quelles dignités devrais-je me présenter à tous ?
Mais l'amour du jeu parvint à l'emporter : nous nous sommes assis à une table de tric-trac, mais le tablier représente une carte de France : l'un de nous la voit nécessairement à l'envers. Chacun occupe une ville de France, conçue comme une place-forte, par le symbole d'une petite bille, compacte, en acier. Le jeu consiste, à l'aide d'un bâtonnet également d'acier, à pousser ses propres sphères sur celles de son adversaire, afin de s'emparer de ses villes ou forteresses ; dans certains cas, il est même permis d'utiliser une sarbacane, où les petites billes peuvent se loger ; on souffle, et hop ! plus
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d'armée ! Afin de renforcer les lignes de défense, un petit boudin de tissu court d'une bille à l'autre pour les protéger.
Seulement, je manque de la plus élémentaire adresse, mes billes roulantes ou projetées atterrissent un peu partout, se dispersent : impossible d'atteindre l'objectif. Autour de notre table des spectateurs désœuvrés forment cercle. J'essuie quelques railleries, mais sans méchanceté ; après tout, les fameux sbires de Le Pen, puisqu'il faut l'appeler par son nom, ne montrent pas de méchanceté particulière. L'ennui, ce serait plutôt les tricheries du personnage : il tire d'un berceau de poupée bien opportunément placé à sa gauche deux billes supplémentaires dont je n'avais pas l'équivalent, il déplace le jeu lui-même pour lui fournir prétendûment une meilleure assise, modifie sans cesse la disposition de ses boudins de protection, tantôt devant telles billes, tantôt devant telles autres : impossible de me tenir à mes stratégies successives.
Chacun de ses tirs, pour autant qu'il y en ait ! reste précédé d'une interminable réflexion pendant lequel son front se plisse atrocement. Cela manque de l'horloge des tournois d'échecs internationaux. Alors ma foi, plus question de barrette d'acier ni de sarbacane ; avec mes propres doigts, d'en haut, j'assaille vaillamment ses positions et les défais une à une ; rien ne me prouve que cette technique soit interdite. D'ailleurs il ne m'a pas renseigné sur les règles du jeu ; il me répète
que je suis trop jeune, trop bête, mais élude mes demandes de précision, comme si c'était un grand mérite d'écraser un novice. Un valet substitue alors une carte d'Europe à celle de la France, et me remet mes clés d'appartement et de voiture, que j'avais égarées.
Ma situation change alors du tout au tout : je défends toujours une région d'Espagne située juste au sud des Pyrénées, tandis que mon adversaire, bien lointain désormais, se trouve relégué dans la contrée d'Arkhangelsk, en Russie. Tout m'échappe, de la possession des clés à celle des territoires, pour ne pas dire les règles du jeu lui-même :
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cette nouvelle carte d'Europe est en plastique transparent ; au travers, nous voyons très bien encore par transparence la carte précédente, celle de la France. Et c'est mon adversaire qui obtient qu'on enlève celle de l'Europe, qui embrouille tout, « par égard pour [sa] femme » - en quel honneur ? qu'est-ce que cela signifie ? je serais donc seulement le couillon à qui la valetaille rapporte ses clés, tandis que mon adversaire modifierait à son gré la règle et les accessoires du jeu ? Alors ont retenti les trompettes du Jugement dernier...
X
Mon père n'avait pas plus d'autorité. Il ne comprenait pas plus que les autres ce fait indubitable : un mariage n'est pas une conflit d'autorité, mais une collaboration dans un but commun. Peut-être ses interminables vaisselles à la main l'ont-elles amené à se considéré comme soumis. Il ceignait son tablier, comme Courcelles, professeur de faculté, tout en grommelant très fort contre moi, qui devais prendre sa suite plusieurs décennies durant. La vaisselle en effet, mes bien chers frères, avant l'invention du lave-vaisselle, tenait absolument de l'Hydre de Lerne, si même elle ne l'avait pas engendré : c'est un monstre aux cent têtes, dont l'une coupée fait renaître dix autres.
Je ne fis donc ni une ni deux : avisant un bol sale et quelques couverts qui traînaient sur la table, je les ai insolemment jeté sur le sol en gueulant : « C'est toi qui est chiant ». L'audace était forte, jamais je n'avais parlé ainsi à mon père. Je rajoutai quelques grossièretés pour faire bonne mesure et suis ressorti dans la cour. Je découvre alors, à ma plus profonde stupéfaction, que m'attends là, au beau milieu, un autre père, un Noir ! Je regarde ma main, parfaitement blanche, mais cela ne prouve rien. Ma mère aurait-elle eu des velléités de coucheries exotiques ? ...Me veut-il aussi du mal, celui-là ? Sera-t-il
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moins agressif ? Pour en avoir l e cœur net, je lui lance avec force un couteau venant de la cuisine.
Le Noir l'évite d'un mouvement preste du cou ; imaginons que mon autre père, le Blanc, le vaisselier, sorte à ce moment dan la cour, et vienne en renfort contre moi ? je suis foutu ! Alors sans attendre, je déguerpis, monte à ma chambre de l'autre côté de la cour : elle est facile à reconnaître, sa fenêtre éclairée commence à se distinguer dans le jour tombant. Dès que j'y serai, mais ce sera long ! je me barricaderai – le Noir ? il est parti ! Monsieur a dédaigné mon attaque, Monsieur avait « d'autres choses à faire » ! il ne se soucie pas plus de moi que mon autre père, scotché à sa vaisselle ! Insultez-les, attaquez-les, ils ne réagiront pas ! de quoi retourner à l'évier pour de nouvelles bordées d'injures...
Le Blanc, au moins, je ne le raterai pas : avec ses deux mains dans le savon et son tablier de bonne femme... C'est une bonne expérience, une belle démonstration, que j'ai eues là. Je voudrais que toujours les mots coulent en moi comme dans une fontaine, et qu'il me suffirait de puiser si je veux écrire.