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  • HAINES ENCLOSES

    COLLIGNON HARDT VANDEKEEN

    HAINES ENCLOSES

     

    AVANT-PROPOS

    Le vieil Adam, agenouillé de dos, pleure au fond de sa caverne. Son torse est nu, ses cheveux blancs sur les épaules. Il jette les bras au travers d'un brancard à même le sol. Je suis celui qui gis, pleuré par mon père, jambes brisées.

    Eve assise sur une pierre mâche indéfiniment du filament de viande. Elle parle à son maître à travers ses mâchoires serrées. Ils ont brisé les membres de ton fils. Ils nous ont relégués sous la voûte. Tel est le sort des traîtres.

    De mon brancard j'invoque le secours de l'Ange : « Gabriel délivre-moi d'eux, qui m'ont fait tant de mal.

        • Je te purifierai dit Gabriel.

          Depuis longtemps Caïn mon frère nous abandonna pour mesurer la face du monde – et l'ange nous mena au voisinage du désert de sel nommé Dasht-i-Kévir. Partis chercher de l'eau dans cette immensité, Adam ni Eve ne reparurent jamais ; je n'éprouvai ni haine ni remords. Gabriel qui sans cesse volait au-dessus de ma tête me dit :qu'ils seraient refondus au brasier pour de nouvelles incarnations.

    « Ta faute désormais » ajouta-t-il « pourra s'expier. Faute immense assurément, mais non plus péché ; tu ne sentiras plus au ventre cette morsure dégradante.  Relève-toi. » Je fus guéro, et l'ange fit sur mon front une onction de salive, de la largeur d'un pouce, et je fus transporté. Où étais-je ? L' Archange répondit : « A Tanger. Tu trouveras là-bas la Liberté, que les Grecs appellent Elefthéria. » Quand je me suis éveillé, les hommes sont venus m'arrêter.

     

    FIN DE L'AVANT-PROPOS

     

    CHAPITRE UN – LE CANCER DE LA GORGE

    Ils m'ont enfermé sous la terre. Le monde autour de moi. Kragen me hait profondément. Je ne puis le supporter cet homme que séparé de lui par une planche horizontale – l'échiquier. Häszlich signifie à la fois « laid » et « haïssable » ; ce sont les enfants qui assimilent le moche et le méchant – je suis un enfant allemand, ich bin ein deutsches Kind, depuis plus de cinquante ans. Quelques mots sur Kragen : il est grand, même assis, dans notre cellule. Son âge est le mien, il meurt lentement, mais survit, un trou au creux de la gorge : le souffle va et vient, la cicatrice autour de la canule palpite rouge et gris, sous l'ampoule disciplinaire et nue. C'est par ce trou qu'il renvoie la fumée que ses lèvres rongées, au-dessus du col, aspirent.

    Nous partageons la même pièce souterraine ; jadis notre patrie fut asservie par une race supérieure : ce peuple bien bâti, nous lui vouons une haine séculaire. C'est lui qui nous contraint à l'enfouissement. Et je n'ai rien commis, que de naître. « Mon temps, dit Kragen, est compté. » L'orifice respiratoire empeste l'iode et le goudron. Le sang. Kragen tire sur ses maïs aux embouts cartonnés, entre le pouce et l'index, et projette la main devant soi, d'un geste exaspéré ; la fumée lui sort par la bouche et le cou. De mon côté le mur souterrain reste nu – mon lit tout plat, ce bout de miroir au-dessus, la carte du Wisconsin. De son côté une profusion de petits meubles noirs, contournés, d'usage indécis, parmi lesquels titube sa carcasse cancéreuse.

    « Je dois choisir mon successeur » dit-il, je réponds « Tu as fait ton temps. » Il règne ici un manque total d'aération. Si j'étais autorisé à sortir, là-haut, en surface, je rapporterais de l'air, entre les plis de mes habits, entre mes paumes rapprochées qu'il viendrait laper.

    Permission

    Prochainement, je verrai le jour.

    Je tourne et retourne dans ma main le bristol d'invitation.

    INVITATION AU JOUR

    Qui peut dire ce qu'il en est d'un homme, et des pensées que vous levez en lui ?

    J'ai plu à Daniel Tag, le chef. Qui me convie très vite à sa table, « en vue d'adoption distinctive ». « Adoption » ? ...Deviendrais-je Présentateur ? Dissimulons... Kragen me voit... Je hume à grands traits l'odeur du bristol : un estuaire à marée basse – et sur l'imprimé, le secrétaire ou un enfant a gravé le carton d'un profond sillon de stylo bille. Kragen tousse. Le progrès de son mal entrave sa

    parole ; il m'accorde à présent de changer moi-même sa gaze. Je me retire ensuite, sous monpetit bout de miroir. Il n'existe pas le moindre Bordel dans ce royaume souterrain – où je me rendrais fréquemment, si j'avais l'argent : ce sont les seules relations que j'imagine avec les femmes – car mes passions vont aux hommes, seulement, jamais je ne m'y plierais. Croyant, mais non pratiquant.

    Je ne suis pas seul de cette espèce. Sans presque voir le soleil. L'invitation précise : Midi douze, aux Voiles. Ils sont venus me chercher. Kragen ne m'a pas regardé. Mes yeux n'ont pas été bandés. Je suis monté en surface par les voies naturelles. Parvenu sur le sable, humant à pleins poumons les effluves de la Seine - au loin passaient les voiles régatières – j'ai senti l'iode et la vase. Daniel Tag m'attendait : une longue table ovale ornée de têtes inconnues, vue par la véranda sur le Fleuve, auquel ma place réservée tourne le dos. Je résister à l'enivrement - ce grand air de vase et de vent ne dilue pas ma haine. Daniel Tag se lève à gauche en fond de table : « Par loi de succession, je vous demande d'accepter » - ici mon nom – je me lève et m'incline, ils me regardent tous en parlant d'autre chose. Daniel Tag poursuit d'un ton monocorde et nasal, j'entends « mérites », « Kragen », « état de santé ». S'il ne m'aime pas ce sera plus facile. Me rasseyant j'entends nommer juste à côté de moi Jérémie qui boit sa bière avec de gros yeux bruns et du ventre ; je ne suis plus sensible aux charmes des femmes, qui s'en croient toutes. J'éprouve une apaisante absence d'espoir. Une si éternelle jeunesse de l'homme, ce poids que nous acquérons tous lorsque la Mort à nous s'adosse : voilà comme il faut aime ; dans cette bouffée d'amour Dieu merci sans retour je trouverai prétexte à refonder ma vie, mon souffle, afin que de ma tête aveugle je refende les flots de mes haines. Tout au long de ce repas de fruits de mer je me suis efforcé de me mouvoir avec naturel, absorbant ce léger blanc d'huîtres sur la vase de l'air, mais à mon désespoir trop vite s'échappe mon corps et ma rapide ivresse attire l'attention de tous : mes amours sont malheureuses.

    Quelques bouffonneries radiophoniques m'auront sans doute acquis les faveurs de Daniel Tag. Sourire étiré de requin. Le miroir mural me renvoie les convives au fond du tain bruni, ballons flottants agitant les mâchoires et parlant – je m'arrange toujours, sous terre ou en surface, pour trouver, vis-à-vis, un miroir . A côté de Jérémie, je me laisse couler dans mes creux confortables, et je pousse en secret de petits cris de chien - progrès indéniables : j'étais naguère infiniment plus niais devant l'amour ; Jérémie tourne vers moi vitreux comme ceux des lions lorsqu'ils ont sailli, sa respiration est forte. Devant lui les canettes vides se tapissent à mesure demousse et de salive. J'oublie qu'aujourd'hui le Clan me reçoit, qu'il s'agit de ma seule et dernière chance – tandis que je m'épuise à gagner les yeux seuls de mon protecteur - sitôt dégrisé je devrai retourner à mes haines. Devant moi les huîtres que je gobe font de dérisoires pyramides. Boire encore. Le rythme de mon sang se brouille. Perceptions. Sentiments. Le véhicule qui passé le repas m'entraîne en ville emporte dans mon ivresse la résolution de ne rien attendre. En bas, sous la terre, nous ne connaissons pas les femmes ; c'est un trou permanent au creux de la poitrine - les femmes nous foutent à la porte, voilà – le dire comme ça.

    Daniel Tag pilote. Les Hommes de Surface et moi pénétrons dans les entrailles d'un immeuble. Un couloir sombre où donnent des portes opaques, étroites, cirées. Nous nous suivons à touche-touche sous les veilleuses. Tag, cheveux tirés laqués, pèse sur un bec-de-cane en bois. La réunion dans la pénombre tourne à la beuverie. Certains se déshabillent. Je m'en vais. Je suis arrêté.

     

    X

    Je suis conduit au troisième niveau d'un bâtiment de métal vert, au bas duquel règne et conspire Pomarès, portier, cerbère, œil torve et vitreux. Peau bilieuse : cancer de l'estomac. A présent prisonnier sur terre, prisonnier sous terre - non pas combat, mais condition. La ville s'appelle T. Le corridor d'entrée s'ouvre sur la rue par un vantail battant, vitré, vibrant sous le Vent d'Est : sept jours de file, à vos tempes, l'été, sans relâche, cette infinie tension métallique - le sirocco prend le relais à grandes charrois de sable roux. Les jours sans vent sont un four. Cent mètres de la mer et c'est le four. Sous le vantail battant mal appliqué le moindre souffle houle repoussant puis relâchant sans trêve au ras du sol les volants de caoutchouc dans lequel s'incruste le sable crissant, quand il ne file pas s'amonceler en tourbillons mourants jusqu'aux angles du fond.

    Le mur de gauche où s'ouvre l'accès aux cages supporte une longue rangée de boîtes aux lettres, paupières basses, bouches abandonnées ; celui de droite est plaqué de miroirs biseautés qu'écartèlent de gros clous plaqués or. Le bras qui pousse le battant interne déclenche une seconde grande aspiration qui suce l'âme. L'immeuble a pour non Baalbek ce qui me terrorise un bref instant mais les gardes impatients me tirent vers le haut ; la seule fraîcheur, le seul répit remontent avec nous l'escalier, aux lourds montants de fer engagés sur cinq étages dans la céramique. La cage d'escalier présente des marches à carreaux blancs et vert pâle. Une porte cirée haute et mince s'entrouvre à l'entresol : « Tes gardiens, les Drüften ». Deux vieux Flamands, homme et femme, tous deux très laids tout couturés de longues rides, au fond desquelles vrillent quatre petits yeux gélatineux. Le couple cache mal derrière soi ses meubles bas et bon marché ; sur le sol de cuisine règne une superposition de journaux pisseux où se prélassent d'affreux chiens. Ils me flairent et se recouchent ; relent tenace et contre-jour. Lèvres avalées devinées de l'homme, lunettes rondes de l'épouse et nez luisant. Troisième gauche. Nous montons tous : mes deux gardes et moi, les Drüften en croupe.

    L'escalier blesse les yeux de son éclat, à deux volées inverses par étage. Les paliers intermédiaires exhibent la même porte étroite où l'on accède l'aile opposée. Parvenu d'une cellule souterraine à cette autre, en hauteur, je découvre mon codétenu, trapu, le front bas, le poil roux : Dorimon. Sa voix est rauque. Seul avec Kragen en bas, seul ici. Deux gorges rêches, deux haines sans écran, ce rouquin, sournois, les lèvres au rasoir, l'œil glauque et vitreux, par-dessous : je gagne au change. D'ici trente ans je le découvrirai quoi qu'il advienne, dehors, indépendant, la paupière battante et l'échine voûtée dans l'embrasure de sa porte, et je ne le reconnaîtrai.

    Tant d'années lui auront plaqué, dartré le crâne, il sera veuf, entre deux internements d'office. A présent, ce jour de décembre 52, Dorn ou Dorimon m'accueille en maugréant, à reculons pour me laisser entrer, poussant de brefs grognements de gorge : « Bienvenue ». Nous occuperons lui et moi deux pièces de part et d'autre d'un corridor au fond duquel s'ouvre la salle de bain. La première nuit je pose sur le sol un matelas, un drap : « Tout sera prêt chez vous, mettons – demain. » Les gardes s'en vont. Dorn ou Dorimon baisse la tête en se frottant les mains : «  ¡Feliz Navidad ! Je parle espagnol, allemand, français. » Sur le coup de minuit, les Ibériques descendent en masse dans les rues, pour la dernière fois avant l'exil.

    Une sirène couvre tout Tanger, tandis que la Casbah reste obscure : mon récit n'en fera plus mention. A minuit, trois chapelles perdues dans la ville européenne recueillent une poignée de vieillards perclus des deux sexes, et la population profane, gorgée de victuailles, déferle Cours de France, au croisement de notre rue. Tout le restant de la journée, tout le soir, je les avais passés dormant, à même le matelas. Et le soir même, penchés aux fenêtres, nous avions vu défiler sous nos yeux le monde libre, ivre, soutenant à deux frères leur cadette de quinze ans hurlant et vomissant, et lorsque tous les Andalous se durent renfermés, la tempête éclata.

    Dans leurs caissons de bois, nos stores claquent à s'arracher - le vent figurant le cri étranglé continu d'une femme en couches, et l'anémomètre bloqué à 220 kmh. Il y eut des inondations. Des gens moururent qui n'auraient pas dû, persifla Drüften : «S'obstiner à construire à côté du fleuve ! on le leur dit pourtant ! » Sifflement strident des martinets tout le lendemain. Plus jamais je ne revis la foule de Navidad Cinquanta y Ocho. Tous les Andalous s'enfuirent et ne revinrent plus. Lorsque j'enroulai nos stores à l'aube, j'aperçus vis-à-vis, barrant tout, le mur ocre rouge d'un vaste immeuble, fendu par quantité de meurtrières étroitement vitrées. .

     

    X

     

    Quelques jours s'écoulant révélèrent, ici comme en bas, l'impossibilité où je suis à présent de relater nos existences prisonnières : activité nulle, société nulle. Je ne communique ni ne parle. J'ignore à quel nombre mon peuple se monte, soupçonnant les autorités et gardiens de s'être ligués pour nous laisser dans l'ignorance de nos forces.

     

    X

     

    Cependant, loin dessous :

    Profondément gît toujours l'ancien codétenu Kragen, compagnon dans l'agonie. Ceux de l'Ingonnen, ceux de l'Autorité, n'acceptent l'amitié que si l'un des deux meurt. Les femmes ici n'ont ni lieu ni place, nul accès ; ce sont aux carrefours d'éphémères contacts de pénombres – chuchotements d'humains gardés. Kragen mort – à supposer qu'il meure – je craindrai à mon retour l'imposition d'un compagnon trop jeune – ce qui signifierait « C'est bientôt à toi de partir » et l'on m'inhumera plus loin, plus profond, enterré deux fois .

    X

    Sous terre encore :

    La condition, la qualité de prisonnier sous terre développe comme chez l'aveugle une lucidité, l'acquiescement. Est ce qui doit être. Es muß sein. Pas de tricherie. Le soubassement. Toi

    qui sors à présent par les rues, dans le vent, toi qui remets à Jérémie-Aimé la maquette de tes ondes sur indication et recommandations de Daniel Tag, n'oublie pas. « Une bande enregistrée de « Lumières, Lumières » - ma référence. Qui m'aura coûté tant d'efforts, j'y aurai tant et tant travaillé - qu'à présent je n'y tiens plus. Kragen l'apprend, il en conçoit de la jalousie : « Devras-tu remonter en Surface ? » Quelques mots encore sur Kragen : il occupait parmi son peuple de faux-jour la fonction si enviée de propagateur, dans un studio aménagé, Unterirdische Rundfunk, la Radio Souterraine ; cette pièce enterrée de métal transmet la voix de notre peuple.

    C'est pour moi de la part d'Ingonnen une faveur insigne, malgré la censure. De 16 à 20h.

    Le peuple souterrain

    Je suis redescendu revivre chez les mien, et je comprends pourquoi chacun s'imagine seul, privé de toute possibilité de communication, comme les chiens enclos dans les jardins de maitres – ils se répondent cependant de loin en loin par-dessus les haies vives, par leurs salves d'abois désespérés ; le seul espoir de tous ici est de se concilier les bonnes grâces d'un humain. En vérité, nous ressemblons à ces races maudites domestiques vivant et ne survivant que dans l'attente et l'adoration ; ainsi les chats ne peuvent-ils supporter le moindre contact avec ceux de leur race : ils les griffent et les pourchassent.

    Jalousie de Kragen

    Je suis nommé nouveau propagateur au fond des terres et j' aboierai dans le micro de mousse noire. Nul ne répond jamais à l'animateur. Aux chiens fichés en laisse tenues par les chefs d'En-Haut, loin par-dessus nos échines osseuses (Daniel Tag). J'accompagne Kragen dans le studio. Il maintient sur son cou son carré de gaze, et les couloirs sont pleins troupe : «Passez. » L'antichambre d'abord aux murs garnis d'affiches, dont la femme accroupie nue de dos devant le Christ en croix ; au micro je dis touche pas à mon sexe, les techniciens rient.

    Le lendemain soir je diffuse ma première émission.

    Pourquoi je suis entré en bonnes grâces : retour à l'avant-veille, en-surface 

    Jérémie habite à T. une loge désaffectée ; par devant s'étend l'herbe sale, sous de grands arbres souffreteux, parc négligé depuis les guerres. Pour lui j'escalade le portail de fer, je passe le contrôle dans un bâtiment trapu, éclairé de petits points vifs, « La Salamandre ». Jérémie n'aime pas les hommes ; chez Daniel Tag parmi les ombres, avant le passage à la baise en groupe, je n'ai pas vu trace de lui. Jérémie-Aimé loge avec sa femme en guenilles et sa fille de cinq ans : nous n'avons pas, sous terre, de télévision. Jérémie la regarde : trois-zéro, mi-temps. Il me passe une bière en boîte - « Pose ça  là, sur la table » - c'est mon enregistrement sur les serviettes au jaune d'œuf. Jérémie me regarde, bovin, ivre. Je sens sur ma peau ces plaques mauves qui passent au blanc par fortes contrariétés ; le reste de mon visage se couvre de duvet, le sang monte à mes joues.

     

    Sous terre Kragen et moi formons un saisissant contraste (il pense à d'autres choses). Il m'a choisi pour compagnon parce que mes yeux sont rouges et mes paupières vulnérables. A son insu souvent je m'examine : ma gueule. On nous relègue sous un coin de terre, comme des morts pour ceux d'en haut - « ce que je ne crois pas dit Kragen ; les mots que tu lis devant ton micro portent chacun deux sens : le premier pour les maîtres qui meurent un jour, et seront expulsés ; et l'autre sens, que nous seuls comprenons. » Je comprends que je suis sacré, mais c'est malgré moi. 

     

    Beuveries et pétards

    A minuit la sirène en surface déploie ses ailes veloutées. Les trompes rauques du port braillent en répons aux klaxons éraillés, continus, sans répit, de la ville. Mon compagnon me dit qu' « entassés sur les parkings, les Espagnols attendent minuit pile et tout d'un coup déboulent Cours de France. » Des farandoles de soûlards déferlent de part et d'autre en hurlant ; du rez-de-chaussée tendant le cou nous voyons défiler de profil en bout de rue la bacchanale vineuse. Notre gardien sarcomateux nous souffle dans le cou en traînant ses pantoufles et mâchant ses moustaches. Il se laisse tomber sur sa chaise paillée : « Si vous passez le coan de la roue, dit-il, jé vous descends. » Il tient sur ses genoux son PM de démobilisé franquiste.

    Nous progressons jusqu'à l'angle pour contempler de bout en bout le Gran Paseo de Navidad. Nous n'éprouvons aucune crainte, car si nous plongeons d'un coup dans la foule, Pomarès ne pourra tirer. Dorimon me dit : « Méfie-toi. Il est con. Il le ferait. »

    (Rappel : Kragen est mon codétenu d'en bas ; Dorimon, celui d'en haut. J'alterne. Vous suivez ?)

     

    Noche de Navidad

    Je revois les femmes accourant des deux bouts du Cours de France, agitant avec frénésie des arceaux de fleurs sur leurs têtes, bras nus, complètement bourrées dit Dorimon. Au milieu des danses ronfletafond les De Soto, les Ibarretas. Les machos borrachos passent le corps jusqu'aux couilles par les vitres, arrachent les roses en s'écorchant le front, claquent le cul des moukères qui les traitent de cocus et de maricones. Cavalcades hurlantes, imbibées, pétards, éjaculations de Campo Lasierpe à la régalade, les hommes sastiquent la zambomba, calebasse trouée d'un bout de bambou qu'on branle à plein poignet, qui grince jusqu'aux dents.

    C'est le seul soir où Dorimon rigole de l'année. Je revois cette grosse pucelle vomissante sur sa robe à volants, raînée, portée par ses frères qui la soulèvent par-dessus chaque massif de fuchsias - « Ce ne sont pas ses frères ! - Tienes razón ! dit Dorimon – deux détonation sur nos têtes ¡Pomarès !...¡ Pomarès ! - T'es fou je dis - nous regagnons nos places en bord de foule, les mains dans le dos comme deux braves types qu'auraient jamais profité de l'occase, la jeune dégueulante a disparu, la folie rompt les chaînese, l'air est très doux puis le vent souffle et les femmes pour une fois dit Dorimon rabattent les jupes, les bourrasques forcissent, nous humons trois quarts d'heure les farandoles bestiales des exilés qui soudain se débandent, le vent cette fois rabat les robes sur les têtes, bites et foule refluent l'orage éclate sur les plus tardifs.

    Dorimon et moi, certains d'une prompte retraite (la cellule au troisième, derrière) sommes demeurés pour tout observer : les derniers clowns, parmi les confettis, pourchassent leurs cônes de tête sous les coups de vent. « On rentre ! » crie Pomarès de sa chaise, au pied de l'immeuble ; le cerbère se met debout, tape au sol ses terribles pantoufles et tire son siège par le dossier, PM sous l'aisselle. Nous escorte par l'escalier jusqu'aux Drüften, homme et femme, qui nous remettent nos clés : « On vous a fait confiance ! - Allez chier, répond Dorimon - puis, à voix basse : que ce vieux con de Pomarès n'est plus  foutu de quitter son pas de loge. « Mais il est malade », ai-je répliqué, « verdâtre ! il va mourir !

    « Pour sûr », dit mon codétenu - franchissant les derniers degrés, je le reluque de travers : bien des années plus tard, j'en ai la vision soudaine, cet homme engloutira bière sur bière en compagnie de son épouse Elisabeth que je ne connais pas, destinée à crever d'un cancer au cervau CASUS INOPERABILIS de la taille d'une orange et l'éblouissement s'en va, derrière nous la porte se referme à double tour, tandis que le Vent d'est (trois jours, sept ou neuf) secoue déjà les stores pris dans leurs caissons comme des morts épileptiques - Dorimon se fourre au lit, je reste contre les carreaux, les cartons volent avec les tôles en pleine nuit sous les réverbères aveugles ; sur une borne dans les bourrasques deux clebs copulent en titubant, je me couche sur le duvet de sol, honteux de bander.

    Mon codétenu se tourne en geignant sur sa couche et je descends les stores dont la manivelle rue à me briser le poing ; les lattes libérées tour après tour branlent dans leurs glissières avec un vacarme croissant, ça bat, ça hurle - ta gueule je dors vocifère le Veuf qui ronfle, et le vent se fait immense - je vois d'avance Dorimon, Elisabeth, roulant sur les canettes et vomissant l'alcool - je me suis relevé dans le noir. Le lendemain dans le ciel dégagé les martinets sifflent toujours en battant des ailes dans les coffres à stores, ils rebâtissent leurs nids. Nous avons appris que les cuillères d'anémomètres s'étaient bloquées à 235 kmh, 45 habitants de Soukh-Oumar ont disparu dans l'oued - « On le leur dit, pourtant que c'est inconstructible ! on les aura prévenus c'est bien fait pour leurs gueules. »

     

    Sous terre : éléments de réponses

    Dans l'antichambre souterraine où je demeure prisonnier, j'observe au mur le poster mal collé, rayé noir et blanc par le store. Je distingue Madeleine agenouillée de dos devant le Christ en croix ; Jésus dans un rais de lumière lève au ciel un visage figé de plaisir – je reconnais le nez saillant, les pommettes et les coins tombants de la bouche, et Sa hauteur en entrant dans la mort. Quand j'ai fait mon entrée dans la salle aux micros, ils m'ont lâché Liz dans les pattes comme un chien –sans Liz la radio s'enLiz – laide, encombrante, inefficace. Je suis un bouffon toléré. « Reste vivant » me dit mon introducteur main pressée sur la gaze, «inspire lentement, accède au monde » - Kragen tousse - je n'aime pas à mon micro l'humour que je fais.

     

    T. (Maroc), sur terre

    Les deux Drüften assermentés de surface nous apportent le Plateau Captifs. Cela se mange ; ils ont tous deux passé l'homme la vareuse de gnome à bonnet de mineur, la femme la superposition des jupes. Monsieur a peint ses lèvres en rouge et se dandine, les rides colmatées de plâtre cosmétique, et j'entends en contrebas, contre la porte en bois, les clabaudements de chiens prisonniers. Pour flatter le Vieux nous l'insultons « vieille tante, charogne», et sans répit dans le coffre à stores les martinets s'envolent et reviennent en sifflant, assourdissants.

     

    Kragen et moi

    C'est face au néant que l'homme éprouve au plus fort sa puissance. Kragen me somme de répondre en me passant sous la torche murale, par-dessus le bar, de petits messages froissés ; il ne peut plus s'exprimer autement, sa gaze autour du cou s'imprègne de bave ocrée : « Définis-moi littérature, dimension littéraire » - ces mots que j'ai toujours aux lèvres. Je réponds qu' « [il est] trop proche de la mort pour savoir. - Tu es facile » répond-il, « facile ». Une quinte le secoue, la gaze mousse, un filet de sang le balafre. Cultive ta haine écrit-il, sauve l'homme. Je pense à Jérémie, grâce à qui j'ouvre mes micros, lançant ma voix dans l'infini des galeries ; mon maître a toute licence d'aller et venir du sol au sous-sol par ce monte-charge des mondes, sur la Terre et sous Terre. En haut sont les chefs de l'Ingonnen, en bas les Enfers - Inferi, Inférieurs.

    Jérémie si je m'adresse aux détenus d'en bas passe à pied dans mon dos sur les tapis sans me voir. Lui qui vit à demeure en atmosphère ventilée, avec des femmes en chair qui font des enfants et pochent de vrais œufs ; malaisé de lier connaissance. Dans ma cellule à l'insu de Kragen je me vois au miroir mural : très sale gueule. Kragen se tourne sur son bat-flanc : « Qui hais-tu ? - je pense donc je hais. Il écrit «amour, bâtardise, anecdote et fromage» ; il écrit sous l'ampoule nue, appuie sur le crayon, déchire du papier, passe les feuilles une à une sur le bord de pierre, « le bar » : Sauve-toi seul au moins. Je ne te parle pas de femmes. En effet Kragen ; ne me parle pas de femmes. Je suis très timide mon ami. Tu es plus atteint que moi. Je relis tes mots raturés.

    Tu soulignes, comme on barre.

    T(ANGER) – PRISONNIERS D'EN HAUT – ME RECEVEZ-VOUS ?

    PROGRAMME :

    Beethoven ; le violoniste sans talent ; quartier des femmes, la mère de Christian Labotte, « Et t'aimer follement », l'Américaine et son boy-friend : « Elle rase » - Grande et Petite Babette ; Dorimon m'enseigne quelque chose et moi le Cartodep, Jeu de Société.

     

    Nous vivons Dorimon et moi des semaines de pluie d'hiver. Plus de sortie même en laisse (Drüften Mijnheer och Madame, Señor Pomarès y ametralladora). Notre rue, Balzac, large impasse, n'a que deux immeubles : nous et le bâtiment rouge en face, vue de dos (briques sans grâce, bouchant la vue, fenestrons décalés par étage en quinconces, meurtrière par où je vois le vieux qui joue du violon sans fin ni talent – c'est un bien patient professeur qui vient deux fois par semaine, pièce nue, pupitre au centre. De chez moi je guette d'en haut, passants poussés par les averses, rasant le cul d'immeuble - pas d'entrée - deux autres chiens qui s'accouplent, peut-être les mêmes.

    Crépuscule et masturbation. Deux humains baisent sur une borne, vite, pour de l'argent. « Pourquoi es-tu taulard ? - A ton avis ? » Je n'en ai pas. Je connais son avenir. C'est une grâce qui m'est advenue. Ce sera dès la mort de sa femme. Je ne l'explique pas. Il ne la connaît pas encore. Dorimon passera par l'asile. Chez les fous près de Gap. Inutile que j'en parle. Que je lui révèle. Mes visions plus précises de nuit en nuit. « Pourquoi regardes-tu toujours en bas dans la rue ? il n'y a rien à voir. » En me penchant, à gauche, j'aperçois la lisière du terrain vague et de la ville, où s'achève notre rue Balzac. Dorimon me déplie des projets d'urbanisation, les rues en pointillés déjà baptisées : des crêtes poussiéreuses pour l'instant parcourues par les ânes, entre les fondations carrées qui se remblaient pluie après pluie. « L'argent manque » dit-il (d'après les journaux fournis avec la soupe : Echos de Tanger – pour moi Les Nouvelles d'Alger ; il s'étonne parfois de mon ignorance : « Je suis enfermé Dorimon, sous la terre comme ici. » Il ne répond pas.)

    Un gosse à poil au crâne ras monte au galop le talus raide, une pierre acérée frôle sa tempe à une ligne de la mort – il détale en sanglotant - « Comment es-tu venu ici ? » - j'esquive ; à vrai dire nul ne sait pourquoi on l'enferme.

    Quand Dorimon ne lit pas Les Echos il se muscle ; se coince un Bullworker à coulisse dans l'épigastre et pompe d'en bas sur l'angle supérieur du chambranle. Puis sur le ventre. Il transpire. Me tend l'appareil, je décline. Je lui enseigne un jeu de société de mon cru : le Cartodep ; une carte de France départementale, 52 cartes, deux dés. But du jeu : s'étant chacun approprié un bout de territoire intitulé département, cerner celui de son adversaire en annexant, par une série de coups de dés, les départements limitrophes, jusqu'à étranglement total, sans oublier de se préserver des attaques de l'adversaire. Avantageux : la Côte-d'Or, la Dordogne, sept départements limitrophes. Dangereux - le Finistère : bloqué le Morbihan, bloquées les Côtes-du-Nord, Quimper asphyxié capitule.

    Nulles hostilités par voie de mer ne seront envisagées.

    Pas de secours de l'étranger.

    Moi j'aime bien les guerres civiles.

    Le « go » c' est la même chose. Mais sans la guerre.

    Par la meurtrière en face sur trois rangs, percées dans le cul de l'immeuble en briques – par l'une d'elles sans rideau – toujours le même spectacle. Situation :

    « Un petit homme ordinaire dans sa pièce nue joue du violon debout deux fois par semaine devant son pupitre, près du même professeur immense, blond et patient, reprend sans cesse les mêmes mesures. Nous n'entendons rien d'ici. Obstination, lassitude et résignation : les efforts de l'élève restent. La leçon terminée, les deux hommes s'en vont ; la pièce reste, sans autre meuble que le pupitre en cuivre sur le parquet brun.

    Ma chambre donne sur la cour fermée de trois côtés ; le quatrième, par-dessus le mur, sur un terrain vague, poussière et chardons, et si je penche cette fois la tête vers la gauche (balcons verts, volets clos) j'aperçois en oblique les fenêtres de Vrouw en Mijnheer Drüften, nos sénilesgardiens. Et leurs trois chiens demeurent silencieux.

     

    X

     

    Rapport courant sur nos incarcérés de Dessous-Terre

    Daniel Tag (rappel : chef, cheveux blonds plaqués, lunettes métallliques) : parle de communication ; de concorde. Je hurle au micro, vu de dos par la vitre intérieure. Je chante. Liz mon auxiliaire,

    piquante et haïssable, ne me hait point pourtant. Juste sa sale gueule, c'est tout.

    L'émission de ce jour portera sur Biély, auteur de « Petersbourg »: « Une œuvre « fulgurante », «décalée», « toute en haine rentrée », « boursouflée d'incessants calembours » - Liz dans mon dos, abat les lourdes tâches imposées par le chef. Sans Liz, la radio s'enLiz – mon slogan paraît-il n'a pas plu.

     

    X

     

    Retour en surface. Matinée de soleil, tous les matins soleil. Nous sommes secoués de cuivres par les fortissimi du Troisième Mouvement : l'Américaine encore, Daïena, toujours ignare, face deux avant la face un (Fifth Beethoven's Symphony) je me lève, me lave, m'habille, sikonomè, plinomè, dynomè; par les fenêtres ouvertes côté cour je vois la sexa platinée, ridée, svelte, les mains veinées diaphanes sur le balcon vert : « John ! John ! » - éphèbe dont j'entends de loin dans l'ombre les protestations excédées, précieuses et nasillardes au-delà des plantes vertes : just coming, dear ! just coming ! Et tout ce temps que nous vécûmes prisonniers rue B., Dame Diana, nouvelle reléguée, chaque matin s'est obstinée à inverser les faces A et B de son microsillon, direction Carl Schuricht : deux derniers , deux premiers mouvements.

    Nous ne serions jamais descendus lui révéler, pour nulle chose au monde, à la Vieille Pathétique, son manque de sens musical – comment ne pas se hérisser sur cette fausse ouverture absurde quatre fois sol aux trombones ? … la symphonie la plus connue au monde... Obligeamment les Drüften nous informent : « Diana Valdez, Américaine d'origine argentine, se fait tromper par son Johnny : chaque chemise offerte se fait reluquer le soir même dans une boîte à tantes, sous les sphères tournantes. Plus bas la Veuve Biotte, ou Biord, 36 ans, qui dès l'enfant couché se touche en douce à sa fenêtre, sous la rambarde verte du balcon. Dans l'aile en retour je vois juste en face, accoudé, les parties de cul d'un homme et d'une femme dont le cadrage découpait pieds et cuisses imbriqués, dans les éclats de rire, et la musique fait :

    De t'aimer-er follement / Mon amou-hour

    De t'aimer-er follement / Nuit et jou-hour...

     

    Subway-Studio

    Mes lèvres collées à cette boule de mousse noire.

    (« Nous allons lui jeter ») - la femme dans les pattes.

    Le Chef Daniel se fait pousser le bouc, pointe pékinoise, traits tirés, teint laqué, lunettes étincelantes: « ...vous présenter Liz ». Une femme sous terre comme j'en voulais tant, moricaude et vierge, touffe hirsute aux tendons adducteurs jaunes et raides en pattes de poulet. Perpendiculaires à l'axe du losange et qui blessent. Daniel Tag me désigne la table de mixage, ses curseurs dans leurs glissières. La bouche de Liz maquillée «Vieilles Guignes » Old Mazards pourpre et fripé au fond d'un bocal. Prolixe sur l'accessoire électronique et succincte sur l'essentiel - je ne comprends ne comprendrai pas grand-chose «pourtant c'est évident » répète-t-elle – poser les disques, lancer la voix, je commets faute sur faute.

    Derrière moi dans sa cage vitrée Liz disparaît, Daniel Tag m'observe, bonze homosexuel aux tifs plaqués.

     

    Surface

    Dorimon et moi, on nous prend pour des pédés.

    « On » ?

    Chacun sa honte.

    Deux femmes en même cellule auraient fait moins d'embarras.

    Le vieux Drüften, seul, ou flanqué de sa vieille, nous délivre : « Promenade ! » Nous trébuchons dans leurs pas de vieux, pantoufles traînées sous les murs carrelés du Treppenhaus - leurs grands chiens muets descendant derrière eux dans le cliquètement des pattes et les mugissements du vent, queues dressées – il nous remet sur le trottoir au Portier Pomarès – Verdoso, Verdâtre, qui nous accompagne PM au poing, ce matin Beethoven m'a tiré violemment du sommeil – premier mouvement, premier mouvement you ignorant woman ! - Dorimon parle sérieusement de nous tuer «Qu'est-ce que tu veux que ça me foute ? - Señor Pomarès, por favor, conduisez-moi chez le marchand de musique » le portier prend son arme.

    J'ai fait l'acquisition de la Cinquième que j'ai passé à toute force à la fenêtre de la cour, dans le bon ordre – puis la Sixième et la Septième, que j'ai achetées moi aussi.

     

    Transfèrement

    Sous terre je dors douze heures sans relâche dans une alcôve en pleine paroi – enfeu : « niche funéraire à fond plat pratiquée dans le mur d'une église afin d'abriter un tombeau - les plus beaux se trouvent à St-Mer(d) (Corrèze) » - en vérité sous terre je vais bien. J'étouffe et c'est bon. C'est à l'heure du coucher sans soleil – extinction des feux ! extinction des feux ! - que je me sens soudain pris d'une irrépressible exaltation. Je mourrai en faisant des projets. « Tu es un peu jeune » dit Kragen (canule trachéique, gaze tachée de sang voix rauque) – d'autres près de moi rêvent depuis l'enfance, ils se sont brodé une immense fresque : personnages récurrents, variantes, séquences dédoublées – puis s'endorment.

    Ils se repassent les mêmes épisodes et dorment.

    Sous terre, juste ma journée. Ma sainte journée. « L'examen de conscience » dit le chrétien – au fond de galeries où Dieu sait bien que je ne vais jamais. Rien de tel qu'examen de conscience pour rater sa nuit. Liz m'espionne dans mon dos derrière la vitre. « Secrétariat », « Studio », « Personnel autorisé » : les espions entravent les guerres dit-on ? mais nous avons été vaincus. Liz est une vraie femme, tout sexe et ongles. Je parle d'elle au soir, sous le flambeau qui charbonne : Kragen ne peut presque plus se mouvoir ni parler, me passe ses messages sur le mur intérieur à mi-hauteur en ciment juste sec : c'est sur ce rebord de barman que nous plaçons parfois l'échiquier, le Schachbrett, pour de longues, interminables parties (dont nous notons le soir les schémas sur papier froissé).

    Kragen s'exprime peu pour ne pas expectorer à grand-peine et douleur les glaires pulmoniques de sa gorge râpée, trouée, sanglante. Il rédige à la plume ses petits billets, d'une écriture tremblante et grêle. Aux échecs la règle veut que trois fois reproduites, les mêmes positions entraînent partie nulle nous le prononçons en même temps.

    Kragen regagne son fond de cellule et par gestes cérémonieux change la gaze de son cou. Sa respiration siffle et je me détourne. Avant la nuit, réfléchir à tout cela. Sous terre je me souviens d'au-dessus. En-Surface je vis dessous. C'était dans la fournaise optique du carrelage - les murs, le sol des corridors, les marches et jusqu'aux contremarches – du carreau blanc dans la lumière – nous avons croisé, Dorimon et moi, ce jeune homme malingre, efflanqué, menotté, deux gardiens de part et d'autre l'acompagnant de front – gare, gare ! - en plein jour ou de nuit captivité partout ; le jeune homme là haut leva sur nous son regard.

    Le vent se remet à houler. « Au-dessus de vous on a logé toute une famille. Ils s'engueulent, ils traînent des meubles. » Le vieux Drüften tend au plafond son index merdeux : bruits de pas, homme et femme (ces derniers plus pressés) - « Ils n'ôtent pas leurs chaussures ! écoutez ! » Il se lèche les doigts. Le père de famille pianote La méthode rose. Il engueule ses gosses : « Jean-Pierre ! Tu nous emmerdes ! Marie-Paule ! Tu nous fais chier !  - Vous entendez? » Drüften ridé comme un vieux con rabat le couvercle dentelé. Au-dessus c'est le lit, c'est l'armoire qu'on traîne. Le plafond tremble. Ce n'est pas le moment murmure Dorimon de revendiquer. Le lendemain le Drüften, hilare, nous fait mener aux femmes dans le grand immeuble rouge. S'il n'avait rien dit, râle Dorimon, jamais je n'aurais entendu les voisins – le piano, Jean-Pierre, Marie-Paule - par bonheur le vent se lève chaque soir ; nous enveloppe, estompe nos souffles, car désormais nous dormons côte à côte, habillés, raides, sans nous toucher.

    Les soirs où le grand air circule à 120 nous restons pétrifiés, les yeux grands ouverts, sous le tonnerre itinérant de Gibraltar, hurlements éternels du fils d'Alcmène forçant à coups de pieds l'isthme d'Afrique. Le lendemain, nous le savions, le 33t. ee Beethoven éclaterait une heure plus tôt que de coutume. Face 2 d'abord...

     

    Droit de visite

    Nous sortons du BALZAC, le cancéreux Pomarès dans les reins (P.M) jusqu'à l'autre rive, à travers vent. Vitrines frémissant sous le blanc d'Espagne, borne fixe où les chiens de nuit copulent. Contournant le pied de l'immeuble nous franchissons le porche houleux, sous son architrave de marbre. Pomarès nous place dans l'ascenseur, j'entrevois dans cette mécanique d'innombrables possibilités d'évasion. Dorimon ne songe pas à fuir. L'ascenseur donne directement dans un salon de femmes ; Dorimon s'empare de la plus charnue qui l'entraîne derrière son rideau sur un coin d'édredon. Ma pute à moi devient mon amie, d'emblée : j'adore ces femmes. J'abaisse le haïk et lui prends les deux seins, fermement.

    Elle me fixe, je suis curieux, elle bat de l'œil, mon bras retombe, nous nous sommes assis, je ne sais plus de quoi nous avons parlé. Pendant ce temps de l'autre côté des tentures les secousses révèlent l'accomplissement de l'Acte : ma pute et moi baissons la voix, je relève le bras vers sa boucle d'oreille : «Un souvenir ! - Tu rêves, connard. » Je me suis emporté - l'abstinence, vous comprenez. J'ai voulu arracher la boucle et le collier, elle s'est défendue, Dorimon sort en se rebRainiertant, je n'étrangle personne, les deux filles ont remis leur voile, plus tard la mienne a prétendu que je l'avais serrée, c'est faux, Pendant trois jours Dorimon fait la gueule, jusqu'aux vieux Drüften, les gardiens, qui se méfiaient, leurs chiens grondant, franchement, c'est exagéré.

     

    Sous terre. Jérémie, moi. D'autres femmes.

    L'Ingonnen obtempère aux réclamations : l'intensité sera augmentée, afin que Herr Kragen, Monsieur Col, agonise dans le confort. Chaque jour au QG Souterrain d'Emission, Liz entre dans mon dos, le gros Jérémie me salue, sent la bière, je capte leur reflet sur la vitre intérieure, eux le mien. Je reste sous tutelle et je veux acquérir de la considération. Sinon du gros que j'aime du moins de la femme, Liz. J'écris à Jérémie : « Par l'Ingonnen. Destination Surface. » Je n'abdique pas. Ma prose est noble. Jérémie se dit, devant sa table tachée d'œufs : « Ce type se fout de ma gueule. ». Il écrase son verre au sol. « J'en ai ma claque de ces pédoques qui veulent se faire sauter. » Il décachète : Jérémie, la route s'encaisse – tu ne comprends rien – tu crois à la vie – ton ventre roule quand tu marches » Jérémie lorsqu'il descend sous terre ne me salue plus.

    Il s'est payé des lunettes cerclées Sécurité Sociale. Kragen me dit que c'est peu de chose de penser à lui : « Le présentateur que je fus ne sert plus à rien. La vue va lui baisser comme à nous

    tous sous terre. » Kragen voit plus loin que moi dans les ténèbres : des formes et de la poussière. A ceux qui lui murmurent « Cet homme mourra de trop d'indulgence » Kragen répond : « Mes solitudes sont immenses. » Il faut lui tenir compte du noir des parois, de la fumée des torches, et de cet étau dans la gorge. Il n'existe pas d'autres existences que lui sous la terre : en vérité, il ne les sent pas . (ce document est antérieur à l'installation de l'électricité au quartier des relégués). Tout homme qui refait le monde - doit souffrir.

     

    Surface

    Je convaincs Dorimon d'ajouter foi aux prophéties que je lui révèle après nos coups de dés ou les cartes tirées - la règle n'est plus connue que de moi-même et de mon père, qui mourut. Tu épouseras Liz que tu ne connais pas, nous serons séparés - Je l'espère bien dit-il. « Tu auras d'elle deux filles, Diang, Evita. Tu resteras veuf, d'une tumeur cérébrale dont elle sera grosse, dont nul obstétricien ne l'aura délivrée : ce sera de la taille et de la consistance d'une orange. Supposé m'écriras-tu que ta femme ou toute autre personne attrape – ça ne s'attrape pas - un carcinome encéphalique – un temps : évite à tout prix le protocole de Clermont qui prolonge d'un an la patiente au prix de mille souffrances. » Dorimon se tait en frissonnant et nous encerclons nos possessions respectives, piquant au cœur des préfectures nos petits épieux d'allumettes, verts et bleus.

    Comme il veut aussi m'enseigner quelques tours, il pousse à toute force le ressort télescopique d'un Bullworker, puissamment calé dans l'angle supérieur de l'embrasure -: à s'en péter le biceps ; et dans le séjour, traînant la table, il m'enseigne les jetés de judo, se recevoir sur tout le plat du bras pour bien répartir le choc. « On épatera les gonzesses sur la plage. - Tu veux t'évader ? » A son tour il prédit : Tu épouseras telle femme, qui te fera tant d'enfants, veuve à tel âge, etc.- selon que je retombe coude à gauche, à droite ou devant ; selon telle douleur, expiration, grimace – contrôle ton souffle. Mais il calque à ce point sur les miennes – irréfutables celles-ci – ses prédictions qu'il me vient pour lui de l'amitié. Alors je me redresse, feignant de vives douleurs.

    Puis nous sommes revenus chez les femmes de l'immeuble rouge aux meurtrières :

    • Les fauteuses de troubles nous dit le garde ont été expulsées.

            • En effet poursuit la Drüften en se grattant le crâne à grands coups d'aiguille, toute putain se doit de s'abstenir de toute répugnance.

    - Sinon saquée, dit l'homme.

    - Je suis timide, ai-je fait sèchement.

    - C'est elle qui engage l'homme à poursuivre, dit-elle, poussant sa poitrine – l'homme érige, la femme dirige.»

    Nous avons remercié notre vieille gardienne. « Voici » dit la Drüften « les sœurs Babis ; ce qu'il y a de mieux. » Nous avons retenu nos soupirs de soulagement ; nos visites au placard masturbatoire se faisaint de plus en plus fréquentes : lequel tenait toute une cloison de l'appartement contigu, vide, sur le palier. Nous y avions accès, Dorimon et moi, clandestinement, à tour de rôle : une clé tombée, subtilisée. Il restait là des meubles et des coussins, et ce placard ou penderie gorgé de livres dont le Traité de Gynécologie, que nous feuilletions fébrilement, l'un ou l'autre, le mouchoir à la main. Nous laissions là nos marques, bien que nous polissions de l'ongle le tirage offset.

    Je repérais celles de Dorimon, lui les miennes, et nous évitions de les superposer : misères de l'homme ! Je crus déceler pourtant d'autres souillures : ce bouffe-bran de Mangonneau ne montait-il pas, lui aussi; à l'appartement vide ? exploitant lui aussi notre gisement ? Vers la même époque j'ajoutai aux paragraphes et croquis cliniques un catalogue épais, broché, charnu, de lingeries féminines, que je dissimulai à mon usage – bref, le temps que les sœurs Babis était largement venu.

        • Ce sont des femmes très soignées, précisa la vieille Belge.

        • X

     

    Babe, 23 ans, brune européenne, annonce d'emblée : « Moi, je ne supporte pas la sodomie. » Ce qui signifia vite que nous ne ferions que ça ; elle rit, nous tient tête et nous engueule : c'est le jeu. Mais nous n'avons jamais pu faire sandwich à trois : l'un prend son tour et l'autre prend patience en observant, de l'autre côté de la rue B. au même étage, nos rideaux translucides. Sous nos yeux successifs, ce sont bien les ombres parfaitement reconnaisables des Drüften, l'homme et la femme, fouillant consciencieusement notre cellule, ou bien, d'un coin de nos fenêtres, fixant les nôtres de ce côté-ci, où nous péchons péniblement par alternance. A l'heure du retour, le soir, posant sur notre table les plateaux qu'ils nous apportent, ils commentent grassement ce qu'ils ont cru apercevoir de nous.

    « C'est insupportable » rage Dorimon. Nos vraies difficultés pourtant commencent, dans l'immeuble rouge, avec sa propre fille. Une enfant. Vingt ans ferme. Que sa mère forme dit-elle en l'asseyant sur un pouf de Fez. Assistant aux ébats, tantôt morne et bâillant, tantôt participante du geste ou de la voix. Dorimon et moi disposions désormais tous deux d'inépuisables inquiétudes : au lieu de commenter nos performances, nous formions des projets d'évasion, de kidnappins et de séquestrations. Babs étant la seule femme que nous connussions, croisant dans nos eaux solitaires, nous sommes devenus jaloux l'un et l'autre. « Délivrez-nous » confirmaient-elles, mère et fille ; « traversez plus souvent notre rue - demandez à P. de vous seconder, offrez-lui d'autres armes !

    - Illégal, rétorquait Dorimon. Que diraient nos camarades ? - Quels camarades ? répliquait Babs. Pendant que j'allais seul chez les Drüften, à l'entresol, me plaindre de l'exiguïté de nos mouvements, de notre insuffisante culture et autres griefs, Dorimon un jour introduisit les Babs à l'intérieur de notre appartement cellule. Nous les avons séquestrées, sous les yeux fermés des Drüften. La fillette s'enchanta de tout un lot de diapos sur Tanger, Rabat et Marrakech : « montagne et océan », « poussière et or », sur une musique indicible, arabo-andalouse. Nos destinées désormais sans contrôle, une vraie femme qui ne refuse pas, une fillette trop souvent témoin de nos ébats - nous méritions à présent plus que jamais, éclaboussés de honte et de boue, notre Prison.

    Que les vieux gardes, que Pomarès, s'avisent seulement d'ébranlent le secret, et nous serions tués, mais nous n'éprouvions nulle crainte. Pomarès tient à la main son P. - M. et nous crache ses insultes sur tout le trajet, de notre cellule au grand bâtiment rouge. La gardienne Drüften traduit à mesure, et nous n'avons rien vu de plus suave que cette écume aux lèvres du geôlier, convulsivement cramponné à son arme, tandis que des joues roses pomme de la vieille s'écoulaient d'une voix flûtée les épithètes les plus ordurières. Mais il ne nous a pas flingués. La fillette pour elle n'a rien compris, et deviendrait folle ou peu s'en faudrait. C'est ainsi que disparurent en définitive, éloignées à tout jamais, les deux femmes, l'adulte et l'enfant, de nos deux vies bousculées par le gardien chef Pomarès qui sacrait en pur castillan vous purgerez double peine - ¡ Ya váis a cobrar el doble ! nous reçûmes alors en pleins tympans – la scène se passait dans l'escalier - la Cinquième, pour la première fois dans le bon ordre. L'éclat de Pomarès ayant ainsi retenti jusqu'au dernier étage, il ne fut plus jamais question de raffermir ces liens fragiles et progressifs que nous avions tenté de tisser avec les autres prisonniers : dans tout établissement pénitentiaire, les violeurs d'enfants sont appelés ceux de la pointe et mis au ban : voleurs, braqueurs, maquereaux, ont leur honneur. Les pointeurs se font tant violer à leur tour qu'il faut les reléguer isolément, et sans relâche les transférer. Dorimon médite l'évasion. Nos mois d'été s'écoulent.

     

    Sous terre, ce qu'ils ont pensé vivre

    Ici ni femmes ni musique audibles ou dignes d'amour ; juste ces prétentieux maîtres, qui si nous déplorons de ne pas « pouvoir » nous répliquent « vouloir » ; qui nous enjoignent, nous exhortent, au lieu de remédier à nos douleurs. Monde sans enfants, pourri de Penseurs – comme ils aiment se faire appeler.

    Note de service

    « Il faut aimer les autres hommes. Tout ce que la régie compte d'animateurs » - il y a en donc d'autres ? ...qui me succéderaient ? « Notre base émettrice fut fondée par suite de la Grande Reddition, pour ne pas écraser le peuple vaincu, et lui laisser Sa Voix sous le creux de la terre. »

     

    Trop d'hommes gravitent autour de moi (Kragen est d'un autre registre), que je m'entraîne à ne pas désirer. Tout est prison, souterrains ; chauves-souris, vespertilions, vampires. Je tremble aussi d'inspirer du désir ; celui qui bandera pour moi sera castré. Quant à ceux de mes rêves, je leur ôte le sexe, leur donne force et chasteté. Les femmes ? quelles femmes ? Elles n'ont aucun droit à me dominer. Pas elles.

     

    Parole de Liz

    On me l'a mise entre les pattes.

    « Je hais cet homme. J'aurais voulu rester indifférente. Je l'aperçois de dos penché sur le micro. Toujours incliné. Pas un ne m'ordonne de coucher avec lui. J'ai choisi Daniel, Daniel Tag ; cela me fait l'effet dans le cul d'un rouleau de beurre frais. Quant aux Vaincus, nous les voyons peu.

     

    Parole de Philippe Maertens

    C'est celui qui vous dit tout :

    « Tu t'imagines, Kragen, qu'ils vont me remonter, comme un cheval fourbu, aveugle,

    celui de Germinal, englouti sans retour, la sangle sous le ventre. Or voyant Jérémie là-haut sur terre, ses yeux capotés, ses plis de bière sur le ventre, j'avais cru, voici longtemps, flotter avec lui sur un seul fleuve - dis-moi si je mens, Jérémie, dis-moi si je m'y prends bien. Je n'aime pas les enregistrements de moi sur la bande. Si je respirais jusqu'au bout, posément, largement, le gros air poisseux de ces galeries, la sagesse même regonflerait mes poumons. Chacun vit, Jérémie, au-dessus ou au-dessous de soi. Je décris mon amour interdit : barbe orange, des yeux de bœufs élargis par la stout et nageant dans le gras des pommettes.

    « Le front haut et borné, le souffle fort. Il ne dit rien (« Wotan, le dieu qui se tait ».) Face Large  Europe sous le sein de l'Ourse – je cherche l'amour dans le ciel - je suis sûr au moins de ne rien trouver -  ...et une Pureté pour le six, une ! »

     

    TANGER – Ni tout à fait les mêmes, ni tout à fait d'autres

    La chaleur est venue les premiers jours de juin. Les stores et la prison nous protègent. Nous avons peur du jour, l'air chauffé s'infiltre et imbibe la chair et l'esprit. Nous camouflons les vitres encore et rien n'y fait : le chaud s'introduit comme le sable en un cercueil. Le Vent d'Est se lève, brûlant. Dans la rue les Maghrébins portent un linge à leurs lèvres. Pomarès l'Ibérique, cancéreux, ne sort plus. De nouveaux gardes sont venus, en uniformes réguliers. Ils nous parlent du temps, de la « météo ». Ils s'expriment à travers voile, soulèvent le couvercle de nos plats semés de sable - «vous êtes mieux ici » disent-ils ; je réponds que « j'aime [leur] humour ».

    Ils nous décrivent les quartiers, dont Dorimon se souvient. Quand ils tournent les talons, Beethoven éclate ; cet hymne devient notre supplice. Nous chantons, sifflons ces mélodies. « Je pourrais les diriger » dit Dorimon. Alors le vent souffle sous les portes et contre les fenêtres, et le sable ne passe plus. Je dis aux gardes : « Le Vent d'Est ne durera pas. » Ils répondent « 7, 14 ou 21 jours. - Nous aimerions sortir. - Quand on aura dégagé les congères. » Je fais semblant de croire à leurs congères. Un jour Dorimon me dit : « Pomarès est mort. Je le sens. » Comment le sait-il ? lui qui ne sent pas même la mort de sa femme à venir - finalement, le P.-M. de l'Espagnol était bien sympathique, dans nos côtes, comme un jouet.

    Plus de femmes en surface non plus : défense d'aller dans la cellule vide, en face, pour se masturber devant le dictionnaire médical. Il faut peu de choses au Masculin pour rêver. Les gardes réduisent avec nous leurs rapports. C'est le règlement. Si nous n'avions pas touché de illes impubères, nous n'eussions pas été incarcérés. Je demande au moins des photos, des catalogues de dessous féminins : « Nous transmettrons », disent les gardes en replaçant à grand bruit le couvercle sur la soupière (« par grande chaleur, la soupe désaltère »). «Ne revoyez jamais » disent-ils « ces vieux Drüften qui vous ont débauchés.

    • Ils sont suspendus dit le second gardien. - A cause de la petite fille dit le premier.

      Nous ne trouvons rien à rien répondre.

       

    Emetteur souterrain

    Ordre du jour -

    Intérieur nuit

    « ...convertir le présentateur de l'émission » (culturelle) «Lumières, Lumières » - à moins d'exubérance, moins de bouffonnerie. Personnalité complexe. A ne pas brusquer. Multiplier les marques de déférence. Je ne suis pas un pion que l'on déplace, observation du 12 mars 199. - Signé D.[aniel] T.[ag] » - (« aux cheveux plaqués ») - pour moins que cela Kragen jadis (monsieur «Col ») fut saqué comme un malade ; et soudain tant d'égards pour M. Philippe M. ? « Le chef, dit Kragen, rampe, comme nous autres... » - wem vor ? devant qui ? ...signe de quoi ? Liz Savitzki aurait dit (parlant de moi) « Je ne peux plus haïr cet homme ». Peut-être que j'ai séduit Daniel Tag. Il m'appelle « Sergent Serpent ».

    Je mords à l'hameçon. Je recommence à rire, à m'agiter sur mon siège à roulettes. « Que manque-t-il à cet animateur ? de croire en la lumière. » J'observe le bouffon dit Liz – Daniel Tag : la façon dont son regard fuyant glisse sur nos visages comme une lame de rasoir - sans pouvoir empêcher (pourtant) nos yeux de se croiser – de pupille à pupille. « Quel âne à Liz » ajoute-t-il, - « votre émission indispose en haut lieu. ». D'une voix vinaigrée, Tag me suggére « quelques adoucissements ». Il faudrait que je m'humilie, que je ressentisse une immense gêne d'avoir mis en œuvre de telles audaces, et je m'y emploie, je l'enjôle, renchéris - je l'écœure. « Il propose » dit Savitzki - Rapport sur Philippe M., animateur - « de moins parler ; de brider tout humour ; d'admettre à son micro des invités, devant lesquels il s'effacerait ; de proposer ses textes à la censure. Aussi, Herr Daniel Tag, tirons-nous tous deux de ce sac à merde. » Signé Liz.

    Désormais revirement total, immédiates exigences : puisque c'est ainsi, que je me fous d'eux, que le moindre écart justifie d'immédiates sanctions. « Hé bien hé bien », confie le chef à sa complice, « on joue son petit Couthon ? » (1755-1794 ; « il organisa la Grande Terreur »). Liz a la fragilité même d'un accusateur public. Elle éprouve j'en suis sûr dans ses étreintes une froideur totale, sous la barbiche du chef, lunettes à petits verres ; et s'adonne, comme toutes, au plaisir solitaire au sortir de l'acte, avec honte et détermination. C'est la première femme au monde dont je suis certain, en vérité, qu'elle se masturbe dans la résolution, l'autodérison et le désespoir.

     

    MALIK M-MAT !!

    Soudain dans les rues déferle en surface une marée humaine - malik mmat ! le roi est mort, malik mmat ! Nous autres Métropolitains cloîtrés casqués, nos gardes en pleurs, Dorimon les yeux secs. Penchés malgré tout sur le balcon dominant la foule effarée qui se hâte drapée de blanc vers la Mallah, convergeant vers l'Oraison du Gouverneur - pendant des semaines, en dépit des vacances d'été, nous attendons les décrets d'amnistie. Nous renforçons les portes. La chaleur croît, la grâce ne vient pas.

     

    Rétablissement de la promenade quotidienne

    Trente-cinq minutes avec les gardes. Ces derniers ne sont pas armés. Je préférais le P.M. de Pomarès - vieux cancéreux jaunâtre, muté d'office - nous déambulons le jour tombé, le thermomètre enfin sous 35, fenêtres battantes au troisième, chez nous.

     

    Musicales

    Plus de Beethoven. L'Américaine, le gigolo, sont à jamais partis. Ainsi en taule. Ainsi dans la vie. Mets la radio ! Depuis que le Roi est mort, règnent sur les ondes d'infinis flots sirupeux arabo-andalous : deuil national. Ou du classique européen. Juste les heures, en arabe, en rifain. Je soupçonne Dorimon de feindre une parfaite compréhension du dialectal. Nous demeurons silencieux, recueillis : presque religieux. Reprenons nos parties de Cartodep : victoires, défaites, équivalences... Aujourd'hui nous avons bien ri : le bouton rond cranté transmet deux heures durant toute une opérette d'Offenbach... Le programmateur n'y connaît rien – classique, classique ! Donc, La vie parisienne... Entre deux couplets, je prédis à Dorimon d'atroces détails sur la phase terminale d'un cancer à venir : son épouse Elisa, sur sa fin, ressemblera à un crapaud ; il ne me croit pas. Il se marre encore : « Offenbach ! Tu te rends compte ! Les cons ! Offenbach ! » Il me projetteen diagonale à travers chambre et vestibule. Je dois alors, comme il me l'a répété, prendre garde à passer le chambranle en pleine vitesse sans me péter le coude, à retomber bien à plat sur mes avant-bras pour absorber le choc.

     

    Espérances

    La grâce ne vient pas. Nous nous demandons si notre inconduite n'a pas provoqué la mort du Roi. « Ces gens-là sont si superstitieux ! » Mingot le petit foireux – mangiatore di merda ! – monte et descend toujours, flanqué de ses gardes, l'escalier carrelé de blanc. Toujours au-dessus de nous les lancinantes leçons de piano - « Jean-Pierre ! Tu nous emmerdes ! Marie-Paule ! Tu nous fais chier ! » - en ce temps-là tout francophone prononçait encore Marie-Paule avec un « o » fermé : chameau, bateau, Marie-Laure. Dorimon demande comment le voisin du dessus se démerde pour se soûler, par quarante degrés « de chaleur, et d'alcool !». Je ris la première fois - puis neuf jours de vent d'Est, plus que 30. Le Balzac secoué gémit. Nous aidons nos deux gardes, retour de promenade, à déblayer sur le marbre du corridor l'angle d'ouverture des portes : sable crissant sous les volants de caoutchouc, semelles tapées, gencives agacées.

    Au dixième jour, le bruit se répand dans l'immeuble : « Le Roi ! Le nouveau Roi fait grâce ! 

    - Annoncez-le à Miss Valdez, disent nos deux gardes – elle est donc revenue – seule - nous nous précipitons chez elle, dévorés de curiosité :

    My God !

    Une grande blonde ravagée par la soixantaine, dans une grosse bouffée de Ludwig van, face striée, rayée, labourée de haut en bas de longues rides vulvaires, cernes violets, masque et fanons violets, triple feston de mentons mous – my God ! mon Diou ! - tournant le dos dans son parfum poudré, coupant net le disque – pour la première fois, le petit diarrhéique ne mangea pas sa merde sur sa tartine, à travers l'escalier tout émaillé de blanc retentissaient de joyeux appels, et le piano se tut ou presque.

     

    Gibraltar, Gibraltar

    Ils nous ont tous menés hors la Ville. Imaginez tout le panorama du grand détroit, juchés comme nous fûmes sur la Colonne sud d'Hercule, flanc herbu dévalant sous nos pieds jusqu'au grand passage bleu où s'évitent les navires – la rive opposée tout escarpée aussi, mais sèche, à en crever – nos pantalons flottant dans le vent. L'administration pénitentiaire a disposé ici sur l'ultime promontoire, et dans l'ordre :

    - l'Américaine, son gigolo lui aussi de retour

    - la veuve du colonel Biord ou Biotte et son fils, Christian (prononcez Chrich-chian) huit ans ;

    - les petits pianistes («Jean-Pierre ! ... Marie-Paule !... ») et leurs parents – à jeun - sans le piano.

    - le fourgon d'où sortent à présent Babs, du Bâtiment rouge, et sa fille, scandaleusement tendre – tous autant que nous sommes, enveloppés, tout étourdis d'espace et de vent libre – jamais, de si longtemps, nos corps n'avaient inspiré de tels souffles – en vérité je ne pouvais abaisser ma poitrine, dilatée à l'extrême, abreuvée de beauté. Ne manquaient que les anges – les flics en fourgonnette azur – Dorimon se rapprochait de la femme, éphémère, Babs, qui nous avait relégués en prison, et de sa fille ingénue.

    Les policiers tous descendus se marrent lourdement, Dorimon murmure à l'oreille de Babs, qui baisse les yeux en secouant la tête, et la petite fille accourt vers moi, qu'elle aimait bien, je pensais que jamais je n'y toucherais, soudain il se passait quelque chose, dans la douceur d'un mauvais rêve, Dorimon contourna le fourgon sans être vu, faisant signe de la main - « Viens !... viens !... » J'étais gêné, à peine j'avais eu le temps de contempler le Grand Détroit, l'air libre et l'eau, le Rocher d'El Aktar, car même à supposer que l'on me renfermât jamais dans un cachot, ma liberté n'aurait plus eu de fin - malgré la vermine - et tandis que ma bouche puisait encore à l'horizon tout le bleu, tout le libre, le cou tordu vers mes splendeurs, ma main saisissait l'enfant et nous avons couru; couru pour dévaler la pente au volant du fourgon volé parmi les rafales et le fracas des tôles, tous gueulant dehors et dedans, pas elle criait Babs pas elle ! - Dorimon fonçait - « Vous vous aimiez » ironisait le juge, « Vous vous aimiez ! » Les confrontations me trouvent silencieux, la fille de Babs me fixe avec rancune, je fus astreint à suivre des soins - « Pour le cancer, c'est cuit ; mais pour le sexe, il n 'est jamais trop tard : en tôle !

    - Docteur, combien de fois puis-je faire l'amour ? - Une fois par semaine à votre âge, amoureux comme vous l'êtes – répondit-il avec emphase, estimant peu afin que ses patients surpassassent toujours ses prévisions ; je savais que jambes ouvertes l'épouse à venir d'Alain

    Dorimon lui crierait de son lit « Je suis prête ! » et que jamais il ne pourrait bander, ni donner du plaisir. Mais si je racontais cela au juge, il me dirait Vous avez besoin de repos.

     

    Au sein du palais souterrain

     

    Et cependant sous terre les émissions se succèdent. Le calembour de  « l'âne à Liz » poursuit sa carrière. Kragen éclate de rire en crachant ses derniers alvéoles. Il écrit dans les spasmes : « Jamais » - souligné - « ni Maerten » - c'est moi - « ni personne n'obtiendra la moindre caution du Chef Tag » - « ni de ceux qui gisent sous lui » - il existe donc, sous Herr Tag, une pyramide hiérarchique, d'ombres conscientes - je dis « Je veux me débarrasser du bouffon » Kragen répond « Tu es ce bouffon ». « Plonge, plonge » crayonne-t-il fiévreusement « ...qu'il ne soit pas question pour toi de conquérir cette femme » - qui songe à cela.

    Liz, cheveux noirs, livide, seul auditoire derrière la vitre du studio – si, j'y songeais, justement – qui sait ce qui se cache à l'autre bout des ondes, là-bas, de l'autre côté de la boule de mousse du micro ? Liz m'écoute. Kragen en cellule écrit comme on gratte sa plaie, sous son ampoule à 40 W, assujettit sa gaze, renoue son foulard. Le papier ne suffit plus, il émet sa langue à lui, agite buste et bras dans son trou mal cimenté : « Elle te fera passer par où elle veut, par tous les trous dans lesquels Tag veut te voir ramper - cette pédale décadente » - ce cancéreux de la glotte ne veut donc pas crever ?

    Kragen entre en fureur sous son ampoule et se rue dans le sommeil. Avant d'être transféré, je relis ces mots griffonnés : je ne me soucierais plus de mes « compagnons de captivité », je m'apprêterais à « trahir ». « On peut servir l'idéal par la pitrerie » écrit-il mais « par trahison, ou reniement, nul n'y parvient jamais parvenu » - sans blague Kragen, sans blague ? Je prie, comme au Prologue : « Gabri-èl, « Dieu est fort », délivre-moi de tous, au-dessus comme au-dessous. »

     

    Séparation. Retrouvailles.

    Le lendemain transfert. Dorimon ne m'apportait plus. Ne m'enrichissait plus. Il me dit « Amen », comme « adieu ». Je ne l'ai plus revu jusqu'en 2039, date lointaine, mon passé en cendres. A Grönstadt-Universität, il souffre deux années pour perdre son Epouse tout ainsi que je l'ai prévu, cancer encore, cancer encéphalique, ce vieil homme ouvre sa porte, «...mais c'est moi !

    ho ! Maerten ! c'est moi ! » - je ne le remets pas, voûté, crâne ras dans l'embrasure – « moi ! Dorimon ! » Dans ma tête Gavri-èl archange déploie tout le destin qui fut cet homme, sa descendance (Eva, Diana) et la condamnation du père par ses filles en jugement du tant de telle année. J'entre chez lui : trente années de plus, délaissé, avec sa mitraillette à crosse de buis, ses trois fusils couchés sur le râtelier en bois de cerfs, « qu'ils y viennent ! qu'ils y viennent !  - Qui donc ? je dis Qui donc ? Il répond par un vague murmure. Juste des mois et des années, sa voix écorchée la veille dans le répondeur : ...n'est pas là pour le moment – j'échappe à son histoire, à l'histoire.

     

    Analepse

    « Vous êtes arrivé ». La portière s'ouvre. Je descends seul. Dans mon dos les Drüften, 72, 73 ans, transférés eux aussi, le détenu et les deux gardes, qui ne crèvent jamais. Rue poussiéreuse à l'autre bout de T., trottoirs défoncés, ascenseur à trois collés à la verticale, je les sens je suspends mon souffle, à deux doigts sifflent les câbles tout pelés frôlant l'habitacle vitré. L'autre cellule est au sixième étage, les déménageurs éventrent une caisse d'où tombe la paille et la cafetière ébréchée, bleu vert, qui recueillait mon sperme par faveur spéciale.

    Frau Drüften s'en empare et la flaire.

     

    Lettre de Kragen

    « L'interminable agonie du cancéreux permet de parcourir toute l'échelle des vanités. » Sur l'échiquier qu'il me tend aujourd'hui à travers le passe-plat, Kragen pince du pouce un message ainsi rédigé : « Je ne souffre plus de devoir enfin mourir » - il raye le premier mot, je chiffonne tout. La partie se déroule avec faste, j'interviens pour qu'une meilleure lampe nous soit attribuée, tandis que là-haut Daniel Tag, informé, se lisse la mâchoire : « Ce petit progresse ».

     

    Analepse, suite

    Aux alentours de T., le vieux Drüften fut jadis ouvrier, très estimé. « A force de crédit et de compétence, il est parvenu à se faire confier la gérance [...] (...) tement, scrupuleusement - » tout est écrit petit ; plus gros, en bas de son contrat : Il traitera les détenus comme un père ». Tes doutes tu lui confieras.

    Les ouvriers charrient les meubles, la vieille garde crie, le Drüften mâle encule mon âme, plus tard il me promène au fond d'un vallon, sous un toit de tôle en ruines : « Mon ancien atelier », je ramasse au sol de vieilles revues humoristiques belges, soudées d'humidité, qui feront mes délices de prisonnier - aujourd'hui j'emménage : « Tu seras maté » me jette le vieux garde en se levant d'une caisse vide. Je demande : « Avez-vous des filles ? » Il s'éloigneet me laisse seul. Dans ma seconde geôle tout est clair, par une grande baie vitrée la seule mer en vue est celle des terrasses - Dorimon, qui te surveille ? et qui encombres-tu ? ...te raccompagnent-ils en Métropole, ta mère est-elle encore au monde, etc.) - dans ma cellule lumineuse un petit tas d'objets surexposés soit trois microsillons (Strauss, Messager, Wagner), plus une boîte étrange très compacte et capitonnée, contenant un accordéon d'Europe.

    L'instrument trop petit, deux octaves d'étendue sur clavier droit, bretelles rouges à se meurtrir les côtes et ventre rebiglant sous le soufflet : «...à chaque prisonnier sera gracieusement remis le Chtoudennt Fir afin d'améliorer leur sort en nos établissements » - nos établissements ! C'est dans la cour pour peu qu'ils jouent à deux ou trois une cacophonie à hurler, de ces plats arpèges aigrelets juste bons pour les hameaux – je cours donc au garde-fou du balcon, ne trouvant au sixième ni cour ni vis-à-vis, et je joue pour le ciel et la lune : 1m 20 de haut sur un demi de large parapet compris.Mes progrès sont rapides ; et par l'ascenseur ô prodige ! il me sera possible de rejoindre la prison d'en bas.

     

    Je redescends. Radio.

    Où je suis en bas le même qu'au sommet, comme nous l'avons toujours su. Sous terre, à ces 3 femmes que séparément l'Instance nous délègue, je n'accorde aucune prérogative : se succèdent la chanteuse, la versifiante et la musicale, au sexe de laquelle je prête une saveur d'endive, avec le nez en lame et l'accent traînant – comment vous est venue l'idée de composer de si jolies chansons (de si charmants poèmes) ? Mon chien Pataud / A le nez gros / Et lève la patte / Sur les tomates - ô terroir ! épargne-moi de respecter tout ce qui vit – voir et être vu – sur la terre comme au ciel. Ici très bas je n'ai que l'écroué Kragen, moribond sans issue au fond des galeries, à la dernière lampe ; en fin de conscience il me voit comme une brume, ses derniers doutes sardoniques galvanisent encore mes neurones en sursis.

     

    Rainier. Dorimon. Souvenirs.

    Pour le Premier du mois est arrivé Rainier, petit homme vert à la voix de crécelle, Belge Lorsque j'étais enfant dans ma rue de surface : ma préoccupation essentielle resta toujours de bien passer au large, au large de la boîte à tantes, tout juste visible de chez moi en me penchant à fond de mon balcon ; ils me hélaient au passage, grossiers, fardés : « Viens nous voir - 'aji ! 'arrouah ! » - du haut de mes culottes courtes je traçais en crachant la croix chrétienne dans la poussière. J'ai pris pour rentrer chez moi cette rue parallèle, m'imposant un long détour, passant ainsi devant les émigrés de Mourmansk, aux cheveux blancs si transparents. Je ne parvins jamais pas à séduire le fils afin de contempler la mère.

    Et je me demandais aussi rentré là-haut ce qu'était devenu à l'ancienne adresse Mingot-Mâche-Merde, que ses parents forçaient à bouffer sa diarrhée sur tartines, mon partenaire au jeu dont je lorgnais, par le puits d'aération, le postérieur scrofuleux ; c'est bien là de ma part un vif intérêt pour les autres. Rainier donc. Petit, myope et méfiant – un mouton ? dormant dans un coin, à même le duvet que j'ai fini par lui passer ? Un mouchard. Drüften apportait sa soupe, vieux, patelin, son gros nez rouge surplombant l'écuelle - artisan belge en retraite – il se prend, oui, pour un agent hors pair. Le Rainier m'est profondément antipathique : à ma grande honte - mais nul n'est maître de ses sentiments (nous connaissons vous et moi ces amis traîtres, révélateurs de vos faiblesses, de vos failles intimes, les sexuelles par exemple, à vos pires ennemis – mes ennemis du temps d'avant se moquaient de moi publiquement) - ce fut bientôt mon nouvel ami Rainier.

    Ce qui vient, ce qui se présente. Dorimon roux, le cheveu ras, le teint brouillé d'orange. Mon nouvel ami Rainier pose le cul près de sa pipe à côté des disques – il les sort de leurs pochettes,

    les laisse retomber d'un bruit sec : « Beethoven...! Messager !... Delibes !... » avec la moue : même sac, même panier. « Ils vont te mettre en liberté conditionnelle. » Décontenancer l'interlocuteur par de brusques lacets : ce qu'ils savent bien faire. Je reste incrédule. Rainier place mes disques noirs sur le plateau – je vois ses lèvres roses sur sa gueule verte. Il esquisse des mouvements de bras, de tête et d'épaules ; un air bourru, désapprobateur – j'avais pensé qu'il s'efforçait de ressembler à Beethoven – il battait la mesure en grognant. Il éclata : « OUM, pah... OUM, pah... qu'est-ce que c'est que cette musique : « OUM-pah... »

    Beethoven, un peu mieux, mais tout juste : « LA – pompe... LA – pompe... » - et sur les Quatre Coups du destin : « La pompe à mêêêrde, la-pom-pa-mêêêêrde... »

     

    ...Libre à Dorimon de rejoindre plus tard, hors de moi, sa femme à venir dévorée par la tumeur – toute la partie gauche du cerveau – tous deux se mettront à boire – les deux dernières années - les filles de dix et six ans trébucheront sur les canettes – mon nouvel ami Rainier ne me quitte plus, je suis sans abandon, privé de la moindre solitude sans apprentissage – un petit homme vert me veut du bien. Je n'ai pas la capacité de plisser les yeux – tandis que la disposition de cette pièce empêche qu'on s'abrite des lumières ; l'automne se révèle cruel et lumineux, Rainier s'absorbe: « Que fais-tu ? » - je le regarde brider ses yeux de rat au-dessus de ses lèvres roses : « Tu changeras ma musique? » Je dépends tant d'autrui.

    La façon qu'ils ont tous de confisquer, de m'obstruer comme un tuyau pincé. Le jour est proche où si Rainier se lasse, je me tue - la mort comme un dieu : y recourir en temps et heure.

     

    Antenne souterraine

    Une haine rentrée - vulgaire,  agressive, impensable, corps de garde  - est de règle absolue pour le présentateur : tout est rédigé mot à mot dans son morne galetas puis il s'assied plud loin face au micro sur le tabouret tournant, curseurs glissant sur la table de mixage. Liz vue de dos vernit ses ongles, abat la tâche administrative ; dans une histoire que j'écris un peuple fatigué de race blanche en un pays comme l'Egypte antique se laisse envahir par un second peuple, épuisé, de race noire, venu d'un pays semblable à l'Ethiopie («pays des Visages Brûlés »). Nul ne croit plus en rien, ni le premier, ni le second - deux fleuves alourdis, confluant à bout de basse pente dans les sables. « Khyrs et Tzaghîrs », tels sont leurs noms, Blancs et Noirs, et le titre du récit. « Hélas » dit Kragen, tout rongé de cancer : «Mon successeur diffuse mollement, dans un style avachi, les sujets les plus graves : Déclin et mort des civilisations, Renoncements économiques et tittéraire, Vie quotidienne ; La coagulation des sangs nouveaux – pourquoi noirs  ? Pièces confinées bâillant sur d'autres pièces confinées, à l'infini» - vrai que mes peuples, Mâle et Femelle, Noir et Blanc, se voient périr de contagion l'un l'autre.

    Se contemplent et se contaminent les Blancs, alanguis, littéraires ; femmes noires guerrières, affaiblies, croupissantes - (« les véritables inférieurs sentent bien qu'ils méritent leur sort ; ils se mangent entre eux dans leurs galeries »). Philippe Maertens, animateur, peut bien bouffonner, pitrifier : les souterrains regorgent de nous. Dénoncer la souffrance n'est pas soigner. »

     

    Surface, dernière

    Nous avons débouché en pleine ville. Libres non évadés : Rainier nous est venu de l'extérieur, service commandé ? Je découvre la ville, Tanger, Maroc, c'est son nom. Cent mélopées du fond des âges, litière à porteurs vêtus de peaux de bêtes, le chant retenu de leurs voix graves - et six microsillons pour tout bagage – marche à la délivrance – rue montante, sable et gooudron, et les collines aux buissons verts piquants, souliers sales.

    Tu verras une femme tu la reconnaîtras – on n'avait pas le droit de m'enfermer ainsi au début de ma vie, si long, si long – c'est une vaste demeure sur la crête, où se presse une foule qui danse – les cheveux noirs et les yeux froids - et la chanson fait Poïsen aï-vé-é-é-é-é-é – ce lierre empoisonné collant du Missouri rongeant la peau des bras – modulation finale envoûtante et non plate aaï-vé comme l'ont rectifiée pensaient-ils les porcs adaptateurs mais la vera monteverdiana sulla finale et tout est accompli, chante et danse au milieu de la foule et des chambres bondées au sommet de la côté et l'hôtesse Babetter du grand bâtiment rouge aux meurtrières il est tant d'ombres au bas du ventre où s'ouvrent et se ramifient les femmes, autant de portes au pied des murs aux clés perdues - soudain Babetter se met à hurler, me vole la vedette devant tous, convulsée sur un grand lit rose dans la chambre tamisée - avale, avale - vous l'étranglez  - de l'eau rien que de l'eau chagrin d'amour ? En vérité, une femme ?

    Ce sont des sanglots, des hoquets, un glaçon, le soutien-gorge ôté par-dessous, je découvre tant de choses et ces incalculables pièces aux volets clos tandis que j'allume à mesure tant de lampes aux abat-jour crevette, Combinaison  Cinquante-Trois le Vrai Sous-Vêtements Toutes Tailles. Rainier me surprend à fouiller : «  Tu quittes Babetter ? - Trop femme. - Que sais-tu des femmes ou des hommes, Maertens, ou de toi ? - Ou de la vie - qui m'a donc enfermé ? » Babetter si vite baisée cessait enfin de sangloter sous l'abat-jour et j'aurais dit mais n'ai pas dit « j'aime ton fond de teint, ton blush, ton mascara ; sur les méplats cuivrés de tes joues plates de kazakhe l'incarnation du cuivre martelé de vos ceintures acceptes-tu mon bras »?  - En vérité elle eût accepté dit Rainier. -Je l'aurais serrée contre moi.

    - N'y pense plus » dit-il – répandez à présent la nouvelle que j'aime torturer les femmes, les rendre folles sous les abat-jours de soie rose – et seul je redescends la colline sans congé, tandis que là-haut la fête bat son plein, serrant sur mon ventre le mocrosillon volé de Stravinski, Le sacre du printemps, portrait du maître sur carton glacé - musique : seule agitation permise.

    Ce ne sont plus les quatre coups de Louis Beethove [à la néerlandaise] ni les cordes à l'unisson sous le Vent d'Est mais Stravinski aux parfums de bourbon, mon cœur , étouffant d'espoir, bat : ni l'aventure ni la vie je n'ai rien. Je me souviens des câbles d'ascenseurs frémissants c'était le  tremblement de terre  aussitôt je bondis aux premiers staccatos du Sacre j'ignore la danse mais je bats des ailes escalade les murs et me cogne en poussant des sons entrecoupés rien n'est semblable au plaisir de heurter ses barreaux, d'intensément crier jamais je ne me suis senti plus libre qu'en cellule sur mon disque volé bien payé de neuf longs mois de taule. Séjour lumineux Main qui me guide impossible de me perdre.

    J'écoute jusqu'au bout, creux de l'estomac, faim et satiété, souffle approfondi, plus tard j'ai vu la danse primitive tous en rond tenus par les épaules dos de crabe à dos de crabe et pinces dessus dessous - crustacé tressaillant multiple ingéré par son propre corps – pulsion musique éternité peut-être.

     

    X

     

    De mon balcon de pierre blanche du sixième à parapet trop bas où je vis seul et dominant la ville, oublieux (par accès) des tourments du jeune prisonnier que je suis – vous ne savez pas mon âge - voici ma vie : au-dessus du dernier palier trône au-dessus de la cage d'ascenseur le mécanisme à levée-descente, bête métallique suspendue au ras du carré de plafond. Dehors tout en bas, très étroit, bosselé, le trottoir défoncé en cuvettes d'asphalte aux rebords coupants laisse échapper le sable qu'il veut recouvrir. Deux amis passent portant la moustache arabe, qui fait d'en haut sa ligne étroite et noire. Même veston, même chemise chic. Je crache alors dessus. Je ne crois pas d'abord que le crachat volera sur l'un d'eux.

    C'est juste pour voir, comme à New-York la poussière par vent moyen (vingt centimètres d'amplitude au 120e étage) qui forme entre les buildings des figures : mon mollard tombe en s'aplatissant, souple galette hélicoïdale. Pour autant que j'en puisse juger, au grand sursaut que fait le premier ami, le crachat ne s'est ni dissous ni désagrégé : l'homme se tourne avec douleur, pousse son ami des deux mains, ils s'insultent et le vent leur emporte les mots de la bouche. Le dédicataire, le récepteur – escalade alors en furie dans son petit costume la terrasse la plus proche, au-dessus d'un garage et cernée d'un placage aluminium/goudron ; il piétine à quatre pattes en

    grinçant des dents. Je le vois creuser les angles, racler, se retourner les ongles. Il ressaute à terre, écumant, se frotte le falze, les deux s'éloignent en braillant, les bras giclant comme des pattes de crabe, ils finissent par se casser la gueule – et moi j'étouffe sur mon balcon, je suffoque, plié en deux, je m'enferme sans le moindre bruit et je me roule sur le lit en hurlant de rire.

     

    X

     

    Le vieux Drüften me voit le soir même. Sans révolte et sans sagesse. Se laisse tomber sur le pouf, main rouge pendante, blair d'inquisiteur – sa lippe de vieux. A présent dit-il tu es fort . Nous t'avons vu danser. Je suis filmé même quand je me branle. Tourné vers le mur. Tu aurais pu t'évader dix fois. Cela me regarde. Ils m'auraient viré. J'en doute. Pour le mollard pas davantage – nul n'a pensé à lever les yeux. Ton short est plein de sperme. On ne m'aura plus. De cette façon. Les tortues fraîches écloses crèvent par milliers sous le bec des prédateurs avant qu'une ou deux atteigne le rivage. J'avais apprivoisé une tortue sur mon balcon. Elle a disparu. Du sixième étage. Bizarre. Je m'incline sur le parapet trop bas, jusqu'au creux du ventre : j'aperçois le visage levé d'Ingeborg Josz, Danoise.

    N'estimer personne en dehors de sa présomption d'innocence. Se faire un droit de ses persécutions afin de reléguer le monde hors perception. C'est pourquoi je suis prisonnier. Mon geôlier prévoit pour moi la plus belle des rencontres : « Tu feras connaissance avec une femme auprès de qui la Babetter, prostituée en fuite, ainsi que sa fille – dont tu n'oserais préciser l'âge – te paraîtront ternes, à oublier, jusqu'au jour de ta mort ; ce jour-là tu réclameras un prêtre et un rabbin, dans les sanglots. » Je meurs de honte ; Ingeborg Josz, nouvelle femme, me poursuit dans la rue à grandes enjambées, talons hauts sur trottoir défoncé. Je me refuse à elle. Jamais je n'ai cru aux souffrances des femmes.

    Babetter était plus qu'une pute. Je ne m'en doutais pas alors. Je ne l'ai jamais retenue. Ni ne me suis demandé la raison de sa présence, ou de son absence. Ni comment il se faisait que la Danoise, Ingeborg, se trouvait le lendemain devant moi : « J'ai reçu ta lettre » dit-elle (écrite en danois ?) - les yeux brillants. Si les Drüften mes gardes n'étaient pas si horriblement laids, ne serait-ce pas la chose la plus désespérante au monde ? Je me suis laissé rattraper ; j'ai pris Josz dans les bras. « Il se sent prisonnier » dit Rainier. « Il se plaint beaucoup ».

    X

     

    Soudain mon lit captif se met à bouger, secoué d'arrière en avant, d'avant en arrière, nauséeux, maritime. Tout l'immeuble. Dans ma pièce centrale, mes deux Drüften, mâle et femelle, se sont regardés dans la terreur. Le séisme d'Agadir est encore en mémoire : 10 000 morts le 29 février ; un colon s'exclama : « Ce n'est que du bétail ! » Cela fit rire. De toutes les rues de T. monte une rumeur, puis une tempête de klaxons : c'est un flot de population qui s'enfuit le plus loin possible des immeubles – et où cela ? – Vers la plage ! » Nos voisins de palier sortent blêmes, décomposés, réconciliés : la femme ne veut plus quitter son mari - « Remontez-moi ça ! » disait-il la veille aux déménageurs – un collègue l'avait averti : « Ta femme se taille avec les meubles, les mômes ! » - à présent dans les yeux dilatés de tous l'épouvante tranquille – devant nous les câbles de l'ascenseur vibrent en interminable accord grave – d'immenses les tentacules noirs pelés.

    Pour peu que la pendulation forcisse, chutant de biais ou de haut, nous serons morts ; si l'immeuble se replie, nous pourrons survivre. Une forte odeur de merde s'éleva, et la terre cessa de trembler ; je ne reverrai Tanger que lorsqu'il sera trop tard : mes vieilles mains frémiront, mon regard s'assombrira. Je veux dans mes bras serrer de vraies femmes. Et me rouler, vite, sur des chairs clandestines. J'ai dévalé par les escaliers, sans que les deux vieillards aient osé me poursuivre; Josz attend au pied des marches, nous nous précipitons parmi la ville effervescente, nous aimons debout contre un mur de briques, arc-boutés, branlants, rapides, elle s'enfuit nue et seule sous les pierres tombantes, je la vois s'effondrer sous un porche dont le linteau glissant l'aura tuée dans sa peau blonde.

    Affolé sans chagrin je cours dans les rues parcourues de frissons et de véhicules, mais tout grouille vers les navires à quai exigeaient le prix fort, il se rend aux autorités, nul jugement ne fut prononcé.

     

    TRANSFÈREMENT RUE LAFAYETTE

     

    Prison numéro 3. Immeuble aux balcons de faux silex ventrus sur le carrefour, tout prêts à s'écrouler en sandwichs mortels. Disparition des Drüften. Semi-liberté. Josz et Maertens ont réchappé. Entre deux lippes du balcon les voici enlacés L'immeuble tint bon. Ses lèvres de ciment

    ne se refermèrent pas. Notre héros obtint Josz Ingeborg par droit de sauvetage (d'épave). Ils en rient. Partagent leur vie sous les plafonds bas, entre balcon du haut et balcon du bas : "Je fuyais nue par les rues. Tu m'attrapais par le bras, évadé, en pyjama, la main sur la ceinture." Comme les citoyens de revenus aisés prennent le soleil entre les lourdes lèvres de façade. La rue tangue sous les coups de vent, les camionnettes filent, chargées d'hommes assis criant cramponnés aux ridelles, brandissant des armes de leurs main libres. Cela distrait les amants. Maertens vivait enfin son grand amour, une fille rieuse et blonde sur un balcon fleuri, et qui ne pose pas de questions ("D'où viens tu? Quelle est ton histoire ?") Excellente humeur. Dents propres. L'immeuble tient bon.

     

    Noms oubliés

    Jérémie des Instances descend en sous-sol, messager de sa ville : un effondrement s'est produit (cet homme à lui seul occupe un espace considérable ; un gros ne saurait trouver place en nos galeries étroites enfumées) - ainsi se trouve vérifiée la Prophétie : « crevaison », « rupture du sol », « infiltration », «monde morne », éternelle expiation » – jadis je croyais que je pouvais vivre. Je reportai les yeux sous ma terre : un groupe a surgi dans une de nos salles, sous son ciel peint a giorno : seules y resplendissent les faces de nos dieux, en qui je place ma confiance – ainsi Jérémie, messager, un collier de barbe orange et des yeux en mares de bière, pommettes grasses. Front haut et souffle fort. "Il est le dieu qui ne dit rien". Une grâce m'est offerte.

    Supposé que tant d'hommes débouchent dans les couloirs obscurs de notre station émettrice ; que Liz en soit sur-le-champ subjuguée (tous bien portants, jeunes et forts). Daniel Tag leur parle à voix haute, ses mains soudain volubiles, ses lunettes de fer cerclant ses yeux de supplicié, souriants : « Un vote » réclame-t-il, « un vote » - il prononce "veaute". Au-delà des verrières de notre studio éclatent des flashes multicolores – l'homme d'ombre que je suis ne s'éblouit que des faces divines. Et c'est alors, le vote dépouillé, que nous apprenons tous la destitution de Daniel Tag, qui pleure tout droit, les yeux rougis d'un gosse, décomposé sans geste de défense, exit, exit Daniel Tag, tandis qu'autour de lui se pressent les restes d'une cour aux échines inclinées, Tag exécute sa sortie, s'appliquant à ne pas chanceler.

    Sous l'ovation Jérémie dit que désormais [je] parlera[i] librement. Il me sourit. C'est alors que dans son dos s'élèvent deux gigantesques ombres, dont l'une porte un melon volhynien de juif. La Volhynie est une région forestière du nord-ouest de l'Ukraine. L'autre ombre, en retrait,

    indistincte, prétend me représenter, passer pour moi ; que va-t-il dire ? seul à détrôner mes dieux !

    Faites sauter tout le couvercle (sky, skull/ ciel et crâne).

     

     

    Attention, espoir

     

    Tout s'est passé simplement. Je conduis Rappoport, juif volhynien, et la seconde ombre, dans le labyrinthe (il fait le brave) : il décline son nom, sa classe (marquis), sa religion : "Je viens de Tanger" - je n'en crois rien : Tanger c'est blanc, clair et venteux. Nous descendons encore, suivant les rampes. Le plafond baisse. L'air pulse d'en bas. Les camionnettes en surface fuient toujours. Tanger ressemble aux Vosges, aux Pyrénées : versant doux, versant raide. Les camionnettes repiquent sur Alcazaba-Vieja, la Kasbah. Le tsunami ne vient pas, le vent reluit, le soleil de ma rue frémit comme un chat qui dort, les deux amants se contemplent.

    A l'étage Rappaport, petit juif de Volhynie, médite pour leur bien. On ne vit pas d'eau claire. Maertens et Josz (l'amour par ses Noms de famille) dînent à la fenêtre ouverte. Rappaport leur apprend la terrible nouvelle de la Catastrophe de Colombie : Tremblement de terre oublié – trente mille morts d'un coup sous la coulée de boue dévalée d'un volcan – de l'autre versant téléphonait une postière à sa collègue : « Fuyez ! ¡ por Dios, huíste ! » - la calotte gorgée d'eau pour s'abate d'un coup comme une claque, trente mille habitants saisis de boue de la gorge aux poumons – ¿ Aló si ? - puis le silence - Ya màs encontraré el descanso « jamais plus » dit la survivante « je ne connaîtrai le repos » - Rappoport affiche le calme qui sied aux rescapés - quel intérêt, je vous le demande, à se faire passer pour juif ?

    « Snobisme insupportable » dit Maertens - « Odieux » renchérit Josse « N'exagère pas » dit Maertens. La boue liquide s'effondra sous la poussée de lave mille millions de mètres cubes de diarrhée glacée « Tais-toi dit Josse Tais-toi » – les relations avec le juif de Volhynie restent froides - la mort en masse. Camps et volcans. Assassins, assassins, répète Rappoport. C'est la première fois que je rencontre un juif rancunier. D'habitude ils se terrent. Atterrés. « Je suis montée chez lui » dit Josz, «Tout blotti haletant dans son angle – est-ce qu'on en a enterrés vivants ? » Naïveté de Josz. Maertens planqué à l'étage au-dessous remâchant ses frustrations, sur la chance d'être juif - c'est proprement intolérable.

    A peine sorti de prison. Pomarès et son flingue, les Drüften septuagénaires et leurs haillons n'étaient pas dangereux – bien qu'une balle soit vite partie ; le vieux partisan belge porte toujours un gros Mauser sous ses guenilles. Rappoport occupe au-dessus un deux pièces qui serait éblouissant s'il n'avait pas bourré jusqu'aux fenêtres un tas de meubles, coffres ou bahuts laissés là par ses sœurs avec tout leur beau linge - son regard plonge sur la cour depuis la baie vitrée, chapeau bas sur les yeux, pensées fourmillantes entre ses épaules, recueilli, dissimulé, nourri jadis par un vieil oncle catholique - «On n'allait pas tuer un juif aussi jeune » - alibi, alibi. «  Attention, dit Maertens, il n'est pas juif.

    - Il avait cinq ans à la fin de la guerre. - Josz, je n'ai pas de preuve. » Une lettre interceptée : le marquis Rappoport exprime en vers des sentiments « sincères et dévoués ». Mentionne expressément les yeux, la  bouche , les volutes d'une longue boucle cendrée - j'ai moi aussi observé la bouche. Rappoport offre chez lui le thé, s'assoit près de Josz sans gestes excessifs, parlant de choses légères et graves. « Charmeur » dit-elle. Puis il insiste (« sottement », dit-elle) pour la raccompagner sur le palier. Je les aperçois tous deux, se dirigeant vers notre porte dans le le long corridor à moquette sous les spots, l'un tenant l'autre. A mon tour d'inviter Rappoport : il passe alors ma porte sous mon bras levé puis s'assoit en, soufflant doucement, sur le voltaire vert, et nous voici tous : j'ai retrouvé ma dignité.

    Ma clairvoyance. Le marquis s'est fait discret, contrairement aux codétenus précédents, sitôt dans ma cellule vite encombrants. Josz : « Jamais mon mari » - de qui s'agit-il ? - « n'accepte d'autres hommes à moins qu'ils ne ressemblent trait pour trait » - de moi ? - « à celuiqui l'a précédé » - un donneur de leçons, voilà ce qu'il doit être». Rappaport se retire – je le rattrape en plein couloir : je m'en contentais bien, moi, d'une relation ordinaire ! ...Depuis je me vautre, dans mon confort, comme un porc. L'hiver mord la ville lumineuse. C'est effrayant quand on y pense. Coincés comme nous sommes tous entre ces tranches pâtissières de granite - balcon dessus, balcon dessous – mâchoire mortelle.

    Jusqu'ici nous évitons d'installer chez nous, Josz et moi, ce faux juif et faux marquis, bien qu'il ne semble manifester aucune excitation sexuelle incongrue, silhouette découpée sur le balcon d'en haut. Tant de soleil me dissuade : je ne serai jamais Tangérois. « Tingitan », rectifie le Marquis ; il me reprend à part : « Assez de faux-fuyants», je réponds «j'ai trouvé le bonheur une-femme-que-j'aime-et-qui-m'aime  - Non sans mal » conclut-il. Josz et moi jouons ainsi : nous montons et descendons ventre à ventre dans les ascenseurs de bois vernis, cercueils verticaux, scarabées doubles portes battantes, un aller-retour par cage – l'immuable portière andalouse en haillons locaux nous crie depuis sa loge ¡ y qué ya no os vuelvo a pillar ! - que je ne vous y reprenne plus ! Nous détalons galopins de trente ans nous explorons la Ville d'immeuble en immeuble Tanger Européenne Quartier Blanc Barrio Blanco enserrant le Zoco Casbah féconde « aux terrasses imbriquées » – de tant de métropole je n'aurai connu que les «buildings trop neufs» plaqués de marbres aux veines glauques, déserts depuis peut-être ou démolis, ciments verticaux sur le sable et le vide, lifts étroits claquants leurs vantaux de saloons à grilles losangées, coulissantes, pinçant, bloquées.

    Arrêts d'urgence et déclics décalés, sifflements reptiliens des poulies huilées, souffles caoutchoutés des câbles et clôtures, avec au ras des yeux les parois défilant plâtrées striées de hiéroglyphes : Aqui me quedo (« j'habite ici ») je reste suspendu d'un geste inadapté nous aurions détaché le panier métallique précipitant coupant nos poings sur les fers ouvragés nous empalant sur les ressorts du fond. Il y a des enfants sans famille qui se suspendent aux câbles et tirent à toutes forces et lâchent tout, d'un cri, la cabine file crever le plafond plâtré puis retombe écrasée par le contrepoids – PENDANT LES TREMBLEMENTS DE TERRE NE PAS EMPRUNTER L'ASCENSEUR - DURANTE LOS TERREMOTOS SE PREGA ENCARECIDAMENTE « instamment » - (…) Rappoport à qui nous ne cachons rien répète « je t'en sortirai » - mais nous ne voulons pas sortir - quand Dorimon, au moins, ne disait rien – je n'aime pas les gens qui crient « je t'aime » (Ingeborg) – j'ignore, en définitive, le véritable sens des ascenseurs.

    Le père du marquis fut un escroc à présent mort qui lui légua cette démarche de faussaire, sang bizarre et moustache blanche, teint mat et grains de beauté douteux sous le col. « S'évader », dit-il : je n'y tiens pas. Il nous enseigne l'hébreu – d'un accent velouté, voilé. Josz répète adonaï élohénou, blonde aux ongles vernis, Rappoport eût aimé je le crains la mettre en rapport avec moi pour en toucher le pourcentage et cela l'impatiente. Il nous lit ses écrits de jeunesse dit-il, sur un mystérieux vélin, bien que je voie par translucidité la succession foncée des paragraphes : « L'amour sous les bombardements – contre les pierres sèches avant qu'elles s'effondrent » - « Notre histoire ! » dit Josz à voix basse, le juif imaginaire agite les feuillets qu'il tend devant ses yeux ; ses paupière sont bordées de rouge – il raconte des fuites échevelées, gravats et poussière, vêtements déchirés sur les seins, femmes hurlant sous les sirènes – Ingeborg : « Il vient de l'écrire ! vois, l'encre est encore fraîche ». Dans la nouvelle suivante : un homme fou d'amour, une femme éperdue tendant les bras du fond d'un transformateur éventré, tous deux électrocutés grillés dans les déflagrations – nous nous confondons en admirations évasives « une ignoble odeur de brûlé s'éleva ».

     

    X

     

    Si jusqu'ici le Marquis espère vivement notre évasion, les comparses discrets qui se succèdent à nos chevets sont proprement ses auxiliaires. La vision exaltée d'amour n'est pas si véritablement passionnelle : tremblements de terre, rapts, bombardements, tout ce qui s'ensuit. Le sauvetage où s'astreint Rappoport impose une tâche malaisée : rechercher en la femme non pas un bonheur, ni l'accomplissement, une harmonie peut-être – prisonniers qu'ils sont comme nous de la ville, de ces arrachement, de ces passions de prisonniers, incapables d'en éprouver d'autres que cette injustice qui leur est faite. L'étendue de la perte à subir lui est représentée par le biais d'une série de photographies : Ingeborg sur le balcon, parmi les plantes vertes fraîchement acquises, et souriant à contre-jour ; nous lui montrons cela.

    Poker. Enjeu Josz, Ingeborg. Je perds, le faux Marquis modifie les règles à mesure , tu vas perdre ta femme dit-il, « je n'en ai pas » lui ai-je répondu, je l'entrevois courbée dans l'autre pièce au-dessus d'un rouleau d'exégèse massorétique ; « elle a progressé !» s'exclame Rappoport « jamais je n'aurais cru qu'elle eût progressé à ce point » - il rafle les mises et nous baissons la voix. Nous sortons lui et moi dans la rue, sous un auvent trois Arabes assis en djellabas blanches, comme trois figurants prisonniers à vie. Rappoport et moi programmons à mi-voix quelque viol de femme, Josz nous rejoint et dit « J'y pensais justement », « Ta gueule » dit le Marquis en hébreu.

    Ingeborg s'enfuit, Je ne te retiens pas lui dis-je, Prisonnière ! et le Marquis devint imprévisible ; je vis la volupté de sa joue d'enfant mat, le dessin souple de ses lèvres, sa moue pour un chapitre de grammaire mal su, ou toute idée obcure où se concentre tout l'humain.Rappoport veut m'isoler, m'avoir tout à lui, se servir de moi, me passer dessus, me délivrer sous lui. C'est le premier homme de cette sorte. Il invente à mesure un poker dont les règles changent, de sorte que je perde : je perds mes jours de liberté que j'ai misés, il consent à recevoir des indulgences au sens ecclésial du terme ; quelle Eglise ou Synagogue représente ce petit homme, ce goy honteux ? j'abats

    mon jeu « pour voir » : il me prend six jours encore, plus une semaine. J'ouvre la fenêtre. Toute femme a disparu. Grande. Inextricable Casbah. Je respire à pleins poumons, cerclé d'angoisse, au balcon d'angle arrondi – baigné de soleil tout le jour ; mais pour Tanger, pour le Maroc, il fait froid. Le faux Marquis me propose de partir à sa recherche – je gonfle ma poitrine d'air sec et frais – je devine au-delà du Détroit ce vent d'est qui crête les vagues au-delà du ressaut... Rejoindre ou ramener mon Ingeborg ? ma Josz ? ma Bettendorf ? l'amour pour moi n'interroge plus rien ni personne, juste ces motifs bleus de tenture immobile, sans tous ces remuements d'obscurités que nous brassent les femmes, les autres, celles que j'imagine dans les ténèbres si propices aux cauchemars... Pari tenu dis-je, mon Ingeborg est lumineuse, je suis le marquis par la porte vitrée du corridor aux moquettes mates, car je tiens en mains ce marché si resplendissant, quelques points au poker, en regard de l'éternité. « Nous la rattraperons » dit-il « et nous la forcerons » - Tu en prends pour perpète » - un tel propos chez lui est inhabituel, il faut qu'il soit sous l'emprise d'un souvenir atroce. « Avant qu'un fou n'en vienne là, poursuit-il, de combien de refus émerge le violeur, absous par les mépris accumulés – en vérité dit-il la femme porte sur son dos la responsabilité de la moitié des meurtres et viols du monde – il me vole au poker, il me rendra ces doux ongles vernis dont elle se griffait si violemment le sexe devant mes yeux hagards.

    Les muscles intérieurs des cuisses s'appellent virginitatis custodes, gardiens de la virginité, je sens dans les yeux de cet homme et leur flamme l'accomplissement de son Moi pervers et véridique ; son calmant n'agit plus, il halète, ses traits se crispent – c'est un trisme ou phase tétanique terminale et je verse de l'eau pour qu'il prenne un cachet : le tube est du plus fort dosage en vente au sud de la mer Méditerranée. Tout son corps tremble – nous ne pourrons pas prende l'ascenseur, je le soutiens dans les cages et le hall où je le remonte ; l'étends tout habillé, lui prends la main et lui dis des mots tendres : « Demain... Demain... » Il s'endort et je baisse la tête.

    C'est ainsi que j'apaise un violeur, sans un mot de pitié, tandis qu'il ronfle doucement. Le lendemain remis drogués tous deux nous parcourons en haletant les boyaux chauds de la Casbah (même souffle, même sexe que cet homme), chassons côte à côte parmi les rues blanches au sol poussiéreux, souillées de loin en loin par un crachat séché et véritablement tuberculeux en pleine efficace diffusion - au dernier moment j'écarterai ce chien d'un coup de pied j'entraînerai mon Ingeborg aux ongles faits (soyez tendre avec une femme , jamais vous ne saurez faire l'amour aussi longtemps que vous ne saurez pas qu'une femme, avant tout, veut s'imaginer ne fût-ce qu'un instant,

    se sentir unique pour vous. Tanger n'est pas ce que l'on dit : mais le point de contact, la ligne de fracture avec l'Au-Dessous, par la faille même qui le 29 de février dernier détruisit Agadir. Ainsi toute femme s'est enfouie, aspirée à travers l'un de ces trous d'enfer fumant d'écume du Cap Spartel : la vague sape, recule et frappe encore, les geysers jaillissent et le sol tremble encore, l'eau frotte dans sa gaines, je sens sous ces bouches de roc une infinité de vies. Rappoport souffle sous sa moustache : je le trouve grossier. Pestilentiel. Halètement du bouc en quête de reproduction. «La voici » crie-t-il à voix basse. Nous ne sommes pas où je l'aurais souhaité : c'est, un autre jour, une espace de terre battue, noire, un de ces polygones en ville mal délimités par des murs bas, mi-écroulés au-dessus du Détroit, très loin.

    Dans un angle le soleil se couche : une masse allongée de buissons et de ronces recouvre une dépression du sol si féminine que je retiens un éclat de rire – j'ai appris à me défier, en de longues captivités, des manifestations si incongrues de joie, des enthousiasmes, des compagnons. « La voilà » répète-t-il en écartant les épines. Recroquevillée sur une toile de sac, main levée sur les yeux, le coin de son voile mordu, c'est une femme de ce pays. Elle s'est étendue pour dormir, attendant la pleine nuit pour descendre les pentes jusqu'au port. Il écarte son voile d'un coup sec, et je lis sur les traits de la femme une extrême fierté. Nous l'avons violée dès son révéil, et notre épouvante devint extrême : derrière nous dans le jour déclinant quantité de parents, amis et voisins, accouraient hérissés d'armes découpées sur le ciel. «Ils me tueront avec vous » souffle alors la femme : levée d'un bond elle ouvre plus profond sous les ronces une trappe de fer qu'elle a verrouillée sur nous tous. Les premiers coups retentissent : « Je ne vous sauverai pas » dit-elle. « Vous sentez toute les lâchetés, la sueur et l'excrément. » Nous suivions dans l'ombre la frange plus claire de son vêtement glissant de marche en marche. J'ai traité Rappoport de gommeur, sale gommeur de viol. Autour de nous la terre gronde sourdement. Le souterrain où nous allons devient une infinie prison, des dizaines de femmes s'assemblent autour de nous dans la pénombre, des galeries bientôt s'éclairent d'une série d'ampoules crues, monotones, irrégulièrement espacées. L'ai vicié monte à la tête, malgré le ronflement croissant de gigantesques aspirateurs. Je crains de disparaître. Un garde surgi là nous enchaîne : « Voici votre cellule » - un plafond noir, de vastes bruissements plus profonds, plus mugissants ; ces prisons cesseront-elles un jour ? les foreuses défonceront la terre : nul territoire n'est un abri pour la conquête. Dans les galeries éventrées, je prendrai fait et cause pour ce peuple, grouillant sur l'excavation en cercles concentriques, comme la houille ou le diamant. Il n'y a plus ni haut ni bas, juste domination de la masse inculte Vous devez comparaître et j'appris que c'était désormais « le matin ». J'ai vu près de moi les chaînes ballantes du Marquis de Rappoport, il m'est apparu libre aux côtés de Kragen, que je vis pour la première fois ; je me suis alors uni à mon double. Ce fut sans effort particulier, ni secousse, ni commotion d'aucune sorte. Nos maîtres alors se lancèrent dans un long marchandage.

    Mon double à l'intérieur de moi m'a proposé d'explorer cette matière gisant sous nos pas, multiple et uniforme, surface et profondeur, car les excavatrices échouaient à tout extirper. Contemplant Rappoport demeuré seul, Kragen à l'intérieur éclata en moi d'un rire déchirant, muet, qui nous emporta dans une gigantesque quinte de toux. Nous manquâmes mourir. « Artistes de cirque » lança le faux marquis, faux juif, devenu maladif et véritablement cireux. L'éclairage des galeries s'était fait particulièrement blafard. Kragen et moi nous étions considérablement améliorés, par cet inexplicable rémission maintes fois rapportée par les thanatologues ; notre fusion serait-elle éphémère ?

    J'étais venu, moi, du haut de la terre, de cette ville obstinément nommée par tous Tanger, dont ils ignoraient tout. Nous évitions mon double et moi tout mouvement, mais nous étions un homme, entier, fragile encore mais inépuisable. Vers moi seul vrai valide se tendent les micros, les caméras tournent, les articles paraîtront jusqu'après notre mort, à supposer que nous mourrions. Le double coulait dans nos veines et notre lymphe étrange diffusait une bienfaisante sensation de chaleur. Nos maîtres discouraient toujours. Tendant l'oreille enfin par-dessus leur rumeur, après qu'il eurent épuisé tous les penseurs passés, j'approuvai, parmi le ronflement double de nos sangs neufs, la découverte enfin que la Littérature, loin, bien loin par-delà tous les prêtres ou philosophes épris de vérités ou de mensonges, explore seule et catalogue sans rien omettre la totalité de l'homme.

    Les journalistes alors s'égaillèrent parmi les souterrains, ils ne nous recherchèrent plus. Bientôt ce dernier cercle des Enfers sera une carrière à ciel ouvert, amphithéâtre aux gradins effondrés, où grouilleront encore un peu, fourmis sans toit, les hommes noirs que nous ignorons. Nous tombâmes d'accord mon double et moi que tant d'efforts et tant de terre ne pouvaient avoir été remués pour notre seule union si exceptionnelle fût-elle ; nous avons éprouvé le caprice d'obtenir l'aval de cette femme de rencontre, forcée au moins par l'un de nous : « Ne craignez rien » dit-elle, « mes lèvres écrasées, ces griffes sur ma peau et mon viol, ne sont que symboles ou littérature ». Cruauté pure. Nos deux prisons d'en haut, d'en bas : verbe, verbiage. « Prenez garde dit-elle à ne pas mourir. Cette fois pour de bon. - Qu'importe » répond Kragen en toussant. La dernière femme nous installait dans un vaste fauteuil rouge face à l'écran. De telles salles fleurissaient partout, les ouvriers fouisseurs et déblayeurs s'étant pourvus d'amples distractions. Mais ce film-là n'était mobilisé que pour Kragen et moi.

    Nous avons attendu tous deux le défilé de nos vies antérieures, sous-titrées ; la femme nous apprit en dernière instance à presser, sur nos accoudoirs, les touches « accélérer », « retour », « image fixe », comme dans les cabines de pornographie. « Veux-tu dire, Constance, que tous nos compagnons de réclusion défileront devant nous, si peu qu'ils soient venus, afin de justifier nos vies à tous ?  - Tu es épuisé me dit-elle - par ce viol que tu as commis. » A la fin j'étais libre, et Kragen trépassé. Je salue de tout cœur mon peuple souterrain et mes amis d'en haut. S'ils ont volé ma place, la première au monde, ne vous attendez à rien de plus.

    prix,proximité,table

  • Gygès

    C O L L I G N O N

    G Y G È S

    Sujet tiré d’Hprof,Grèce,bouzilléérodote

    par COLLIGNON Bernard

    (Camembert, prêt-à-porter)

    PERSONNAGES

    CANDAULE - roi de Lydie

    TYDO - reine de Lydie

    GYGÈS - favori du roi, conseiller de la reine

    XIPHOS - conspirateur, ami deGygès

    LYGDIA - servante de Tydo

    COURTISANS N° 1 - Scatophagos

    N° 2 - Phallokratès

    N° 3 - Pompattyphus

    N° 4 - Trichomonas

     

    ELBATÈS - ennemi mortel de Gygès

     

     

    ACTE UN

     

    La scène représente, côté jardin, un portique, d’où descendent trois marches.

    Un plan incliné, large, figure une large rampe de faible hauteur, terminée par une pierre

    angulaire figurant un échiquier.

    Au lever du rideau, XIPHOS et GYGÈS jouent aux échecs sur cette pierre d’angle.

     

     

    GYGÈS va déplacer une pièce.

    XIPHOS l’arrête d’un geste :

    Pas ça. Ton cavalier est en prise.

     

    GYGÈS hésite, remet sa pièce en place.

    XIPHOS

    Pourquoi n’avances-tu pas ce fou ? ...tu prends ma reine, et je suis presque mat. (1)

     

    GYGÈS

    Je te vois venir : juste après, tu descends ta tour, et c’est moi qui suis mat. (Silence concentré) (À lui-même :) Dois-je déplacer ce cavalier ? Hein ?

     

    XIPHOS

    Hmmmm...

    GYGÈS, avec résolution :

    Je le déplace…

    (Silence. Xiphos avance la main)Tiens !

    Ah non ! Non ! je le laisse où il est.

    (Il replace le cavalier)

    Et pourtant…

    (Xiphos montre des signes d’impatience. Gygès reprend le cavalier, le laisse en suspens, puis le repose)

    (Pris d’une illumination subite)

    Tiens ! J’avance le fou, je prends la reine, et ton roi est presque mat !

     

    XIPHOS

    Mais si je descends ma tour ?

     

    GYGÈS

    Pas du tout ! Où vas-tu chercher cela ?

    (Il joue)

    Je prends la reine…

    (Il insiste lourdement)

    Je prends la reine…

    (Xiphos déplace une pièce avec fatalisme)

    (Hilare)

    Le roi est mat ! qu’est-ce que tu dis de ça ?

    XIPHOS

    Ailleurs se tourne mon esprit est tourné ailleurs…

    GYGÈS, l’interrompt :

    Moi, je suis toujours tout à ce que je fais…

    XIPHOS

    Je songeais à notre affaire… Ne devrions-nous pas soudoyer Ogdoas ?

    GYGÈS

    Ce démagogue, ce sac à vin ? Il gâcherai tout. Qu’il reste dans son trou.

    XIPHOS

    Ogdoas, c’est le peuple, donc, toute la garnison. Il a vingt mille hommes, à nous tous dévoués.

    GYGÈS

    Dis plutôt à toi, oui…

    XIPHOS se lève, solennel

    Que le ciel…

    GYGÈS

    C’est à lui de tenir de tels serments…

    XIPHOS

    Le roi se l’est attaché à coups de millions. Mais (il se penche, jette un regard circulaire) – si tu lui donnes le gouvernement de Bithynie (2), il te suivra, toi.

    GYGÈS

    Et ensuite, comment se débarrasser de lui ? ...Et puis il est énorme. Il marche comme ça.

    (GYGÈS se lève et l’imite grotesquement)

    XIPHOS

    Tu es trop seul Gygès. Tu ne connais pas la cour. Malgré ce que tu crois, tu te trouves aussi isolé que le jour de ton arrivée.

     

    GYGÈS

    Je gagnerai le peuple. J’octroierai vingt talents par tête.

    XIPHOS

    Vingt talents ! Où les prendras-tu ?

    GYGÈS

    Dix, alors. Mais sera-ce suffisant ?

    XIPHOS

    Je pense bien !

    GYGÈS

    Ne vaudrait-il pas mieux quinze talents ,

    XIPHOS

    Et la garnison, comment la garderas-tu ? Tout le trésor n’y suffirait pas. Si tu commences comme ça, tu ne pourras plus t’arrêter.

    GYGÈS

    Laisse-moi réfléchir… J’ai une idée : soudoyons Ogdoas. Je lui offre les revenus de Bithynie, car si nous le tenions à l’écart du complot… (geste circulaire)…il ameuterait le peuple contre nous.

    XIPHOS

    Mais comment se débarrasser de lui ? Et puis il est énorme ! Et il marche…

    GYGÈS l’interrompt

    Quand cesseras-tu de me contrarier ? Qui commande à la fin ?

    XIPHOS, effrayé

    Chut… Chut…

    GYGÈS

    Nous pouvons agir dès demain.

    XIPHOS

    Je t’apporte mille hommes et toute la cavalerie.

    GYGÈS, se ravisant

    Attends… Ne pourrions-nous repousser cette échéance ?

    (XIPHOS reste dans l’expectative)

    Et puis non… Hier – hm, demain… soir… cours avertir Ogdoas.

    (XIPHOS va pour se retirer, quand apparaissent LE ROI et sa suite)

     

     

    SCÈNE II

    GYGÈS, XIPHOS, LE ROI, SUITE

     

    LE ROI est couvert de bagues et de bijoux. Il porte une longue robe à l’orientale. Autour de lui, quatre courtisans. Il descend majestueusement les marches. Devant lui, COURTISAN N°1

    (SKATOPHAGOS), balaie la poussière d’une main, la recueille de l’autre et l’avale avec empressement. À côté du ROI, COURTISAN N°2 (PHALLOKRATÈS), agité de tics, avec des gestes précieux, époussette sans cesse le vêtement du ROI et le rajuste. Derrière, POMPATYPHUS et TRICHONOMAS se poussent à qui sera le plus possible en contact avec le ROI. Ils sourient et redoublent de courbettes quand le ROI les regarde, mais sitôt qu’il détourne les yeux, ils s’envoient des reards furibonds, se marchent sur les pieds, se donnent des coups de coude, se bousculent, se pincent, etc.

    POMPATYPHUS imite ou esquisse tous les gestes du ROI, essayant même de les anticiper ; se trompant quelquefois.TRICHONOMAS essaie de voir ce qui va sortir de sa bouche, empressé, l’oreille tendue, et se retourne vers les autres en approuvant frénétiquement de la tête.

    Ce jeu doi se prolonger pendant toute la scène, sauf indications contraires.

     

    CANDAULE, écartant les bras -POMPATYPHUS même jeu

     

    Ah, Xiphos, et toi, Gygès, que je suis aise (3) de vous voir en ce lieu.

     

    TRICHONOMAS , en écho

    en ce lieu/

    POMPATYPHUS, bouffonnant

    Oh oui alors !

    SKATOPHAGOS, toujours à quatre pattes, agite frénétiquement la tête, XIPHOS s’incline profondément, GYGÈS légèrement tout en gardant sa dignité.

    XIPHOS

    Majesté…

    GYGÈS

    Divinité…

    SKATOPHAGÈS fixe Gygès d’un air courroucé parce qu’il ne s’incline pas suffisamment

    CANDAULE distribue un sourire à celui-ci, une caresse à celui-là, se laisse toucher, mais d’un air parfaitement détaché

    ...Tous conviennent en ce palais que, de dépit, les géraniums se flétrissent aux pieds de la reine.

    TRICHONOMAS

    de la Reine.

    TOUS

    C’est juste, Sire… Aphrodite elle-même… Hélène… Europe (4)… Narcisse (5)…

    GYGÈS

    Nous en convenons aussi, Divinité. Nous en parlions justement…

    TOUS

    Aaaah… Aaaah… (mines diverses d’extase ; SCATOPHAGOS doit outrer tous les mouvements des autres).

    CAND AULE

    Eh bien, qu’en dites-vous ?

    POMPATYPHUS

    vous ?

    Airs interrogatifs de tous. SCATOPHAGOS, soupçonneux, est prêt à sauter sur XIPHOS et GYGÈS ; PHALLOKRATOS suspend son époussetage.

     

    XIPHOS et GYGÈS, extatiques

    Ah, Divinité…

     

    XIPHOS, seul

    Cythérée (6) en personne…

    Les visages se détendent. N°3 (POMPATYPHUS) envoie des baisers à Gygès. N° 1 (SCATOPHAGOS) baise ses pieds et revient à quatre pattes aux pieds du roi CANDAULE

     

    N° 3 (POMPATHPHUS)

    Ce regard, Divinité…

     

    (N° 1 (SCATOPHAGOS) désigne ses yeux, qu’il a écarquillés)

     

    N° 4 (TRICHONOMAS) en écho

    Ah, ce regard…

    (XIPHOS porte la main à ses yeux)

     

    N° 2 (PHALLOKRATÈS)

    Et sa chevelure ? (aux autres, péremptoire) Vous avez vu sa chevelure ?

     

    N° 4 (POMPATYPHUS) en écho

    ...sa chevelure ?

    (N°1 (SKATOPHAGOS) mime une haute coiffure très compliquée, ou imite une coquette se peignant)

     

    N° 3 (POMPATYPHUS) d’un ton pâmé

    Sur ses lèvres embaumées…

    (N° 2 (PHALLOKRATÈS) mime une coquette se mettant du rouge (GYGÈS écœuré) N° 1 (SCATOPHAGOS) envoie sur le roi CANDAULE un nuage de poudre parfumée)

    CANDAULE

    À toute heure, pour moi seul, tant de joyaux : ne suis-je pas le plus favorisé du royaume ?

     

    TOUS, enthousiastes

    Oh si ! si Majesté, si Sire…

     

    N° 4 (TRICHONOMAS)

    Sissire, sissire, sissire…

     

    N° 1 (SCATOPHAGOS) manque se décrocher la tête

    N° 3 ( POMPATYPHUS)

    ...du monde, Sire…

     

    N° 2 (PHALLOKRATÈS)

    ...de toute la terre entière, Sire…

     

    N° 1, SCATOPHAGOS

    Et de la lune…

     

    CANDAULE au N°3 (POMPATYPHUS)

    En attendant, on n’entend pas ses seins grelotter sur ses cuisses, comme la tienne…

    (Tous rient)

     

    N° 3 (POMPATYPHUS) la main sur la poitrine

    Mais, Divinité… (il rit très jaune)

     

    CANDAULE au N° 4 (TRICHONOMAS)

    Ni cette verrue si mal placée…

     

    N°4 (TRICHONOMAS) cesse de rire d’un coup

    Mais… Mais… (N° 3 (POMPATYPHUS) d’un seul coup explosé de rire)

     

    CANDAULE au N° 2 (PHALLOKRATÈS)

    Et ta Myrto, Phallokratès, pleure-t-elle toujours sur sa toison… occipitale ?

    (N° 2 (PHALLOKRATÈS) rit très, très jaune)

    CANDAULE reprend son air faussement rêveur

    ...Et ses pyges ? Vous avez vu ses pyges ?

     

    N° 1 (SCATOPHAGOS) à quatre pattes, à XIPHOS et GYGÈS)

    Ça vient du grec, ça…

     

    TOUS, presque en même temps

    Ses… ah oui ! ses py… parfaitement !

     

    N° 3 (POMPATYPHUS)

    Ah oui, ses pyges !

     

    N° 2 (PHALLOKRATÈS) admiratif, mais méfiant

    Mes dieux !…Mes Dieux !…

     

    CANDAULE, soudain sévère

    Et qu’en savez-vous, pour évoquer ainsi les fesses de la Reine ?

     

    TOUS

    (N° 2 (PHALLOKRATÈS) envoyant au ROI des nuages de poudre que celui-ci tente d’éviter) – se chevauchant mais distinctement

     

    PHALLOKRATÈS :

    Nous supposions, Sire…

     

    POMPATYPHUS

    On vous croit sur parole…

     

    TRICHONOMAS

    On ne veut pas vérifier…

     

    POMPATYPHUS

    Mais vous disiez…

    SCATOPHAGOS

    On supposait… (geste équivoque, évoquant la mise en place d’un suppositoire. Le ROI lui botte les fesses, il court à quatre pattes en gémissant devant la scène (9). Il reviendra peu après.

     

    CANDAULE

    Donc, Mesdames et Messieurs, concluons : quel miracle la nature a-t-elle suscité, pour éclairer nos Faibles Yeux sur le Beau Immortel ?

     

    TOUS sauf Xiphos et Gygès

    La Reine !

     

    CANDAULE

    Pourquoi cries-tu « La Reine ! » après les autres ? TRICHONOMAS balbutie ; POMPATYPHUS le fusille du regard. SCATOPHAGOS rigole en douce, PHALLOKRATÈS le dévisage d’un air méprisant. Le ROI se retourne rapidement vers SCATOPHAGOS qui rabaisse brusquement les coins de sa bouche.

    ...Passons pour cette foi (à tous) Et quelle femme, mortelle ou immortelle, peut soutenir l’éclat de ses perfections ?

     

    TOUS, plus XIPHOS

    Aucune !

    CANDAULE

    N’est-ce pas Gygès ?

     

    GYGÈS se reprend vivement

    Aucune, Divinité.

     

    SCATOPHAGOS lèche les pieds du ROI. PHALLOKRATÈS soulève sa robe et l’évente par dessous.

    CANDAULE, mi-soupçonneux mi-plaisant

    Mais que disiez-vous exactement sur la Reine, à mon arrivée ?

    Les manèges des COURTISANS s’estompent jusqu’à la fin de la scène.

     

    GYGÈS

    Sire, nous avons tous loué la fermeté de votre cœur, lorsqu’il éleva sur le trône une humble servante de la cour de Phrygie.

     

    CANDAULE, pensif, sans plus se soucier de ses courtisans

    ...Tout au long du voyage, Papa n’avait cessé de me seriner : (il imite) : « La fille du roi de Phrygie est le meilleur parti que nous pussions trouver ! Elle t’apporte en dot un canton… d’une richesse ! de l’orge, des cochons, des vaches… comme s’il en pleuvait ! Tu te rends compte ? Surtout que le trésor est assez bas en ce moment. Et puis (clin d’œil) c’est une gaillarde, quatre coudées de haut, elle te fera de beaux gros enfants. Guili-guili ! - Mais elle a dix ans de plus que moi ! - Ça ne fait rien, tu auras tes petits camarades (les COURTISANS se tortillent) (CANDAULE baisse la voix, prend un ton grivois et rauque) ...et des concubines ! (10) » Bref, nous arrivons… Et là je vois… Zeus, Apollon, Hadès ! Une grande et grasse fille blême, qui me souriait de ses trente-et-une dents, et qui avait un nom… Agathô ! Agathô ! j’en ris encore : pendant le repas (les COURTISANS se préparent à rire, XIPHOS pousse GYGÈS du coude, en levant les yeux au ciel) je lui ai susurré : « Passe-moi le plat, Agathô ! (les COURTISANS s’esclaffent) Vous comprenez ? « Le plat, Agathô ! » Wahaha… (GYGÈS et XIPHOS rient poliment) Non, mais là, je ne sais pas si vous avez très bien compris : le plat, Agathô ! « plat », « à gâteaux »… C’est un jeu de mots : »plat », « Agathô »… Hmm ? (GYGÈS et XIPHOS rient un peu plus fort). Mon père était furax. Y bavait dans son assiette, le vieux. (il change de ton) Soudain parmi les femmes qui nous versaient le vin, je remarque… alors là fini de rire… Je ne savais plus où j’étais… Nous nous sourions…

    D’un sourire engageant le premier est suivi

    De ses bras elle effleure au passage ma tête

    - comment faire ? Ma prétendue ne me lâchait pas d’un cothurne. Alors on s’est rejoigné aux cabzingues. (grave)

    Dès le premier élan elle m’a tout donné :

    Sa couronne de violettes » -

     

    LES COURTISANS s’apprêtent tous à rire, mais POMPATYPHUS, qui a mieux observé, les calme en vitesse. XIPHOS feint une quinte de toux. GYGÈS reste impassible.

     

    Je reviens, et devant l’assemblée : « CANDAULE a choisi son épouse : TYDO, fille d’Agapès ! » Big scandal. Le père d’Agathô sourit en parlant de folie de jeunesse, de toute part on veut me faire avouer que je plaisante, que je suis ivre, mais je n’en démords point, et je me retire en

     

    déclarant que je ne veux pas quitter la cour avant d’avoir obtenu satisfaction. Mon père, verdâtre, vient me trouver : « Quoi ! espèce de petit déguieulâsse, alors que je te présente en personne à l’héritière du trône de Phrygie, c’est d’une de ses servantes que tu t’amouraches ? De quoij’ai l’air,je te le demande ! Je lui ai répondu, et ça ne lui a pas plu. Mais il a bien pu me rAbattre les oreilles de sa dot, de son autorité paternelle et de la gloire immortelle de nos aïeux (chœur en sourdine desCOURTISANS (11), je n’en suis pas moins revenu de là-bas avec TYDO… Et depuis… j’admire…

    « Chaque jour me découvre une beauté nouvelle,

    Et il n’est pas de jour que je ne rêve d’elle ».

     

    Mines extatiques des COURTISANS qui scandent, chuchotent :

    Oh ! des alexandrins !… (Ils respectent une ou deux secondes de rêverie)

     

    CANDAULE

    Allez, vous autres. Je voudrais parler à GYGÈS, seul.

     

    Les COURTISANS sortent silencieusement, avec le même manège qu’à l’entrée, autour d’une firle de roi. XIPHOS les suit sur un signe discret du ROI.

     

    SCÈNE III GYGÈS, CANDAULE

     

    CANDAULE

    Gygès, je pense que tu ne me crois pas quand je parle de la beauté de la reine.

     

    GYGÈS, se récriant

    Sire, qui peut mettre en doute…

     

    CANDAULE, indulgemment

    Je t’observais. Oh, pour la politesse, aucun reproche : un léger sourire, juste assez pour paraître te divertir, mais rien de trop, digne, les yeux à terre – une contenance…

     

    GYGÈS

    de sept litres environ, Divinité.

     

    CANDAULE

    ...mais dans ton regard, je n’ai vu qu’un enthousiasme de commande.

     

    GYGÈS, amer

    N’as-tu pas autour de toi suffisamment d’approbation ?

     

    CANDAULE

    Ne me parle pas de ces guenons. C’est ton opinion qui m’importe.

     

    GYGÈS

    Qui suis-je, pour en juger ?

     

    CANDAULE, vivement

    Il ne me suffit pas, vois-tu, de n’oser murmurer son nom que dans le silence de l’alcôve.

    « Libre aux gens du commun de celer leur amoureuses

    D’asphyxier leur cœur sous les draps de la honte,

    Et le mesquin reflet d’une beauté commune ».

    Mais moi, à qui Zeus envoya Aphrodite en partage, quelle honte saurait me retenir ? (avec force et conviction) Ma reine est ma foi (12), elle est ma preuve de Zeus, et je la répandrai, et j’en ferai croisade (13). Si princes et seigneurs font fi de mes appels, détournant leurs regards, j’irai, je les renverserai, et les enchaînerai à son trône. Si le monde n’accourt au pied de ses autels, j’irai, je conquerrai le monde. Quant à toi, Gygès, si tu restes incrédule, ou tiède seulement,

    « Dussent les Rois de Tyr, d’Elam et de Memphis

    Déposer à ses pieds leurs insignes royaux,

    Et franchir les déserts pour un de ses sourires, »

    je serai malheureux, tout simplement. (14)

    (il sanglote) /

    Boo-hoo, hoo, howhow…

    (se reprenant)

    Les oreilles sont moins crédules que les yeux. Et voici à quoi je songe : que diras-tu, sije e la fais voir… nue ?

     

    GYGÈS

    Divinité !

    CANDAULE

    Tu es de ses familiers. Tu connais les arcanes du palais. Il te sera aisé de la surprendre.

     

    GYGÈS, fortement choqué

    Divinité ! ces propos malsains…

     

    CANDAULE

    Poil au sein.

     

    GYGÈS

    Qui perd sa chemise, perd son honneur. Une femme doit rester cachée.(solennel) Nos aïeux ont dit une excellente chose, il ne faut pas transgresser…

     

    CANDAULE

    Justement, elle n’en a pas.

     

    GYGÈS

     ...les anciens ont dit : « Que chacun respecte son bien » - ô roi Candaule, respecte les lois des ancêtres, si tu veux être respecté.

     

    CANDAULE, ravi (15), se lève avec empressement, étreint les éâules de GYGÈS

    Cher, dévoué Gygès. Quel poids tu m’ôtes ! Comment pouvais-je douter de mon serviteur, de mon seul ami. Ta présence me comble. Je te veux en retour combler de mes faveurs. Je te nomme sur-le-champ gouverneur de Phrygie, et te charge d’y veiller aux levées d’impôts, dont tu auras bonne part. Tu toucheras sur l’ensemble de notre royaume les droits d’hypothèques et de scellés. Le domaine de Pourizouskalos et toutes ses terres, je te l’octroie aussi, tu en seras propriétaire. Le palais de Gâtheux-en-Bavarois t’appartient également, tu pourras t’y installer, toi et ta domesticité, et il sera à toi et à tous tes descendants, jusqu’à la septième génération et demie (16). Et tu seras capitaine de ma garde d’honneur.

     

    GYGÈS se gardavouse

    Je le suis déjà, Sire.

     

    CANDAULE

    ...eh bien, je crée pour toi la dignité de Grand Chasse-Mouches de la Garde. (le roi garde un silence très fin)

     

    GYGÈS (après un silence plein de grands mots)

    Ainsi mon Prince voulait m’éprouver ? Que me réservais-tu, si j’avais accepté ? (le ROI se tait, mais le regarde par-dessous, tripotant ses ongles) C’est contre moi, ton seul ami, que tu as machiné une ruse aussi grossière ? Crois-tu qu’à ce point j’aie perdu la mémoire ? ...les yeux d’Agazoklès (17) transpercés au fer rouge… Pharos (18), broyé hurlant sous un amas de pierre…

     

    CANDAULE

    Tais-toi…

     

    GYGÈS

    Kadanès éventré (129

     

    CANDAULE

    ...Pardon, KadaMès… (20)

     

    GYGÈS

    ...d’entrailles couronné.

     

    CANDAULE, sourd et rageur

    Tais-toi !

     

    GYGÈS

    Sa mère, devant ses yeux, forcée…

     

    CANDAULE l’interrompt, la main crispée sur l’avant-bras de GYGÈS, en un rugissement

    Tais-toi ! Tais-toi !

     

    GYGÈS

    Ah, je sais ta douleur !

    CANDAULE même jeu

    Tu connaîtras la tienne ! - Si je veux, Gygès, entends-tu, si je veux, à l’instant même où je peux me débarrasser de toi, pour tes mauvaises manières. Et je l’aurais pu depuis plus longtemps (insinuant) Au retour de Phrygie, ne te surpris-je point à courtiser la future Souveraine ? Tu faisais moins le fier ! Comme tu me supplias de t’épargner ! Te souviens-tu comme, en sa présence, tu tombas à MES genoux ? ...Mais tout cela est oublié, cher Gygès. Si je l’avais voulu, pourquoi eussé-je attendu si longtemps ?

     

    GYGÈS

    Et pourquoi pas ?

     

    CANDAULE brusquement dur

    J’ai des ordres à donner. (Il sort)

     

     

     

    ACTE DEUX

     

     

    SCÈNE PREMIÈRE GYGÈS, XIPHOS

     

     

    XIPHOS (furtif)

     

    Il est parti ?

    GYGÈS

    Oui.

     

    XIPHOS

    La plus belle gaffe de ta carrière de gaffeur, tu l’as faite/

     

    GYGÈS

    En lui rappelant ses crises d’humanisme ?

     

    XIPHOS

    S’il n’y avait que ça… Son bouffon lui en rappelle bien d’autres… Mais ton refus...(il se tortille)

     

    GYGÈS, scandalisé

    Mais… çà, mais…

     

    XIPHOS

     ...de voir…

     

    GYGÈS, outré

    ...de voir quoi, je te prie ?

     

    XIPHOS

    La… la reine… (il esquive une baffe)

     

    GYGÈS

    Mais tu écoutais, gredin ! (il lève la main)

     

    XIPHOS, précipitamment

    Seigneur, tu n’auras pas à le regretter ! Je te sauve la vie si tu m’écoutes. Il t’a bien donné le gouvernement de Phrygie ?

     

    GYGÈS

    Eh bien ?

     

    XIPHOS, en un souffle, exorbité

    Elbatès…

     

    GYGÈS

    Quoi, « Elbatès » ?

    XIPHOS

    Il l’a promise également à Elbatès.

    Très vite pour tous les deux :

    GYGÈS

    À Elbatès ?

    XIPHOS

    À Elbatès

    GYGÈS

    À Elbaba… ?

    XIPHOS

    Ja. Yes. Da.

    GYGÈS

    À mon plus mortel ennemi ? À Elbagie, la Phrytès ? (emphatique) mais il va me trrrucider ! (il s’effondre sur le cube de pierre).

    XIPHOS

    C’est bien là-dessus que compte le roi.

    GYGÈS

    Que faire ?

    XIPHOS

    Crois bien qu’il va s’arranger pour qu’Elbatès le sache au plus vite.

    GYGÈS

    Que faire ? (22)

    XIPHOS

    ...et qu’Elbatès te trrrrucidera…

    GYGÈS

    Sans aucun doute, dans une heure tu es mort.

    XIPHOS

    ...et les asticots…

    GYGÈS

    Et puis cesse de répéter toujours la même chose ! Va, cours, vole, et ramène Candaule, trouve quelque chose !

     

    SCÈNE II

     

    GYGÈS, seul en scène

    Ô despote plus fourbe que tous les plus fourbes !

    J’avais bien deviné, mais c’était le contraire.

    Comment après cela te regarder en face ? Ô reine, comment supporter ton regard sans rougir ? ...les rides du remords ravageront mes traits…

    La pourpre de ma honte chiera sur mon front

    Mes genoux s’entrechoqueront.

    Mes dents s’entrechoqueront.

    Si tu me dis « Qu’as-tu, le Mendès ? » - où trouver les mots pour te répondre ?

    Ma reine, ce n’est pas ainsi que j’avais espéré te voir nue ! Ô couche royale au milieu des carbases (23) et des purpuréines !

    C’est pourtant vrai qu’elle a du charme la vache… Et j’aurais fait un bon roi, après l’assassinat…

    Mais soyons réaliste : qu’elle me voie, et c’est la fin. Elle se plaint au Roi, et kouik ! (24)

    adieu ma belle tête !

    ...Et puis j’en ai marre de ce Candaule, Dancule ! (25) Depuis quand me tourne-t-il autour ? « Mon cher >Gygès » par-ci, « Mon cher Gygès » par-là, il me prend à l ‘écart pour des futilités, je n’ai pas un moment que je ne sois épié – si je consens, je suis lié (26). Des deux côtés, la mort m’attend… Mon devoir est de tout révéler à la ÈReine – un-un-un-un instant… qui va-t-elle croire, du conseiller fidèle ou du mari ? Il serait plus facile de me faire disparaître pour étouffer le scandAUle très drôle.. Hé, tentons le sort. Si Candaule me croit complice il se méfiera d’autant moins. Je m’en lave les mains, et je m’en rince l’œil.

    Silence

    La seule solution c’est de tuer Elbatès avant qu’il ne m’égorge. (Il se monte) Qui est-il après tout cet Elbatès ? Un fier-à-bras, un soudard qui n’a jamais que deux têtes de plus que moi ! D’intelligence autant qu’un amys, qu’un érébinthe ! (27) Croit-il m’intimider ? qu’il se présente, qu’il vienne me chercher! (il fait des moulinets)

     

    SCÈNE III. -

    GYGÈS, EBATÈS

     

    ELBATÈS (colosse hilare, féroce)

    Me voici. Que me veux-tu ?

    GYGÈS (dans un sursaut d’épouvante)

    Rhâââââh !!

    ELBATÈS (doucereux, fielleux)

    Te serais-tu converti au dieu des Égyptiens, (28) ô amys, pot de chambre à pédales ?

     

    SCÈNE IV

    LES MÊMES, CANDAULE

     

    CANDAULE

    Doucement, Elbatès. Ce n‘est pas le moment de te fâcher. (À Gygès) Gygès me fait appeler, j’accours à l’appel de Gygès. (Elbatès sort)

    I, SCÈNE IV

    GYGÈS, CANDAULE

     

    CANDAULE (s’installe et se drape sur la rampe)

    Je t’écoute.

    GYGÈS (très embarrassé)

    Céans vous ai mandé (29), Sire ; je sais que les usages…

    CANDAULE

    Eh bien tu le vois, je suis venu. Que veux-tu ?

    GYGÈS

    Sire, c’est trop d’honneur. Je rampe dans la confusion. Je ne saurais assez vous exprimer mon infinie gratitude…

    CANDAULE

    Certes, certes. Mais expose-moi, je te prie, la raison de ton appel.

    GYGÈS

    Majesté, c’est que… je ne sais… Peut-être allez-vous trouver… (il prend un grand élan)

    Je crois que…

    CANDAULE le coupe vivement, à mots chevauchant :

    As-tu peur d’Elbatès ?

    GYGÈS décontenancé

    Naturellement il se reprend, de façon à faire croire à une amphibologie (30)initiale ) …, non, (se raffermit) je suis votre garde, rien ne saurait m’effrayer.

    CANDAULE

    Tout à l ‘heure pourtant, il se montrait bien insolent avec toi.

    GYGÈS

    Sire, pour être soldat je n’en suis pas moins homme. (Explicatif) Je ne suis pas de ceux qui frappent d’abord et disputent ensuite (prenant l’air de celui qui expose un point de vue particulièrement sagace) Ce qu’il faut, avant tout, c’est être diplomate, Divinité. Ne pas foncer à tort et à travers, mais concilier, réconcilier, circonvenir, négocier au plus près (il s’arrête sur un sourire expectatif, figé, mains contournées restées immobiles)/

    CANDAULE

    Je vois que je possède au moins un soldat intelligent… ; (GYGÈS montre de l’embarras, soupçonnant qu’on se moque de lui) Et, Xiphos, dis-moi, que penses-tu de lui au juste ? (GYGÈS hésite) Tu peux t’exprimer sans crainte, nous sommes seuls (à ce moment paraissent quatre têtes de part et d’autres des coulisses) Oui, je comprends, tu ne l’apprécies guère.

    GYGÈS

    Boff (31) vous savez…

    CANDAULE

    N’est-ce pas ? Je le vois toujours à tes côtés, et « mon cher Gygès » par-ci, « mon cher Gygès par-là » - tous les prétextes lui sont bons pour te consulter. Ne t’a-t-il pas retenu l’autre jour une bonne heure à propos de l’inclination de l’aigrette sur le nouveau casque Psi 3-14 pi-pi-prime ? (32)

    GYGÈS

    Si, et une autre fois sur l’écartement réglementaire des deux premiers orteils pour le salut militaire de campagne… et une autre fois…

    CANDAULE

    Oui, j’ai bien vu que tout ce fayotage t’importunait. Ce n’est certes pas avec des flatteries de ce genre qu’on peut te corrompre…

    GYGÈS

    Assurément. Pour la modestie, je ne crains personne.

    CANDAULE

    C’est d’ailleurs pourquoi tu l’as chargé de mener en personne le défilé du 14 Hécatombeïon. (33)

    GYGÈS

    Il fallait bien s’en débarrasser d’une façon ou d’une autre.

    CANDAULE, avec grande commisération

    Quel fâcheux que ce Xiphos.

    GYGÈS

    On ne s’en défait pas.

    CANDAULE, montrant ses jambes

    C’est comme des varices.

    GYGÈS

    Un vrai pot de colle forte.

    CANDAULE

    Et, note bien, prêt à te trahir à la première occasion. Bref une promiscuité fort dangereuse. Il t’enlisera dans les marécage de la cour.

    GYGÈS

    ...toujours (34)

    CANDAULE

    Et moi, je veux qu’elle te soit au contraire un refuge, un asile. Je vais te débarrasser de ce Xiphos (dans un rire, et se courbant pour claquer la cuisse de GYGÈS qui rit à son tour, contraint) Dès demain, je le mute à Perségratokupolis. (35)

    GYGÈS

    Ah ! Perségra… !

    CANDAULE

    ...tokupolis, parfaitement. Es-tu heureux ?

    GYGÈS battant des mains

    Oh oui alors !

    CANDAULE change de ton ex abrupto

    Mais tout cela ne nous apprend pas, mon cher Gygès par-ci par-là, ce qui t’a fait me mander en ces lieux, où j’ai eu la bonté de me transporter…

    GYGÈS

    Divinité, c’est au sujet de votre… proposition…

    CANDAULE

    Quelle proposition ? (36)

    GYGÈS

    La reine…

    CANDAULE répète, attentif

    ...la reine…

    GYGÈS

    La reine, nue…

    CANDAULE

    « La reine, nue… (brusquement, feignant l’indignation) Que viens-tu me braire ?…

    GYGÈS

    Mais, Divinité, tout à l’heure, ...sur la reine…

    CANDAULE

    Sur la reine ? qui, sur la reine ? qu’est-ce que tu délires ? (il coupe GYGÈS chaque fois que celui-ci veut s’expliquer) Qu’as-tu à bégayer ? … Pourquoi ces mots sans suite ? Exprime-toi clairement !

    GYGÈS, le coupant avec force

    JE-VEUX-VOIR-LA-REI-NA-POIL comme tu me l’as proposé tout à l’heure !

    CANDAULE, chafouin

    Et tu ne pouvais pas le dire plus tôt ? ...par Zeus, si je m ‘attendais… comment eussé-je pu le deviner ? tu m’avais si bien assuré qu’une femme devait rester cachée…

    GYGÉS

    Il est vrai, mais…

    CANDAULE

    ...qu’il ne fallait contempler que son bien…

    GYGÈS

    Sans doute…

    CANDAULE

    ...que nos ancêtres avaient bien raison…

    GYGÈS

    Certes, mais…

    CANDAULE

    ...que leurs lois étaient inviolables…

    GYGÈS

    Je n’en disconviens pas, mais…

    CANDAULE

    ...et qu’un Roi se devait le premier de les respecter (contrit) quelle déception, Gygès, quelle affliction me ravage le cœur.

    GYGÈS, hors d’haleine

    Elbatès !

    CANDAULE

    Allons, je vois avec plaisir qu’il me reste au moins un soldat intelligent

    GYGÈS

    Un officier majesté.

    CANDAULE

    Un grand officier intelligent. Eh bien soit. Tu verras dès ce soir ce que tu… ce que je désire.

    GYGÈS

    Mais comment la Rein prendra-t-elle  la chose ?

     

    CANDAULE

    Elle ne prendra rien, et surtout pas la chose, car elle ne te verra pas. Voici comment nous procéderons : avant l’heure du coucher, je m’introduirai moi-même (37) derrière (38) le battant de la double porte. Peu de temps après, la Reine se présentera, puis moi-même, derrière elle, au lieu de fermer la porte, comme les nuits sont chaudes, je tirerai seulement la tenture. (pause).

    Devant la porte se trouve un siège, où la Reine chaque soir fait glisser un à un ses vêtements. Tu pourras ainsi l’admirer à l’aise. Quand elle tournera le dos pour se diriger vers le lit, à toi alors de te faufiler hors de la pièce sans être vu.

    GYGÈS a écouté très attentivement ; il sourit, se lève, et acquiesce

    C’est entendu.

    CANDAULE se lève et ajoute négligemment

    Je te laisse Pourizouskalos, et la forteresse de Gathys (GYGÈS s’incline). Quant à la Phrygie… je penserai à te confier une province moins lointaine et plus accueillanter. À tout à l’heure, Gygès (exit)

     

    SCÈNE VI – GYGÈS, seul

    (fait une grimace au Roi en direction des coulisses).

    OK Ducon (voix étouffée) Ciel ! La Reine !

     

     

     

    A C T E I I I

     

    SCÈNE PREMIÈRE

    GYGÈS, TYDO, LYGDAMIS (suivante)

     

    TYDO

    Pour te montrer qu’il n’est pas que le Roi pour te venir trouver .

    GYGÈS semble souffrir beaucoup au cours de la première partie de l’entretien)

    Votre Éternité peut en tout lieu m’honorer de sa présence.

    TYDO

    C’est pour cela que je t’ai choisi : pour ta fidélité – qu’as-tu ?

    GYGÈS

    Éternité, vos paroles me touchent.

    TYDO

    Tu es mon meilleur interprète. Qui, excepté le Roi, est plus haut placé dans mon estime ? … Tu vas mener auprès de lui une intervention qui demande beaucoup de tact. Dis-moi : que s’est-il passé en Mysie ? (39)

    GYGÈS se retrouve sur le terrain politique

    Eh bien le roi Sélévon (40) a péri, voici deux semaines, et que le rustre Milas (41) règne désormais sur le royaume.

    TYDO

    Or ce rustre, comme tu le définis si à propos, cherche à se faire reconnaître : Arsénikys de Mylos (42) est à demi gagné.

    GYGÈS

    Mylas et Arsénikys, Voilà qui nous prend en tenaille.

    TYDO

    N’est-ce pas ? et je veux, moi, que tu dises au Roi Candaule que le  seul remède est de reconnaître Milas et de faire alliance avec lui.

    GYGÈS

    ...contre Arsénikys, justement. Mais le roi Candaule acceptera-t-il de reconnaître un usurpateur ? Vous savez combien il tient au principe de droit divin…

    TYDO

    Tu penses que ce sont des idées de femme ,

    GYGÈS

    De la plus aimée des Reines ;;;

    TYDO

    D’une femme quand même… et dès qu’une femme se mêle de politique… (43) Toi seul peux le convaincre. Présente cela comme le fruit de tes seules réflexions. Ce pays n’est pas prêt pour la guerre. Tu as mieux que moi l’oreille du Roi. Persuade-le.

    GYGÈS

    Bien, Éternité.

    TYDO, plus douce

    Déjà pour le rejoindre ! Il te quitte à l’instant. De quoi t’entretenait-il ? Car il te parlait de bien près, te retournant avec sa serre ! (44)

    GYGÈS

    Euh… Ben…

    TYDO

    Quelle que soit ton opinion, Gygès, tu lui dois d’abord assistance.

    GYGÈS

    Cependant, Majesté, en l’occurrence…

    TYDO

    Tu discutes le Roi ? Je ne t’écoute plus.

    GYGÈS, fataliste

    Nous avons aussi parlé de XIPHOS. Le Roi l’envoie en garnison à Perségratokoupolis…

    TYDO

    Comment peut-on placer un tel crétin à un poste aussi menacé ? Je t’y verrai bien davantage. Tu saurais mieux braver les Assyriens. Tu saurais les contenir, les forcer sur leur propre territoire.

    GYGÈS

    Ne me regretterait-on pas si je succombais ?

    TYDO

    Tu reviendras, GYGÈS, les coups ne sauraient atteindre un homme tel que toi.

    GYGÈS

    Bien sûr, je suis si prudent…

    TYDO

    Pense au retour triomphal que tu ferais à Sardes ! sais-tu que de toute part on te veut marier ?

    GYGÈS, minauderies pédrastiques

    Merci bien…

    TYDO

    Va, n’oublie pas ta mission.

     

     

    SCÈNE II – TYDO, LYGDAMIS

    Le plateau s’obscurcit, projecteur sur les deux femmes. Un serviteur apporte un fauteuil (46). L’espace troué par le projecteur est censé représenter le cabinet de toilette de TYDO. LYGDAMIS, debout derrière elle, la coiffe. Pendant ce temps, changement de décor.

     

    TYDO

    Ce Gygès ! Quelle orudebnce barbonnesque ! « Ne me regretterait-on pas si je succombais ? » Je le vois très bien dans vingt ans d’ici, vieux renard de cour, le front dégarni, l’œil en coulisse et la barbe en vrille, susurrer quelques doctes préceptes du haut de son embonpoint (alors seulement elle s’assied, et Lygdamis commence à la coiffer). As-tu vu cet air froid, compassé ? ...Je crois bien qu’aujourd’hui, il se guindait plus encore que d’habitude. Quelle pâleur !… - il était pâle, n’est-ce pas ?

    LYGDAMIS l’air con

    Voui Madâme…

    TYDO

    « Éternité, vos paroles me touchent ». Il aimerait parler sur un autre ton – à droite celle-là, Lygdamis. J’ai réussi à le faire nommer capitaine de la Garde. Pourquoi ne cherche-t-il pas à se mettre en valeur ?

    LYGDAMIS

    P’êt’ben qu’c’est pas un guerrier, Madâme.

    TYDO

    Dommage…

    LYGDAMIS

    ...ellan.

    TYDO

    Comment ?

    LYGDAMIS

    Magellan.

    TYDO

    Comprends pas. Un peu plus haut, derrière, s’il te plaît. (46)

     

    Le projecteur sur le couple TYDO-LYGDAMIS, côté cour, s’éteint. La Reine sort. Autre projecteur sur le fond (tenture). Le ROI dispose GYGÈS comme prévu, puis ressort (47) (48)

     

    SCÈNE III LE ROI, TYDO, GYGÈS

     

    Le ROI entre ; tenant la REINE chastement par la main, de loin. Il s’assied sur le tabouret et se met à chanter. La REINE écoute d’un air amoureux et hautain à la fois, se conformant à son personnage. Puis noir absolu et projecteur sur le ROI qui se dévêt style travelo, éparpillant ses vêtements aux quatre coins. Par dessous, il peut porter un caleçon 1900, des fixe-chaussette, toute la panoplie, voire anachronique (râtelier, œil de verre, au choix de l’acteur. Il se couche en plongeant sur le lit, folâtre. Bruitage grotesque : basson, cris d’animaux, rires stupides, chasse d’eau…).

    Projecteur sur la REINE seule, qui se dévêt le plus simplement possible (collant chair de préférence). GYGÈS, après hélas un ou deux gestes d’hésitation, s’éclipse alors que la REINE se retourne pour s’allonger. Il s’enfuit, éperdu. Elle l’aperçoit, puis finit par s’allonger, au ralenti.

     

     

    ENTRACTE

     

    ACTE IV

     

    SCÈNE PREMIÈRE TYDO, LYGDAMIS, SERVITEURS

     

    TYDO, énigmatique et majestueuse

    ...car « nul n’est plus digne que celui qui vient de marcher dans l’ordure » (49).

    Vivant, THOULOS, je le veux vivant. (À un autre) Surtout restez de marbre. Que rien dans votre voix ni votre attitude n’éveille le soupçon. (les serviteurs acquiescent et sortent par des directions opposées).

     

    SCÈNE II TYDO, TROISIÉME SERVITEUR

     

    TROISIÉME SERVITEUR (air puceau)

    Vous, Majesté, si pure, si digne de respect…

     

    TYDO (sans s’attendrir)

    Va, mon bon Zélis, rejoins-les, fais ton devoir. (exit Troisième serviteur)

     

    SCÈne III TYDO, LYGDAMIS

     

    L’éclairage baisse progressivement. Lumière diffuse, vert d’eau. LYGDAMIS se rapprochera progressivement de la REINE. Celle-ci montre une grande agitation

     

    TYDO

    « Si digne de respect... » ...tellement digne en effet qu’on a voulu voir ce qui se passait là-dessous ! (elle froisse sa robe) (silence) Oui, Lygdamis. Souillée, violée du regard (cela lentement, comme dans un rêve) (puis le débit s’accélère) Pis encore : examinée comme une jument par un (ce mot doit éclater) palefrenier ! (faiblement) Et cela, par un homme, en qui j’espérais un peu… J’espérais qu’il me délivrerait… Ah ! j’aurais préféré cela du dernier de mes marmitons… (élan, cri) Pourquoi n’as-tu rien demandé toi-même ! (plua sourd, puis crescendo) Mais il est un homme que je méprise plus encore : c’est Candaûaûaûle… (geste de surprise de LYGDAMIS) (ex abrupto) Oui, c’est lui, n’en doute pas ! ui a inspiré – qui a ordonné ce gesten car Gygès n’eût jamais conçu de lui-même un tel acte. Seul un être qui me (écraser le mot) méprise – a pu me réduire de la sorte au rang de putain. (Bruits grotesques : basson, cris d’animaux, rires stupides, chasse d’eau)(Perdue en elle-même) Que de regards troublés en ma présence… Que de bouches voilées… Le Roi me trahissait, et tous le répétaient… Que de fois je tentais de l’arracher à ce rôle… (les bruits s’accentuent) Puis lasse de mendier en silence, je le méprisais – que je suis submergée par tous ces mépris ! (un pet en coulisse) le voici… (elle fait un geste pour renvoyer LYGDAMIS, mais esquisse elle-même un mouvement de fuite) Va t’en, LYGDAMIS (exit LYGDAMIS) – que je me compôôôse… (disant cela elle revient lentement au centre de la scène et se campe,majestueusement, drapée, impassile, sur un pouf-trône...=

     

    SCÈNE IV – TYDO, GYGÈS

     

    GYGÈS (vêtu de vert sombre, entre d’un air normalement dégagé. La REINE, marmoréenne, lui désigne un siège plus bas, où GYGÈS se drapê)

     

    TYDO (voix nette, lente, éviter le ton coupant)

    Je t’ai vu hier soir…

    LYGDAMIS, en coulisses

    ...Poil aux génitoires.

     

    GYGÈS change de couleur, et, insensiblement, d’attitude. Son cœur bat à coups redoublés) (bruitage possile)

     

    TYDO

    Désormais, Gygès, ton choix est clair. TUE (sursaut de GYGÈS) le Roi et usurpe son trône, après avoir usurpé ses droits – ou bien moi, Tydo, qui suis encore Reine après l’affront, je te ferai châtier comme tu le mérites, pour ton abjecte docilité ;

     

    GYGÈS

    Reine ! ...Je vous en conjure !

     

    TYDO

    Gygès ! Quand cesseras-tu d’être un courtisan ! Ou bien lui pour m’avoir prostituée, ou bien toi pour m’avoir regardée.

     

    GYGÈS

    Reine !

     

    TYDO (poursuivant)

    Achève ton acte. Car une femme de mon rang, SEUL UN ROI PEUT L’AVOIR VUE. (GYGÈS ne soupire pas, baisse les yeux mais garde la tête droite. Éviter pour la REINE le regard sévère, et pour l’ensemble le style engueulade du « naughty boy ». Sobriété)

     

    GYGÈS (un peu plus ferme, résolu à l’inévitable ; voix sèche)

    Comment ferons-nous ?

    TYDO

    Le châtiment viendra d’où est venu le crime ? Ce soir, tu te placeras derrière cette même porte, avec ton poignard. Quand le Roi sera endormi, tu le poignarderas. (elle le tire de son sein et le jette à Gygès qui l’attrape au vol, sans trembler). Mes amis !

     

    SCÈNE V .- LES MÊMES, GARDES

    Pendant l’apparition des gardes, GYGÈS considère le poignard, interdit ; puis la résolution revient sur son visage ; il dissimule l’objet)

    TYDO

    Accompagnez le Seigneur Gygès à son cabinet ; il y trouvera de quoi s’occuper jusqu’à ce soir. Veillez bien à ce que personne ne le dérange. (Les gardes encadrent respectueusement Gygès. Exeunt.)

     

     

    A C T E V

     

     

    SCÈNE PREMIÈRE . - TYDO, CANDAULE

     

     

    La Reine se regarde pensivement dans un psyché. Le Roi entre furtivement. La Reine l’aperçoit mais ne marque aucun sentiment. Il s’assied sur un pouf.

     

    CANDAULE

    J’étais venu contempler la Reine au lever de l’aurore. J’étais venu voir si la nuit t’avait transformée.

    TYDO

    Transformée ?

    CANDAULE

    Si un soleil nouveau s’est reflété en toi.

    TYDO, se retournant théâtralement

    Eh bien me voici (elle se lève) Contemple. (elle esquisse autour du Roi une lente ronde de possession sphyngienne et le fixe d’un œil profond. Le Roi se tourne à mesure sur son siège, amusé et pensif)

    CANDAULE

    C’est toi qui me contemples…. ?

    TYDO

    Pourquoi non ? (elle poursuit au ralenti)

    CANDAULE la prend par la main

    Cesse – « Je hais le mouvement qui déplace les lignes »… (49) Laisse-moi te regarder.

    TYDO

    C’est moi qui regarde aujourd’hui, c’est moi qui possède.

    CANDAULE, fièrement

    Qui veut me posséder ?

    TYDO

    La Reine.

    CANDAULE (mélodie descendante)

    Le ROI possède la Reine.

    TYDO

    Et Gygès, le Roi.

    Jeu de scène à la discrétion de l’acteur : feint de ne pas comprendre, ou tique légèrement, ou sur le point de s’expliquer, ou bien feint l’étonnement, etc.)

    ...Qui es-u, toi qui te livres à tes courtisans, et te fermes à moi ? (faisant la liaison après « fermes »)

    CANDAULE

    Est-ce que je me livre ?

    TYDO

    ...cajoles tes gitons, mais évites ta femme ?

    CANDAULE, laudatif et explicatif

    Tu es la Beauté. Tu es l’idéal.

    TYDO

    Es-tu heureux ?

    CANDAULE

    La Beauté ne se touche pas, l’Idéal ne s’atteint pas.

    TYDO

    L’Idéal ne se contemple pas. Il se prend (Elle esquisse un geste, il se gare instinctivement) (50)

    CANDAULE

    Arrière ! (La Reine se recule et laisse retomber le bras, découragée)

    TYDO, morne

    L’ennui me ravage. As-tu pensé que les statues peuvent s’ennuyer ? (Silence) Lygdamis me peigne, je la peigne à son tour, nous…

    CANDAULE

    Tu es aussi seule que moi ? (Silence, pause). Le Roi se lève rapidement, et tente maladroitement d’embrasser la Reine)

    TYDO, se dégage et crie

    Ne me touche pas ! (51) (Le Roi conserve sa posture, les bras en avant, foudroyé) C’est soi-même que tu embrasses ! c’est ta victoire que tu veux étreindre !

    CANDAULE

    Ma victoire ?

    TYDO

    Oui ! c’est ma dégradation, c’est ma souillure qui te transporte ! Et Gygès est ton complice ! (Elle s’enfuit. On entend au loin un battant de bronze qui se ferme)

     

    SCÈNE II. - CANDAULE, seul.

    Seul… (geste impulsif vers la sortie) Oh ! (regard circulaire) Tout est vide… Tydo ! Je l’ai tant regardée que je ne l’ai point vue – de ses grands yeux aveugles… Mais la frôler, mais lui parler sans jouer ! me découvrir… (plus bas, sourdement) Elle me méprise, depuis longtemps (rage contenue) Que ne me suis-je vengé d’elle plus tôt ! Oui c’est une juste vengeance que j’ai assumée. Devant toute la cour j’aurais dû l’exposer ! ...je me tourne moi-même en dérision, je demande à chacun d’être aussi esclave que moi… Et à Gygès, plus qu’aux autres… Toi qui m’as toujours fui, toi qui d’entre mes mains as toujours su glisser (plus vif) Tu ignores le bienfait que je te dois – qu’elle t’ait vu, tant mieux ! Je suis donc en ton pouvori à présent…

     

    SCÈNE III .- CANDAULE, GYGÈS

     

     

     

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  • GARDIEN STAGIAIRE

     

     

    C O L L I G N O N

     

    G A R D I E N S T A G I A I R E

     

    À Enki Bilal, auteur de «Bunker Palace Hotel »

     

     

    Radôme : (de »radar » et « dôme » : Voûte transparente à énergie électromagnétique, destiné à protéger une antenne de télécommunication contre les intempéries

     

    Le radôme fut construit pour protéger l’une des premières antennes de télécommunications par satellite. La première liaison fut effectuée le 9 juin 1961. Inutile aujourd’hui de recourir à cette énorme sphère blanche : des antennes paraboliques sont implantées sur le plateau d’Hermès où je vis. Mais le radôme a subsisté ; nous l’avons adopté malgré nos résistances. Il est à lui tout seul un paysage, on y projette des éruptions, des cosmologies. Son globe contiendrait l’Arc de Triomphe. On vend des chocolats-radômes, tout blancs, dans les pâtisseries. Au début, c’est vrai : la population protestait. À présent le pénitencier fait vivre toute la lande d’Arbor, et les confiseries à la gnôle, à la crème ou creuses, consolident les soldes sans éclat des gardes.

    Plus loin au-delà des clôtures du lac de barrage (ça n’a aucun rapport), le soleil est glacé sur les rocs, une permanente criaillerie d’oiseaux prédateurs. En fin de journée ça devient intenable. Le STAGIAIRE a grimpé le fin sentier juste distinct dans l’herbe, et levant les yeux voit au-dessus de lui la sphère surplombante, immaculée, désormais carcérale, du radôme converti : non plus « capteur d’infini » mais signe et repère d’enfermement. Œuf surprise, bombant ses casemates, guettes et logements de gardes, tandis qu’en contrebas disséminés parmi les buissons plats s’étendent les préfabriqués (écoles, un peu de tout, à racheter). Ici s’abolissent toutes perspectives, il a rejoint ses obscurs collègues, battant la semelle sur la neige rase.

    Mains dans les poches, bonnets noirs et cache-cols. Ils toussent, pleins de gnôle ou sans ; toux grasses, ou sèches, ou caverneuses ; enchaînés dirait-on par plaques de cinq ou six… Juste émergé des brouillards du chemin, j’ignore encore (car c’est moi) ce que je dois faire, mais je sais que je n’y ferai. Belle et nouvelle contrée. Granit, habitants fiers dit la notice (maquis décimés, combats d’Hercos en 44 et fusillade de St-Dours dite erreur d’épuration ou Massacre de la noce, ni documents ni preuves, ola ènndaksi, « tout est en ordre ». La Centrale est pleine et les gardiens aussi, et pas au chocolat-liqueur. Frappant le sol à 7h25 parlant de la guerre. Mobilisés sur poste « on ne va pas se faire poignarder dans le dos ». Je vous fais visiter la prison maintenant que je connais : dans la boule blanche, les salles de conférences. Projections vidéo et tout. Les miradors tout autour, décor, bidon, jamais personne dessus. Sinon comme partout ailleurs, Bretagne, Limoges, Krougne-en-Bèze. En tout cas c’est mixte. Enfin c’était : tout le monde bien surveillé, séparé, brimé, les femmes en haut sous la boule, les hommes en bas sur la pente. C’est dur pour les hommes. « Au moins les hommes vous foutent la paix » - les femmes s’arrangent toujours. Pas d’évasions, pas de jonctions, ni en montant, ni en redescendant – vous voyez ça d’ici, baiser dans les cellules ? des cellules reproductrices ? celle-là je l’ai répétée à tout le monde, c’est comme ça que j’ai failli être populaire, puis on m’a remballé « tu fais chier t’es pas là pour rigoler » - Là : CENTRE DE RÉÉDUCATION FERMÉ D’HEMNÈS (CRÉFEM) en tout cas c’est mal chauffé.

    Pour punir un peu, pour que ce soit bien rude, roboratif, rééducatif – rappel question mixité : seulement dans les ateliers. Autrement chacun chez soi, en haut, en bas, verrous, alarmes. Effectivement des viols. Enfin : un viol ; trois jours après, les gonzesses envoyaient une expédition punitive, elles en ont chopé un au hasard la copine aussi elle a morflé par hasard elles ont coupé les couilles et le reste on entendait le mec gueuler, elles ont rapporté le paquet sur un plateau dans leur quartier, ça hurlait de joie elles se sont gouinées toute la nuit, y a pas eu un gardien pour bouger – depuis plus de viols, terminé, basta – méfiance, abstinence, mais je n’y crois pas : il doit bien y avoir des ponts, des tunnels ? ...la chaufferie par exemple, en évitant les gaines avariées…

    Toujours les nonnes qui fabriquent des cierges, toujours les moines le fromage ou la gnôle. Icion ne fabrique rien. Juste des bricoles, des exercices pour reconstruire l’esprit. Je viens d’arriver je ne me mêle trop de rien, on m’a nommé là, maintenant que je n’y suis plus, c’est juste pour vous faire visiter la prison. D’abord expliquer comment j’ai abouti là. Devant la prison. Moi je suis de Ripoll, vous savez, la Catalogne, tout en bas (son cloître, son monastère) (le Centre Fermé, en France, vous ne le trouverez pas sur la carte ; mais les deux pays travaillent la mano en la mano.

    Et précisément ce jour-là, où on n’attend plus que moi, grève à la RENFA (Red naciolan de los Ferrocarriles Españoles, - ¡Todos en lucha! - bien bloqués, les trains, pour des points de carrière ou Dieu sait quels aménagements d’horaires - “sans faute au Centre le (tant) à 7h 20” en grand sur la falaise. Je n’aijamais fait de rencontres.”Ma vie en fut qu’une successions de rencontres” - tu parles ! une succession de rendez-vousarrachés de haute main ! “J’ai eu de la chance” bien planifiée, la chance ! À d’autres ! ¡ cuentaselo a tu abuela ! Juste le 6 novembre j’ai croisé un Portugais, motard, on en s’est plus revus, vous pensez… Il s’arrête place de la Gare pour me demander sa route en portugais (de toute façon, si tu ne parles pas le caralan on t’envoie chier), je lui ressors trois quatre expressions d’Assimil on commence à parler, il me prend en croupe et ça tourne et ça vire, l’un portant l’autre sur la Nacional cien cincuenta y dos, falaise à droite, à pic à gauche.

    La physique moi je n’y crois pas. Non plus. Le coup de la “force centrifuge” ou “ pète” à moto, bidon. Que les avions tiennent en l’air si ça leur chante ; un jour on finira bien par s’en apercevoir, que c’est bidon, ce jourlà les zincs se casseront la gueule avec des mecs dedans et le bon sens sera enfin rétabli. Je reste raide sur la selle comme un cierge, la Bugazzi à 30° tout ce que je vois c’est qu’à me laisser pencher dans l’axe comme il n’arrête pas de hurler on va se viander comme deux ronds de flan deixe-se ir ! qu’il me gueule “laisse-toi aller !” - c’est quoi exactement “se laisser aller” ? Trois camions à la file nous dévalent dessus, les baraques en contrebas 3 – 400 m au fond à gauche, et partout : COTO DE CAZA – COTO DE CAZA – qu’est-ce qu’on peut bien chasser là-dessus, ça monte, ça tord, le trou à gauche encore heureux falaise à droite je bande sur son dos c’est réflexe, il me dit “ma gonzesse est comme toi, plus je me penche plus elle est raide on va se tuer qu’elle dit” je braille “Elle a raison”, le vent pleine poire, le Portos ferme sa gueule.

    Moi c’est l’ordre, que j’aime. La logique. Ni la physique, ni les maths, ce défi au bon sens (moins par moins donne plus et autres balivernes - pas besoin de ça pour « faire gardien », reçu 100e et dernier sur 330). Le motard freine en plein lacet : là-bas c’est son village, au bout du zigzag blanc qui plonge dans le crépuscule : « Demain faudra que je tronçonne de l’autre côté » - je m’aperçois que j’avais sa tronçonneuse au cul attachée de biais – ce qui tombe ici ne remonte pas dit-il. Ce sont des amis qui le logent. Je dois attendre ici pour l’autobus du soir, « un peu plus haut dans le virage ». Il commence sa descente frein moteur à bloc (plus le moteur tourne, plus ça freine…) - puis je me recule sous le surplomb, et à mi-gouffre au fond je vois son gros œil qui s’allume plein phare – à gauche, à droite, de plus en plus mince et profond.

    J’ai attendu le bus 40 minutes, c’est long, quand la nuit remonte vous lécher les pieds – il ne s’est arrêté que pour moi - « vous n’avez pas vu le panneau ? » - 10m² de gravier cinquante mètres plus haut, je ne pouvais pas le savoir. La route se creuse, quatre vieilles sur les banquettes de flanc se grognent des conneries de vieilles en sautant dans la ferraille. Je me lève, me rassois, titube d’un bras de fauteuil à l’autre en me donnant des airs de vomir et me laisse tomber sur le siège défoncé derrière le chauffeur. Les vieilles coriaces me remarquent à peine. J’entends dans les cris de tôle que

    les hommes ça ne vit pas vieux, que ça ne tient pas la route - 70Km/h en montée – faudrait arriver pour la soupe qu’est-ce qu’il fout il se traîne ¡ se está arrastrando ! je dégueule DÉFENSE DE PARLER AU CHAUFFEUR – SE PROHÍBE DE HABLAR CON EL CONDUCTOR – je me retourne en m’essuyant les lèvres « Quand est-ce qu’on arrive à Hemmes » - je prononce [émèss] – et la vieille en noir la plus proche me demande quelle langue parlez-vous à la fin c’est un sabir d’espagnol et de catalan, mâtiné d’italo-galicien car je ne connais pas de langue à proprement parler, juste quelques fragments de dialectes pour épater la galerie – para impresionar a la galería.

    Mon motard mousquetaire sera demain matin sur l’autre versant à tronçonner ses arbres. J’ai replacé ma main sur mon estomac, refait le geste de boire, elles m’ont toutes regardé en haussant les épaules et le car virait toujours – c’est un clown / es un original riz safran crevettes y más de gambas ma vieille me fait une proposition : tengo une habitación para alquilar – chambre à louer : micro-ondes plaques électriques mini-four cafetière lava et sèche-linge, vaisselles et ustensiles – génial je dis es genial ce n’est pas très idiomatique. Son prix me convient, elle ne parle plus recroquevillée sur son loyer calculé au plus juste gagnant/gagnant meilleur rapport qualité prix « Cherche étudiant type européen posé, aisé, visites non admises ». « Il ne faudra pas faire de bruit j’habite avec ma sœur vous serez juste au-dessus de chez nous » ça promet.

    J’espère baiser les deux sœurs on m’a déjà fait le coup (la mère, la fille effacée chat coupé vieilles peaux tavelées) mais je n’escompte rien ne rien calculer, juste le tant par mois.Mon motocycliste à cette heure-ci mange du riz andalúz avant d’aller au lit la tronçonneuse dans l’allée le nez dans l’oreiller chacun son métier y las vacas ( ¿ estarán bien custodiadas ? ) - « seront bien gardées » - ça m’étonnerait – surtout les espagnoles. Je ne reverrai plus la tronçonneuse. La logeuse apprécie mon métier, mes revenus, la garantie de l’ordre public. « Dames 65 ans réputation intacte ch. Messieurs âge en rapport p[as] s[érieux] s [‘] a[bstenir] » - où dormir ? Pas d’hôtel à Hemmes, je devrais me couper les cheveux (brushing, extension, coloration) – j’oublie tout c’est ma vie qui s’avance GARDIEN STAGIAIRE.

    La vieille et moi descendons mon bagage entre les jambes à l’entrée du plateau. L’autocar ferraillant disparaît tout gonflé de veuves avec deux gouttes de sang arrière dans le brouillard cochon castré qui se carapate après le coup de bistouc. Ma vieille en noir trace devant elle un huit horizontal en énumérant des lieux-dits chuintants correspondant à un itinéraire. L’autocar public repasse à vide sans s’arrêter. Il repasse mi-plein pour charger ici. C’est absurde. Épuisant. Je m’en fous. Elle se tait, passe devant, quatre cents mètres dans la brume et voici la maison très étroite avec son réverbère tremblant et son sapin qui pique la lune au ciel par là-dessus. « Le sapin donne juste à votre étage ça fera moins seul ».

    C’est la sœur qui m’ouvre avec son doigt crochu, me scrute jusqu’aux tifs et tourne le dos pour se recaler dans le fauteuil pelé, même voix même accent : pas de jeunes filles, pas de bordel (¡ no ruido ! ¡ no batahP ola!)- ni vacarme, « et vous ferez attention de ne pas faire craquer le parquet » - ici : pas d’hôtel ; c’est les vieilles, ou le trottoir. Les sœurs Bandini. Des Corses en Catalogne, on aura tout vu – pas de crucifix dans l’escalier, toujours ça. Sitôt que j’ai fait trois pas pied nu sur faux plafond, j’entends râler comme si j’y étais il fait exprès je ne respire plus je n’écris plus ça fait du bruit sans desserrer les dents pas une miette à terre et pisse en biais sans tirer la chasse et me couche à 9h45.

    Deux ampoules 40watts, l’une au plafond l’autre au chevet des occasions comme ça on les regrette toute sa vie – faudra vous couper les cheveux je me recoiffe raie au centre tifs tirés rien envie d’autre avec la main. Le lendemain service de première nuit c’est dortoir avec tente au milieu, ciel-de-lit courtines, le pion qu’on voit se déshabiller (c’est moi) en ombre chinoise, 10h 10 couvre-feu ; je me suis assis bien innocent au petit bureau sous tente, relu le règlement , dix minutes de Schiller dans le texte, déloquage raide sans « ralenti strip-tease » - oublié d’éteindre la lampe merde et merde. Partout autour de moi de grands corps sales virils. À ma gauche calme plat, six lits à droite que j’entends tirer à touche-touche en d’effroyables grincements j’aimerais penser que c’est autre chose non c’est bien ça, le rythme est bon, jeune et vigoureux façon couilles rabattues c’est mieux côté filles je le jure je le jure – intervenir ? prendre des risques ça me la ratatine,les têtes de lit qui cogne au mur comme des bélier ça béline ferme.

    J’aimerais les rejoindre. Mes larmes montent. La pire destructuration consiste à se persuader qu’on pense autre chose que ce qu’on pense. La psychanalyse je me le récite en boucle consiste à ne pas voir ce qui existe et à voir ce qui n’existe pas. Je te transformerai dit l’amante – à une femme jamais je n’eus l’impression de donner quoi que ce soit.

    La femme part si loin si haut que tu le vois bien, qu’elle est seule. Que tu es seul. L’homme est avec toi. En toi. La femme se sert de toi pour rester seule. Sous ma tente j’ai pleuré sans vraiment savoir pourquoi. Les prisonniers avaient de la chance, les filles, là-bas, de même, par-delà trois salles et six cloisons. Ne pas s’attendrir. Ne pas s’aigrir. Depuis toujours je m’abandonne aux deux. Ce soir je m’endors à l‘horizontale, dans un coin de drap, gorge stricte. J’ignore ce qui coule sur mon visage – cruelle nature. Dans huit semaines mes gars vogueront au large de Valdivia (Republica Argentina)- « la rééducation par la marine en bois », pas de femme à bord, couplets gueulés dans la tempête, pureté du large, loin d’ici, qui est Galère en pleine terre.

    Ils escaladeront les mâts et s’enculeront dans les hamacs, en quête d’équilibre.

    La nuit qui suit j’explore la cour intérieure de l’établissement, quatre étages aveugles au-dessus de moi. J’ouvre la porte de la chapelle désaffectée avec mon passe – tandis que sous la lune dans mon dos mes prisonniers rapprochent à grand fracas leurs putains de lits dans leur putain de dortoir. Je referme sur moi le battant du portail. En rêve à l’harmonium à l’angle du transept où rôde l’écho des ogives : tremblant d’être découvert, viré, tout autour de moi la pierre s’emplit d’harmonie comme un grand ventricule. Lorsque tout est fini je gagne au jugé la porte de la sacristie, en vérité Dieu m’agrippe l’épaule, mon dos se pourrit d’horreur, mon cri bute en fond de gorge, ni le rêve ni Dieu ne s’achèvent jamais.

    Je ne me souviens plus si dans le rêve je fermais ou non les portes en prévision d’une retraite stratégique – jamais je ne l’ai poursuivi au point où me voici ce soir, bien éveillé, avant le dénouement : une ouverture dans le mur du fond donne sur la sacristie aux grandes penderies où bâillent les aubes empesées, sans têtes, surmontées d’impostes pâles et rectangulaires – je pousse d’autres portes dans bien d’autres pièces, poussé dans le dos par le vide. Je vois dans celle-ci des amas de tissus froissés. J’entends de loin une conversation très floue de femmes, et dans l’ultime salle où je me suis glissé ce sont distinctement les sœurs juste derrière cette porte devant moi, dont l’ouverture inopinée au moindre froissement de ma part me piégerait en vêtements de nuit – les sœurs, ce soir, ont oublié de s’enfermer, négligé leur clôture, dont j’ai abusé, compromis, engoncé comme je suis dans leurs murs, en possibilité de tout subir en mes humiliations. Sœurs qui s’entretiennent de lessives ou d’oraisons, parlant comme on prie, en ces lieux où nulle ne s’exprime que ce ne soit qu’en Dieu. Prenez pitié de moi tandis que je décrois, frémissant de m’être imaginé Dieu sait quelle débauche de ces femmes posées sereines au cœur des nuits, sans plus de séparation que cette mince porte d’enfer ; et quatre pièces à retraverser vides dans mon dos, je me paralyse, hagard, priant.

    Je me souviens d’avoir franchi à reculons portes et vantaux jusqu’à cette chapelle obscure que j’ai refermée, devant moi, sans un murmure.Le parfum progressif d’encaustique m’eût guidé sans retour, si j’avais poursuivi, jusqu’à cet atelier où frémissait la potence à mèches trempée dans la cire ,le doux écoulement de la louche d’arrosage. Ou bien j’aurais surpris derrière une cloison les chos d’une prise de voile, bouffées d’orgues, versets et répons latins. J’entendis un matin à Civray, dans l’hôtel où je logeai à 6 heures en été, l’ultime gémissement, sourd, guttural et glaçant d’un assouvissement solitaire de fille. Glaçant parce qu’il m’excluait, parce qu’il m’expulsait. La serveuse sortit, svelte, souriante et pure, délicatement penchée sur les plateaux et les sous-plats d’argent, le liséré du slip dessiné sur la peau blanche, les gros doigts pleins de mouille.

    ...Je l’aurais surprise agenouillé baisant sa main tombée répétant je vous aime pour la vie entière je vous aime vivant les paroxysmes de l’agonie puis en elle j’aurais enfoui ma face entière à m’en coller cils et paupières. Nous aurions fui le plus au sud des îles d’Italie jusqu’aux Sporades ? Elle aurait rabattu vers moi toutes les filles Ça n’existe pas ça n’existe pas disent-elles. Prétendent-elles. Nulle douleur plus irrémédiable que de sonder une femme en son point d’origine, seule de nous autres à ne rien désirer que soi-même. Haussé sur la pointe des pieds dans la chambre où j’étais parvenu après l’enfilade des pièces vides, j’aurais aperçu par l’imposte vitrée le vaste dortoir des nonnes, avec le haut dais blanc de la maîtresse interne.

    Mais loin de s’y enfouir comme aurait fait tout homme équilibré, la surveillante se fût livrée avec toutes à ces plaisirs interdits qui font du mâle une absence désirée. Je rapprochai ce songe par la suite, calfeutré dans mon abri, d’un office religieux où les laïcs, tassé en contrebas d’un contrefort en bois, pouvaient apercevoir en profils perdus les rugbystiques Cisterciennes, autant d’échines inclinées au rythme d’une litanie, dont les voix pure avaient submergé de honte mes imaginations morbides. Un visage parfois se détournait vers nous, près ou loin, comme des moutonnements d’écume : les yeux fuyants, malsains, les joues rougeaudes ou blettes déclinant tous les degrés d’un désir indécis étendu à tous, tout homme que j’étais ; jamais en vérité, dans nulle étreinte ou nuls préliminaires, même précis jusqu’à l’exhibition, je n’avais perçu ni authentifier à ce point le désir féminin, d’en être assuré, d’y croire, comme en cette prise de voile – c’en était une en effet, mais hantée. Je me suis vu aussi confiné en quelque sombre arrière-fond de lingerie, sous les coups de bélier de soixante nonnes lubrifiées, chacune ayant prétexte à repasser en lingerie,jusqu’à la Mère Supérieure qui tantôt dans mes délires chevauchait en selle ou ameutait les flics. Risibles blasphèmes où me couvraient les blâmes autant que les cons. Ajouter ces rendez-vous que nos prenions, Sœur Camille et moi, sur ce raidillon encaissé où donnait en douce un portillon de bois. Elle attendait debout près de sa bicyclette, coiffe baissée, et nous nous serrions fort des épaules aux coudes ; souvent je respirais la pulpe de ses doigts, pensant défaillir.

    À présent nos jurys connaissent à nouveau d’affaires ecclésiales et nous aurions risqué très gros. Cette nuit-là, sous la clôture, tout souffrait, je suis revenu sur chacun de mes pas, suffoquant de bonheur. Le lendemain j’eus les verrous tirés, rien d’autre les autres nuits, semblable étourderie ne se présenta plus. Je suis aujourd’hui allongé sous mes draps. À l’autre bout du dortoir d’hommes où jamais les lits ne se sont attirés vers l’autre, un dingue pousse un cri de coq à cinq heures du matin et se prend une godasse en pleine gueule. À six heures vingt tapantes, je me rue le premier aux cuvettes, deux rangs qui se tournent le dos : décrassage dare-dare, bouillante, glacée.

    Huit minutes. Comment font-ils. Je me passe la main sous la braguette en pliant les cuisses, m’inonde le cul du pyjama. Je suis bien le seul. Mon transistor en équilibre sous le miroir, musique arabe à font – mmechoua – solitude Abdelhalim Hafiz. Vol de pantoufles, des belles, des fourrées ; pied nus sur le carrelage trempé – j’espionne les pieds – larron identifié – la nuit suivante à pas de loups passées les enculades je me les récupère – les pantoufles – à 6h 33 le transistor en pleine tempe – il est mort – moi ça va. Toujours dernier de toilette. Ma chambre en ville plus question : le bruit de ma respiration empêche les filles Bacchiotti de dormir ; et l’encaustique de l’escalier me nique les sinus. Les deux vieilles coincent comme des momies – natron, goudron, viscères – je reste en dortoir.

    Claquemuré sous les draps dès 9h30, les pouces aux oreilles – c’est mieux chez les filles, merde, couvent ou pas. Enfant je m’endormais sous les filles qui pissent,  mes veines fendues en long. J’imaginais ça. Autre chose que toutes ces bitailleries d’ados. Ici les défis sont premièrement de se faire accepter par les hommes, secondairement par les filles, je pleure dans le noir en serrant les dents je ne veux pas être homo je refuse je refuse ce rejet qu’elles m’imposent. Il est quatre heures le dingue pousse le cri du coq et se ramasse trois tatanes ça vise mieux. Je vais l’engueuler fou fétal se ratatine sous le drap il rit ou sanglote ici t’es chez les loufs c’est tout ce qu’ils savent me dire les gardes, chez le filles sûr que c’est plus calme.

    Plus beau.

    Les mecs tu leur parles religion ils répondent on n’est pas des pédés.

    La cantine est mixte, la Cheffe grogne comme un ours. Nadia Kovaltchik. Nous mangeons côte à côte au réfectoire annexe. Neige et beau temps, administration, elle aspire sa soupe, parois vertes repeintes à frais ça résonne à mort personne ne lui a donc appris à bouffer proprement et pas la cuiller en travers comme un gosse ? j’en ai mal aux joues tellement ça me crispe la gueule. Après la crème dessert on se lève elle se détache de la ceinture une clef de son trousseau de taulière : « Clef d’atelier – pour toi » - pas trop tôt – Réinsertion Par le Travail – je l’ai suivie deux jours après bâtiment D : les dingues attachés trois par trois quatre à quatre tous laids hommes et femmes assommés sommeillants.

    Du haut des mezzanines la Kovaltchik veille sur tous. Un jour de garde un jour de RPT rien de précis. Verrocchio, Bellini : jamais entendu parler. Leurs yeux vides. Je leur parle comme à tant d’autres. « Recopiez les modèles ! » On me dit que j’ôte la liberté.

    Justement. Ils osent montrer leurs reproductions. Je t’en foutrais de l’expression libre. Maniérisme, Égypte ancienne, Rembrandt. Mes fous qui sourient. Sans quitter sa mezzanine la Kovaltchik les fait chanter. Danser. Toute la chiourme. En rythme et dans les effluves. Voix souple et grave, nasale ; métallique. Leur odeur âcre.

    NOTE DE SERVICE

    détartrage douches – URGENCE – l’hiver est infini, moisissure du gymnase. Kovaltchik, svelte et droite sur la mezzanine, knout à l ‘aisselle, manche en bois de cormier. Éducation, répression ? 1960 dernier cri,  boîte à dingues sauce Pinel (Philippe) « premier à considérer les fous comme de véritables malades. Il créa les premiers asiles. Fondateur de la psychiatrie moderne. D’abord on fournit des planches et des punaises, des pinces. Mais c’est fini. Comme les viols. Les détenus sainement nourris, en abondance. Douche tiède et savon à volonté. Tout le monde signe ses œuvres.

    De leur vrai nom ou d’un autre : des humains traités comme des humains. Une femme, une prisonnière, attire mon attention (Kovaltchik cependant, la gardienne, bouclée, svelte, présentant mieux (malgré la soupe qu’elle aspire) – Salvadora, c’est son nom, moyennement atteinte, grand front, les yeux attendris la mèche relevée.

    Je l’aime si je veux car nul n’est amoureux Seigneur s’il ne veut aimer Burrhus à Néron peut-on libérer Salvadora la direction élude. Je loge à présentBloc Six, murs camouflés kaki (interminable hiver, noir et froid 13° dans la chambre. Les yeux bruns de les collègues trahissent une commune origine. Je suis détenu dans l’éternité. Qui a besoin de moi ? Dans la salle mixte je n’ai d’yeux que pour Salvadora. Sous les plafonniers les déliquescents lisent courbés avec application. Pour peu que deux d’entre eux se rapprochent la Kovaltchik ou moi-même à demi-soulevés de nos sièges leur intimons l’ordre de se taire.

    Si c’est Kovaltchik je reprends la parole après elle. Parmi les punis le plus brun s’appelle Eilath. Les autres gardes que moi – vivent en ménage dans leur cube. Un matin je suis sorti par temps froid. Je guette en ville au droit d’une porte plein cintre, entre la rue de Hemmes et l’ouest. À six heures il fait noir une herse remonte dans l’épaisseur du mur et tout un flot de cyclistes s’écoule, vareuses, casquettes, sacoches sous le cul, Eilath est engagé facteur viré d’ici, ou bien – promu d’office ? je ne suis pas amoureux je dis « mon cœur » comme on dit « dieu » commodité de langue. Si la télé de l’internat salle basse diffuse championnat patinage il memonte deslarmes à voir ces duos si uniment liés si tendrement, si ardemment que tout sépare sexe homosexualités respectives en si exceptionnelles connivences de corps – parcelle à parcelle, au point que la plus infime inadaptation précipite au sol ; relevés sans délai souriant et tournant sous les yeux humectés d’assistance – un tel parallèle assurément recèle plus d’amour que s’ils s’étaient ici unis charnellement La musique recouvre nos souffles homme et femme soudés – sertis – tout autre chose en vérité que poussée-lubrification

    Je déplore l’absence de couples d’un même sexe

    Je ne dors plus ni au dortoir ni chez les sorelle corsicane je n’imagine plus les filles ahanant sous leurs doigts par-delà les cloisons. L’un des stagiaires aime Vincent Van Gogh il se nomme Le Paon chaque soir je remets le cahier des présences Un jour Le Paon se cache dans l’armoire alors on a ri je crains – qu’on me sépare de Salvadora je suis sûr que c’est mieux côté filles.

    Le facteur Eilath apprend le métier ;

    C’est en taxi que j’ai filé.

    Rien de plus émouvant que deux préposés à vélo se suivant roues chuintantes sur les trottoirs instructrice en tête, vareuse et casquette ; Eilath enregistre chaque mètre, numéro à numéro, recoins, détours et caprices du cadastre (voies qui partent àangle droit sans changer de nom, virages à cheval sur deux communes – chiens – résistance des boîtes à lettres. La voix de l’instructrice est professionnelle, tamisée. Affectueuse. Eilath et elle ont repéré ma planque – mon taxi ; ce sera donc Salvadora, elle seule. Le lendemain, plus tôt, mettons au plein de la nuit, j’erre, j’explore : plateau fortifié, pans de murs sournois, solitude.

    Puissance et détresse. Je me suis mis debout de pied en cap, tandis que les cloportes d’internat se lave à pas d’heure à grands coups de bras devant le lavabo glacé, ou dort, ou se branle. Dans la rue noire un chat me suit dans la rue queue droite, je le caresse à chaque pas, comme une canne à ras de sol qui se dérobe ou se frotte – la main sous le ventre : trop familier. Le chat crache. Se dégage et me resuit. Répond à mon appel, Fridtjof Nansen ! - arctique – Fridtjof ! à voix basse et sifflante, jusqu’à six heures où sous le porche surgit la troupe ponctuelle des petits facteurs frissonnant, juchés sur leurs cadres, grelots et sacoches frémissantes, Nansen s’est enfui – Eilath lève une main gantée, je fais le vœu de ne plus l’épier – toujours fixer le détenu dans les yeux – l’esquiver à bon escient – Salvadora l’emporte – je dois me tirer de là.

    Sous prétexte de prime j’obtiens le quart de nuit chez les Enculateurs et parviens à cacher Salvadora D. sous ma tente intérieure, quatre courtines sur quatre tringles juste avant l’entrée en classe. Après nos ruts et nos chaleurs quand les poumons s’apaisent, le silence devient si grand que nos souffles s’étouffent, nous chuchotons et baisons captifs. Célestes. La veille encore nous pensions impossible qu’une femme pût s’accrocher à ma ferraille – jamais nul ou nulle n’aurait couru un si grand risque.

    Faufilée avant l’aube Salvadora D. rejoint Yozef dont le deux roues motorisé ronfle sourdement 710 DL 02 Salvadora en croupe et lui se sautent au bord du Croll sur la berge, Yozef lui apprend l’ukranien d’abord les mots d’amour indispensables et le plié de couverture en dix secondes. Tu ne penses qu’à ça dit-elle sous la glu qui coule jamais elle n’aurait dit ça sous mes quatre rideaux discrets. J’ai mes sources. Il était une fois deux frères, Cléobis et Biton. Leur prêtresse de mère un jour devant se rendre au temple, les deux bœufs d’attelage moururent, ou furent volés. Cléobis et Biton tirent le char sacré très lourd où elle trône, et la prêtresse arrive à l’heure dite. Une déesse alors paraît dans un nuage, prête au « plus beau cadeau convenable aux humains » comme l’a demandé la mère Prophétesse.

    Hécate protectrice des héros (car c’était elle) aussitôt leur accorde la Mort et le Sommeil, sans qu’on puisse jamais découvrir qui meurt ou qui dort. Mieux vaut en effet dit la déesse pour les mortels de n’être jamais né ». La mère en sanglota longtemps de gratitude. Question : « La vie vaut-elle d’être vécue ?» Je fus chargé même stagiaire d’apprécier les commentaires sur une échelle de 1 à 10. Les réponses reflétèrent une profonde superficialité si nous pouvons risquer l’oxymore (c’était à l’internat de Hemmes une durée de libre nostalgie, dans un obscur hiver de cinq mois pleins – cafardage et promiscuité) les détenus-internes répondirent en toute ingénuité. Dans leur langue hésitante ils opposèrent la Foi aux multiples incertitudes – que pouvait-on attendre d’une société gardée de jour et enculée de nuit. Je suis décidément sûr et certain qu’il est mieux, infiniment mieux, d’être une femme.

    Je prends également toute liberté avec Salvadora D. Nous ne craignons pas de nous faire voir. Nos épaules se touchent. La direction me convoque : Guilaine Chevagnu, HEC (Hautes Études Carcérales) : « Vous n’êtes plus un prisonnier comme les autres ! Songez-y ! » Rappel à l’ordre.

    D’ailleurs je ne réfléchis plus à mon passé. Plus du tout. « Manifester son attachement. Envisager qu’on y réponde – rien que cela… - porter la main sur un être dont vous sollicitez - dont vous attisez le désir : autant de manquements. Nos détenus s’accouplent nous dit-on – quant à nous : ne nous accordons rien. »

    Ne rien manifester ici. Mais diversifier. Intensifier. Guetter, lancer l’œillade. Derrière les toilettes hier, entre le mur suintant et la muraille d’enceinte – je pince quatre ou cinq filles en plein doigté collectif – j’obtiens de les scruter à fond contre impunité – je soufflais plus qu’elles – maîtriser à l’extrême le corps et le visage – Salvadora D. fait de même – je jure d’y arriver. Aujourd’hui famine en cuisine – chacun compte et recompte ses petits pois.

    Ce que me trouvent les femmes. Et certains hommes. Comment supposer la moindre émotion chez quiconque- femmes dûment dressées dès l’enfance à ne jamais rien laisser suinter. Au réfectoire avec la K.L.O. qui me recherche nous jonglons entre platitudes et longs silences rompus, horriblement, par intervalles réguliers, par d’atroces aspirations de potage – les parois nues de notre salle réverbèrent chaque déglutition. Nos brouets ingurgités, la porte refermée sur nos dos séparés, j’enregistre l’humiliation totale : un besoin d’aimer, immédiatement, n’importe qui. À l’extinction des feux donc, tandis que tous en pyjama rayé s’enfoncent sous leurs draps rêches, je glisse à mon extrémité, dans l’interstice sous la porte condamnée, QUARTIER FILLES, uneApologie du Nazisme en fascicule quatre pages vierseitiges Heft avec la croix gammée dessus – bouffonnerie qui ne peut être imputée qu‘à moi – qui d‘autre en effet que moi – Salvadora et Kolenko chacune aimée – à ma Polak-Litva seule akivaidzu s‘adresse mon (pamphlet, manifeste ?) - qui d‘autre…

    Les filles devinent tout la Kolenko bouffe en mode dégueu mais saura tout de ma désillusion sur les pronazis de Vilnius et de Jedwabnie. Les SS observent un strict rituel de table. Du plus scrupuleux raffinement. Dès le lendemain atterrit sur le bureau de Guilaine Chevagnu, Supérieure, ce message personnel, qu‘elle me reproche : „Ce document“ dis-je „ne vous est pas adressé“ „C‘est vrai – mais „ajoute-t-elle „n‘importe qui pouvait l‘intercepter, glissé sous la porte, et le lire, et le soumettre à mon appréciation comme c‘est son devoir“ et de rappeler que nul n‘ignore la nature des barbaries qui se sont ici perpétrées, au-delà du cercle polaire, à Hemmes“. Je me suis écrié Montrez-moi ce papier – Je connais mon métier fut la réponse. La Guilaine refuse et fait bien. J‘aurais bondi pour déchirer ces feuilles – je suis muté d‘office – mais j‘ai crié que deviendront mes détenus ? La Supérieure a souri largement quelqu‘un prendra soin d‘eux. J‘appris qu‘elle m‘avait su de ce réflexe un gré infini.

    Un visage de bois plus que jamais sera le seuil qui me convienne. Je voudrrai le conserver toujours. Je m‘enfuis la nuit même avec Salvadora vers la côte, loin du gel : fauchant dans la rue un side-car vert flashant, je rabats la coquille et n‘embraye – comme enseigné – que passé le premier virage en pente :nous dévalons sur la neige, l‘amoureuse se tasse dans la corbeille : lacets – précipices – longues alternances de traces blanches au sol et d‘obscurité totale, à ras des roues nous doublent des 10t Plateau Standard ou Polybennes qui brament des freins dans la descente, ou remontant tout grondants de l‘abîme tout mufle illuminé (nous resterions broyés, nacelle sans fond, routier stoppé pied levé porte ballante, convois bloqués beuglant à pleins klaxons, corps hélitreuillés tournoyant sous le ventre d‘acier) (je n‘aimerais pas dit Salvadora me sentir partir) (sa main glacée serrant la mienne mourrai sous le vent coupant) le matin nous arriverions sur une place étincelante, pissotières arcades et comptoir en zinc.

    Les flacons alignés tête en bas tenant l‘équilibre sur les becs doseurs. Première bouteille en haut à gauche, but du jeu : descendre nuit après nuit rang de scotch sur rang de scotch – au bar Almirante descendre de selle et saluer des deux bras façonchef d‘orchestre Beethoven crie le barman Beethoven bien bourré (ressemblance ?) Salvadora Bourbon cul sec Ma tournée ! - bouquet pharmaceutique – il chiale comme un veau plaqué par sa femme le nez tout bubonnant au-dessus des liqueurs au Café aux Bananes, Bailey‘s, arrière-bar plongeant au fond sous les voûtes enfumées, gosses hurleurs à quatre pattes soufflent au cul des chiens parents bien torchés qui se ruinent au tarot. Sur la place à présent écrasée de soleil parade un régiment d‘alguazils à tricornes bouillis, bras tendus saccadés glorieuse déùarche entravée militaire – un garde rompt les rangs se dirige vers moi – Salvadora du tabouret de bar fascinée par le cadencement des bottes tandis que je m‘incline tout assis pour palper sur la table à la bouche et sans renverser une goutte un grand quart de gnôle à ras bord,

     

     

     

     

     

     

     

  • Fleurs, couronnes, etc.

    1

    Chercher  « liniment » repère 26.

    nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn

    NE PAS OUBLIER QUE V.G. EST DANS LA MAISON DES SŒURS ET AUSSI DANS UN PAVILLON VIDE AU FOND DU JARDIN.

    JOHANNA ET CLAIRE SONT LES PETITES-FILLES DES VIEUX TURC-LOKINIO

    LOKINIO EUGÈNE CHEF DE GARE EST LE PÈRE DE GEORGES

    MAZEYROLLES EST L’ONCLE DE GEORGES.

    FAIRE UN PLAN AU CRAYON DES HABITATIONS.

     

    Hhhhhhhhhhhh

     

    2

    À la mort de Myriam, Vieux-Georges ne fut pas accablé. Il demeura près d’elle, assis au niveau des seins, répétant : « Ce n’est pas possible ». Une sourdine jouait Good bye stranger.

    Il regarda les murs verts, le corridor pavé, la serpillière en action. Plus loin les chambres, labyrinthe d’où proviennent des bouffées de déjections et de désinfectants. Trois niveaux de couloirs : portes feutrées, salons, pièces d’usage imprécis, rumeurs de chariots et grommellements d’aides-soignantes.

     

    Sur le lit gisait Myriam, en peignoir, tête calée sur un coussin de glace. Ses lèvres avaient pris l’aspect de fines cordelettes mauves. « Je ne veux pas rester au Vieillards’Home » dit le veuf.

    - Vous occupez notre meilleure chambre.

    - Pourquoi m’avez-vous séparé de Myriam ?

    - Son travail de mort vous aurait troublé.

    - J’adore les agonies.

    Claire glissa dans l’ étui ses lunettes fumées. Un bref éclat de la monture éblouit Stavroski. « Myriam » dit-elle. « Morte », répondit-il. Puis « Claire ? je ne veux pas mourir ici. »

    Good bye stranger fait 7mn 26 : claviers, voix de fausset, tierce et sourdine. Odeur de violette. LA GLACE ! hurle une soignante – en plein mois d’août !

    Les cubes s’entrechoquent, cocktail, la tête qu’on replace. La main de Vieux-Georges sur le bras de Claire : « Montez le son ». Les filles le fixent comme un demi-fou. Hope you’ll find your / Paradise – martellements feutrés indissolublement liés au visage de Claire, aux méplats lunaires de son profil

     

    X

    3

    Stavroski et Claire à titre d’Avertissement doivent visiter cinq domiciles.

    2

    Dans le premier vit une vieille fille parcheminée, voix fausse : « Quelque chose à cacher - ...ce n’est pas l’essentiel Stary-Vieux-Georges – dans un logis envahi de bibelots et de napperons blancs rue aux Juifs je vivais heureuse dit-elle j’ai tout fait repeindre et vernir les meubles sa bibliothèque est garnie de romans portugais Saramago Eça de Queiroz « la circulation » dit-elle « des voitures me gênait beaucoup puis je m’y suis faite, à présent l’été je laisse les fenêtres ouvertes et j’avais fleuri la terrasse sur cour…

     

    Première visite Une vieille fille parcheminée à voix de fausset quelque chose à cacher Ce n’est rien Stary-Vieux-Georges juste une manie des doigts – dans un logis envahi de bibelots 36 rue Juiverie « j’ai tout fait repeindre, vernir et retapisser » les rayons sont garnis de romans portugais Eça de Queiroz et Saramago « D’abord la circulation dit-elle me gênait beaucoup, puis on se fait à tout, maintenant je laisse la fenêtre ouverte et j’ai fleuri la terrasse sur cour. La femme se lève, sort d’un tiroir une lettre où sa logeuse évoque un gendre au chômage, une fille aux longues études - le document porte en tête “Sommation de Déguerpir”.

    Claire secoue ses boucles blondes : “À présent Mlle M. s’ankylose, comme vous le voyez,dans une pièce meublée d’un lit, d’une table. Plus une chaise, une coiffeuse à deux rangées de lampes nues.

    - Les toilettes se trouvent au fond à droite, précise la locataire ; Claire la dissuade de se soulever “pour montrer”.

    Il ne s’agit pas d’une spoliation, Vieux-Georges ; mais d’une simple application de la loi. Tout propriétaire est en droit de réagir ainsi.”

    4 Fin du premier avertissement.

    Vieux-Georges croit tout ce que dit Claire. Sa confiance en Claire est inébranlable : 23 ans, blonde, pommettes écartées ; que pèse une vieille Lisboète rue des Juifs ?

    Le lendemain, Claire dit à Vieux-Georges :

    « Tu n’aimes pas les femmes seules.

    - Elles jouissent de fantômes » répond-il.

    - Eh bien, Georges, restez donc hanté.

    Claire ne se décide pas, entre le « tu » et le « vous ».

    R. 4

    Vieux-Georges digère mal son expulsion programmée.

     

    Deuxième visite

    Chez Léger. Passe devant.”

    Qui est-ce ?. Le battant se referme et se rouvre, derrière sa chaîne. “Nous ne pouvons loger personne”. « Pas de migrants ! » ajoute l’épouse.

    « Service Social » répond Claire.

    Ce qui est faux.

    Pierre Léger a le cheveu crépu, le teint basané d’un quarteron. Menton lourd, 60 ans. Reinette, longiligne, porte une robe blanche doublée satin.

    « ...cas sociaux » murmure Claire.

    - Nous avons nous-mêmes bâti cette maison.

    - Trésor, que dis-tu là ? c’est toi qui l’a construite.

    - Pour toi, et nos futurs enfants. »

    - Cinq enfants, dit Reinette ; à présent tous mariés. À chaque naissance, Pierre ajoutait une pièce, en longueur. »

    Pierre avoue qu’il n’avait nul permis de construire ; un beau jour, « les hommes de loi sont venus « tout remettre en l’état », démolir... Maison longue et basse. Murs blancs zébrés de craquelures, où passe le doigt. Pierre est à la retraite. Reinette, en robe de crêpe, n’a jamais ce qui s’appelle travaillé. Propriété hypothéquée. À leur âge, plus rien à attendre, qu’une cellule acceptable au Vieillards’Home : 24m², dont les enfants réglent les loyers. « Ça alors », dit Vieux-Georges, parfaitement indifférent. « Vous verrez, Pani Vieux-Georges ! » Le vieux Vieux-Georges ne sait pas ce qu’il verra. Ils ressortent à deux du pavillon, Vieux-Georges la bouche ouverte, le front patiné de sueur. « Je ne vois rien qui me convienne », dit-il. « Tout est fait pour me distraire de Myriam, empaquetée sous terre. Je n’arrive plus à la revoir.

    - Eh bien Vieux-Georges, restez donc hanté.»

     

    R. 5

     

    Tierce porte

    Claire tire Vieux-Georges de sa torpeur. Le nouveau locataire en péril, homosexuel dit « Solange », commence sa litanie : « ...privé de logement » -  ...encore ! dit Vieux-Georges - « ...par les agissements de ma femme… »

    - ...Ne me parlez plus des femmes !

    - ...j’ai pwéféwé abandonner ; la procédure de divowce suit son cours » - Claire laisse échapper un tic agacé ; Solange quitte son accent. C’est un ancien bijoutier. Il n’a pu satisfaire son ex-épouse, qui le hait à fond, et l’a dépouille de son capital. Même le matériel, « les outils », elle les a vendus. « À soixante ans... poursuit Solange, il n’a plus pour ressource qu’un dossier d’admission au Vieillards’Home , où lui seront servis trois repas par jour.

    - Il me restait quelques diamants, dit-il. De tout petits diamants. »

    Un jour sur deux, Claire et Stary-Vieux-Georges inspectent les sexagénaires du crû. Les scènes se déroulent à Troyes. Je n’y suis allé qu’une fois.

    « Je croyais que vous seriez triste, Vieux-Georges.

    - Myriam reviendra, répond-il. Demain ou dans mille ans. » Claire se rajuste une mèche. « Ces gens qui doivent me remplacer, dit Vieux-Georges, n’ont pas de personnalité. Je ne peux pas leur ressembler.

    - Qui vous le demande ?

    - Eux-mêmes, ma biche.

    - Ne m’appelez plus jamais « ma biche ». Elle rajuste sa mèche au-dessus des yeux.

     

     

    R. 6

    À la Quatrième Porte, le locataire s’est présenté : « Eugène Lokinio. - Alphonsine Turc, épouse Lokinio. - J’étais chef de gare, et ivrogne. - Nous avons eu six enfants, je suis une incomprise, je bois du Guignolet-Kirsch ».

    Vieux-Georges demande s’il va falloir aussi s’apitoyer sur ceux-là. Ce n’est pas nécessaire dit Claire. Eugène Lokinio, barbu sec, précise : « Nous avons bu tous nos revenus. Pourtant nos six enfants nous respectaient.

    - Vous les avez détruits, dit Vieux-Georges, jusqu’à leur quatrième génération à venir.

    Alphonsine ironise : « Deux générations suffiront, je suppose ? ». Lèvres pincées, nez en couteau  : « Nous nous passons de vos sermons. »

    « Regardez bien, Vieux-Georges : nous voici, aujourd’hui, tout à côté de chez Myriam – votre défunte femme ! ...où vous habitiez tous les deux ! … À présent deux autres vieux vivent là, plus vieux que vous encore ! ...en fond de jardin, derrière une autre maison : celle de devant, occupée par des quadragénaires.

    - C’est bien jeune, dit Vieux-Georges.

    - Ces jeunes ont engagé une procédure, dit Claire, pour expulser leurs vieux.

    - On n’expulse pas les vieux , dit Vieux-Georges.

    - Dix-sept ans de séjour ! Dans la friche – entre les maisons – les vieux ont entassé deux gazinières, quatre batteries hors d’usage, d’autres ordures : « Notre Fils viendra dégager tout ça, par camionnette !» mais les voisins quadragénaires, les Acquatinta, ne les croient plus : ils ont tout virér, d’office : encombrants, déchets, souvenirs…

     

    R. 7

    - Mais ce sont des cousins de Myriam !

    - D’abord, les Acquatinta leur ont doublé le loyer. Puis, il les ont persécutés. Pour gagner l’extérieur, sur la rue, les vieux Mazeyrolles devaient emprunter une servitude. Les Acquatinta, pleins de soleil, déjeunaient en plein air ; les Mazeyrolles, au passage, saluaient humblement les Acquatinta. Les quadragénaires ne répondaient pas, ou s’ils le font, c’est d’un air condescendant. Voire excédé.

    - La Marie-Thérèse, c’était la fille de…

    - ..elle n’a plus qu’une dent sur le devant. La lippe qui pend. La permanente peroxydéé. Coquette. Hideuse.

    - ...ça fait longtemps que je ne l’ai pas vue ! ...si longtemps !

    - Son mari s’appelle Jean-Paul. Lourdaud, trapu. Voûté ! Il traîne des pieds.

    - C’est bien lui ! tout à fait lui !…

     

    X

     

    Après chaque visite, Vieux-Georges et Claire prennent un lait fraise et un diabolo menthe au bar de L’Érection. Ils échangent leurs impressions. Vieux-Georges est stupéfait. Il se fait tout expliquer, répéter, rétaler. Ces Mazeyrolles, anciens voisins, l’intriguent. Il se fait confirmer leur ancienne adresse sur le plan de ville. Demande combien d’armoires béantes s’entassent dans cette pièce qu’ils ont entrevue, où l’on ne peut mettre un pied devant l’autre.

    S’il est bien vrai qu’ils ne possèdent plus qu’un petit écran qui fonctionne, perché sur un plus grand irréparable. « Je parie » dit Vieux-Georges « qu’ils sont devenus sourds et se crient dessus en occitan de Lodève».

     

    R. 8

    - C’est exact, Vieux-Georges ». Claire éclate de rire, on montre ses dents et on secoue ses boucles jaunes.

    Georges se tourne vers Claire : « Est-ce que les curés parlent encore de la Bible ?

    - Seulement de ce con de Jésus.

    - Insultez-moi, et je porterai ma croix » pontifiait Eugène.

    - Vous entendez ?... trente-cinq ans que le chef de gare se prend pour un pasteur. Et ça boit… »

    À quelques jours de là, Eugène et Alphonsine commencent à se battre. Ils empestent l’alcool dès qu’ils bougent. Le Ricard pour Eugène. Deux infirmiers surgis d’une camionnette les entraînent sans égards. À travers la porte arrière on entend Alphonsine qui  s’époumone : Où y a Eugène, y a pas de plaisir.

    - Ils n’étaient pas méchants, commente Vieux-Georges.

    - Détrompez-vous. Ils ont martyrisé leur troisième fils. Battu chaque matin, sans y manquer, sans laisser de traces. Ils lui ont fait porter les vêtements de ses frères aînés. Ils l’ont placé en internat dans la ville même où vivait la famille. Ils se sont opposés à son mariage.

    - Est-ce qu’ils ont bien traité les deux aînés ?

    - Oui. Mais ils n’auraient pas dû s’acharner sur le troisième ».

     

    R. 9

     

    Claire lui apprend que ces soûlards aux traits secs avaient tout englouti, que la vente à bas prix de leur logis, à supposer qu’ils trouvent des acquéreurs, couvrirait à grand-peine les frais du Vieillards’Home. Vieux-Georges interrompt : « J’aime tes yeux. Sous la peau de ton visage », si harmonieusemennt pourvue de muscles, « s’est incarnée toute la vertu du monde ».

    - La vertu, Vieux-Georges ?

    - Justice, droit, égalité. »

    Claire se met à rire, secoue ses boucles, montre ses dents :

    - Exact, vieux-Georges »

    Quinte visite.

    X

     

    Petite passe d’armes Georges-Claire.

     

    - Comment va Pépère aujourd’hui ? Il a fait un gros crotton le pépère ? il veut ouvrir les rideaux le pépère ?

    - Faites chier.

    - Pas poli le pépère !

    - Je t’ai vouvoyée ».

    Vieux-Georges ne supporte pas que Claire Mazeyrolles. cousine lointaine de son épouse, use et abuse de la badinerie. Tout pour lui se joue dans sa contemplation. Près d’elle seule il n’est ni vieux, ni père, ni camarade.

     

    Chez les vieux Mazeyrolles, ils retournent, en compagnie de Johanna Mazeyrolles, nouvelle soignante, jeune sœur de Claire. Se marier ne semble dans les projets ni de l’une, ni de l’autre , bien qu’il ne soit plus obligatoire d’adopter le nom de son époux. La plus jeune a les yeux et les cheveux noirs. Un menton, un nez insolents. Claire perdrait-elle ses attraits ?

     

    X

    R. 11

     

    Voici de plus vieux qu’eux tous. Déclinant âge et identité. Claire, debout, prend des notes. Anne, en retrait, les toise. Derrière eux, les armoires s’entassent, bâillantes, garnies, toute une vie. Le soleil joue parmi les battants. Les Mazeyrolles apprennent leur réinstallation. Thérèse Mazeyrolles demande : « Il faut trouver un nouveau logement ?

    Jean-Paul :

    « On nous promet un rez-de-chaussée, même rue.

    Au retour, hors de leur présence :

    « Les déplanter, ce sera les tuer » dit Anne.

    X

    - Encore un peu de bouillon, Pépère ? ...Vieux-Georges ! On se promène tout seul dans les couloirs à huit heures trente ? Tout le monde éteint les lumières ! »

    Vieux-Georges se fait rabrouer. Mais le règlement n’est plus ce qu’il était. Il quittera ces lieux. Le ton est à l’humour. Le cœur n’y est pas.

     

    X

    R. 12

    Les deux sœurs, Claire et Anne, occupent en ville une vaste demeure, aux chambres profondes : l’une d’elle reste inoccupée, faute d’un frère. Les sœurs trouvent leur vieux « marrants », « sympas ». Le déménagement des Mazeyrolles se fait dans la sobriété. Anne vient en visite, elle boîte bas. Georges ne l’a jamais remarqué à ce point. Il ne l’en aime que davantage. C’est une jeune femme droite, avec suffisamment de mystère. Bouche grande, bouche close ». Ce pourrait être un proverbe.

     Même quand elle marche, on dirait qu’elle danse .

     

    - Cela fait dix-sept ans que nous vivons ici, dit Marie-Thérèse Mazeyrolles. Anne s’éloigne.

    Les deux soignantes et le vieux couple portent le même nom de famille. Leur lien de parenté reste en suspens. Vieux-Georges éclaircira cela. Ou non. Il les admire. Laquelle susciterait en lui plus d’amour ? d’admiration ? Il aimerait désirer l’une ou l’autre. Son signe est Sagittaire (24 novembre)

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    Le lendemain Anne est revenue. Plus éloquente, prenant soin que son visage reste lisse, même en riant. Son débit s’affermit, ou bien se précipite, imprévisible. « Les Mazeyrolles, dit-elle, vivent à nouveau dans un taudis. Leur papier peint se détache en copeaux, comme avant. Sur la télévision j’ai aperçu tout un poulet à dégeler (elle rit). La planche à repasser reste au milieu du salon.

    « Les reloger pour la seconde fois ne donnerait rien. Ils portent avec eux leur taudis, comme deux escargots. »

    - Comment se fait-il, dit Georges, que toute jeune déjà vous aimez l’ordre ?

    Anne répond que ce n’et pas incompatible.

    Elle avait poursuivi :

    « Leur friche sert de dépotoir. J’ai trouvé quatre grille-pain rouillés, d’autres armoires en plein air, pourries sous la pluie.

    - Ce sont aussi des cousins de Myriam. » Georges n’objecte rien.

    Myriam, les vieux Mazeyrolles et leurs soignantes seraient donc apparentés. La Princesse de Clèves en eût pondu vingt pages. « Tous cousins » conclut Anne.

    X

    Georges à son tour prend possession de son nouveau lieu de logement. Il répète du bout des lèvres deux ou trois prénoms sans se lasser. Il éprouve sa plénitude et son vide. Enfin digne. Seul. Et ça sent le foin quand il tourne la clef : laine de verre ou rat crevé ? Il est ressorti cette nuit. La lune sortait des nuages sur les murs. Il longea la « Maison Usher », froide et murée. Georges sans avoir bu ballotte doucement d’un trottoir à l’autre : « ...ma chambre est à moi ; elles me l’ont donné - une arrière odeur de rats ».

    Courage petit poète de la IVe dynastie 

     

    X

    13

    - L’âge les a bien amochés, disait Georges : «Marie-Thérèse  et Jean-Paul Mazeyrolles». La mode était aux prénoms doubles. Anne pense que Vieux-Georges s’en est «mieux tiré. « Très peu de rides ». À quoi il répond : : « J’ai une vraie tête de porc ». Anne ajoute que sa sœur aînée ne souhaite pas les reloger encore. « Comment ! ...de cette mocheté  !? ...ils ne payent pas leur loyer ! - Qu’en savez-vous  Vieux-Georges ? ne faites pas l’étonné ; nous avons annexé ces deux-là, et même, racheté la part des Acquatinta. - Qui mettez-vous là-bas à leur place ? 

    - Vous posez trop de questions.

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    Une cloche en cuisine : Oncle René appelle à table. Vieux-Georges se lève. Il parle volontiers de tout, passant de table en table. Claire n’arrive que pour les pâtes, casque auditif en tête : Good bye stranger Adieu filles étrangères l’anglais ne parle pas des sexes - good bye Mary, good by Jane séduites et abandonnées sur une ancinante mélopée en La dont les paroles bien comprises nous étoufferaient de larmes

    « gruyère pour tout le monde ! ».

    X

    Georges respire encore, deux fois, lentement. Ce bâtiment est vaste et sobre, il n’en connaît plus d’autre et n’en sort plus. Myriam en souvenir de fond, morte jadis au pavillon privé du Vieillards’Home. Claire et Anne donnent toute liberté, laissant leurs propres chambres closes. Georges erre pieds nus dans le couloir frais, s’assied dans son salon, face aux cendres de son nouvel âtre. Ses oreilles se libèrent lentement, et sa raison revient à mesure. Il passerait des heures à s’écouter se défriper la tête et les tympans : « Je devenais fou au Quartier des Hommes ». Il parcourt les revues aux toilettes, s’aventure au jardin, jusqu’au prunier ; au fond, derrière la haie, passent les nouvelles ombres des vieux Mazeyrolles, successeurs instables des Lokinio-Turc : le Jean-Paul M. voûté, silencieux – Marie-T. édentée, volubile.

     

     

    Durant tout le repas commun règne en bout de table la télévision. Vieux-Georges cache mal sa déception ; au moins peut-il se purifier des anciens miasmes du Vieillards’Home et, le soir, contempler à loisir de profil Anne et Claire, spectatrices nimbés de marbrures lactées.

    « Nous serons bientôt débarrassés d’eux » : l’une ou l’autre sœur se tourne un café. « Pourquoi passez-vous, leur dit-il, votre vie à observer des vieux ? vous les tuez ici comme là-bas ». Claire le regarde avec une intensité amusée.

    14 X

    L’oncle René apporte et remporte les plats sans un mot. «Ne vous apitoyez pas, Vieux-Georges », dit Claire à voix basse. L’oncle René approuve de la tête et repart en cuisine. « On a brûlé toutes les armoires au centre du jardin ». Les Mazeyrolles avaient dans leur Taudis d’Avant contemplé la mise à feu des emballages, derrière les Acquatinta. Vieux-Georges les revoit monter dans l’ambulance, têtes basses, accablés ; ils auraient donc ainsi vécu, dix-sept années, entre débris internes et déchets externes. Des voisins se sont attroupés. Les crépitations enflammées retentissaient, sur fond de c’est la Mort qui t’as assassinée Macia – Vieux-Georges entra dans son demi-logis indépendant. Il crut savoir qu’on avait seulement brûlé que les meubles hors d’âge et d’usage.

    X

    Les rapports d’oncle René et de sa mère Alphonsine Turc constitueraient un grand sujet d’étonnement ; nièce Claire et nièce Anne, Vieux-Georges lui-même, gendre Mazeyrolles, n’en laissent rien paraitre. Alphonsine, mère et grand-mère, se la joue vieille charmante. Sa lèvre supérieure est striée. Taciturne cependant, stricte sur sa chaise et déjetée sur sa canne latérale, elle dépend de son fils René, escogriffe jaune et quadragénaire. Il la soutient avec des précautions d’antiquaire. Il lui retire les pierres du chemin. Les personnes, s’il l’osait.

    *

    Ce soir où l’on pendait la crémaillère, ils occupaient tous le long côté des tables ; l’oncle et sa mère se comportèrent sans faiblir, poussant à égalité la nourriture dans leurs gosiers. La vieille Alphonsine s’endormit toute droite entre deux bouchées. Son fils lui avait passé le pain, ôté les os de la viande, essuyé le coin des lèvres.

    Sans doute Vieux-Georges aurait-il mieux fait d’occuper en entier la nouvelle maison des MAZEYROLLES, derrière la seconde haie, au lieu de se contenter de la moitié. À présent, Claire à sa gauche et Johanne à droite, profils silencieux. Les autres convives ? il ne les connaît pas. Il n’est pas tout à fait chez lui. Parfois les deux sœurs, aux places d’honneur, s’inclinent, lui tendent un verre, un sourire, un petit pâté, puis répondent de part et d’autres aux invités. En face de lui, de l‘autre côté du buffet dressé, deux vieilles du Vieillards’, qui déglutissent. Plus loin donc Alphonsine Turc et son vieux fils, raides, assoupis, vides et le nez pendant. Vieux-Georges lorgne son plat, aussitôt vidé que garni, alors que rien ne le convie à festoyer. Il se lève à pas feutrés le long de la table à chips, tourne sur les hors-d’œuvres ou mezzé, revient côté quiches. Il se bourre, s’occupe. Tout le passé reflue en masse. «Mort de Myriam ». N’en peut plus d’observer. Il fait, défait connaissance. Un docteur aux paupières bordées de bacon : « l’essentiel chez un vieux, c’est les jambes ». Vieux-Georges a repris son circuit. Il revient sur ses proches parents. Qui mâchent sans un mot, paupières basses. Le fils guette le pain par-dessous, la cuillère, la sauce qu’y a-t-il pour votre service, Mère ? 

    15

    Lorsque la vieille Alphonsine Turc a plongé d’un coup morte dans son plat, le nez en avant, le vieil enfant a sauté de son siège, retourné la vioque, essu la sauce, Claire et Anne se sont exclamé Mon Dieu ce qui ne leur ressemble pas. Les convives ont jailli en tous sens, on n’a trouvé qu’un seul téléphone. René revient en hâte du récepteur, serre son père Georges dans ses bras, l’appelle par son nom dans leur langue. Chacun sait les 3 façons dont s’agitent les convives d’un mort : ceux qui avalent, ceux qui se dressent, ceux qui vomissent. Georges s’est levé sans précipitation. Il est sorti marcher de long en large dans sa portion de verdure attitrée, devant la haie des Mazeyrolles.

    Il s’est encore demandé pourquoi ces deux soignantes l’avaient recueilli. Ce qui leur a pris. A pu leur passer par la tête . Cette ivrognesse d’Alphonsine qui s’abat d’un coup. Quelles mesures Dieu Créateur, qui existe si peu, a-t-il entreposées derrière la haie partiellement privée ? Quand Vieux-Georges revient s’assoir, le médecin de teint jaune - « Poutzi ? » - assène le diagnostic : « Anévrisme ». Sa voix est nasillarde. S’il en est conscient ? s’il étudie sa voix dans une oreillette ? Deux infirmiers enlèvent le corps, qui n’a pas perdu sa souplesse.

    Certains invités crient encore. Le vieux fils accompagne sa mère à sa dernière demeure, le petit cimetière de l’hôpital. Il ne vivait plus que pour cette mère infirme. Saura-t-il en retrouver une ? « À l’asile, j’étais bien » se dit Georges à part soi. Tout s’est passé si vite. Quand l’assemblée s’est dispersée, cercueil et ventre pleins, Georges pousse un soupir. Il sort, de nuit, dans les rues désertes. Par ici, des pavillons à reflets blancs, de bonnes carrure.

    Il rentrera bien assez tôt : il possède à présent un domicile honorable il est bon d’atteindre 70 ans marmonne-t-il. Répèter deux ou trois prénoms de femmes. « Enfin logé. Dignement . Seul quand je veux. » Et l’odeur de foin de la maisonnette en tournant la clef : laine de verre ou rat crevé ? La lune est sortie sur les murs en sommeil, passe sur la Maison Usher (froide, murée). Vieux-Georges vacille doucement d’un trottoir à l’autre. Tout est dû aux vieillards. Jusqu’aux anges gardiens. Il se parle seul, débarrassé d’humains. Georges a trouvé son demi-chez-soi : le plafond convexe à ras de crâne – lattes étroites et vernies en cabine de navire, cognac au fond du buffet très lourd, venu de la maison du père.

    X

    Vieux meubles et vieux os. Les pleins et déliés de la vie. ...Myriam gagne à être regrettée… les vieux se guettent encore en coin… Myriam n’aura pas traîné – huit jours, huit ans… Sa tête décroche. Le gros renvoi de sommeil en surface. Tu es paresseux disait Claire. Quand il s’aperçoit qu’il écrit à Myriam il déchire la lettre. Les deux sœurs et Vieux-Georges regardent Le Prussien, lhistoire d’un veuf apparemment indifférent. Les héritiers agglutinés le traitent comme une bûche. À l’enterrement, comme il marche péniblement, les autres le dépassent.

    Il parvient seul et bon dernier sur la tombe. Veux-tu devenir ma femme. Un relEnT du cœur dense comme un renvoi de malt. Vieux-Georges : « Si on ne devient pas fou dès le premier choc, on guérit à l’instant.

    «  Voyons Vieux-Georges, étiez-vous amoureux de votre femme ?

    - Non.

    - Pourquoi voulez-vous l’aimer davantage ?

    - Je me moque » répond-il « d’être apprécié.

    - ...je rêve ! » - Anne bat des mains.

    - Parlez-nous de Myriam, dit Claire.

    Vieux-Georges s’en contrefout. Anne dit «  Nous pourrions nous détacher de vous.

    Tous ces vouvoiements l’indisposent ; ce n’était pas leurs conventions

    « Quelles conventions ? dit Anne. Elle regrette déjà de l’avoir en partie relogé dans la maison Mazeyrolles »

    - Mais nous sommes tous des Mazeyrolles. »

    Sur le retour, après séparation, Claire dit : « Dommage pour lui . Nous ne voulions pas brusquer le dénouement. Mais il faut le rapatrier ici même. En tutelle immédiate.

     

     

    17 **

     

    Une conférence à quatre rassemble Claire, Anne, René Noëldieu fils putatif, et Stabbs. ...Vieux-Georges Svarovski découvre ce que chacun savait : la liaison, déjà ancienne, de Claire et de Stabbs. Qui est cet homme ? Un petit Anglais, crépu et maladif, maniéré mais sujet à de soudaines grossièretés. Il parle haut, dans le nez Détache les syllabes. Sa petite taille accroît son côté péremptoire. Il aimait Anne, s’est rabattu sur Claire ; mais tout ne va pas pour le mieux entre cette dernière et Stabbs.

    Les deux anciens amants s’affrontent, mais rien de si grave. Joh-Anne, belle-sœur de main gauche, contemple Stabbs, échappé de son emprise, plus souvent qu’il ne convient : la cadette est brune, la lèvre délicate et les yeux fendus. Le corps souple et les propos fantasques. Stabbs courtise encore les deux sœurs ensemble. Nul ne sait jusqu’où vont ses audaces, s’il les honore ou les déshonore, ou de quelles façons. « Qu’attendons-nous ? » (Stabbs). « Qu’est-ce qu’on attend ? » (Anne).

    Anne et Stabbs ne se cachent plus, et flirtent ouvertement, comme avant.

    (ATTENTION NOEL ET RENE SONT UNE SEULE PERSONNE ??)

    Est arrivé aussi, après sa longue enquête, un certain Noëldieu, qui se prétend fils de Georges et de défunte Myriam ; il se trouve, pour lui, très affecté par la mort de Myriam. Sa taille, dépliée, atteindrait les deux mètres. Le nez plus long et la tête basse dépassant du complet-veston comme une bite d’une braguette. Une voix de tombe. Il ne lui manque plus qu’un chien : il les attire dans les rues. . Il demande ici, Chez les Sœurs, asile et protection, ce qui est impossible. « Suis-je le gardien de ma mère ? » Il pense par livres et par rêves. Il apprend le décès au hasard des raccrocs. Il craint la paralysie, à brève échéance. Il finira cloîtré comme les autres.

    Dialogue :

    « Nous ne le jugeons pas sur ses actes...

    - Il ne veut rien faire.

    - ...ni ses intentions.

    - Il regrette insuffisamment sa femme.

    - Noëldieu est inconsolable.

    - Qu’en sais-tu ? dit Noëldieu.

    - Claire, pourquoi l’as-tu traîné, Georges, de vieux expulsés en vieux expulsés ?

    - Il aimait les distractions que je donnais. Son fonctionnement m’intéresse.

    - C’est sa maladie.

    - Quelle maladie ?

    (Chacun parle de son mieux ; exprime ses sentiments et ses ressentiments).

    Noëldieu se lève, agite son nez de haut en bas : « Ne chassez pas Vieux-Georges. Ne chassez pas Stabbs ».

    - Qui parle de me chasser ? dit Stabbs.

    Noëldieu poursuit sans répondre : « Tout homme doit être récompensé, du fait même d’avoir vécu. Nous sommes tous éveillés, beaux, pleins d’ardeur et d’avenir.

    Stabbs répond sans comprendre :

    - Où irait-il ?

    - Dans une boîte à dingues, réplique Anne.

    - ...dans les puanteurs de cantine », poursuit Stabbs. « ...de pisse et de souvenirs… de mort prochaine… Guettant les premiers tremblements de mains, essentiels ou parkinsoniens… Des grabataires pour tout spectacle,. Gâteux, morveux. Je suis son fils.

    - On le garde, dit Anne. Il ne dépassera pas notre haie, ni en hauteur, ni en largeur.

    - Cependant il dérange, dit Claire.

    Les deux sœurs, à présent, plaident à fronts renversés. Stabbs, lui aussi, inverse la vapeur, pour plaire à Claire : « Le spectacle de sa décrépitude doit nous être épargné ». Noëldieu à son tour cède : « Il se fout de la mort de ma mère. »

    - Je ne l’ai jamais vu manifester, dit Claire, la moindre crainte de la mort »

     

    19

     

    - Il se fout de tout ! enchérit Anne.

    - Il acceptera donc l’expulsion, dit Claire.

    X

    De fait, les mains de Georges tremblent. Ses jambes flageolent. Il se mouche bruyamment. Il manque de caractère, à première vue. Il semble comme les autres. « Sa femme devait porter la culotte ! » Il se murmure qu’il se laissait battre. Mais tout le monde peut se tromper. Cocufier, c‘est possible. Il ne mérite plus de vivre.

    « Quel désert, dit Stabbs.

    « S’il était là, reprend Claire, nous serions tous à ses pieds ».

    Ils ruminent. Ce débris d’homme leur en impose. Ils se découvrent eux-mêmes très inconstants. Où se tient la scène ? ...autour d’une table basse, dans la partie du bâtiment où Georges, le tremblant, le bubonique, n’a pas accès. Dans une salle de séjour sans tapis, devant l’âtre froid. Vieux-Gorges absent provient d’une première expulsion, celle du Vieillards’ Home. Il échoue ici même, plus près que jamais des deux Sœurs. Il importe plus encore à ces dernières d’être définitivement débarrassées de cette sangsue immortelle. Prélude à tant d’autres.

    L’alcool est indispensable : une bouteille de cognac, une autre de gin. La marque importe peu. Au-dessus d’eux quatre court un réseau de poutres torses parfumées de Xylophène, ®

    - Votons.

    Maladroitement, Claire apporte un melon d’homme mort.

    Gauchement, Anne sort d’un tiroir deux paires d’enveloppes.

    Vainement, l’œil rivé sur son voisin, chacun dépose en le cachant son bulletin, Le vote dit NON -Vieux-Georges exclu par trois voix contre une : celle de Claire. Elle s’est voilée pour purifier la situation. Pour masquer ses incohérences, elle secoue ses boucles, sans aucun effet sur Stabbs, son ex-amant.

    Elle défait le premier bouton de son corsage. Rien. Tire alors de son sac à main une lettre : Gardez-moi avec vous. La pâleur de vos joues est gage de divinité.

    Stabbs pour le coup éclate de rire : « Je n’éprouve aucun remords » dit-il « au départ de Stavroski ; ma punition viendra ».

    - Il ne savait rien encore, dit Claire : ma thurne regorge d’ennui..» « sa thurne » ! - « regorge » !) - lisant la suite : quand vous n’y venez pas ; songez que je suis veuf 

    21

    - Il n’y songe plus lui-même ! dit Anne.

    - Veux-tu l’épouser ? réplique Noëldieu.

    - Qui veut lui annoncer l’expulsion ? demande Stabbs.

    - Toi, dit Anne.

    - ...à quel titre ?

    - Nous en trouverons », reprend Noëldieu. « Certains pourtant pourrons trouver un peu fort qu’un Stabbs » - il le toise - « ...se permette d’avoir des visées sur un pavillon sans chauffage, au fond du jardin. Nous irons à tour de rôle annoncer son expulsion. Tout en parlant de choses et d’autres.

    - Il sera vite convaincu, dit Claire.

    Pour jouer ce mauvais tour, peu importe qui parle. Il suffira de tirer au sort l’ordre des intervenants.

    Anne demande pourquoi « c’est pas les mecs qui s’y collent ». Anne répond que « les hommes, jusqu’à leur retraite, sont très occupés ».

    - Qu’est-ce qu’il faisait ?

    Pâtissier, tapissier, menuisier. Quelque chose en -ier

    - « Chier » ?

    x x x

     

    « Que faites-vous là, Vieux-Georges ?

    - La cuisine. Pour moi, et pour les chats. » Ces derniers n’appartiennent pas à la maison ; ils trouvent des gamelles prêtes, soigneusement disposées.

    Vieux-Georges tient une râpe cylindrique ; il serait étonnant que les félins apprécient le gruyère.

    Claire s’assoit : elle ne peut le sommer de partir tant qu’il se livre à cette activité.

    Il introduit la pâte dans le tambour, la fixe au-dessus par un petit levier, puis tourne la manivelle : il en sort de beaux copeaux blonds, Claire se lisse les cheveux. Dans l’évier la vaisselle forme deux tas : la propre, qui sèche, la sale, anarchique, à gauche. Une goutte dégouline sur n fond de poêle « Vous vous êtes bien adapté, ici. Mauvaise entrée en matière. - Oui ! (voix volontairement de vieux) - c’est surtout le jardin qui me plaît. » Ce n’est qu’une bande de terre entre deux rebords de ciment, qui enserre un rosier rabougri, l’hortensia rose et deux aloès. « Il faudra que j’arrache les mauvaises herbes. - Secouez les racines. - Rien à foutre, dit-il en polonais. Pousse là aussi un chétif pêcher de deux mètres à sept fruits l’an, gâtés avant d’être mûrs. Bref un jardin, avec deux appentis en tôle. « Vous n’avez pas d’insectes ? - J’ai des oiseaux dans la haie, ça croustille. - Non, ça gazouille. - Croustille, Claire, croustille, ce sont des mésanges charbonnières.

     

    22

    Vieux-Georges si tu touches mon cul, quel beau prétexte !

    Mais il paye son loyer. Je l’aime bien quand même.

    À ce moment passe un chat sans nom. Il se faufile entre des planches verticales.

    Claire n’aime pas cette palissade. Elle va la démonter, dit-elle, avec Stabbs, « mon ancien».

    - Cette langue n’est pas la vôtre.

    - Parole je me prends pour Anne...

    - J’en doute.

    Sous l’auvent règne un établi pourri, garni de flacons cylindriques eux-mêmes bourrés de vis et de boulons. Tous deux visitent ce réduit, Vieux-Georges traîne exprès des pieds, contemple les planches et le chat qui repasse encore. Il ne partira pas. Votre quotidien n’est guère exaltant, Vieux-Georges ; moi, je travaille.

    DIALOGUE TENDU

     

    - ...vous visitez les expulsés.

    - Nous y voilà ».

    Vieux-Georges évoque ses rêves : « Le quotidien, de jour, est morne; le quotidien de nuit peut me passionner - exemple : je me trouve dans un établissement aux murs blancs. Je parcours des couloirs, des greniers. Des archives aux portes qui ne ferment plus - le rez-de-chaussée fait hôtel - voulez-vous du café ?

    - ...Ce ne sont que vos rêves. Vous ne comptez pas un jour sortir d’ici ?

    - Cadeau repris, cadeau volé. 

    - Et le monde extérieur ?

    - Un sucre ou deux ?  ...je viens d’arriver, Claire.  Ne m’expulsez pas encore.

    (...dans ces hôtels, Vieux-Georges est poursuivi ; monte quatre à quatre les escaliers. Entrevoit de grands lits défaits. Le poursuiveur lui crie : Loyer ! Loyer ! «...j’arrive alors » dit-il « aux toilettes pour femmes – on secoue les portes ; les toilettes sont un labyrinthe, on voit sous les portes les chevilles humaines, partout des fuites d’eau -

    - Les bibliothèques sont des labyrinthes…

    - ...j’arrive dans un cimetière

    - ...bibliothèques…

    - ...ma tombe n’a pas de nom, juste un cadre de planches de chant dans le sable, qui coule en dessous

    il reconnaît, de rêve en rêve, l’entrée du haut, prêt de la route à quatre voies ; l’entrée du bas dans un virage urbain, entre deux gros piliers cannelés – arrivé là dit-il. je ne suis plus poursuivi

    - Je venais vous parler des vieux Mazeyrolles.

    - Les pauvres ?…

    - Vous reprenez du poil de la bête, Vieux-Georges.

     

    23

     

    - ...du moment que je ne suis plus à  l’Asile…

    - Pour eux c’est pire que de mourir, Vieux-Georges.

    - Ne m’appelez plus comme ça.

    - Nous avons visité dix expulsés. Vous êtes parmi les privilégiés.

    - Je n’entre jamais chez vous sans y être invité. Sans rien vous coûter.

    - Vous ne nous convenez plus.

    - C’est trop brusque.

    - Vous n’avez pas cherché à savoir ce que sont devenus les Mazeyrolles, vos proches parents ? Les Lokinio, puis eux-mêmes, pourtant parfaitement sobres ? Deux expulsions en si peu de temps !

    - Ils étaient dégoûtants. Vous m’avez mis à leur place. Nous sommes enfin venus chez vous. Quant aux Lokinio, premiers occupants : l’air était irrespirable. En si peu de temps. Le taudis à l’identique. Indécrottables.

    - Et Myriam ? Elle était dégoûtante, Myriam ?

    - ...Vous changez de sujet.

    - C’est votre dureté qui est en cause.

    - Myriam et moi ne nous aimions plus. Dès le Vieillards’Home nous avions cessé toute relation intime ».

    Claire écoute. Elle n’a rien dit mais imagine des scènes.

    - Myriam chez les femmes, et moi chez les hommes. On se donnait rendez-vous aux toilettes, seulement aux toilettes.

    - Pour vous dégoûter l’un de l’autre.

     

     

    24

     

    - Nous faisions déjà chambre à part autrefois. Dès notre 55e anniversaire. Mais au Vieillards’Home, nous aurions voulu retrouver notre lit complet.

    - C’est dégueulasse ! s’écrie Claire

    - Vous y viendrez, Claire, quand nous aurons goûté au marital.

    - Pourquoi pas,  Vieux-Georges… Parlez-nous seulement des raisons de votre mariage.

    - On ne se marie pas pour des raisons…

    - Je parie que si.

    Johanna demande  s’il a des enfant

    - Les enfants sont la plaie du couple ! » Vieux-Georges en frémit. À qui pense-t-il ?

    - Cessez de hurler voyons ! Rentrez vos yeux voyons ! Pani Stavroski ! Vous avez un enfant ! Nous le connaissons ! Noëldieu !

    Vieux-Georges grommelle. - Un garçon. Jardinier. Boucher. J’aurais voulu qu’il devienne quelque chose comme ça : de bien paisible. Bien gagner sa vie.

    - « Paisible » ?!

    - Pas beaucoup d’impôts.

    - Boucher, «pas d’impôts » ?…

    - Commis boucher.

    - Pani Stavroski, qu’est-il devenu, le Fils ?

    - Professeur de littérature américaine à l’Université de Montréal.

    - Eh bien ! Pani Stavroski !

    - Ni bonjour, ni bonsoir ! Les études ! ni femmes ni bistrots ! ni homo.

    Claire éclate de rire.

    - ...un fier-cul ! ...moi aussi j’ai fait des études ! en français, polonais, anglais !

    - On s’exprimait mieux, de votre temps, monsieur Vieux-Georges.

    - Chez les bourgeois, mademoiselle Claire. Mon père était chef de gare, ivrogne et asthmatique. J’ai six frères et sœurs. J’étais le canard boiteux.

    - Que sont-ils devenus ?

    - Morts ou en retraite.

    - Ce ne sont pas des professions.

    - Il ne faut pas avoir d’enfants.

    - Trop tard. Votre fils, Noëldieu, vient d’assassiner l’amant détrôné de Claire Mazeyrolles.

    - Ce n’est pas mon fils.

    * * * * * * * * * * * * * *

    25

    Au mois de septembre les deux sœurs ont reçu huit pêches : tavelées, chlorotiques - l’arbre est rongé par la cloque. Fruits d’arrière-saison, au goût de bergamote. Peau épaisse et veloutée, qui se pèle aisément. Les sœurs remercient. « Je garde six autres pèches pour moi seul» dit Vieux-Georges. Parviennent à leur tour à maturité les noisettes, qui tombent à terre : le noisetier du voisin passe les branches au-dessus du mur.

    Il ne fait plus grand-chose, Vieux-Georges : gratter la terre, ôter les gourmands, déraciner les gerbes d’or en les cognant contre un piquet.

    «...une vie de feignant, dit Claire.

    - ...de nonchalant, reprend Vieux-Georges.

    Il dresse l’escabeau, coupe les rameaux secs.

     

    * * * * * * * * * * * * * *

    Vieux-Georges possède le privilège de conserver une partie de son ancien logis, en fond de jardin. Il s’y rend deux fois par jour : pour ouvrir, pour fermer. Il conserve, dans ce refuge, une « enceinte », de grande qualité ; à la demande des deux sœurs et en dépit du froid, il ouvre les fenêtres ; à travers la haie, Claire et Johanna, qui ne sont pas frileuses, bénéficient de programmes hors-normes. Elles qui aiment le soul ou le reggae apprennent Ferré, Tenenbaum et Manset, la crème des seventeen’s – ou la Symphonie celtique, et toute une avalanche de classiques.

    « Il nous ennuie » dit Johanna.

    - ...nous instruit », dit Claire.

    Un jour vient où le froid empêche, véritablement, l’ouverture des fenêtres, des chaises longues et des oreilles. Voici quelques répliques réversibles :

    - Il ne reçoit jamais personne.

    - Il est bien calme.

    - Ce n’est pas comme les Mazeyrolles. Ceux d’avant. Qui recevaient d’autres plus vieux qu’eux.

    - Des vieillesses plus dégueulasses…

    - Johanna !

    Il est plus facile d’épier un seul vieux que deux, en fond de jardin.

    Dehors, Vieux-Georges parle à voix basse – avec Myriam chuchote Claire.

    « Tout de même… sa mort ne l’a pas rendu fou…

    - Tout le monde parle à sa femme en faisant la poussière.

    Johanna émet l’hypothèse que le vieux vit en sursis.

    Elle fait des projets de mariage :

    « Quand je voudrai me promener, il n’exigera pas de conduire. Il ira où je voudrai.

     

    26

     

     

    « Si mon genou me fait mal, Georges le comprendra, et me le frottera du même liniment que lui.

    «  Jamais de scène : il est en deuil. Il me parlera de ma mère le moins possible, car il est d’une grande délicatesse. Nous irons ensemble à Lencloître. Il jouera de l’orgue à Notre-Dame.

    Claire montre à sa jeune sœur une lettre jadis interceptée : Myriam écrivait La vie avec lui n’est pas de tout repos. Anne a répondu Je suis plus honnête que Mère et toi réunies. Tu es jalouse. Tu introduis ici ce vieux Polak sans même avoir eu le cran de l’expulser totalement de l’ancien pavillon. Mauvais exemple pour tous ; il peut se déclencher d’un jour à l’autre un jeu de chaises musicales incontrôlable. Je veux épouser cet homme.

    - Quand nous étions petites…

    - Nos petits jeux ne suffisent plus.

    - ...Hier soir tu ne t’es pas gênée…

    - ...c’était hier.

    -  Il ne manque pas d’hommes en ville.

    - Plus durs les uns que les autres,

    Claire : « ...avec Vieux-Georges, ce n’est pas la dureté qui est à craindre - va donc le rejoindre».

    Ce jour, Stary-Polak, seul, écoute dans son antre Jean-Sébastien Bach, vitres closes. Les trente pas qui séparent Groszhaus du pavillon entravent les chevilles de Claire. Elle ne sait que faire de ces hommes qui tournent et eollent, et dont le corps pèse si lourd. Vous m’avez bien entendue. Anne veut vous épouser.

    - Mais c’est vous, Claire, que j’aime ..». Il éclate de rire comme un jeune homme : pourquoi pas avec vous. Il la prend par les mains, la fait assoir à côté de lui. On ne me laisse pas le choix ? Je dois dire merci ?

    - Quelle que soit la femme, Vieux-Georges, soyez réaliste.

    - J’étais sur le point d’être expulsé.

    - C’est une autre matière. Pourquoi riez-vous ?

    - Que penserait Myriam ? ...Qui frappe ? »

    C’est Anne, impatiente, anxieuse. Elle parcourt les pièces, celle que Vieux-Georges conserve, de bonne acoustique, et les installations récentes de Stabbs ; les deux messieurs cohabitent à présent sur un pied de respect froid. Anne ferme dans son parcours les portes d’armoires bâillantes. Marque au feutre mauve les plus délabrées. Claire et Vieux-Georges surveillent ses faits et gestes, anticipant son installation. « Nous viendrons tout débarrasser cet après-midi. - Et Stabbs ? » Claire murmure « qu’il aille se faire foutre ».

     

    * * * * * * * * * * * * * *

     

    « Qu’est-ce que vous nous chantez, Vieux-Georges ? ...on ne vous aurait interné que pour tenir compagnie à votre femme ?

    - Oui, oui…

    - J’ai horreur des sensibleries chez un veuf, dit Anne ; c’est peut-être votre vie commune, après tout, qui a rendu votre femme vulnérable.

    - Peut-être, peut-être ?

    - Et cessez de répéter chacune de vos paroles.

    - Myriam était devenue un vrai sac à larmes. Elle pleurait de pleurer.

    - L’avez-vous aimée au moins ?

    - Je ne m’en souviens plus. C’est Claire que j’aime.

    - Il faudra bien que moi, je vous suffise.

    Elle lui pose un baiser sur le front et détale.

    « Vais-je bander ?  pense Vieux-Georges.

     

    * * * * * * * * * * * * * *

     

    Voici le repas de fiançailles. Il se tient dans le pavillon de Vieux-Georges, qui l’occupe aujourd’hui tout entier. Cela permet de tout mettre au point. Vieux-Georges en son antre n’a presque plus qu’un buffet brun, avec rosaces sur les portes.

    Première entrée

    Fait son entrée Mme Bove, seule, jeune, tout en rouge. Sa voix perce comme un clairon : « Mes enfants sont à la maison ». « Tant mieux » Claire ajoute que « ça ne fait rien ». Vieux-Georges pense comment, Claire, tu aimes les enfants ? Ce qu’on dit, et ce qu’on pense.  Bove, placez-vous face au buffet... » - tu en voudrais donc ?  ...vous qui appréciez les beaux meubles…  qui est cette femme que tu vouvoies ? - cesse tes messes basses dit Claire ; tu n’auras pas d’enfants de moi ; et ce buffet digne des Mazeyrolles… - ...il me semble l’avoir toujours eu devant les yeux, dit Vieux-Georges précipitamment, « dès mon enfance.

    - Ta vue baisse ?

    - Mes souvenirs baissent, mieux que moi...

    - Et si vous vous occupiez de moi ? s’exclame Bove. C’est moi, l’invitée… vous permettez que je téléphone ?

    - ...mais comment donc !

    - Claire, je suis chez moi, c’est à moi de l’autoriser.

    - ...tu n’es chez moi qu’autant qu’il me plaira : ton ancien pavillon reste au fond de la friche…

    Vieux-Georges grommelle sur la facilité d’accès au téléphone d’une parfaite inconnue, Mrs Bove. « Écoute-moi bien : ce sont tes fiançailles. Si tu t’obstines à faire à mi-voix des commentaires désobligeants…

    - ...je ne suis pas désobligeant…

    - ...ou déplacés…

    - Ce ne sont pas mes amis…

    Bove se rapproche :

    « C’est plus facile, dit-elle. Nos enfants sont grands à présent… Nous sommes un peu à l’étroit, au premier ; mais nous pourrons bientôt annexer l’appartement du palier.

    - Rue aux Juifs ? lance Vieux-Georges.

    - ...Quelle intuition ! C’est cela, monsieur Vieux-Georges. J’ai l’air juif ?

    Anne rattrape au vol : Il y en a des rousses, puis c’est l’habituel échange de piques, « vous n’avez pas le nez juif », « qu’est-ce que le nez juif », lubies obligatoires.. Mrs Bove prend le dé de la conversation : « J’ai repeint les plinthes, le bois des fenêtres ; reverni les meubles.

    « Les meubles ! s’exclame Claire.

    - Toi, lui dit Anne : musique s’il te plaît.

    - Good bye stranger ?

    - Exactly.

    - Mais que se passe-t-il ici? dit Bove ; rajuste sa jupe.

     

    Seconde entrée

    « Anne, c’est à toi – Claire s’absente en cuisine fraîchement repeinte.

    S’introduisent – c’est agaçant – deux masques blancs, « faisant Venise ».

    « Eh bien c’est raté », dit Anne. « Vous portez des capes ? …sans même une épée ?...

    - C’est émouvant tout de même, dit Bove. Moi, je suis émue.

    - C’est que vous n’avez jamais rien vu (tournée vers les masques) - vous ne parlerez donc pas ?

    - Je suis bien sûre, intervient Bove, que vous les reconnaîtriez ; il y en a un grand, et un petit ».

    Le grand masque se dévoile : « Nous n’avons pas été invités »

    C’est Noëldieudieu. Anne hésite à rire. Vieux-Georges demande ex abrupto à Mrs Bove qui a bien pu l’inviter, elle. « Et l’autre masque » enchaîne Anne, ne peut-être que… - « Stabbs ! Je me présente : Stabbs ! »

    Claire revient. Mrs Bove, jouant les superflues, précise à Vieux-Georges que tout bien considéré, elle n’aurait pas dû abandonner ses enfants « là-bas », qu’elle s’est décidée « vite vite », que Claire (à mi-voix) se montre « bien bizarre » en un tel jour - « sans aller jusqu’à dire qu’il faut se méfier d’elle », « mais je ne sais jamais vraiment ce qu’elle veut. » Vieux-Georges dans un souffle : moi non plus… Claire s’agite comme une hôtesse qui reçoit, Anne se récrie sur les faux dominos de Venise, les retourne sur la doublure, les ôte et les suspend, Claire essaye aussi les masques. Les replace sur eux, leur ôte à nouveau « ces affreuses larves blanches ». « C’est effrayant » décrète Claire. « Je les confisque. En attendant, servez l’apéritif »/.

    Vieux-Georges, à voix basse : « Pourquoi sont-ils venus ? même Noëldieu soi-disant mon fils, ne m’aime pas.

    - Et l’autre ?… le British ?

    - Son ami.

    - Pédés ?

    - Non ?

    - Bourrés ?

    - Oui, dit Mrs Bove.

    Stabbs écoute en coin. Il comprend parfaitement le français et le polonais : . « Nous avons bâti de nos mains cette maison où vous êtes ; sans permis de construire. Nous avons tout hypothéqué ».

    Vieux-Georges, un peu polonais, semble détecter dans l’accent de Stabbs de lointains accents de Louisiane. « Fausse piste » souffle Bovette. Noëldieu fredonne quand le bâtiment va... (tout va, tout va) : son prétendu fils prend une voix de tante. Tout le monde se dirige vers le buffet. Vieux-Georges se trouve un instant seul avec Mrs Bove, ses cheveux roux et son col rouge. Il observe que devant lui, souvent, les femmes secouent leurs cheveux : mériterait-il tant de coquetteries ? Bovette, avant de se lever, siffle son fond de Porto.

    Vieux-Georges aimerait occuper une chambre, indépendante et sans morte dedans, où rien ne changerait jusqu’à sa mort à lui. C’est le moment que choisit la charmante Lady pour soupirer j’aimerais tellement voyager Vieux-Georges dit c’est cela, passer d’hôtel en hôtel d’une voix sombre, puis tous deux rejoignent le cocktail.

    Fin de la deuxième entrée

    « Que sont devenus les enfants des Noirs ?

    - Tous mariés » grommelle Vieux-Georges.

    - Avez-vous remarqué, fit la rousse, passant d’un sujet à l ‘autre, comment tous nous laissent seuls ?

    - Ils se soûlent à la cuisine.

    - Mais je n’éprouve aucun plaisir à rester avec vous.

    - Ni moi, croyez-le bien, Mrs Bove. Je me souviens d’un bijoutier pédé…

    - Mister Georges, vos propos sont déplacés…

    - ...ce bijoutier noir s’est fait dépouiller par sa femme. 800 000 euros de biens immobiliers…

    - Vous n’en aviez aucun souci, en ce temps-là ; vous ne vouliez qu’une seule chose : entendre parler de votre femme morte. Et vous aviez horreur de l’accent cajun.

    - Pourquoi Claire vous a-t-elle confié tout cela ?

    - Ce bijoutier noir se plaignait de ses déboires. Tout l’alentour en était arrosé. Même Claire était fatiguée de lui.

    - Son ancien amant, bijoutier dépouillé, doit demeurer au Vieillards’ Home.

    Mrs Bove éclate de rire : « Où avez-vous appris votre anglais ? il faut dire Old People’s House - il est mort, votre bijoutier. C’était le plus encombrant des locataires de Claire.

    - ...Expulsé, puis mort ? ...Mrs Bove, vous faites l’intéressante avec moi. S’ils nous laissent seuls, c’est pour que nous nous parlions. Pour nous marier.

    - Mais c’est avec Anne que vous vous fiancez.

    - Vous seriez ma maîtresse.

    - Vieil impuissant !… J’ai confié mes enfants à des amis, dans le ,jardin. Ils sont bien couverts. Ils ne risquent pas le rhume. Je ne veux pas vivre avec mes trois fils – en plus, vous, dans un trois pièces. Ils sont jeunes. Ils ont tant besoin d’espace !

    - Il me reste quinze ans à vivre. J’ai besoin de tout l’espace.

     

    Surviennent les enfants

    « John, Juanita, Soniechka, jouez dans le jardin. » (vers Vieux-Georges : « deux de mes garçons sont des filles » (aux enfants) « restez de ce côté-ci de la haie ; n’arrachez pas la haie ; ne creusez pas de trous dans la pelouse.

    - Claire ! s’écrie Vieux-Georges ; vous voici ! Où étiez-vous tout ce temps ?

    - Nous revenons tous, dit Claire. Sais-tu que le bijoutier est mort ?

    - Tu m’annonces la nouvelle sourire aux lèvres ! je le sais depuis longtemps.

    - Maman, est-ce qu’il y a de grands jardins après la mort ?

    - Mort, comme Myriam, complète Vieux-Georges.

    Claire, à Mrs Bove : « Ça lui passera ». Se tournant vers Vieux-Georges ; « Vous ne nous facilitez pas la tâche aujourd’hui : teigneux, résigné.

    - Pourquoi m’avez-vous abandonné si longtemps pour ces deux masques, mon fils et votre ancien amant, Stabbs et Noëldieu ?. Pourquoi ces enfants libérés dans mes pattes ? Pourquoi ne puis-je pas voir ma fiancée, Anne, ta sœur ? Mrs Bove est charmante – mais pourquoi la lâcher sur moi ? »

    Faute de mieux, Mrs Bove a ri.

    Georges l’imite.

    X

    X x

     

    Violents coups de klaxon côté rue, Claire au pas de charge à travers le jardin, tandis que Stabbs et Noëldieu jettent la table les charcutailles. Hurlements à l’extérieur, irruption par la porte-fenêtre : Claire tient tête entre homme et femme de grand âge. Stabbs et Noëldieu répètent comme des automates leurs gesticulations mortadelles ? mortadelles ? « Qui va nous prendre en charge ? crie le vieux. Il a plein de poil, barbe et moustache, autour de sa bouche ronde. - Mais c’est Eugène ! répond Vieux-Georges, libéré ? cavalé ? Tout le monde s’est mis à crier.

     

    Claire prend Vieux-Georges à part : «Comment peux-tu le reconnaître ? - Je me souviens de tout le monde ». La sosie d’ Alphonsine s’écrie qu’ils sont relâchés, réclame de l’alcool parfaitement ! le personnel nous donnait de l’alcool ! » « C’est un comble », répète Claire. Ça la calme. Noëldieu, averti, l’invitait ici même avec Eugène : « Regardez l’heure. On ne peut pas faire autrement » ; Stabbs le Roux, ex-amant, informé, propose plaisamment de les accueillir chez lui. Claire le pousse du coude, il se tait. Oncle René sort de ses fourneaux, l’engueule : « Je t’ai conservé le demi-pavillon, pas pour faire venir n’importe qui.

     

    54 - 29

     

     

    - Ce sont mes amis ! - Quels amis ? » Eugène et Alphonsine se sont tus, bouches bées devant les mortadelles enfin repérées. Claire prend le père Eugène par le bras et le ramène bougonnant dans sa cuisine : « Chacun chez soi.

    - C’est ce que je dis » réplique le vieux.

    Se remettre à table ne résout rien. Rosette, amuse-gueule. rôti. Personne ne croit à ce qu’il mange. Eugène et Alphonsine se nourrissent proprement, ne boivent presque rien, oublient leurs griefs comme deux vieux buveurs. Ils verront plus tard où coucher. L’asile est loin derrière eux. Vieux-Georges leur passe les meilleurs morceaux. Il leur demande s’ils connaissent les Mazeyrolles. Eugène fronce les sourcils et se tord la barbe. Alphonsine déglutit en roulant ses petits yeux.

    « ...Voyons, vous êtes bien les cousins de Myriam !

    - Quelle Myriam ?

    - Ma femme ! Celle qui est morte ! »

    - Décrivez-les, ces cousins, annonce Eugène en se curant les dents.

    - ...La vieille n’a qu’une dent, sur le devant. Elle soigne ses cheveux à l’Oxygénée Vingt Volumes. Quand elle gueule ça s’entend. Elle ne parle jamais de la mort.

    - Évidemment dit-il dans sa barbe.

    - Je m’en fous, braille Alphonsine, cette vieille est tout le contraire de moi : je suis brune, je suis piquante et j’ai le nez fin… Pourquoi tenez-vous à nous parler de ces gens ?

    - Ils n’étaient donc pas avec vous ?

    - Où çà ?

    - À l’asile.

    - ...Tu vois, Eugène : le monsieur n’a pas peur des mots ».

    Vieux-Georges leur confie à l’oreille, même sourde, comment les Mazeyrolles l’ont supplanté, derrière la haie du fond : ils râlaient comme des putois, ils reprenaient leurs sales habitudes de taudis, là, derrière : « Tout mon entretien foutu »… Soudain, précisément, tous sans exception les voient passer en douce, les Mazeyrolles, renvoyés de leur parcage, à travers toute la salle à manger, haillonneux, graillonneux, longeant les dos de sièges. C’est intolérable.

    Claire, à gauche, se rengorge dans un contentement inexprimable.

    Les Mazeyrolles se crapahutent en boitant vers les pièces du fond.

    « Que veulent-ils ? demande Mrs Bove.

    - S’agiter, s’agiter ! avant disparition prochaine, dit Stabbs la bouche pleine.

    Les Mazeyrolles disparaissent.

    Ils occupent deux pièces engorgées de toutes les armoires qu’ils n’ont pu caser ; rien déplacé, rien vendu. Le vieux Mazeyrolles revient seul sur ses pas et bouche toute la porte. Il pèse 100k, il n’a pas ôt son . D’une voix sourde et ferme, il précise qu’il est revenu sur ses pas, exprès : il s’est réinstallé, avec sa femme ; la maison du fond sera toujours assez grande ; il a toujours acquitté son loyer, sa part d’eau, de gaz, d’électricité – il mourra d’un coup.

    Il se tourne, redisparaît.

    C’est le moment que choisit Anne, 23 ans, cheveux bruns, teint mat et lèvres rouges, pour s’écrier :

    « J’aimerais un premier rôle ».

    - Ta gueule, dit le vieil Eugène, la bouche pleine.

    Alphonsine lui fait observer ceci : « Tout le monde parle la bouche pleine ici ; ce n’est pas une raison pour t’y mettre ».

    Toute la table insiste en chœur : « Anne, exprime-toi, dis-nous ce que tu as sur le cœur ».

    Anne répond qu’elle est jeune, qu’elle voit trop de vieux à cette table, qu’elle ne veut pas voir défiler toute la vieillasserie du monde. « Nous avons le droit et les moyens de vous virer tous autant que vous êtes » ( hurlements de rire) - «...de confisquer leurs appartements, et de vous coller tous aux fins fonds de l’asile » (on rit beaucoup moins) – elle ajoute qu’elle était faite pour un destin exceptionnel, avec amour, mystère et respect ; que tout aboutit à sa sœur aînée : « Il n’y a donc ici que des hommes rassis qui se grattent les croûtes sur le lit de noces ?  » (« même si je montrais mon cul, personne ne le verrait » ).

    Le rôti reste dans la gorge de Vieux-Georges. La discussion devient générale et s’embrouille : Vieux-Georges se demande ce qu’il va devenir : « Les vieux veulent me chasser ; or je n’ai que 68 ans – eux, quatre-vingt cinq. Ils sont toujours dans l’établissement. Jusqu’à la mort. Myriam, de l’au-delà, me les envoie ». Eugène et Alphonsine, qui se sont envoyés tout seuls, dévorent le repas : bouches pincées, nez en couteaux. Eugène porte le bouc, chef de gare en retraite, parle comme un pasteur. « Les Mazeyrolles, illégalement, occupent une partie de notre pavillon». Claire a répondu qu’ils étaient chez eux, et que lui, Georges Stavrovski, jouissait d’une faveur… « Nous avons connu les Mazeyrolles en ville, articule Alphonsine entre deux bouchées ; ils menaient un raffut terrible. C’était juste derrière chez nous. »

    - Ils envoyaient leur chèvre brouter entre les voies, dit le chef de gare en lissant son bouc. Elle a failli faire dérailler le Calais-Bâle.

    - Ils s’introduisaient chez nous, ajoute Alphonsine. La bonne femme soulevait le couvercle des marmites : « Ça sent pas bon, là-dedans. Vous allez manger de ça ? »

    - Ils étaient encore tout jeunes, dans les 55. Ils montaient dans les wagons sans payer. Leur fils a menacé un de mes contrôleurs avec un schlâsse à cran d’arrêt.

    - « Ses » contrôleurs : ça le reprend.

    - Le cran d’arrêt c’est vrai. J’ai balancé le fils sur le ballast. Et le couteau » - il le tire de sa poche - « je l’ai récupéré ».

    Un murmure parcourut l’assistance

    - Posez ça, Pépé.

    - On ne me dit pas « Pépé ».

    - D’où tenez-vous ça, dit Mrs Bove, on ne vous l’a pas confisqué à l’asile ?

    - On ne dit pas « asile », dit Georges.

    Alphonsine calme ses voisins, se ressert du vin, confirme que les Mazeyrolles ne sont pas des saints, ni personne de leur famille. Myriam non plus n’était pas une sainte. Vieux-Georges demande pourquoi. Alphonsine s’embrouille, parle d’une rivalité amoureuse, « dans le temps » ; Vieux-Georges a complètement oublié : « C’est de l’invention ».

    Eugène lui rappelle d’un ton pontifiant que « sous l’Occupation, parfaitement », il avait fourni des listes de réquisitions : tant de bœufs ici, tant de lapins là.

    « Tu confonds avec mon oncle, imbécile, dit Vieux-Georges.Je n’avais que 17 ans.

    - À cet âge-là, il y en avait qui résistaient.

    - Moi je me cachais.  Et les Mazeyrolles ?

    - Tout ce qu’il y a de plus pétainistes, jusqu’au 30 juillet 44.

    Claire : « Eugène, Alphonsine, vous êtes mauvaises langues. Vous êtes tous vieux, tous du même quartier, avec de la couperose. Je vais tous vous virer de chez moi.

    Alphonsine nasille que les Mazeyrolles y sont bien, eux. Georges va leur demander « ce qu’ils pouvaient bien faire, les Lokinio-Turc, pendant la guerre. Mrs Bove mange. Elle est désormais la seule. Anne intervient :

    « Arrêtez vos engueulades ! On n’entend que vous, c’est des histoires de vieux, on n’en a plus rien à foutre.

    - Je paye mon loyer.

    - Quel loyer, Vieux-Georges ? Trois mois, qu’on n’en voit pas la couleur ! on ne vous demande rien, notez…

    - Je veux savoir ce qu’ils faisaient sous l’Occupation. Les convois ont bien été transportés par chemin de fer ?

    - J’ai fait de la Résistance, clame Eugène, bouc en bataille. Parfaitement, pour bloquer les départs de trains ». Tout le monde détourne la tête, gêné. Après les avoir favorisés pendant quatre ans.

    - C’est tout ce qu’on a pu faire ! crie Alphonsine la bouche pleine, le nez pincé à tout rompre.

    - Vous nous faites chier avec votre guerre ! gueule Anne. T

    À ce moment précis Les Mazeyrolles, énormes, ressortent de leur appartement, titubant sous la graisse.

    « Qu’est-ce qui se passe ici ? dit la vieille édentée.

    La salle à manger regorge. Toutes les portes intérieures sont ouvertes.

    - Comptez-vous, dit le vieux Mazeyrolles, pas encore mort, béret, œil glacial.

    - One ! dit Mistress Bove.

    - Two ! dit Vieux-Georges pour se foutre de sa gueule.

    - Trois ! C’est Claire.

    Anne : « Quatre ! »

    Noëldieu : « Cinq! »

    Stabbs : « Six ! »

    On s’arrête là. Sinon, on n’en finirait plus. Plus Eugène, plus Alphonsine ! jamais ils ne tiendront tous. L’asile a relâché ses proies. «À Varsovie, nous serions à notre aise ! s’écrie Stabbs ; il regarde en biais le Polack, qui souffle : « Vous partez après le dessert, n’est-ce pas ? »

    - Il doit à son propriétaire, susurre Claire, trois bons mois de loyer. J’ai mes renseignements. Stabbs n’a rien perdu des commentaires en sous-main. Noëldieu Long-Nez : « Il peut loger chez moi ; je ne demande pas grand-chose. - Mais il le demande et l’obtient, murmure Claire. Un grand relent d’homophobie suinte de cette flaque… « Maintenant que ma mère est morte » - Myriam ! - tout est permis ». Claire s’aperçoit qu’il va proférer des énormités. Elle en sort une : « Je suis enceinte ! » Applaudissements. « On ne s’ennuie pas, chez vous » dit Mistress Bove à Stary-Vieux-Georges.

    Le drame se précise. Stabbs disparaît en sursaut, ressurgit avec les desserts. Il est devenu rubicond, Noëldieu la fixe avec furie : « Toi ! toi qui disais que la reproduction est le pire fléau de l’espèce humaine !

    - Je t’explique…

    Anne supplie qu’on cesse de s’expliquer ; sa migraine enfle ; on crève de chaud.

    « Il n’y a rien à expliquer » réplique Noëldieu. Il tire trois balles sur son ami qui s’effondre dans les plats de crème. Alphonsine, ravie et malfaisante, se précipite sur le téléphone.

    - Puisque c’est comme ça, dit Claire, je ne le suis plus.

    Eugène et Mazeyrolles, costauds pour leur âge, transportent Stabbs dans une chambre. Il meurt dans la nuit. Claire s’éclipse, pour cacher son indifférence.

    20 août 1991: Noëldieu S. arrêté pour meurtre, se rend sans résistance.

    20 février 1992 : déclaré irresponsable au moment des faits, il est transféré à l’hôpital de Cadillac.

     

    « Le patient S. a fait montre d’une bonne volonté exemplaire dans le suivi du traitement proposé. Il s’est toujours comporté avec une grande douceur, serviable, raffiné. Nous envisageons de le faire bénéficier de permissions de 24h.

    Cadillac, le 15 mai 1992

     

    « Noëldieu SGUIERS ? …Regarde-moi bien en face. Tu ne m’as jamais vu. Pourtant je t’attendais. Et si tu me dévisages, ma tête te rappellera quelque chose : la peau rouge, les tifs en pétard, les yeux au fond des trous… rien du tout ? ...allons, petit demi-frère… ?

    - J’ai changé dit Noëldieu, beaucoup changé.

    - Lui aussi. Même qu’il en est mort.

    - Tu veux que je paye ?

    - Ni argent, ni vengeance – juste curieux

    - Il ne m’as jamais parlé de toi

    - À moi, si. Mon demi-frère a la vie double. Tu ne l’as pas connu. Mais moi je te connais.

    - Je ne me reconnais plus.

    - Un grand calme, qui s’excite d’un seul coup. Il n’a pas de personnalité. Il sème la merde sans crier gare : des farces, des gros repas, puis plus rien. Hétéro. Taré.

    - Je te demande pardon pour ton frère.

    - C’est ce qu’on dit à Cotonou.

    - Pardon ?

    - Rien.

     

    X

     

    Ont commencé trois mois de déménagements incessants. Le demi-frère du mort prend soin de l’assassin. Il met toutes ses relations à son service : nourriture, abri, vêtements.

    Bibatts est lui même un malfrat, rangé des voitures. Il travaille à B., dans une imprimerie. Aux moindres inquiétudes de son protégé, il l’installe dans une autre rue. Bi-Batts possède un bon réseau ; il pourrait repiquer, mais préfère décidément des eaux plus calmes. C’est Noëldieu, fils de Vieux-Georges, qui râle. Son long nez, le rend parfaitement reconnaissable. Il ne veut plus passer sa vie dans les couloirs d’asiles. Au milieu de l’été cependant, Noëldieu veut revoir sa famille, ses nièces, la maison où il est tombé fou. Bibatts ne le désire pas moins ; pour la forme, il envoie des piques : « Ta mère te manque. La patronne.

    - Je n’aurais jamais dû me confier à toi.

    - Tu n’as pas changé. Mon demi-frère disait - c’est bien toi qui l’as tué, non ? il est à toi, tu le gardes.

    - Je ne l’ai pas fait exprès.

    Bibatts pourrait se fâcher. Il éclate de rire.

     

    X

     

    « C’est le vent » dit Claire.

    Anne dit que c’est Noëldieu.

    Noëldieu n’est pas venu seul. Avec Bibatts, il enjambe la fenêtre du rez-de-chaussée. Il fait nuit, les deux hommes sont passés par derrière. Bibatts présente pour rire un schlasse. Les filles reculent c’est une blague dit Noëldieu juste une blague.

    - Qui est celui-là ?

    - Le demi-frère de Stabbs.

    À l’évocation de son amant, les narines de Claire se pincent. La ressemblance est forte, malgré vingt ans de moins, et sans la moindre distinction. Les répliques sont attendues. Elles s’égrènent comme suit :

    - Vous êtes fous.

    - Nous sommes surveillés ;

    - Ils n’y penseront jamais.

    - C’est trop gros.

    - On vous cachera.

    - Il ne faudra pas sortir.

    - ...Donnez-nous de l’argent monsieur Stabbs…

    - Bibbats ; le Stabbs est mort. Mon demi-frère mort et moi ne sommes pas des assassins. Noëldieu est  l’assassin de mon frère. Aux F.D. il se fera nommer « Bériko ».

    - « Fous Dangereux »

    - Nous l’appellerons aussi Bériko reprend Bibbats.

    Quelqu’un : « Pourquoi êtes-vous revenus ici ? »

    Bibbats répond qu’il n’a jamais mis les pieds ici, justement. Il est simplement « curieux de nature ». Anne suppose une « expédition punitive » - Je suis doux comme un agneau réplique Stabbs. Noëldieu peut vous le dire. Vous nous accueillerez du mieux que vous pouvez. Ici la place ne manque pas, ni les doubles issues ».

    Tout le monde s’assoit, tout le monde discute (« c’est le genre de la maison » dit Anne). Noëldieu, calmé, demande à voir Vieux-Georges, qu’il pense être son père. On lui répond qu’il dort , que les Vieux Mazeyrolles sont revenus dans le pavillon, derrière la haie, qu’ils dorment eux aussi (« les vieux, ça dort »). Alphonsine et Eugène, le chef de gare, n’ont pas voulu repartir non plus, chambre 13. Bibatts ricane en se resservant de scotch. Noëldieu : « Vous ne pouvez donc pas vous débarrasser de vos grands-parents, à votre âge ?.

    Noëldieu éprouve de grandes difficultés en matière de généalogie.

    Claire fait observer à sa jeune sœur qu’elle a « entretenu » sa mère « jusqu’à sa mort ».

    Anne fait observer à sa sœur aînée que c’est leur mère à toutes deux, mais qu’elle-même, Anne, a « changé ». Claire : « Maman nous changeait, à présent c’est toi qui changes ? » Anne répond « Ta gueule ». Bibbats finit son scotch d’un trait et demande où dormir, « puisque tout le monde dort ». - Nous vivons en vase clos,dit Claire. Nous nous suffisons à nous-mêmes. - Claire, qui a prévenu les flics juste après l’accident ? - ...le meurtre, rectifie-t-elle ; c’est Alphonsine. Sans elle, tout pouvait s’arranger. Entre nous. Mon demi-frère avait bien plus qu’un an à vivre. Anne donne à Noëldieu trois jours pour se faire arrêter.

    - Raison de plus pour faire vite.

    Tous se mettent à boire, en silence. Tous vont se coucher. Des ronflements s’élèvent.

     

    BIBATTS ET Noëldieu DANS LE MÊME LIT

    Il n’existe qu’un seul lit.

    « Noëldieu, tu dormiras par terre. Tu es l’assassin de Stabbs

    - Pas question. Nous serons sur le même lit, habillés.

    - Noëldieu, n’enlève même pas tes chaussures.

    - Je me lave les pieds, je lave mes chaussettes.

    Ils vaporisent du désodorisant.

    Si on les découvre, ils seront habillés, côte à côte, en chaussettes ; bien écartés sur les deux bords du lit, séparés par un traversin. C’est ainsi qu’ils se parlent, doucement, lourdement, dans le noir. D’abord, ils déplorent le bruit de la rue :

    « Même pas moyen d’allumer la veilleuse, se plaint Bibatts.

    - Ne chipote pas. Crève.

    La lumière bleutée de la rue découperait leurs profils.

    « Si tu es revenu, c’est que tu as un plan.

    - Mes nièces n’ont pas d’argent, dit Noëldieu.

    - J’ai un plan.

    - Tu veux nous faire passer pour des salauds ?

    - Il nous faut un certain temps, dit Bibatts.

    - Je ne nous donne pas trois jours avant de nous faire arrêter.

    - Pas dit, Biriko. Nous allons d’abord nous planquer dans le pavillon du fond.

    - Il est plein.

    - Eugène et Alphonsine vont vouloir se recaser ici même, sur la rue. Çane va pas traîner. Stary-Vieux-Georges peut conserver le pavillon du fond : il ne sera pas dangereux. Nous sommes dans un asile médical. Indélogeables. Mon plan est celui-ci : tout vendre.

    - Mais… nous ne sommes pas propriétaires !...je n’ai tout de même pas fait exprès de tuer le Bijoutier.

    - Ta froideur m’exaspère.

    - .La tienne aussi. Assassin.

    - Tu vas me faire le plaisir de me filer tout l’argent de mes nièces.

    - Elles n’ont pas d’argent. Stabbs me l’avait dit.

    - Les immeubles me reviennent. Je suis le fils de Georges.

    - Ce qui reste à démontrer.

    - Je te promets de disparaître ensuite avec toi. Napier, New-Zealand. J’ai un réseau. Tout un plan – des coups – appelle ça comme tu veux. Anne est sensuelle. Travaille-la au corps ; ton défunt frère a emballé Claire. Tu peux bien draguer la petite.

    - Tu es dingue Noëldieu. Criminel, dingue et dangereux.

    - Je me charge de Claire. Elle le fait sans arrêt. Pour l’instant seule. Peut-être avec sa sœur.

    - Tes cousines…

    - Demande une dispense au pape.

    Bibatts n’est pas convaincu. Il objecte ceci : les deux petite-filles Mazeyrolles voudront expulser jusqu’au dernier des occupants. Surtout Alphonsine. Eugène. Les deux ivrognes. Où qu’ils se trouvent. « Y compris dans cette maison même, où ils ont eu le toupet de revenir prendre part au repas, juste libérés de leur désintoxication ; ils n’ont pas bu une goutte d’alcool. Quant à Stary-Vieux-Georges, il n’est pas à l’abri. Personne n’est à l’abri d’une expulsion. Leurs fonctions de garde-chiourme leur pèsent. ».

    Noëldieu change de sujet. Il a tué Stabbs sans préméditation, la chose le hante, il y revient sans cesse. Il se juge sévèrement, mais trouve aussi que les Sœurs exagèrent. Elles empoisonneraient volontiers dit-il tous leurs pensionnaires, en faisant macérer des pièces verrt-de-grisées dans leurs tisanes, comme la mère Cibot pour son mari. Le frère de Stabbs hausse les sourcils, n’ayant jamais ouvert un livre de Balzac. Il vit avec l’assassin de son frère, un vrai Caïn ; tend l’oreille à ses jérémiades et perpétuels remords sans le moindre état d’âme : ayez des demi-frères… Il couche avec lui, sans ôter plus de vêtements qu’il convient. Rabaisse les exagérations fantasmatiques de Noëldieu qui voudrait, pour s’alléger sans doute, que les Sœurs couchent ensemble, et nues : « Tu exagères » dit Bibatts.

    Le temps clair contrarie le projet des deux hommes, sur lequel nous manquons d’indications. Ils s’exhibent en compagnie dans le petit parc, de la Maison Mère au Pavillon, puis du pavillon à la maison mère. Et la police ne vient pas, comme si le secret s’était déplacé au bout du monde, où le Noir bijoutier partage la couche du Blanc assassin. Les deux hommes décident enfin d’adopter deux lits différents. Les circonstances peu à peu font chemin dans leurs âmes. Ils méditent une autre complicité, plus active. Il y faut plus de précision que pour une course en haute montagne. Mais ils se montrent. Chacun leur suppose un complot, mais seul aujourd’hui concentre les blâmes leur exécrable exhibitionnisme.

    X

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    Mrs Bove est venue s’acquitter de son loyer. La Maison Mère accueille autant de locataires qu’un hôtel. Les enfants, les animaux, sont encore interdits. Mrs Bove abandonne les siens à des subalternes à deux rues d’ici. Elle les appelle « mes gens », my servants. Cela fait sourire. Il règne ici une grande immoralité, une scandaleuse impunité. Les assassins bientôt s’y feront purificateurs. Parfois ils se dissimulent, mais si mal que chacun les découvre. On y voit la preuve d’un redoublement de perversion. Mrs Bove les surveille avec la discrétion qui lui est si particulière. Elle se tient près de leur porte, couloir 3. Quand ils se sont renfermés avec toutes les mimiques précautionneuses possibles, elle colle l’oreille au bois du battant.

    Ce jour de loyer, elle place la bouche au niveau de la serrure, une grosse lucarne à l’ancienne : elle flûte alors par le trou leurs identités successives, leurs domiciles, et la raison qui les leur a fait quitter. C’en est trop. Bibatts dit Biriko et Noëldieu sortent d’un coup ensemble et lui font face avec insolence. Mrs Bove explique aimablement que le vieil Eugène en remontrerait à deux détective. Elle rit avec embarras : « Votre meilleure protection est la complicité de tout le quartier »

    - Tu noies le poisson, lance Bibatts.

    Le tutoiement la choque. Elle paie sa quote-part du bon repas, rafle ses gosses et s’esquive chez elle. Claire, Anne et les deux clandestins, fils de Stary-Vieux-Georges et Stabbs, noir et bijoutier, se dévisagent. « Vous pouvez aller et venir à votre guise » dit Claire. « Dans le parc, naturellement ». Ils demandent d’une seule voix où est Vieux-Georges. Devant le mutisme des sœurs, ils se dirigent d’un pas décidé vers le Vieillards’Home. À ce moment Vieux-Georges ressort des cuisines : « Croissants ! Croissants chauds pour tout le monde ! » Sa bonne humeur sonne faux. Son domaine, réduit de moitié, le ronge.

    Il assigne à chacun sa place, joue les bourrus, dispose les croissants. C’est lui le plus jeune de tous. Il bouscule les vieux couples assis. Sa gêne disparaît. Il se répète intérieurement je suis seul et légitime occupant mais qui le lui conteste ? « Manque de place » d’après elles. Il serait bien de s’équiper à huit, huit vieillards bien décidés pour expulser « en bonnet de forme » il n’a jamais bien compris – ces sœurs faussement vertueuses et répartisseuses de paquets de vieillerie. De quel droit se sont-elles arrogé le privilège d’accueillir ou refuser, faire danser ou précipiter ces corps perclus d’une chambre, d’un pavillon, d’une pièce à l’autre ? Il en faut huit - pourquoi huit ?

    Saurait-il compter jusqu’à huit ? Les énergies restent virtuelles. Les Mazeyrolles, sœur et beau-frère, opinent et ne décident rien, Alphonsine picole et gueule, Eugène fait chorus entre deux fonds de ballon.

    Croissants ! Thé ! Lait, café…

    Il passe d’une pièce à l’autre ensoleillée, deux ou trois familles par pièce, l’ambiance est telle.

    « Bonjour.

    - Vous êtes Noëldieu ?

    - Votre fils.

    - Paraît-il ». Georges, tasse et soucoupe en main, le considère par-dessous : « Mais non, Biriko, ou Bibatts : nom et surnom. Si vous prenez en plus celui de votre ami, je ne peux plus m’y retrouver. Vous êtes le frère de Stabbs le Noir, que mon soi-disant fils a estourbi ».

    Nous n’avons jamais vu chez Vieux-Georges la moindre trace d’émotion. Heureux homme. Pourtant cette fois la tasse et la soucoupe tremblent dans sa main. Il les pose : « Que revenez-vous faire ici ? » À son tout Noëldieu paraît dans l’embrasure. Bibatts est fondre. noir et toujours bijoutier. Il était impossible de les confondre. Vieux-Georges est p lus troublé qu’on ne pense, Plus retors peut-être. Les deux nouveaux venus debout échangent un regard : ils se savaient attendus, non pas méconnus. Méconnus exprès. « jJ ne vous attendais pas » prétend Gorges, Qui reprend tasse et soucoupe. Qui s’empresse à l’abri thé chocolat café Biriko le saisit par le bras :

    « Qui vous commande ici ?

    - Je sers le café du matin… je suis le plus valide » s’excuse-t-il.

    - Réfléchissons, dit le Noir. Ils vous ont mis sur la touche. Même à l’article de la mort – de votre mort.

    - Je ne le fais pas exprès.

    - C’est le mot, papa. Ces quatre vieux pensionnaires vous rongent l’espace, à leur service.

    - Mon fils » (pour la première fois), j’ai 71 ans, le temps fait son œuvre.

    - Nous ne te sauverons pas, ni moi, ni le survivant (montrant Bibatts).

    - Que voulez-vous ?

    Les deux hommes repartent en se tenant par les épaules. Il entend Noëldieu demander que voulait-il dire ? En face de lui se trouvent à présent les deux sœurs, Anne et Claire, bâillantes et sortant de leurs deux chambres en chemise de nuit. Comme si chacune et chacun défilaient devant lui, pour la revue. Il restait là, faux maître d’hôtel, mains tremblantes. Menaces des hommes, menaces des femmes. Qui sont ces êtres sortant de ma lampe. Que s’est-il passé pendant son absence ? Pourquoi lui demandent-elles s’il a vu « le vieux schnoque et ses bêtes » ? ...en existe-t-il un semblable ? ...il ne connaît personne qui s’enferme avec ses chiens. Le cerveau joue des tours. L’humour aggrave les incohérences. Pour la première fois l’aînée reproche à se propre sœur des moqueries cruelles. Tu ne sais plus ce que tu dis. Anne, en lui tu sèmes le doute. Vois comme il tremble. « Prenez place. Thé, café ».

    Bibatts le Noir est revenu. Un grand Noir cauchemardesque. Commande une banane. Les Noirs n’aiment pas les bananes. Pas forcément. Anne demande au Bijoutier s’il veut écouter Good Bye strangers sur les haut-parleurs de salle. Claire lui répond Garde ça pour ton Vieux-Georges. Elle reproche à l’autre ce qu’elle fait elle-même. La faiblesse attire les tirs groupés.

    Voici deux hommes, et deux femmes. Qui à présent se reconsidèrent. Lâchent prise sur Georges le remarié.

    Noëldieu Long-Nez revient sur ses pas. S’il pouvait fuir, poser tasse et soucoupe, laisser s’accomplir toutes les séductions, les répulsions. Claire dit des mots sans suite. Il est malaisé pour qui n’est pas dans son crâne de saisir ce qu’elle fait entendre : « Ton langage est le même que celui de ton compagnon de cellule ». Or Noëldieu fils de Georges n’a jamais été incarcéré. Bibatts l’a été, parce qu’il est noir, et parce qu’il est bijoutier. Noëldieu précise que Bibatts est en permission de taule. « Vous ne vous êtes pas assassinés », dit Anne.

    - Quelles nouvelles ?

    Noëldieu fixe les sœurs du fond des yeux. Elle dit que les Mazeyrolles n’ont jamais accepté leur expulsion. Qu’ils ont été remis, par elles deux, là où ils vivaient avant l’asile.

    - De fous ?

    - De fous. Ils sont revenus comme un rot. Nous les avons remis chez eux. Nous avons pensé que Vieux-Georges aiderait à virer tous ces gens, ces ivrognes, ces fous de la tête. Il a préféré ses remords. Il les a aidés à survivre. Ils se cachent encore ici.

    Bibatts prend la parole : « Nous sommes là tous les deux. Nous vous débarrasserons de tous les assiégeants. Vous pourrez vendre le fond du parc – reclassement cadastral.

    - Je ne peux pas remettre ces gens à la rue. Mes parents, ces gens.

    - Des vieux.

    Noëldieu intervient :

    - Bibatts exagère. Il n’est pas chez lui. Monsieur dispose. Monsieur tranche ».

    Bibatts commet des insolences. Sa demi-fraternité défunte ne l’autorise pas à décider de tout. Claire le dévisage. Comment cet homme a-t-il pu partager quoi que ce soit avec son ancien, très ancien amant. Ses joues se colorent. Sa tête se penche, Bibatts approuve du menton Dieu sait quel plan de l’assassin. Les gestes seuls sont francs, les gestes parlent vrai. Les deux hommes devant elle ne veulent pas simplement vider les pavillons privés en fond de parc : ils veulent le tout. Ils les pousseraient, elle et sa propre sœur, dans une haute tour de cité, au loin. Claire et Anne faisaient justement cela. Juste retour des choses.

    Il n’y a pas d’autres retours que celui-là. Pour elles. Bibatts et Noëldieu partiront en Nouvelle-Zélande, fortune faite – adieu, fils putatif ! De qui vont-ils revendre la maison ? et à quel vil prix ? n’ont-ils pas d’autres moyens de payer leur voyage ? Doivent-ils ou non former un couple ? Ne vont-ils pas, aux antipodes, fuir sans cesse de location en location, de refuge en refuge ? Comme en Europe, comme en France… le monde est plus petit qu’on pense… l’assassin de Batts peut-il vivre en sûreté, au sud-est de l’Australie ? Où avaient-ils disparu, avant leur forfait, juste après lui, barbouillés blanc sur blanc, sur noir, ils ne peuvent revendre qu’après la mort de tous les héritiers, dans un délai notarial de trois mois, la police dès la semaine les aura capturés.

    To wkurze. C’est chiant.

    Tout leur quartier les couvre. « Anne, ça ne peut pas durer. - Claire, on ne tue pas pour rien. Si Noëldieu-Long-Nez dit vrai, c’est ton cousin qui aura tué ton… - ...ex, un mou, un vrai mou du lit à deux places. - Tu n’as jamais voulu me le présenter. Mon beau-frère. - Jamais je n’aurais épousé ça. Jamais cet homme. Jamais lui. Pédé à nègre. Assassin du frère de son ami. - ...demi-frère… - Assassin complet ».

    La bâtiment du fond où se succèdent les épaves pue comme un chancre, la mouche et le tombeau. « C’est à nous de partir dit Anne ; nous sommes la branche héritière - vendre vite et filer – on étouffe –

    - Je n’étouffe pas dit Claire.

     

    Dès l’après-midi, le Noir et Long-Nez, Bibatts et Noëldieu, indécollables, investissent et visitent. Ils s’introduisent dans la masure du fond de jardin. L’odeur est forte. Les mouches tournent. C’est le moment de tout examiner ; Vieux-Georges est en courses au centre-ville. Alphonsine est morte, Eugène cuve : le pastis ne manque jamais.

    « Bonjour monsieur Lokinio.

    - Il ne vous entend pas.

    Bibatts le secoue. Eugène voit dans son brouillard le Noir à toupet rouge et se redresse.

    « Nous savons bien pourquoi ils sont venus », grommelle l’édentée. « les jeunes, là » - elle montre de l’aiguille une paire de fenêtres - « voulaient nous virer pour loger leurs parents. On a fini par y loger Vieux-Georges, pour les emmerder. Cet intrigant. Il nous apporte le petit-déjeuner. Il nous dictera bientôt notre emploi du temps…

    - ...à ne rien foutre ! grogne le Vieux.

    - ...qnand ils ont vu ça, les soûlots se sont dit autant revenir…

    - Vous êtes trop nombreux là-dedans, intervient Noëldieu. Chacun apporte sa couche et se vautre sur celle du précédent. Vous devez vous brouiller avec Eugène, sur son haleine, les bouchons qui sautent dès le matin, l’immoralité… vous trouverez bien…

    Lokinio balbutie qu’ « il est drôle, le Noir, avec sa touffe rouquine ».

    - ...établissez une distance, un froid…

    - Quel intérêt ?

    - Mais vous êtes à l’étroit ! ...mon bon monsieur !…

     

    Après leur départ, Mazeyrolles Aîné disait à sa femme :

    «Il ne faut pas penserqu’à soi.

    - Vous les hommes ! Jamais énergiques ! ...Ce soir, je ne ferme pas leur boîte aux lettres. Je laisse grincer la porte au bout de l’allée. Ils iront la refermer tout seuls.

    - C’est vrai, Maïté ; d’où qu’il sort, ce Vieux-Georges ?

    X

    Entre les deux bâtiments, contournant la haie près des cordes à linge, se trouve un sentier agaçant : tous doivent tôt ou tard y passer, s’y croiser, s’y saluer.

    « Bonjour, monsieur Georges.

    - Bonjour, monsieur, madame Mazeyrolles. On va faire son petit tour ?

    - Juste voir le jardin, au bout de la rue !

     

    C’est moins anodin cette fois. Vieux-Georges n’a plus ce pas nonchalant ; plantés au milieu du chemin, de leur côté, les deux gros Mazeyrolles forment un mur infranchissable. Georges en face d’eux danse d’un pied sur l’autre. Il les engueule. Ses mots volent bas qu’est-ce que vous êtes revenus foutre là. Ou bien : on m’a donné, on m’a repris, on m’a volé.

    Ce qui unit tous ces vieux-là, c’est d’être, autant qu’ils sont, des usurpateurs. L’opinion générale est que, seuls, les plus âgés, Eugène et Alphonsine, devaient primitivement occuper les lieux.

    « Les deux sœurs n’aiment pas leurs grands-parents.

    - Nous ne les aimons ni elles, ni leurs grands-parents, reprennent en chœur les vieux Mazeyrolles, féroces.

    - D’où vient, s’éraille Georges, cette fureur de posséder un abri ?

    - Un toit, un toit ! psalmodie Dent-Bleue la Vieille en joignant les mains.

    - Mon tombeau ! exhale Herr Mazeyrolles.

    - Ta gueulen glapit la Vieille. Se tournant vers V.G. : « c’est vous, Pani Georges, le nouveau venu. C’est vous qui dirigez tout, paraît-il, vous le commandant. Croissants au lait, salutations – vous voulez nous virer, parfaitement, retrouver tous vos mètres carrés !

    - Loin de moi…

    - Si, si, à d’autres !

    C’est une danse macabre inversée ; chaque charogne cherche l’immobilité…

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    VIEUX MAZEYROLLES, VIEUX GEORGES

     

    VM: Cousin Mazeyrolles…

    VG : Monsieur Mazeyrolles...

    VM: Appelez-moi Robert

    VG : Vous vouliez me parler ?

    VM: Savez-vous prier ? … à nos âges, il est urgent de s’approcher de Dieu.

    VG : Vous êtes donc à jeun. Seriez-vous le père de nos Demoiselles ?

    VM: Ses grands-parents. Nous les avons élevées.

    VG : Elles se confient beaucoup ces derniers temps. Vous ne leur avez pas fait l’enfance facile. Leurs parents avaient divorcé…

    VM: Nous sommes tous précheurs…

    VG : Au lieu de prier, saint Robert, venez donc avec moi réparer le vieux banc. Le travail est prière. Nous nous reposerons sur des planches solides.

    VM : Avant les quatre autres.

    VG : Six, en comptant de la tête aux pieds. Je suis encore solide, et les outils à la main. Ensuite nous parlerons, s’il reste encore de quoi dire.

    Les deux marteaux clouent très vite.

    Arrive Claire, aimée de Georges, dont elle sera la belle-sœur. Elle porte à l’ancienne un panier de linge sur la hanche, car ceci se passait dans des temps très anciens. Elle a commencé à l’étendre, car elle n’avait pas de sèche-linge. Elle s’adresse à son grand-père MAZEYROLLES. Les deux hommes ont posé leurs marteaux, Claire tient ses coincettes. Les faits étaient bien simples : Alphonsine et Eugène séjournaient en désintoxication, par alternance ou tous les deux. L’administration replaça les deux filles chez Mazeyrolles, tout à côté, d’où leur parvenaient sans cesse les éclats des ivrognes : jamais elles n’avaient osé révéler qu’à l’école, en dernière année, on les surnommait « les Sœurs Poivrot ».

    Ce jour-ci le respect s’efface. Eugène avait encore la bouche garnie de clous. Il écouta sans répondre. Sa propre petite-fille, Claire, lui souhaitait à mots couverts de disparaître – il saisit le marteau tout droit sur le sol – et de laisser derrière lui le souvenir d’un homme, enfin…

    Eugène reposa l’outil vertical et resta debout, ôtant sans rien dire les clous de sa bouche. Il restait là bras ballants, la tête haute et vague.

     

    X

    Dès le lendemain, Claire ajoute :

    « Monsieur Mazeyrolles, restez parmi nous. Réparez votre banc, disposez vos armoires et nettoyez partout. Votre présence nous réconforte.

    «Le bruit traînant de vos pantoufles sur l’allée nous est devenu familier. Nous vous demandons pardon de vous avoir un instant chassé.

    « Vous ne sentez jamais le vin, vous n’invoquez pas Dieu à chaque phrase que Dieu fait. Jamais non plus vous ne tournez les yeux vers nos fenêtres au passage. Vous êtes en tout préférables à nos grands-parents Lokinio-Turc. et c’est nous qui vous avons adopté. Rapportez tout ce qu’il vous faut et finissez vos jours ici.

    « Quant à Vieux-Georges, nous lui conserverons sa chambre. Il vous apportera les croissants du matin, et se réinstallera dans les pièces libérées ».

    Monsieur Mazeyrolles s’assura que les planches ne s’écrouleraient pas, et rejoignit son domicile.

    Eugène le suivit. Il ne prononça pas un mot.

    Claire se mit à étendre son linge.

     

    X

     

    En début d’après-midi, Anne et Bibatts, le Diamant Noir, se concertèrent. Debout sous l’auvent, ils apercevaient, entre les pièces de linge, la tête et les bras d’Alphonsine, pourtant morte, et tricotant chez elle. Après chaque rang de mailles, elle buvait à même une bouteille rouge, qu’elle reposait au bord d’une table.

    «Voici ma grand-mère, dit Anne. Vingt ans de guignolet-kirsch, ça conserve.

    - Mes parents… commence Bibatts-

    - Je m’en fous ! Aidez-nous à virer ces ivrognes.

    - Pas le moindre débris d’affection ?

    Anne expose son plan : cambrioler Eugène et Alphonsine. Par effraction. Les deux vieilles en effet, Alphonsine et Dent bleue, se confient des histoires des années cinquante ; ce sera bientôt l’heure du taille-bavette. Vous allez passer par derrière et bien fouiller partout : tiroirs, paquets de lettres et rubans roses. Faites beaucoup de bruit. Qu’on vous surprenne. Action.

    Bibatts approuve.

    La Mazeyrolles Dent-Bleue traîne sa chaise près de la fenêtre, et Alphonsine, pourtant morte, en fait de même, à l’extérieur. Dent-Bleue s’encaisse une haleine de kirsch.

    Bibatts prend sur l’avant-bras deux pantalons à recoudre, bien en vue. Il bifurque à main gauche, sans que les vieilles y prennent garde. Bibatts prend par les arrières, côté Vieux-Georges, qui n’y est pas. Mais il ne referme jamais sa porte. Diamant Noir l’entrouvre et parvient à lire, d’un œil exercé, les titres des volumes bien serrés sur l’étagère.

    Il s’oriente ensuite avec aisance. Bientôt les deux vieux hommes, Eugène et Mazeyrolles, reviendront de leurs achats d’outils : il faut se faire surprendre, alors que les deux vieilles s’enchaînent les répliques à haute voix. Ainsi le diskant breton mord-il toujours d’un mot sur l’autre.

    Des armoires délabrées une fois de plus s’alignent à mi-largeur du corridor. Il y a là tout ce que désirent voir les deux sœurs, afin de procéder l’Expulsion : des bouteilles vides bruyamment heurtées du pied, des portes ballantes, des misères pharmaceutiques. Des albums jaunis, des coussins, des lainages épars. Bibatts, dit Diamant Noir, contemple avec elles des trognes sépia sur des photographies de noces : on ne rigolait pas pour prendre la pose.

    « Qu’est-ce que vous farfouillez là ? »

    Alphonsine ressuscitée, à jeun, se tient avec hauteur ;B ibatts reconnaît son port de tête, le nez droit les pommettes saillantes de ses anciennes photos. Il lui remet un carnet de tiquets de bus juste dérobés. Alphonsine bégaye de colère :

    « Pas de magot ici ! »

     

    Bibatts est revenu bredouille. Noëldieu, fils de Vieux-Georges, soupire :

    - C’étaient des petites gens…

    Adieu projets de Nouvelle-Zélande.

    Adieu vie future.

    « Nous avons trouvé une bonne planque, dit le Noir.

    - J’en ai ma claque, de cette « planque ». Tous les vieux me tapent sur le système. Je veux voir du pays avant de mourir. Les manigances de mes deux nièces, que tu quittes à l’instant, me laissent froid.

    - C’est toi qui voulais revenir, Long-Nez, pour voir si ton père te reconnaissait.

    - Je ne sens plus ici la moindre trace de ma mère.

    - Et c’est pour une morte que tu prends de tels risques ?? Il n’y avait pas trace de magot. Alphonsine me l’a confirmé.

    - Ce n’est pas moi qui t’ai envoyé fouiller.

    - C’est Anne qui me l’a demandé. Elle m’a accompagné. Sans résultat non plus.

    - On ne va pas s’en tirer comme ça. Tu as tué mon frère blanc.

    Ils se retournent. Vieux-Georges est entré au salon, un revolver plat dans main, puéril mais mortel. Bibatts et Noëldieu se poussent du coude :

    « Qu’est-ce que tu tiens-là, Pépère ?

    - Une passoire. »

    Vieux-Georges tourne l’arme vers lui et aperçoit, dressée là comme une langue, une pièce de métal.

    - Tu tiens un pistolet d’alarme.

    - Il n’y a rien à voler ici, vieux con, ajoute Bibatts Diamant-Noir. Fini, les billets dans la lessiveuse. Tu veux jouer les Pépés Flingueurs.

    Georges répond qu’il ne croit pas, et remet son pistolet dans sa poche.

    Noëldieu : « Ça remue dehors ».

    Les trois hommes s’approchent de la fenêtre : Alphonsine et Eugène à présent se tiennent au milieu de l’allée et du saint-frusquin qui l’encombre. Les deux sœurs sont revenues, ravies cette fois d’être en surnombre. Elles tiennent autour d’elles des paquets difformes. Eugène s’adresse à elles en public : « Vous nous avez reçus très incorrectement à notre retour de désintox. La première fois, lesMazeyrolles nous ont remplacés - des vieux comme nous, on ne dit rien. Maintenant, Vieux-Georges, qui nous prend pour des gâteux. Aujourd’hui, le Noëldieu et Diamant Noir le Roux. N’importe qui chez nous, pourvu que ce ne soit pas nous.

    « L’essentiel pour vous les filles, c’est de jeter dehors tous ceux qui vous ont nourries. Dieu n’existe pas et ne pardonne pas. Le Vieillards’ Home sera bien suffisant pour nous.

    - Et ce n’est pas tout » - Alphonsine prend le relais. Que vous introduisiez des assassins chez nous, c’est votre affaire. Mais qu’ils fouillent notre chambre, c’est inadmissible.

    - Tu exagères dit Claire, il n’a pas fait exprès de tuer.

    - Ce qui reste à démontrer. Aide-nous jusqu’au taxi.

    - La victoire, dit Bibatts Diamant Noir, appartient à Georges et à ces deux invertébrés : les Mazeyrolles ». Qui jusqu’ici mâchonnaient côte à côte sans autre expression.

     

    X

     

    Les premiers troubles de Vieux-Georges sont apparus courant novembre. Il s’est voûté. A traîné des pantoufles. Monologue :

    « Je me sens bien. Fatigué, mais vaillant. Mes jambes me porteront longtemps.

    « Il va pleuvoir. Je ne pourrai plus sortir dans le jardin. Tout le monde s’est rencontré sur cette allée ».

    La mise en scène dit Palais à volonté.

    « Je ne peux me souvenir en paix de Myriam poursuit-il si j’aime sœurs Anne et Claire.

    « Les aînés Mazeyrolles sont trop vieux, trop mous. Ils ne me parleront jamais de ma femme morte, ils ont oublié. Derrière les haies de glycines se trouve leur appartement , que j’occupais l’an dernier.

    « Claire et Anne reçoivent des visites. Ce ne sont jamais tout à fait les mêmes hommes. Je suis trop âgé pour cela. Mais quand elles sont seules, j’entre chez elles sans limites.

    « Il ne me reste plus rien au frigo. Les filles cachent les sucreries et les fruits secs. Il faut s’inquiéter pourtant. Trop d’ordre dans ce salon. Les portes des chambres sont fermées. J’ai beaucoup d’idées. Beaucoup d’idées. »

    Il marmonne sans fin, d’une pièce à l’autre, d’un bâtiment à l’autre, par l’allée centrale, puis c’est la pluie.

     

    X

    « Vieux-Georges, dit Anne, nous avons envie de vous tuer.

    - C’est une bonne plaisanterie.

    - Nous profitons de vos bonnes dispositions pour vous parler à cœur ouvert.

    - Vous manquez de cœur, ouvert ou non.

    - Votre fils Noëldieu n’a jamais été puni, ou poursuivi. Votre lucidité peut disparaître.

    - Je n’ai jamais reconnu mon prétendu « fils ».

    - Vous connaissiez la victime ?

    - STABBS ?

    - ...je veux dire, excepté son nom… rien de lui ? ...qu’il était le... précédent amant  de Claire ?

    - Je ne sais rien de plus que vous.

    - Mais rien de moins.

    - En même temps, disait l’autre sœur, nous aimerions vous garder près de nous.

    Vieux-Georges la regarde par-dessous. Comprend qu’il devrait partir de lui-même, pour éloigner tout ressentiment : « Qu’est-ce qu’ils ont donc de plus que moi, ces vieux Mazeyrolles ? …la sorcière, avec sa dent bleue !

    - Nous deviendrons vieilles à notre tour, ajoute Anne.

    - ...vos dents luisent dans l’arc-en-ciel de…

    - ...toujours poète, mon époux plaisamment vous devez me tutoyer.

    - Il jouerait de la musique s’il pouvait – Georges, mettez-vous au piano une bonne fois.

    - Je dois m’en aller une bonne fois. Votre attitude me désoriente. J’aurais voulu dire « je vous aime » à Claire et Anne, dans l’ordre. Ici nous répétons la scène des adieux. Je suis très lucide ». Sa voix tremble.

    Anne dit à sa sœur que de tels évènements ne pouvaient s’éviter. Que la chose marquée doit s’accomplir. Vieux-Georges écoute avec dignité, mais sa tête s’incline et son regard s’éteint. La métaphysique tient de la circulation du sang. Claire propose de l’accompagner à deux : « C’est ton rôle d’épouse… qui donc ici ne s’est pas chargé de ce vieux sac ? à ton tour » - mouvement de Anne - « il ne peut pas t’entendre » Georges répond Vous ne savez rien de ce que j’entends. Où m’emmenez-vous ?

    - Chez Mrs Bove répond l’épouse.

    Vieux-Georges la trouve aimable. L’accueil est chaleureux. Mrs Bove présente son compagnon de vie, bien enveloppé sur le tissu à fleurs d’un canapé de mauvais goût. « Nous nous sommes vus » dit l’Anglaise « en d’autres circonstances, et plus jamais depuis. Avez-vous bien viré (fired) nos malfaiteurs ? l’assassin et son complice, I mean…

    Anne répond qu’ils ont osé se représenter, que les grands-parents ivrognes ont fait leurs bagages ou sont morts, que seuls demeurent les Mazeyrolles, « des vieux paisibles, vaguement apparentés à Vieux-Georges que voici ». Ce dernier, qui s’y perd, en pleure presque. Les deux Bove, femme et conjoint descendu de son canapé, le prennent sous les épaules, et le soutiennent jusqu’à sa chambre, au grand lit couvert de couettes.

    Ils disposent sur une étagère une collection d’ouvrages historiques dont il ne parlait plus, mais qui le suivaient depuis toujours dans ses déménagements. « Il ne me reste presque plus rien » dit-il. Anne les a suivis : « Vous avez bien des souvenirs, Vieux-Georges . - Tu peux tutoyer ton mari Anne... »

    Mrs Bove s’extasie sur l’originalité des titres, la splendeur des reliures. Georges retomba dans le mutisme. Tous prirent congé froidement. De leur voiture les deux sœurs firent des V d’encouragement, comme Victoire – et Georges, de sa fenêtre, hilare d’un seul coup, fit de même.

    X

    X X

     

    « Hello. Here’s Mrs Bove. Ça ne vas pas du tout. Monsieur George est insupportable. Il ne parle pas, il ne lit pas. Il devient tout à fait inintelligent, tout à fait très con. Il prend le livre, ouvre-le, pose sur ses genoux et s’endort. Hello, Miss Claire ? …Il y a tempête ici… In your street too ? Je vous entends très mal !

    « Monsieur Georges, votre père – il n’est pas votre ? ...il nous emmerde, mon mari et moi. Il urine ! Parfaitement ! Au lit ! Pourquoi vous n’avez pas prévenu ? Hello ? des couches, oui, faites venir baby diapers, garçons, yes, épaisses par devant ! ...le vent, le vent !… »

    Elle ajoute qu’il appelle la nuit pour éviter l’incontinence. « Le temps qu’on arrive, il a déjà pissé – ne coupez pas ! » Vieux-Georges n’a plus de conversation, il appelle la nuit où suis-je ? qui êtes-vous ? pourquoi moi ici ? De plus il s’égare, il perd le nord même de jour, « trois fois la police ramener lui, il s’excuse, il recommence, nous ne pouvons pas le garder, trouvez quelque chose – allô ? Allô ? »

    Le vent souffle avec rage. On entend de loin Mister Bove Ma chère, vous perdez votre français.

     

    Vieux-Georges transféré à l’Asile Vauckère-et-Canson. Se parle seul en permanence. Déplore d’être pris pour fou. C’est bien plus commode. Mais je pense savez-vous. J’observe. Il y a plus atteint que lui. Il ne fait pas exprès de pisser. « De temps en temps. Quand on m’observe : je replonge – surtout, ne pas montrer d’intelligence – ma femme et Claire n’y voient que la rébellion.

    « Nous faisons peur ». C’est la première fois qu’il pense au pluriel depuis la mort de Myriam. De son vivant il disait « nous ». Le psychiatre lui disait Apprenez à dire je.

    Les infirmières leur disent « Papy ». Elles les renfoncent dans leur lit. « Elles nous ficellent comme des sacs à viande »

    *

     

    Voici un coup de téléphone :

    «  Anne ?

    - Noëldieu ? Je reconnais ta voix.

    - J’ai des remords.

    - Tu reprends ta peau d’avant ?

    - Georges n’est pas traité comme il faut.

    - …

    « Nous ne pouvons pas le laisser là-dedans.

    - Après avoir eu tant de mal à le virer ?

    - Je vis dans la clandestinité. Vieux-Georges est gâteux.

    - C’est ton père.

    - C’est moi qui paye l’hospice. »

    Anne, future épouse de Vieux-Georges, raccroche d’un coup.

    X

    Clinique, intérieur jour, intestins.

    D’un coup cela revient, après toute une vie d’absence. Le ventre se réveilleet reprend vie, un volcan. « À treize ans », racontait Georges « on m’a tiré tout l’intestin, mètre à mètre. »

    - Cela ne se peut pas, reprend le chirurgien. Les intestins sont reliés par le mésentère. Une incision là. Une autre en biais. »

    Deux tranchées dans le ventre. Georges marche maintenant avec deux cannes. C’est fou ce qu’il est visité. « Un vrai monument historique ». De colère, Georges déchire ses bandages. Une infirmière dit : « Il est déchirant ». Georges crie qu’il veut rester seul. « Je veux me sonder ! »

    - On enlève la sonde, pépé, attention le petit zizi…

    - Voilà le curé ! - arrêtez de gigoter ou je vous rattache !

    - ...répétez après moi bénissez moi mon Dieu parce que j’ai péché…

    - ...ça ne sert à rien qu’il me bénisse, puisque c’est lui, Dieu…

    Le curé se tourne sur sa chaise : « Il a toute sa tête, le pépé ! »

    -…seul avec Dieu, tout seul! Dieu, là, le pédé, dans les nuages! »

    Claire et Anne referment prudemment la porte : ce n’est pas avec ce prêtre qu’il découvrira la profondeur. Il n’y a de profondeur nulle part. « J’ai claqué une grosse blatte par terre hier soir » Sur son lit de fin de vie, Vieux-Georges déroule sa vie, celle du jeune marié, seul véritable. Il évoque la disparue, confie ce qu’il n’osait dire, mais on dispose autour de lui le paravent des agonies, plus personne ne l’écoute et sa langue pâteuse touille des sons qui ne s’accrochent plus.

    X

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    La veille du mariage, Claire et Anne marchent toute la nuit à travers la campagne. La brise agite leurs voiles sur leurs profils. Anne dit : « Georges s’en est bien tiré. Pourquoi ne l’as-tu pas laissé crever où il était ? Pourquoi l’avoir ramené ici sans m’avoir consulté ?

    - Je mène ma vie comme je l’entends.

    - Tu n’avais pas à introduire ici cette larve que j’épouse, pour te laisser aux mains de nos grands-parents ! ...et qui ne dit que des conneries…

    Claire ne trouve pas que Vieux-Georges ne dit que des conneries.

     

    X

     

    L’entrée des deux sœurs en robes de mariées dans un troquet à l’heure de l’apéro cause une vive sensation. Claire et Anne poursuivent leur entretien sous les regards incrédules. Clope au bec la clientèle écoute. Anne refuse de lâcher prise, réclame sa part. Demande l’annexion à son profit du pavillon pourri du fond de jardin. « Je ne suis pas morte » répond Claire. - Tu étais d’accord. - J’ai changé d’avis. - Toute le monde te prend pour une sainte. - Je ne peux pas, dit Claire, mettre les Mazeyrolles à la porte.

    Anne demande pourquoi ce pavillon, soudain, devient négligeable. « Je veux avoir ma maison indépendante.

    Elles s’animent dans un grand envol de tulle. Sur le seuil, dans la lumière, les fumeurs se penchent pour tout entendre, pour tout voir. Claire demande pourquoi sa sœur ne peut se contenter du demi-bâtiment. Anne refuse d’ajouter à son vieux con de mari tous les autres vieux qui hantent ces murs, et le Vieillard’s Home qui périclite derrière sa vieille enceinte. Claire, en robe de noces à son tour : Ma vieillesse me fascine. Je te laisse le vieux qui m’aime.

    - Il y a des asiles pour ça. J’y remettrai ce vieux sitôt qu’il le faudra.

    - Personne n’y reste. Ils y meurent ou s’en vont.

    Elles quittent le bar sans avoir consommé. L’assistance renouvelle ses apéritifs. Les lumières disparaissent. L’église attend au fond de la nuit. Tout se jouera demain. Les voiles des deux sœurs virent au noir, les robes se froissent. Deux sœurs ne peuvent se marier. Anne perd ses souliers. Elle s’arrête ombre pâle sous un arbre. C’est la campagne.

    Claire vante les toits, les murs de la maison partagée.

    Anne répond je ne pense qu’à moi. Demande à expulser les vieux Mazeyrolles, de si loin apparentés. Claire ne cède rien. Refuse d’épouser le vieil amoureux, même si elle porte ce soir comme l’autre la panoplie de l’autel nuptial. Il m’aime trop il gâcherait tout. La vie et la cérémonie.

    FAUDRA-T-IL TIRER LES DEUX FIANCÉES À PILE OU FACE ?

    De la mort, de la mort…

    Les voici sur la route en direction du chef-lieu dans la plaine. Claire ne voit dans son discours interne que le seul dépérissement qui dessèche la vie. Anne est celle de la mort abstraite et vraie. Claire demande en marchant à grands pas vers l’éclairage en ville par quelle partie elle commencera son lent flétrissement.

    « Ce sera » répond Anne « par le milieu du corps ». Elle demande à s’arrêter : Nous sommes suivies.

    - Il y a longtemps que personne ne nous suit. Notre histoire ne concerne que nous. Nos robes n’ont pas de différences.

    - Attends que le jour se lève.

    Le ciel s’est dégagé. Elles ont contemplé leurs silhouettes de fantômes. Elle s’assoient sur le talus comme deux promeneuses, massant leurs pieds.

    « Nous n’intéressons que nous-même, reprend Claire. Pourtant nous vivons sous le regard d’autrui.

    - Ici ?

    - Que diront les voisins ?

    - Les vieux ne sont pas nos voisins.

    - Est-ce que nous paraîtrons dans le journal ?

    - Rien ne sera expliqué dans l’article.

    - Je voudrais, dit Claire, que tout soit exposé, développé : ce que nous avons fait, subi. En numéro spécial ». Elle ajoute que le ou la journaliste s’étendra sur le pittoresque de la situation, détaillera les finitions différentes des volants, à condition que jamais il ne soit question du passé des Deux Sœurs, du tréfonds des Deux Sœurs. Anne prenant parole affirme Je suis fière de mon cul, de mes impulsions irraisonnées, injustifiables, nous sommes folles dit-elle, puis à sa sœur nous sommes sans bornes – MARCHE !

    - Anne je n’en puis plus cherche un hôtel un trou n’importe quel abri, notre inconduite vient d’un temps où nous ne sommes plus ».

    L’hôtelier s’esclaffe : « Le collègue m’a téléphoné. Vous n’êtes plus très fraîches.

    - Mon cul, si. De rosée. Cinq kilomètres à pied. »

    Un flash lui part dans les yeux. Elles sont très intéressantes. Depuis vingt-quatre heures et toute la vie. Leur souvenir hantera trois générations. Pendant que les paparazzi mitraillent leurs deux robes elles se sont interrogées sur Vieux-Georges, point de mire détrôné, l’horloge indique 23h 40, le bistrotier comploteur sert à tout  le monde café-liqueur, les micros se tendent êtes-vous ambitieuses Que signifie ce mot ? dit Claire il demande intervient l’autre si nous souhaitons rester dans la mémoire ce qui ne sert à rien. Excellente réponse dit le journaliste êtes-vous profondes ? Anne répond par une obscénité couverte par la voix de l’autre Nous manquons dit Claire d’épaisseur et personne ne nous comprend. Ce ne sont pas des héroïnes Un destin Une volonté à d’autres Ein Reich Ein Volk Ein Führer Claire couvre un raccourci fâcheux sur les nazis, prétend une fois de plus qu’elle est enceinte Ça ne se voit pas dit le journaliste à gros sourcils Tu dis des conneries Repasse ton bac Elles sont connes On gagne quoi ? L’interviewer invectivé devient soudain grave Pourquoi demande-t-il pourquoi hébergez-vous un fou criminel Noëldieu fils de Georges Où se cache l’assassin de votre ex-amant

    - Il ne se cache pas réplique Claire et tous éclatent de rire. « Nous n’avons pas connu notre oncle Noëldieu, ni sa victime, bijoutier noir. Ils n’ont ou n’avaient ni « profondeur » ni détermination. Nous voyons à quel point cela vous bouleverse. Nous n’avons conservé ni photos ni lettres…

    - ...ni cartes postales achève Anne. Ce mariage était une exploration. Un signe.

    - ...un sémantème ?

    - Nous n’avons pas voulu écrire ni rien démontrer.

    Les flashes cessent de crépiter. Les sœurs confirment qu’elles ont l’inébranlable volonté de se marier, chacune avec un homme et pour de bon en fin de matinée. Qu’elles seront en retard à Ste-Savine si personne ne les amène. Que les témoins s’avancent !

     

    XXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXX RECOPIAGE

    Les cubes qui s’entrechoquent. Une femme qui tient la tête. Une autre change le coussin, bruit de cocktail. Stavroski pose la main sur un bras tiède : « Montez le son . » Les filles le fixent comme un demi-fou. À tout jamais le visage de Claire s’attache aux martèlements feutrés de la mélopée « hop you’ll find your paradise » - indissolublement liée à ces applications lunaires sur le profil droit. X * Stavroski et Claire à titre d’Avertissement doivent visiter cinq domiciles. Dans le premier vit une vieille fille parcheminée, voix fausse : « Quelque chose à cacher - ...ce n’est pas l’essentiel Vieux-Georges – dans un logis envahi de bibelots et de napperons blancs rue aux Juifs je vivais heureuse dit-elle j’ai tout fait repeindre et vernir les meubles sa bibliothèque est garnie de romans portugais Saramago Eça de Queiroz « la circulation » dit-elle « des voitures me gênait beaucoup puis je m’y suis faite, à présent l’été je laisse les fenêtres ouvertes et j’avais fleuri la terrasse sur cour… - Eh bien ? fait le vieux, impatient. La vieille fille se lève, sort d’un tiroir une lettre récente, où sa propriétaire se plaignait d’un gendre au chômage, d’une fille aux longues études – le document porte en tête « Sommation de Déguerpir ». Claire prend la parole en secouant ses boucles d’or : « À présent MelleM. s’ankylose,comme vous le voyez, Pani Stavroski, dans une pièce meublée d’un lit, d’une table ; plus, une chaise, une coiffeuse à deux rangées de lampes nues. - Les toilettes se trouvent au fond à droite » précise la locataire. Elle voulut se soulever pour leur montrer. « Ce n’est pas nécessaire » dit Claire. Quant Vieux-Georges Stavroski et sa soignante eurent prit congé, ils se parlèrent comme suit : « Il ne s’agit pas d’une spoliation, Georges ; mais d’une simple application de la Loi. Tout propriétaire a le droit d’agir ainsi ». Fin du premier avertissement. Vieux-Georges croit tout ce que dit Claire. Elle n’a que 23 ans, Très blonde, les pommettes écartées. Que pesait cette vieille Portugaise, rue aux Juifs ? Le lendemain, Claire dit à Georges : « Tu n’aimes pas les femmes seules. - Je me comprends » répond-il. - Fermez bien votre porte à clé. Claire ne se décide pas, entre le « tu » et le « vous ». Vieux-Georges reçoit l’assurance de quitter bientôt le Vieillards’ Home. Le lendemain, Claire dit à Georges : « Tu n’aimes pas les femmes seules. - Je me comprends » répond-il. - Fermez bien votre porte à clé. Claire ne se décide pas, entre le « tu » et le « vous ». Vieux-Georges reçoit l’assurance de quitter bientôt le Vieillards’ Home. Il croit tout ce que dit Claire (bis). Il la suit aveuglément. Deuxième visite. « Chez Léger. Passe devant ». - Qui est-ce ? Demandent ont demandé Léger (Monsieur-Madame) à travers la porte en bois. « Nous ne pouvons pas loger une personne de plus ». Leurs voix sont âgées. Ils ne veulent pas de migrants. « Enquête du Service Social » répond Claire. Pierre et Henriette Léger referment et rouvrent la porte, selon l’idiot système de sûreté à chaîne. Pierre a le cheveu crépu et le teint basané d’un quarteron. Menton lourd, 60 ans. Henriette, longiligne, porte une robe blanche de crêpe envers satin. « Ce sont des cas sociaux » murmure Claire. - Nous avons nous-mêmes bâti cette maison. - Chéri, que dis-tu ? c’est toi qui l’a construite. - C’était pour toi, et nos futurs enfants. » - Cinq enfants, susurre Henriette, à présent tous mariés. À chaque naissance, mon mari Pierre ajoutait une pièce en longueur. » Le mari précise qu’il n’avait nul permis de construire, et qu’un beau jour, « les hommes de loi sont venus, pour démolir, « tout remettre en l’état ». Maison longue et basse. Les murs blancs sont zébrés de craquelures significatives, où passe le doigt. Pierre est à la retraite. Henriette, en robe de crêpe, n’a jamais travaillé. Cinq enfants. Propriété hypothéquée. « Tout va se vendre ! » À leur âge, plus rien à attendre qu’un bouge acceptable au Vieillards’Home : 24m² très chers, dont les enfants règlent les loyers. « Ça alors », commente Georges, parfaitement indifférent. « Vous verrez, Pani Georges ! » Le vieux Georges ne sait pas ce qu’il verra. Ils ressortent ensemble du pavillon, l’homme la bouche entrouverte, le front patiné de sueur. « Je ne vois rien qui me convienne », dit-il. Voici en Troisième Position un autre couple d’Antillais. L’homme est tout le portrait de Pierre:un quart de sang noir, la tête plus massive, le regard moins niais. « Il va nous emmerder »,dit Georges avec grossièreté. Tout est fait pour me distraire de Myriam, empaquetée sous terre. Je n’arrive plus à la revoir » («Eh bien Georges, restez donc vide, « et écoutez les z les autres » Il y eut une nuit, et un quatrième joui Quatrième porte. Claire a tiré Georges de sa torpeur, et le nouveau Quart-de-Noir, homosexuel nommé Solange, commence sa lamentation : « ...pwivé de logement » - Encore ! s’écrie Georges - ...par les agissements de ma femme… - ...Ne me parlez plus des femmes ! - ...j’ai pwéféwé abandonner la scélérate procédure de divorce suivre son cours… «Claire laisse échapper un geste de lassitude. Le quart-de-noir quitte son accent. C’est un ancien bijoutier. Il a tout perdu. Il n’a pu satisfaire son ancienne épouse, qui le hait à fond, et le dépouille de son capital. Même le matériel, « les outils », elle les a vendus. « À soixante ans... poursuit Solange… - Quoi ! Encore ! - ...Il n’a pour seule ressource qu’un dossier d’admission au Vieillards’Home , où lui seront fournis trois bons repas par jour. - Il me restait quelques diamants, dit le bijoutier en retraite - ...de tout petits diamants. » Tous les deux jours, Claire et Vieux-Georges inspectent les sexagénaires du crû. Les scènes se déroulent à Troyes. Je n’y suis allé qu’une fois. « Je croyais que vous seriez triste, Georges. - Myriam reviendra, répond-il. Demain ou dans cinq mille ans. Je suis devenu vieux, égoïste ». Claire a rajusté une mèche au-dessus de ses yeux. Ces gens-là, rajoute Georges, n’ont pas de personnalité. Je ne peux pas leur ressembler. - Qui vous le demande ? - Eux-mêmes, ma biche. - Ne m’appelez plus jamais « ma biche ». À la quatrième porte, l’homme se présente : « Eugène Lokinio. - Alphonsine Turc, épouse Lokinio. - J’étais chef de gare, ivrogne. - Nous avons eu six enfants, je suis une grand-mère incomprise, je bois du Guignolet-Kirsch ». Vieux-Georges demande s’il va falloir aussi s’apitoyer sur ceux-là. Claire dit Ce n’est pas nécessaire. Eugène Lokinio, barbu sec, précise : « Nous avons bu tous nos revenus. Pourtant j’étais autoritaire. Nos six enfants nous respectaient. - Vous les avez, dit Vieux-Georges, détruits jusqu’à leur quatrième génération. - Deux. » Alphonsine s’emporte. « Deux générations suffiront, je pense ? ». Ses lèvres se pincent sous un nez en couteau. « Nous nous passons de vos sermons. » Vieux-Georges se tourne vers Claire : « Est-ce que les curés parlent encore de la Bible ? - Seulement de ce con de Jésus. - Insultez-moi, et je porterai ma croix » psalmodie Eugène. - Vous entendez ? trente-cinq ans que ce chef de gare se prend pour un pasteur. Et ça boit… » Ils n’étaient pas méchants, commente Vieux-Georges. - Détrompez-vous. Ils ont martyrisé leur troisième fils. Ils l’ont battu chaque jour, sans y manquer, sans laisser de traces. Ils lui ont fait porter les vêtements de ses frères aînés. Ils l’ont placé en internat dans la ville même où vivait la famille. Ils se sont opposés à son mariage. - Est-ce qu’ils ont bien traité les deux fils aînés ? - Je crains que oui. Mais ils n’auraient pas dû s’acharner sur le troisième ». Claire lui apprit que ces ivrognes aux traits secs avaient tout englouti, que la vente à bas prix de leur logement couvrirait à grand-peine les frais du Vieillards’Home. Vieux-Georges répond J’aime tes yeux. Il ajoute que sous la peau de son visage, si exactement tendue par le muscle, s’est incarnée toute la vertu du monde. - La vertu, Georges ? - La justice. L’égalité. Le droit. » Quand Claire se met à rire, elle secoue ses boucles. « Regardez bien, Vieux-Georges : nous voici, aujourd’hui, tout à côté de chez Myriam – votre femme ! Là où vous habitiez tous les deux ! ...dans le temps !… À présent deux vieux les habitent, plus vieux que vous encore ! c’est une maison en fond de jardin, derrière une autre maison. Celle de devant est occupée par des quadragénaires. - C’est bien jeune, dit Georges. - Ces jeunes ont engagé une procédure, dit Claire, pour expulser les vieux. - On n’expulse pas les vieux , dit Georges. - Dix-sept ans de séjour ! ...dans le jardin – la friche – entre les deux maisons, ils ont entassé des ordures : deux gazinières, quatre batteries déchargées… Ils disent : « Notre Fils viendra dégager tout cela par camionnette » mais les jeunes – les Acquatinta – ne les croient plus. Ils ont tout fait virer, d’office : encombrants, déchets… - Mais, ce sont des cousins de Myriam ! Eh bé ! Eh bé ! - Les vieux Mazeyrolles ne l’ont pas supporté. - Eh bé ! ...des cousins de Myriam ! - D’abord, les Acquatinta leur ont doublé le loyer, car ce sont les propriétaires. - ...Myriam les avait perdus de vue. Ils habitaient tout près de chez nous - par exemple ! - Puis les Acquatinta, les propriétaires,les ont persécutés. - Comment cela ?’ Vieux-Georges ouvrait de grands yeux. - Pour gagner l’extérieur, sur la rue, les Mazeyrolles devaient traverser le jardin. Les Acquatinta, quadragénaires, pleins de soleil, déjeunent en plein air ; les Mazeyrolles saluent les Acquatinta, lesquadragénaires ne répondent pas, ou s’ils le font, c’est d’un air condescendant. Voire excédé. « Persécution indirecte ». - La Marie-Thérèse, c’était la fille de… ‘ ...elle n’a plus qu’une dent sur le devant. La lèvre qui pend. Les cheveux peroxydés. « Coquette. Hideuse. - ...ça fait longtemps que je ne l’ai pas vue ! ...longtemps ! - Son mari s’appelle Jean-Paul. Trapu, lourdaud, avec les épaules arquées. Il traîne des pieds. - C’est bien lui ! tout à fait lui !... X Après chaque visite, Vieux-Georges et Claire prennent un lait fraise et un diabolo menthe au bar de L’Entrecôte. Ils échangent leurs impressions. Vieux-Georges est stupéfait. Il se fait tout expliquer, répéter, rétaler. Ces Mazeyrolles l’intriguent. Il se fait désigner leur ancienne adresse sur un plan de ville. Demande combien d’armoires s’entassent dans cette pièce où l’on ne peut plus mettre un pied. S’il est bien vrai qu’ils ne possèdent plus qu’un petit écran de télévision qui fonctionne, juché sur un grand irréparable Claire éclate de rire, montre ses dents et secoue ses boucles jaunes. X - Comment va Pépère aujourd’hui ? Il a fait un gros crotton le Pépère ? Il vaut ouvrir les rideaux le Pépère ? - Faites chier. - Pas poli le Pépère ! - Je t’ai vouvoyée ». Vieux-Georges ne peut tolérer que la très lointaine cousine de sa femme, Claire Mazeyrolles. Tout se joue ans le respect, la contemplation, la sérénité. Près d’elle seule il ne se sent : ni vieux, ni ami, ni père. Chez les vieux Mazeyrolles, ils retournent, en compagnie de Johanne Mazeyrolles. C’est une nouvelle soignante. La jeune sœur de Claire. Portant le même nom de famille, en attendant de semarier, ce qui ne semble pas dans leurs projets. Encore qu’il ne soit plus bligatoire d’adopter le nom de son époux. Les deux sœurs ne se ressemblent pas. La plus jeune aura ici des cheveux noirs, des yeux noirs. Un menton, un nez insolents. Claire perdrait-elle son attrait ? X Les Vieux. Les plus vieux que lui, Georges. Déclinent leur âge et lieu de naissance. Claire, debout, prend des notes. Johanne, en retrait, l’œil noir, les toise. Dans la pièce qu’on entrevoit derrière eux, les armoires en effet s’entassent, acquises, garnies et abandonnées au fil d’une vie. Le soleil passe entre les battants capricieusement ouverts ou pendants. Marie Thérèse Mazeyrolles demande : « Il faut que je trouve un nouveau logement ? Jean-Paul Mazeyrolles son mari dit à son tour : « On nous promet un rez-de-chaussée : dans la même rue ? » Au retour, hors de leur présence : « Les déplanter, ce sera les tuer » commente Johanne. X - Encore un peu de bouillon, Pépère ? Eh ! Pépère ! Georges ! On se promène tout seul dans les couloirs à huit heures et demie ? Tout le monde éteint les lumières ! Tout le monde fait dodo ! » Vieux-Georges se fait rabrouer. Mais ce sont des plaisanteries. Le règlement n’est plus ce qu’il était. Dieu merci. Il n’a pas connu ce temps-là. Il quittera ces lieux, devenus idylliques : « Où c’que j’vais-t-y donc ben m’loger à c’t’heure ? » Le ton ce soir est à l’humour. Mais le cœur n’y est pas. X Les deux sœurs Mazeyrolles, Claire, et Johanne-la-Boiteuse, habitent une vaste demeure en ville, aux chambres profondes et fraîches. L’une d’elles est inoccupée, en raison de l’absence d’un frère. Et voilà un problème résolu. Les deux sœurs le trouvent « amusant », « sympathique ». Le déménagement se fait sinon dans l’austérité, du moins dans la sobriété. Johanne visite Vieux-Georges, elle boîte bas, le vieux ne l’avait jamais remarqué à ce point. « Cela me vexe, tout de même. J’aurais pu le voir plus tôt ». Mais il ne l’en aime que davantage. C’est une jeune femme droite dans sa tête mais avec suffisamment de mystère pour l’aimer. Elle s’assoit chez lui et ne dit pas grand-chose : bouche grande, bouche close. Ce pourrait être un proverbe. - Cela fait dix-sept ans que nous vivons ici,disait Marie-Thérèse Mazeyrolles. Johanne s’éloigne. Elle boîte. Vieux-Georges ne s’en était pas aperçu. « Même quand elle marche, on dirait qu’elle danse ». Il avait appris cette phrase. Il a oublié qu’elle est de Baudelaire. Les deux sœurs soignantes et le vieux couple portent le même nom de famille. Leur lien de parenté reste faible. Vieux-Georges éclaircira ce point plus tard. Ou ne l’éclaircira pas. Tout dépend de l’écrivain. Georges admire ces jeunes femmes. Il les aime. Laquelle des deux susciterait en lui plus d’amour, ou plus d’admiration ? Il faut se résoudre à ne pas se résoudre. Il aimerait désirer l’une, ou l’autre. Il tient jusqu’ici la balance libre en son cœur – Libra, la Balance - né le 24 novembre, Sagittaire. Le lendemain Johanne revient, le voici dans la place. Elle est plus éloquente. Quand elle rit, son visage reste lisse. Son débit s’affermit, ou bien se précipite, sans que rien ne puisse le laisser prévoir. « Les Mazeyrolles, dit-elle, vivent à nouveau dans un taudis. Leur papier peint se détache en larges copeaux, comme à leur dernière adresse. Sur la télévision j’ai vu tout un poulet à dégeler. L

    nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnDOUBLON PROBABLE jhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhh

     

    X - Encore un peu de bouillon, Pépère ? Eh ! Pépère ! Georges ! On se promène tout seul dans les couloirs à huit heures et demie ? Tout le monde éteint les lumières ! Tout le monde fait dodo ! » Vieux-Georges se fait rabrouer. Mais ce sont des plaisanteries. Le règlement n’est plus ce qu’il était. Dieu merci. Il n’a pas connu ce temps-là. Il quittera ces lieux, devenus idylliques : « Où c’que j’vais-t-y donc ben m’loger à c’t’heure ? » Le ton ce soir est à l’humour. Mais le cœur n’y est pas. X Les deux sœurs Mazeyrolles, Claire, et Johanne-la-Boiteuse, habitent une vaste demeure en ville, aux chambres profondes et fraîches. L’une d’elles est inoccupée, en raison de l’absence d’un frère. Et voilà un problème résolu. Les deux sœurs le trouvent « amusant », « sympathique ». Le déménagement se fait sinon dans l’austérité, du moins dans la sobriété. Johanne visite Vieux-Georges, elle boîte bas, le vieux ne l’avait jamais remarqué à ce point. « Cela me vexe, tout de même. J’aurais pu le voir plus tôt ». Mais il ne l’en aime que davantage. C’est une jeune femme droite dans sa tête mais avec suffisamment de mystère pour l’aimer. Elle s’assoit chez lui et ne dit pas grand-chose : bouche grande, bouche close. Ce pourrait être un proverbe. - Cela fait dix-sept ans que nous vivons ici,disait Marie-Thérèse Mazeyrolles. Johanne s’éloigne. Elle boîte. Vieux-Georges ne s’en était pas aperçu. « Même quand elle marche, on dirait qu’elle danse ». Il avait appris cette phrase. Il a oublié qu’elle est de Baudelaire. Les deux sœurs soignantes et le vieux couple portent le même nom de famille. Leur lien de parenté reste faible. Vieux-Georges éclaircira ce point plus tard. Ou ne l’éclaircira pas. Tout dépend de l’écrivain. Georges admire ces jeunes femmes. Il les aime. Laquelle des deux susciterait en lui plus d’amour, ou plus d’admiration ? Il faut se résoudre à ne pas se résoudre. Il aimerait désirer l’une, ou l’autre. Il tient jusqu’ici la balance libre en son cœur – Libra, la Balance - né le 24 novembre, Sagittaire. Le lendemain Johanne revient, le voici dans la place. Elle est plus éloquente. Quand elle rit, son visage reste lisse. Son débit s’affermit, ou bien se précipite, sans que rien ne puisse le laisser prévoir. « Les Mazeyrolles, dit-elle, vivent à nouveau dans un taudis. Leur papier peint se détache en larges copeaux, comme à leur dernière adresse. Sur la télévision j’ai vu tout un poulet à dégeler. La planche à repasser au milieu du salon. « Leur déménagement n’a servi de rien. Ils sont redevenus tout comme avant. Ils ont transporté leur taudis sur leurs dos. - Vous êtes jeune, répond-il, et pourtant, vous aimez l’ordre. - Les deux ne sont pas incompatibles. » Johanne poursuit : « Leur jardin sert de dépotoir. J’ai compté quatre grille-pain rouillés, d’autres armoires en plein air, pourries sous la pluie. - Ce sont des cousins de Myriam. » Il n’en dit pas plus. Myriam, ces gens-là et ses deux gardiennes sont apparentées. La Marquise de Lafayette en eût pondu vingt pages, qui rendent inaccessibles les abords de La Princesse de Clèves. Gloire au taciturne Georges, supérieur à Mme de Lafayette. « Nous sommes tous cousins » reprenait Johanne. - L’âge les a bien amochés, disait Vieux-Georges : « jean-Paul et Marie-Thérèse ». La mode était aux prénoms doubles. La vieille ici redoublait de laideur. Johanne ajoutait que Vieux-Georges, à titre personnel, s’en était « bien tiré » : très peu de rides. À quoi Georges répondit : « J’ai une vraie tête de porc ». Le jeune femme se mit à rire, sans plus exposer sa pensée. Claire, dit-elle, ne souhaitait pas les expulser. « Mais ils sont vraiment trop laids ! - Ils ne payent pas non plus leur loyer. - Qu’en savez-vous ? - Ne faites pas l’étonné, dit-elle. Jetez juste un œil derrière la haie : ils habitent juste en bordure de notre propriété. Nous aimerions les annexer, avec de l’agent. Racheter le terrain. - Qui mettrez-vous à la place ? - Vous, Georges. » Il ne dit ni oui ni non. Johanne recommence à se taire, et sa sœur aînée ne vient pas. On agite une cloche en cuisine : l’oncle René appelle à table : qui dit cousins, dit oncle. Georges se lève pour le réfectoire, il parle volontiers à tout le monde, avec insignifiance. Claire n’est arrivée que pour les pâtes, le casque sur la tête : elle écoute Good bye stranger, aux paroles si poignantes. Elle réclame du gruyère, pour les pâtes. X X X ...Vieux-Georges respire. Il ne s’en tire pas si mal. Cette maison est belle et vaste. Il n’en connaît pas d’autre, il n’en sort pas. Myriam lui fait un doux souvenir : elle est morte au Vieillards’ Home, ailleurs. Claire et Johanne lui donnent toute liberté, laissant leurs chambres bien fermées à clef. Georges erre pied-nu dans le couloir bien frais. Il s’assoit dans le salon désert, face aux cendres froides d’un âtre. Sa raison lui revient peu à peu. Ses oreilles se débouchent lentement. Il passerait des heures à écouter se défriper sa tête et ses tympans : « Je devenais fou au Quartier des Hommes ». Il parcourt les revues aux toilettes, risque quelques pas dans le jardin jusqu’au prunier. Au fond, derrière la haie, près de leur masure, passent les ombres des vieux Mazeyrolles : l’homme voûté, silencieux – madame édentée, volubile. « Nous serons bientôt débarrassés d’eux » : l’une ou l’autre sœur se fait un café. - Inutile, songe-t-il. Tout haut. Claire, Johanne, le regardent intensément, amusées. « Pourquoi passe-vous vos journées à voir, dit-il, des personnes de mon âge ? » Claire écoute avant le repas Good bye stranger, Adieu fille étrangère ; il s’agit de jeunes femmes étrangères, good bye Mary, good by Jane, lancinantes mélopées dont la plupart de nous ne comprenons pas les paroles ? paroles qui si nous les savions nous rempliraient de larmes… Pendant le repas familial règne la télévision. Georges dont la chambre désormais se trouve à l’intérieur même du logis des sœurs, Georges cache mal sa déception. Au moins peut-il se purifier des anciens miasmes pensionnaires, et le soir, contempler à loisir les profils de Johanne, de Claire nimbés dmarbrures lactées. Un soir après la bière aucun doute n’est plus permis : « Les Mazeyrolles sont partis, dit Claire.- Les vieux, précise Johanne. - Vous les tuez, dit Georges. Il les a vus, tout près, ce matin même, monter dans une minuscule ambulance, courbés et désespérés. Il ajoute qu’ils ont vécu là 17 ans, derrière les Acquatinta, sans que les deux sœurs en subissent le moindre dérangement. L’oncle René apporte et remporte les plats sans rien dire : c’est de famille. La grand-mère (il y a une grand-mère) non plus, exceptionnellement présente, dont on laisse la chambre ouverte en temps ordinaire. «Ne vous apitoyez pas, Georges, dit Claire à voix basse. L’oncle René approuve de la tête et repart en cuisine. Le feu de la St-Alphonse consume toutes les armoires, au centre du jardin. Les pensionnaires de tous les pavillons se sont regroupés. Certains veulent avertir les pompiers. « Qu’ils avertissent ! » dit Johanne. Elle aussi apprécie les chœurs de faussets. Mais les crépitations de meubles enflammés retentissent sur fond de réjouissances : plus loin dans le quartier, une foule de noceurs ivres reprend en hurlant Mais c’est la mort qui t’as assassinée Macia – « bien à propos », dit Johanne. Les vieux, rêveurs ou baveux, contemplent la mise à feu de leurs boîtes vides. Georges revient dans son logis indépendant. On n’a brûlé que les meubles hors d’usage. X X X Les rapports d’oncle René et de sa mère constitueraient un immuable sujet d’étonnement, si quoi que ce soit pouvait encore étonner : nièce Claire et nièce Johanne, Georges lui-même gendre Mazeyrolles, ne s’étonnent plus de rien. La mère et grand-mère est le type même de la Vieille Dame Charmante. Ses lèvres sont striées comme souvent à son âge. La vieille dame est parfois taciturne. Très stricte sur sa chaise, un peu déjetée sur sa canne et courbée, elle reste inséparable de l’oncle René, cet escogriffe quadragénaire et jaune. Au timbre sourd et nasal quand il daigne. Assistant sa mère, noblement la soutenant avec des gestes d’antiquaire. Couvert d’amour et parcheminé. Il écarte les obstacles et jusqu’aux pierres. Les personnes, s’il l’osait. Et spécialiste de la gorge. Le soir où l’on pendit la crémaillère, Georges les invita tous. Ils occupèrent le long côté de la table. L’oncle et sa mère se comportèrent sans faiblir, poussant à égalité la nourriture dans leurs gosiers éteints. La vieille dame s’endormit entre les bouchées. Son fils lui avait passé le pain, ôte les os de la viande, essuyé le coin des lèvres. Georges aussi se découvre un côté desséché. C’est bien inquiétant. Il se sent incapable de grandeur. Sans doute aurait-il mieux fait d’usurper la maison des MAZEYROLLES, au lieu de rejoindre si vite la maison, le Bunker des deux Sœurs. Claire à sa gauche. À sa droite Johanne. Elles ne disent rien. Les autres convives ? Il ne les connaît pas. Il n’est pas chez lui ici. De temps en temps, elles s’inclinent vers lui, en même temps, lui tendent un verre, un four, un sourire, puis répondent de toute part aux invités qui se pressent. En face de lui, de l ‘autre côté du buffet à double accès, deux vieilles droit sorties du Vieillards’, qui déglutissent. Une vieille mère et son vieux fils, raides, vides et le nez pendant. Le reste ad libItum. Georges faute de mieux reluque la faune. C’est un défaut de débutant : ne voir autour de soi que des individus sans qualités. Il lorgne sur son plat, plastique aussitôt revidé que garni, sur les deux chevelures de femmes qui s’obstinent à lui rendre hommage, alors que rien ne le convie à festoyer. Il les quitte, glisse au long de la table à chips, tourne sur les hors-d’œuvres ou mezzé, revient par les gâteaux lorrains fourrés de fromage. Il imagine ce qu’il trouve, pour s’occuper. La vie lui suffit. À quoi bon écrire. Vous êtes des milliers qui m’écrivez la même chose. Ne sont venus que des inconnus. À la section « psy » du Vieillards’, c’était la même chose. Trognons de choux dans la gueule en sus. On ne nous dit pas tout. * Tout le passé reflue en masse. «Mort de Myriam » semble un nom de code d’exercice. Et celuici en est un autre. Georges observe. Il n’en peut plus d’observer. Il fait connaissance, il défait connaissance. Tout est si instantané. Spontané. Un docteur au teint jaune aux yeux pleins de fausseté et bordés de bacon. - « Poutzi » (ou Pontzieff) – l’essentiel est qu’il marche. L’injection ne prend pas, la mémoire a rejeté le greffon. Vieux-Georges a repris son circuit. Il revient sur ces deux-là, ses proches parents, la mère et le fils, disparus des radars. Ils mâchent sèchement, sans un mot, paupières basses, lefils guettant le pain par-dessous. Il guette la cuillère, il guette la sauce. « Qu’y a-t-il pour votre service, Mère ? » Premiers mots du vieux fils. Claire et Johanne disent Mon Dieu ce qui ne leur ressemble pas. Lorsque la vieille MarieThérèse plonge morte dans son plat, le nez en avant, le vieil enfant saute sur son siège, retourne la vioque, essuie la sauce, la tablée jaillit en tous sens, on ne trouve qu’un seul téléphone, René accourt de la cuisine, serre le vieil enfant, son frère ! dans ses bras, l’appelle par son nom Olivier Olivier...chacun sait les deux façons dont s’agitent les convives d’un mort, d’une morte : ceux qui mangent, ceux qui se dressent, ceux qui vomissent. Georges, lui, s’est levé de table sans précipitation. Il est sorti se promener de long en large dans sa portion de verdure, derrière la haie. Il se demande, franchement, pourquoi ces deux jeunes femmes l’ont recueilli. Qu’est-ce quil eur a pris. Qu’est-ce qui a bien pu leur passer par la tête ?...un vieil homme comme lui ! Autre réflexion : pourquoi la mort le frôle-t-elle de cyprès, sans qu’il s’en émeuve outre mesure ? Quel système de poids Dieu le Créateur, qui n’existe pas, ou tout autrement, a-t-il entreposé dans son âme, derrière sa haie interne ? Quand Vieux-Georges revient s’assoir, le médecin à teint jaune énonce le diagnostic : « Rupture d’anévrisme ». Comment s’appelle-t-il déjà ? Poutzy, Poutzieff ? Sa voix est nasillarde : est-ce qu’il le fait exprès ? Enregistre-t-il sa voix, pour l’étudier chez soi, sous un casque de retour ? Deux infirmiers emportent le corps, qui n’a pas encore perdu sa souplesse. Mais certains gosiers d’invités hurlent encore. Georges en a les oreilles cassées. Olivier, le fils longiligne, accompagne sa mère à sa dernière demeure, le petit cimetière de l’hôpital. Il ne vivait plus que pour sa mère infirme. Saura-t-il en retrouver une, qui boite aussi bien qu’elle ? « À l’asile, j’étais bien ». Il en sortait à son gré. Tout s’est passé si vite. * Quand l’assemblée s’est dispersée le ventre plein, le cercueil plein, Vieux-Georges pousse un soupir de soulagement. Il sort, de nuit, dans les rues désertes de Troyes. Par ici, ce sont des pavillons tout blancs, qui remplacent la lune absente : de gros reflets de bonne carrure. Des quartiers de lune gris clair éparpillés. Il fait le tour d’un quartier de maison, d’un deuxième. Il reviendra bien assez tôt se recoucher : il possède à présent un domicile fixe, et honorable «C’est bon d’avoir soixante-dix ans ». Il marmonne. Il pense pouvoir se passer de Claire, se passer de Johanne. « Elles ont pourtant tout nettoyé, tout rangé dans ma nouvelle demeure, chez elles. Nom de Dieu, je ne leur en suis même pas reconnaissant ». Tout est dû aux vieillards. Y compris les anges gardiens. Il se parle au milieu de la rue, débarrasse d’humains à cette heure. Personne pour le traiter de fou. Pour l’emprisonner près d’Alphonsine. Les asiles n’ont jamais été que des prisons. Il est si facile de passer pour fou. De répéter sans cesse deux ou trois prénoms de femmes sans penser. D’éprouver sa plénitude dans le vide. « Enfin logé. Dignement. Seul. Et ça sent le foin quand il tourne la clef : laine de verre à l’intérieur des murs - et si c’était un rat crevé, coincé ? Toujours dehors. La lune qui sort des nuages sur les murs endormis. L’un de ces murs demeure nocturne, « Maison Usher ». Elle est froide. Elle est murée, terrible

    Vieux-Georges ne dormira pas. Il titube avec bonheur, doucement renvoyé d’un trottoir à l’autre sans même avoir bu plus qu’il ne faut. « C’est à moi. Elles me l’ont donné. Vous, les sans-abri, crevez ». * Vieux-Georges déambule dans les rues nocturnes. Il a retrouvé son chez-soi. Le plafond est bas. Il s’incurve jusqu’au ras du crâne – non : c’est la queue de lustre. Un jour ce niveau s’effondrera. Audessus de sa tête se pressent en longueur des lattes de pont de navire, trtès étroites, très vernies. La navigation sans roulis. « Je suis content. Je me contente de... » À propos de plénitude : 75cl plein de cognac juste derrière la porte en bois du buffet. Ce meuble, très lourd, pourrait aussi bien provenir de la maison de son père mort. Vieux meubles, vieux ossements. Tout pourrait lui appartenir. Tout lui appartient. Désormais. Jusqu’à la mort, la sienne. Soixante dix années de terreur. C’est enfin arrivé. La vie derrière soi. Sa vie enfin vaincue. Pleins et vides. Pleins et déliés. Mélanges et successions, j’y pensais depuis toujours. Il aime, brusquement, sa vie : « C’est bête... » * ...Myriam a-t-elle besoin d’être regrettée… Gagne-t-elle à être regrettée… Cheveux gris, retorse… ça lui revient, maintenant… aurait dû s’y mettre plus tôt… elle part la première. À compter d’un certain âge, les époux se guettent en coin : qui partira le premier ? ...se jettent des sorts… Myriam n’aura pas traîné – huit jours ? huit ans ? il a tant vécu dans ces huit jours – à croire qu’il n’a rien vécu jusqu’ici. Misère humaine et indifférence. La tête de Georges oscille. Ces décrochages du cerveau. Ces remontées de blocs de sommeil en surface. Aurait mieux fait de vivre de son vivant. Tu es paresseux dit Claire Eh bien tu m’espionnes ? dit Georges. Pardon Papy Jo, pardon. - Pas la peine. Georges. Pourquoi ses oreilles, ses yeux qui s’effondrent soudain dans la phrase, la ligne… quelle que soit l’heure, ces torpeurs… Il s’aperçoit soudain qu’il écrit à Myriam ça alors il déchire la lettre il a des absences dit Claire comme les vieux dit Johanne il pense à sa femme- Penses-tu ! - Il ne pense plus. - Tu exagères, Johanne. * Les deux sœurs et Georges regardent un téléfilm. Le Prussien. C’est l’histoire d’un vieil homme apparemment crétin, qui survit, apparemment indifférent, à la mort de sa vieille femme. Les héritiers s’agitent autour de lui comme un tas de bûches qui s’effondre, le traitent comme un morceau de bois. Lui se tait, méprisant, sous ses rides. Le jour de l’enterrement, comme il marche lentement, tous les autres le dépassent. Il arrive bon dernier sur la tombe. « Qui sait ce qu’il pense ? dit Claire. - Voulez-vous devenir ma femme ? dit Georges. - C’est une de trop, répond Claire. - Pour moi c’est autre chose aussi, reprend-il ; des élans du cœur, très subtils et très forts comme à quinze ans. Comme un whisky. Il ajoute : « Si on ne devient pas fou dès le début, dès le premier choc – on se guérit. Dans l’instant. - Voyons Georges, reprend Claire – vous étiez amoureux de votre femme ? - Non. - Pourquoi voulez-vous l’aimer davantage ? Il dit : - Je me moque d’être apprécié. - ...je rêve ! » Johanne bat dans sens mains. - Parlez-nous de Myriam, dit Claire. Georges s’en contrefout. Johanne dit « C’est dommage ». Il aurait pu en pondre deux chapitres. « Nous allons vous détacher de vous. - Premièrement : si c’était vrai, vous ne l’annonceriez pas de cette façon. Deuxièmement, tous ces PAGE 27 DU MANUSCRIT MANQUE, CHERCHER DANS D’AUTRES DOCUMENTS (POUPI?) ….la disparition de la page 27 prive le lecteur d’un nombre incalculable d’informations. Les rapports des personnages s’en trouveront affectés. EN PARTICULIER, ...Vieux-Georges Svarov découvre ce que chacun de lui savait : la liaison, déjà ancienne, de Claire et de Stabbs, ce dernier d’emblée très antipathique ; en effet, la tête du vieux Georges retombe quand il marche, et d’autres têtes vont tomber. Les deux amants sont jeunes et s’affrontent, mais rien n’est si grave. Johanne, belle-sœur de la main gauche, regarde Stabbs plus souvent qu’il ne faut. Brune, fine, lèvres délicates et paupières fendues. Corps souple et propos fantasques. Stabbs courtise les deux sœurs. Nul ne sait cependant jusqu’où vont « ses audaces », s’il les honore toutes deux, s’ils les déshonore, ou de quelles façons. « Qu’attendons-nous ? » (Stabbs). « Qu’est-ce qu’on attend ? » (Johanne). « Nous excluons Vieux-Georges, dit-elle, par manque d’intérêt ». Johanne et Stabbs ne se cachent plus, et flirtent ouvertement. Arrive un certain Noëldieu, qui se prétend fils de Georges et de Myriam. Il se trouve, quant à lui, très affecté par la mort de Myriam. Sa taille déplié atteindrait les deux mètres. Le nez plus long et la tête baissée, dépassant du complet-veston. Sa voix semble sortir d’une tombe. Il ne lui manque plus qu’un chien. Il les attire dans les rues. Son odeur indispose. Il demande asile et protection, ce qui est impossible. « Suis-je le gardien de ma mère ? » Il n’a jamais beaucoup vécu. Il apprend le décès au hasard des raccrocs. Il craint la paralysie, peut-être finira-t-il cloîtré comme les autres. On peut craindre de lui aussi bien la sévérité que l’extrême indulgence. Voici le dialogue : « Nous ne le jugeons pas sur ses actes... - Il ne veut rien faire. - ...ni sur ses intentions. - Il regrette insuffisamment sa femme. - Noëldieu est inconsolable. - Qu’en sais-tu ? dit Noëldieu. - Claire, pourquoi l’as-tu traîné, de vieux en vieux, d’expulsé en expulsé ? - Il aimait les distractions que je donnais. Son fonctionnement m’intéresse. (Une femme ôte son deux-pièces. Rouge. Noëldieu vit sur deux sphères). - C’est sa maladie. - Quelle maladie ? Les arguments se disent face à face et Noëldieu se lève : « Ne chassez pas Georges ». Il agite son nez de haut en bas. « Ne chassez pas Stabbs ». - Qui parle de me chasser ? dit Stabbs. Noëldieu poursuit sans répondre : « Ils n’ont fait que leur devoir ; d’avoir vécu. Tout homme devrait être récompensé, juste pour avoir vécu. Stabbs répond sans comprendre :- Où irait-il ? - Dans sa boîte à dingues, réplique Johanne. - ...dans les puanteurs de cantines », poursuit Stabbs. « De pisse… de souvenirs… de mort prochaine… Guettant les premiers tremblements de mains… essentiels ou parkinsoniens… Pour tout spectacle : des grabataires. Des devenus gâteux, des redevenus morveux. Je suis son fils. Je me sens éveillé, beau, plein d’ardeur et d’avenir. - On le garde, dit Johanne. Il ne dépassera pas la haie, ni en hauteur, ni en largeur. - Cependant il nous dérange, dit Claire. Les deux sœurs à présent plaident à fronts renversés, ou intervertis. Stabbs à son tour inverse la vapeur, pour plaire à Claire : « Le spectacle de sa décrépitude doit nous être épargné ». Noëldieu à son tour

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    ATTENTION AUX REPRISES INJUSTIFIÉES !!!!

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    Les rapports d’oncle René et de sa mère constitueraient un immuable sujet d’étonnement, si quoi que ce soit pouvait encore étonner : nièce Claire et nièce Johanne, Georges lui-même gendre Mazeyrolles, ne s’étonnent plus de rien. La mère et grand-mère est le type même de la Vieille Dame Charmante. Ses lèvres sont striées comme souvent à son âge. La vieille dame est parfois taciturne. Très stricte sur sa chaise, un peu déjetée sur sa canne et courbée, elle reste inséparable de l’oncle René, cet escogriffe quadragénaire et jaune. Au timbre sourd et nasal quand il daigne. Assistant sa mère, noblement la soutenant avec des gestes d’antiquaire. Couvert d’amour et parcheminé. Il écarte les obstacles et jusqu’aux pierres. Les personnes, s’il l’osait. Et spécialiste de la gorge. Le soir où l’on pendit la crémaillère, Georges les invita tous. Ils occupèrent le long côté de la table. L’oncle et sa mère se comportèrent sans faiblir, poussant à égalité la nourriture dans leurs gosiers éteints. La vieille dame s’endormit entre les bouchées. Son fils lui avait passé le pain, ôte les os de la viande, essuyé le coin des lèvres. Georges aussi se découvre un côté desséché. C’est bien inquiétant. Il se sent incapable de grandeur. Sans doute aurait-il mieux fait d’usurper la maison des MAZEYROLLES, au lieu de rejoindre si vite la maison, le Bunker des deux Sœurs. Claire à sa gauche. À sa droite Johanne. Elles ne disent rien. Les autres convives ? Il ne les connaît pas. Il n’est pas chez lui ici. De temps en temps, elles s’inclinent vers lui, en même temps, lui tendent un verre, un four, un sourire, puis répondent de toute part aux invités qui se pressent. En face de lui, de l ‘autre côté du buffet à double accès, deux vieilles droit sorties du Vieillards’, qui déglutissent. Une vieille mère et son vieux fils, raides, vides et le nez pendant. Le reste ad libItum. Georges faute de mieux reluque la faune. C’est un défaut de débutant : ne voir autour de soi que des individus sans qualités. Il lorgne sur son plat, plastique aussitôt revidé que garni, sur les deux chevelures de femmes qui s’obstinent à lui rendre hommage, alors que rien ne le convie à festoyer. Il les quitte, glisse au long de la table à chips, tourne sur les hors-d’œuvres ou mezzé, revient par les gâteaux lorrains fourrés de fromage. Il imagine ce qu’il trouve, pour s’occuper. La vie lui suffit. À quoi bon écrire. Vous êtes des milliers qui m’écrivez la même chose. Ne sont venus que des inconnus. À la section « psy » du Vieillards’, c’était la même chose. Trognons de choux dans la gueule en sus. On ne nous dit pas tout. * Tout le passé reflue en masse. «Mort de Myriam » semble un nom de code d’exercice. Et celuici en est un autre. Georges observe. Il n’en peut plus d’observer. Il fait connaissance, il défait connaissance. Tout est si instantané. Spontané. Un docteur au teint jaune aux yeux pleins de fausseté et bordés de bacon. - « Poutzi » (ou Pontzieff) – l’essentiel est qu’il marche. L’injection ne prend pas, la mémoire a rejeté le greffon. Vieux-Georges a repris son circuit. Il revient sur ces deux-là, ses proches parents, la mère et le fils, disparus des radars. Ils mâchent sèchement, sans un mot, paupières basses, lefils guettant le pain par-dessous. Il guette la cuillère, il guette la sauce. « Qu’y a-t-il pour votre service, Mère ? » Premiers mots du vieux fils. Claire et Johanne disent Mon Dieu ce qui ne leur ressemble pas. Lorsque la vieille MarieThérèse plonge morte dans son plat, le nez en avant, le vieil enfant saute sur son siège, retourne la vioque, essuie la sauce, la tablée jaillit en tous sens, on ne trouve qu’un seul téléphone, René accourt de la cuisine, serre le vieil enfant, son frère ! dans ses bras, l’appelle par son nom Olivier Olivier...chacun sait les deux façons dont s’agitent les convives d’un mort, d’une morte : ceux qui mangent, ceux qui se dressent, ceux qui vomissent. Georges, lui, s’est levé de table sans précipitation. Il est sorti se promener de long en large dans sa portion de verdure, derrière la haie. Il se demande, franchement, pourquoi ces deux jeunes femmes l’ont recueilli. Qu’est-ce quil eur a pris. Qu’est-ce qui a bien pu leur passer par la tête ?...un vieil homme comme lui ! Autre réflexion : pourquoi la mort le frôle-t-elle de cyprès, sans qu’il s’en émeuve outre mesure ? Quel système de poids Dieu le Créateur, qui n’existe pas, ou tout autrement, a-t-il entreposé dans son âme, derrière sa haie interne ? Quand Vieux-Georges revient s’assoir, le médecin à teint jaune énonce le diagnostic : « Rupture d’anévrisme ». Comment s’appelle-t-il déjà ? Poutzy, Poutzieff ? Sa voix est nasillarde : est-ce qu’il le fait exprès ? Enregistre-t-il sa voix, pour l’étudier chez soi, sous un casque de retour ? Deux infirmiers emportent le corps, qui n’a pas encore perdu sa souplesse. Mais certains gosiers d’invités hurlent encore. Georges en a les oreilles cassées. Olivier, le fils longiligne, accompagne sa mère à sa dernière demeure, le petit cimetière de l’hôpital. Il ne vivait plus que pour sa mère infirme. Saura-t-il en retrouver une, qui boite aussi bien qu’elle ? « À l’asile, j’étais bien ». Il en sortait à son gré. Tout s’est passé si vite. * Quand l’assemblée s’est dispersée le ventre plein, le cercueil plein, Vieux-Georges pousse un soupir de soulagement. Il sort, de nuit, dans les rues désertes de Troyes. Par ici, ce sont des pavillons tout blancs, qui remplacent la lune absente : de gros reflets de bonne carrure. Des quartiers de lune gris clair éparpillés. Il fait le tour d’un quartier de maison, d’un deuxième. Il reviendra bien assez tôt se recoucher : il possède à présent un domicile fixe, et honorable «C’est bon d’avoir soixante-dix ans ». Il marmonne. Il pense pouvoir se passer de Claire, se passer de Johanne. « Elles ont pourtant tout nettoyé, tout rangé dans ma nouvelle demeure, chez elles. Nom de Dieu, je ne leur en suis même pas reconnaissant ». Tout est dû aux vieillards. Y compris les anges gardiens. Il se parle au milieu de la rue, débarrasse d’humains à cette heure. Personne pour le traiter de fou. Pour l’emprisonner près d’Alphonsine. Les asiles n’ont jamais été que des prisons. Il est si facile de passer pour fou. De répéter sans cesse deux ou trois prénoms de femmes sans penser. D’éprouver sa plénitude dans le vide. « Enfin logé. Dignement. Seul. Et ça sent le foin quand il tourne la clef : laine de verre à l’intérieur des murs - et si c’était un rat crevé, coincé ? Toujours dehors. La lune qui sort des nuages sur les murs endormis. L’un de ces murs demeure nocturne, « Maison Usher ». Elle est froide. Elle est murée, terrible. Vieux-Georges ne dormira pas. Il titube avec bonheur, doucement renvoyé d’un trottoir à l’autre sans même avoir bu plus qu’il ne faut. « C’est à moi. Elles me l’ont donné. Vous, les sans-abri, crevez ».

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    X Après chaque visite, Vieux-Georges et Claire prennent un lait fraise et un diabolo menthe au bar de L’Entrecôte. Ils échangent leurs impressions. Vieux-Georges est stupéfait. Il se fait tout expliquer, répéter, rétaler. Ces Mazeyrolles l’intriguent. Il se fait désigner leur ancienne adresse sur un plan de ville. Demande combien d’armoires s’entassent dans cette pièce où l’on ne peut plus mettre un pied. S’il est bien vrai qu’ils ne possèdent plus qu’un petit écran de télévision qui fonctionne, juché sur un grand irréparable. « Je parie » dit Vieux-Georges « qu’ils sont devenus tout à fait sourds en s’engueulent en occitan de Lodève ». - C’est exact, Vieux-Georges ». Claire éclate de rire, montre ses dents et secoue ses boucles jaunes. X - Comment va Pépère aujourd’hui ? Il a fait un gros crotton le Pépère ? Il vaut ouvrir les rideaux le Pépère ? - Faites chier. - Pas poli le Pépère ! - Je t’ai vouvoyée ». Vieux-Georges ne peut tolérer que la très lointaine cousine de sa femme, Claire Mazeyrolles. Tout se joue ans le respect, la contemplation, la sérénité. Près d’elle seule il ne se sent : ni vieux, ni ami, ni père. Chez les vieux Mazeyrolles, ils retournent, en compagnie de Johanne Mazeyrolles. C’est une nouvelle soignante. La jeune sœur de Claire. Portant le même nom de famille, en attendant de semarier, ce qui ne semble pas dans leurs projets. Encore qu’il ne soit plus obligatoire d’adopter le nom de son époux. Les deux sœurs ne se ressemblent pas. La plus jeune aura ici des cheveux noirs, des yeux noirs. Un menton, un nez insolents. Claire perdrait-elle son attrait ? X Les Vieux. Les plus vieux que lui, Georges. Déclinent leur âge et lieu de naissance. Claire, debout, prend des notes. Johanne, en retrait, l’œil noir, les toise. Dans la pièce qu’on entrevoit derrière eux, les armoires en effet s’entassent, acquises, garnies et abandonnées au fil d’une vie. Le soleil passe entre les battants capricieusement ouverts ou pendants. Marie Thérèse Mazeyrolles demande : « Il faut que je trouve un nouveau logement ? Jean-Paul Mazeyrolles son mari dit à son tour : « On nous promet un rez-de-chaussée : dans la même rue ? » Au retour, hors de leur présence : « Les déplanter, ce sera les tuer » commente Johanne. X - Encore un peu de bouillon, Pépère ? Eh ! Pépère ! Georges ! On se promène tout seul dans les couloirs à huit heures et demie ? Tout le monde éteint les lumières ! Tout le monde fait dodo ! » Vieux-Georges se fait rabrouer. Mais ce sont des plaisanteries. Le règlement n’est plus ce qu’il était. Dieu merci. Il n’a pas connu ce temps-là. Il quittera ces lieux, devenus idylliques : « Où c’que j’vais-t-y donc ben m’loger à c’t’heure ? » Le ton ce soir est à l’humour. Mais le cœur n’y est pas. X Les deux sœurs Mazeyrolles, Claire, et Johanne-la-Boiteuse, habitent une vaste demeure en ville, aux chambres profondes et fraîches. L’une d’elles est inoccupée, en raison de l’absence d’un frère. Et voilà un problème résolu. Les deux sœurs le trouvent « amusant », « sympathique ». Le déménagement se fait sinon dans l’austérité, du moins dans la sobriété. Johanne visite Vieux-Georges, elle boîte bas, le vieux ne l’avait jamais remarqué à ce point. « Cela me vexe, tout de même. J’aurais pu le voir plus tôt ». Mais il ne l’en aime que davantage. C’est une jeune femme droite dans sa tête mais avec suffisamment de mystère pour l’aimer. Elle s’assoit chez lui et ne dit pas grand-chose : bouche grande, bouche close. Ce pourrait être un proverbe. - Cela fait dix-sept ans que nous vivons ici,disait Marie-Thérèse Mazeyrolles. Johanne s’éloigne. Elle boîte. Vieux-Georges ne s’en était pas aperçu. « Même quand elle marche, on dirait qu’elle danse ». Il avait appris cette phrase. Il a oublié qu’elle est de Baudelaire. Les deux sœurs soignantes et le vieux couple portent le même nom de famille. Leur lien de parenté reste faible. Vieux-Georges éclaircira ce point plus tard. Ou ne l’éclaircira pas. Tout dépend de l’écrivain. Georges admire ces jeunes femmes. Il les aime. Laquelle des deux susciterait en lui plus d’amour, ou plus d’admiration ? Il faut se résoudre à ne pas se résoudre. Il aimerait désirer l’une, ou l’autre. Il tient jusqu’ici la balance libre en son cœur – Libra, la Balance - né le 24 novembre, Sagittaire. Le lendemain Johanne revient, le voici dans la place. Elle est plus éloquente. Quand elle rit, son visage reste lisse. Son débit s’affermit, ou bien se précipite, sans que rien ne puisse le laisser prévoir. « Les Mazeyrolles, dit-elle, vivent à nouveau dans un taudis. Leur papier peint se détache en larges copeaux, comme à leur dernière adresse. Sur la télévision j’ai vu tout un poulet à dégeler. La planche à repasser au milieu du salon. « Leur déménagement n’a servi de rien. Ils sont redevenus tout comme avant. Ils ont transporté leur taudis sur leurs dos. - Vous êtes jeune, répond-il, et pourtant, vous aimez l’ordre. - Les deux ne sont pas incompatibles. » Johanne poursuit : « Leur jardin sert de dépotoir. J’ai compté quatre grille-pain rouillés, d’autres armoires en plein air, pourries sous la pluie. - Ce sont des cousins de Myriam. » Il n’en dit pas plus. Myriam, ces gens-là et ses deux gardiennes sont apparentées. La Marquise de Lafayette en eût pondu vingt pages, qui rendent inaccessibles les abords de La Princesse de Clèves. Gloire au taciturne Georges, supérieur à Mme de Lafayette. « Nous sommes tous cousins » reprenait Johanne. - L’âge les a bien amochés, disait Vieux-Georges : « jean-Paul et Marie-Thérèse ». La mode était aux prénoms doubles. La vieille ici redoublait de laideur. Johanne ajoutait que Vieux-Georges, à titre personnel, s’en était « bien tiré » : très peu de rides. À quoi Georges répondit : « J’ai une vraie tête de porc ». Le jeune femme se mit à rire, sans plus exposer sa pensée. Claire, dit-elle, ne souhaitait pas les expulser. « Mais ils sont vraiment trop laids ! - Ils ne payent pas non plus leur loyer. - Qu’en savez-vous ? - Ne faites pas l’étonné, dit-elle. Jetez juste un œil derrière la haie : ils habitent juste en bordure de notre propriété. Nous aimerions les annexer, avec de l’agent. Racheter le terrain. - Qui mettrez-vous à la place ? - Vous, Georges. » Il ne dit ni oui ni non. Johanne recommence à se taire, et sa sœur aînée ne vient pas. On agite une cloche en cuisine : l’oncle René appelle à table : qui dit cousins, dit oncle. Georges se lève pour le réfectoire, il parle volontiers à tout le monde, avec insignifiance. Claire n’est arrivée que pour les pâtes, le casque sur la tête : elle écoute Good bye stranger, aux paroles si poignantes. Elle réclame du gruyère, pour les pâtes. X X X ...Vieux-Georges respire. Il ne s’en tire pas si mal. Cette maison est belle et vaste. Il n’en connaît pas d’autre, il n’en sort pas. Myriam lui fait un doux souvenir : elle est morte au Vieillards’ Home, ailleurs. Claire et Johanne lui donnent toute liberté, laissant leurs chambres bien fermées à clef. Georges erre pied-nu dans le couloir bien frais. Il s’assoit dans le salon désert, face aux cendres froides d’un âtre. Sa raison lui revient peu à peu. Ses oreilles se débouchent lentement. Il passerait des heures à écouter se défriper sa tête et ses tympans : « Je devenais fou au Quartier des Hommes ». Il parcourt les revues aux toilettes, risque quelques pas dans le jardin jusqu’au prunier. Au fond, derrière la haie, près de leur masure, passent les ombres des vieux Mazeyrolles : l’homme voûté, silencieux – madame édentée, volubile. « Nous serons bientôt débarrassés d’eux » : l’une ou l’autre sœur se fait un café. - Inutile, songe-t-il. Tout haut. Claire, Johanne, le regardent intensément, amusées. « Pourquoi passe-vous vos journées à voir, dit-il, des personnes de mon âge ? » Claire écoute avant le repas Good bye stranger, Adieu fille étrangère ; il s’agit de jeunes femmes étrangères, good bye Mary, good by Jane, lancinantes mélopées dont la plupart de nous ne comprenons pas les paroles ? paroles qui si nous les savions nous rempliraient de larmes… Pendant le repas familial règne la télévision. Georges dont la chambre désormais se trouve à l’intérieur même du logis des sœurs, Georges cache mal sa déception. Au moins peut-il se purifier des anciens miasmes pensionnaires, et le soir, contempler à loisir les profils de Johanne, de Claire nimbés de marbrures lactées. Un soir après la bière aucun doute n’est plus permis : « Les Mazeyrolles sont partis, dit Claire.- Les vieux, précise Johanne. - Vous les tuez, dit Georges. Il les a vus, tout près, ce matin même, monter dans une minuscule ambulance, courbés et désespérés. Il ajoute qu’ils ont vécu là 17 ans, derrière les Acquatinta, sans que les deux sœurs en subissent le moindre dérangement. L’oncle René apporte et remporte les plats sans rien dire : c’est de famille. La grand-mère (il y a une grand-mère) non plus, exceptionnellement présente, dont on laisse la chambre ouverte en temps ordinaire. «Ne vous apitoyez pas, Georges, dit Claire à voix basse. L’oncle René approuve de la tête et repart en cuisine. Le feu de la St-Alphonse consume toutes les armoires, au centre du jardin. Les pensionnaires de tous les pavillons se sont regroupés. Certains veulent avertir les pompiers. « Qu’ils avertissent ! » dit Johanne. Elle aussi apprécie les chœurs de faussets. Mais les crépitations de meubles enflammés retentissent sur fond de réjouissances : plus loin dans le quartier, une foule de noceurs ivres reprend en hurlant Mais c’est la mort qui t’as assassinée Macia – « bien à propos », dit Johanne. Les vieux, rêveurs ou baveux, contemplent la mise à feu de leurs boîtes vides. Georges revient dans son logis indépendant. On n’a brûlé que les meubles hors d’usage. X X X Les rapports d’oncle René et de sa mère constitueraient un immuable sujet d’étonnement, si quoi que ce soit pouvait encore étonner : nièce Claire et nièce Johanne, Georges lui-même gendre Mazeyrolles, ne s’étonnent plus de rien. La mère et grand-mère est le type même de la Vieille Dame Charmante. Ses lèvres sont striées comme souvent à son âge. La vieille dame est parfois taciturne. Très stricte sur sa chaise, un peu déjetée sur sa canne et courbée, elle reste inséparable de l’oncle René, cet escogriffe quadragénaire et jaune. Au timbre sourd et nasal quand il daigne. Assistant sa mère, noblement la soutenant avec des gestes d’antiquaire. Couvert d’amour et parcheminé. Il écarte les obstacles et jusqu’aux pierres. Les personnes, s’il l’osait. Et spécialiste de la gorge. Le soir où l’on pendit la crémaillère, Georges les invita tous. Ils occupèrent le long côté de la table. L’oncle et sa mère se comportèrent sans faiblir, poussant à égalité la nourriture dans leurs gosiers éteints. La vieille dame s’endormit entre les bouchées. Son fils lui avait passé le pain, ôte les os de la viande, essuyé le coin des lèvres. Georges aussi se découvre un côté desséché. C’est bien inquiétant. Il se sent incapable de grandeur. Sans doute aurait-il mieux fait d’usurper la maison des MAZEYROLLES, au lieu de rejoindre si vite la maison, le Bunker des deux Sœurs. Claire à sa gauche. À sa droite Johanne. Elles ne disent rien. Les autres convives ? Il ne les connaît pas. Il n’est pas chez lui ici. De temps en temps, elles s’inclinent vers lui, en même temps, lui tendent un verre, un four, un sourire, puis répondent de toute part aux invités qui se pressent. En face de lui, de l ‘autre côté du buffet à double accès, deux vieilles droit sorties du Vieillards’, qui déglutissent. Une vieille mère et son vieux fils, raides, vides et le nez pendant. Le reste ad libItum. Georges faute de mieux reluque la faune. C’est un défaut de débutant : ne voir autour de soi que des individus sans qualités. Il lorgne sur son plat, plastique aussitôt revidé que garni, sur les deux chevelures de femmes qui s’obstinent à lui rendre hommage, alors que rien ne le convie à festoyer. Il les quitte, glisse au long de la table à chips, tourne sur les hors-d’œuvres ou mezzé, revient par les gâteaux lorrains fourrés de fromage. Il imagine ce qu’il trouve, pour s’occuper. La vie lui suffit. À quoi bon écrire. Vous êtes des milliers qui m’écrivez la même chose. Ne sont venus que des inconnus. À la section « psy » du Vieillards’, c’était la même chose. Trognons de choux dans la gueule en sus. On ne nous dit pas tout. * Tout le passé reflue en masse. «Mort de Myriam » semble un nom de code d’exercice. Et celuici en est un autre. Georges observe. Il n’en peut plus d’observer. Il fait connaissance, il défait connaissance. Tout est si instantané. Spontané. Un docteur au teint jaune aux yeux pleins de fausseté et bordés de bacon. - « Poutzi » (ou Pontzieff) – l’essentiel est qu’il marche. L’injection ne prend pas, la mémoire a rejeté le greffon. Vieux-Georges a repris son circuit. Il revient sur ces deux-là, ses proches parents, la mère et le fils, disparus des radars. Ils mâchent sèchement, sans un mot, paupières basses, lefils guettant le pain par-dessous. Il guette la cuillère, il guette la sauce. « Qu’y a-t-il pour votre service, Mère ? » Premiers mots du vieux fils. Claire et Johanne disent Mon Dieu ce qui ne leur ressemble pas. Lorsque la vieille MarieThérèse plonge morte dans son plat, le nez en avant, le vieil enfant saute sur son siège, retourne la vioque, essuie la sauce, la tablée jaillit en tous sens, on ne trouve qu’un seul téléphone, René accourt de la cuisine, serre le vieil enfant, son frère ! dans ses bras, l’appelle par son nom Olivier Olivier...chacun sait les deux façons dont s’agitent les convives d’un mort, d’une morte : ceux qui mangent, ceux qui se dressent, ceux qui vomissent. Georges, lui, s’est levé de table sans précipitation. Il est sorti se promener de long en large dans sa portion de verdure, derrière la haie. Il se demande, franchement, pourquoi ces deux jeunes femmes l’ont recueilli. Qu’est-ce quil eur a pris. Qu’est-ce qui a bien pu leur passer par la tête ?...un vieil homme comme lui ! Autre réflexion : pourquoi la mort le frôle-t-elle de cyprès, sans qu’il s’en émeuve outre mesure ? Quel système d e poids Dieu le Créateur, qui n’existe pas, ou tout autrement, a-t-il entreposé dans son âme, derrière sa haie interne ? Quand Vieux-Georges revient s’assoir, le médecin à teint jaune énonce le diagnostic : « Rupture d’anévrisme ». Comment s’appelle-t-il déjà ? Poutzy, Poutzieff ? Sa voix est nasillarde : est-ce qu’il le fait exprès ? Enregistre-t-il sa voix, pour l’étudier chez soi, sous un casque de retour ? Deux infirmiers emportent le corps, qui n’a pas encore perdu sa souplesse. Mais certains gosiers d’invités hurlent encore. Georges en a les oreilles cassées. Olivier, le fils longiligne, accompagne sa mère à sa dernière demeure, le petit cimetière de l’hôpital. Il ne vivait plus que pour sa mère infirme. Saura-t-il en retrouver une, qui boite aussi bien qu’elle ? « À l’asile, j’étais bien ». Il en sortait à son gré. Tout s’est passé si vite. * Quand l’assemblée s’est dispersée le ventre plein, le cercueil plein, Vieux-Georges pousse un soupir de soulagement. Il sort, de nuit, dans les rues désertes de Troyes. Par ici, ce sont des pavillons tout blancs, qui remplacent la lune absente : de gros reflets de bonne carrure. Des quartiers de lune gris clair éparpillés. Il fait le tour d’un quartier de maison, d’un deuxième. Il reviendra bien assez tôt se recoucher : il possède à présent un domicile fixe, et honorable «C’est bon d’avoir soixante-dix ans ». Il marmonne. Il pense pouvoir se passer de Claire, se passer de Johanne. « Elles ont pourtant tout nettoyé, tout rangé dans ma nouvelle demeure, chez elles. Nom de Dieu, je ne leur en suis même pas reconnaissant ». Tout est dû aux vieillards. Y compris les anges gardiens. Il se parle au milieu de la rue, débarrasse d’humains à cette heure. Personne pour le traiter de fou. Pour l’emprisonner près d’Alphonsine. Les asiles n’ont jamais été que des prisons. Il est si facile de passer pour fou. De répéter sans cesse deux ou trois prénoms de femmes sans penser. D’éprouver sa plénitude dans le vide. « Enfin logé. Dignement. Seul. Et ça sent le foin quand il tourne la clef : laine de verre à l’intérieur des murs - et si c’était un rat crevé, coincé ? Toujours dehors. La lune qui sort des nuages sur les murs endormis. L’un de ces murs demeure nocturne, « Maison Usher ». Elle est froide. Elle est murée, terrible. Vieux-Georges ne dormira pas. Il titube avec bonheur, doucement renvoyé d’un trottoir à l’autre sans même avoir bu plus qu’il ne faut. « C’est à moi. Elles me l’ont donné. Vous, les sans-abri, crevez ». * Vieux-Georges déambule dans les rues nocturnes. Il a retrouvé son chez-soi. Le plafond est bas. Il s’incurve jusqu’au ras du crâne – non : c’est la queue de lustre. Un jour ce niveau s’effondrera. Audessus de sa tête se pressent en longueur des lattes de pont de navire, trtès étroites, très vernies. La navigation sans roulis. « Je suis content. Je me contente de... » À propos de plénitude : 75cl plein de cognac juste derrière la porte en bois du buffet. Ce meuble, très lourd, pourrait aussi bien provenir de la maison de son père mort. Vieux meubles, vieux ossements. Tout pourrait lui appartenir. Tout lui appartient. Désormais. Jusqu’à la mort, la sienne. Soixante dix années de terreur. C’est enfin arrivé. La vie derrière soi. Sa vie enfin vaincue. Pleins et vides. Pleins et déliés. Mélanges et successions, j’y pensais depuis toujours. Il aime, brusquement, sa vie : « C’est bête... » * ...Myriam a-t-elle besoin d’être regrettée… Gagne-t-elle à être regrettée… Cheveux gris, retorse… ça lui revient, maintenant… aurait dû s’y mettre plus tôt… elle part la première. À compter d’un certain âge, les époux se guettent en coin : qui partira le premier ? ...se jettent des sorts… Myriam n’aura pas traîné – huit jours ? huit ans ? il a tant vécu dans ces huit jours – à croire qu’il n’a rien vécu jusqu’ici. Misère humaine et indifférence. La tête de Georges oscille. Ces décrochages du cerveau. Ces remontées de blocs de sommeil en surface. Aurait mieux fait de vivre de son vivant. Tu es paresseux dit Claire Eh bien tu m’espionnes ? dit Georges. Pardon Papy Jo, pardon. - Pas la peine. Georges. Pourquoi ses oreilles, ses yeux qui s’effondrent soudain dans la phrase, la ligne… quelle que soit l’heure, ces torpeurs… Il s’aperçoit soudain qu’il écrit à Myriam ça alors il déchire la lettre il a des absences dit Claire comme les vieux dit Johanne il pense à sa femme- Penses-tu ! - Il ne pense plus. - Tu exagères, Johanne. * Les deux sœurs et Georges regardent un téléfilm. Le Prussien. C’est l’histoire d’un vieil homme apparemment crétin, qui survit, apparemment indifférent, à la mort de sa vieille femme. Les héritiers s’agitent autour de lui comme un tas de bûches qui s’effondre, le traitent comme un morceau de bois. Lui se tait, méprisant, sous ses rides. Le jour de l’enterrement, comme il marche lentement, tous les autres le dépassent. Il arrive bon dernier sur la tombe. « Qui sait ce qu’il pense ? dit Claire. - Voulez-vous devenir ma femme ? dit Georges. - C’est une de trop, répond Claire. - Pour moi c’est autre chose aussi, reprend-il ; des élans du cœur, très subtils et très forts comme à quinze ans. Comme un whisky. Il ajoute : « Si on ne devient pas fou dès le début, dès le premier choc – on se guérit. Dans l’instant. - Voyons Georges, reprend Claire – vous étiez amoureux de votre femme ? - Non. - Pourquoi voulez-vous l’aimer davantage ? Il dit : - Je me moque d’être apprécié. - ...je rêve ! » Johanne bat dans sens mains. - Parlez-nous de Myriam, dit Claire. Georges s’en contrefout. Johanne dit « C’est dommage ». Il aurait pu en pondre deux chapitres. « Nous allons vous détacher de vous. - Premièrement : si c’était vrai, vous ne l’annonceriez pas de cette façon. Deuxièmement, tous ces PAGE 27 DU MANUSCRIT MANQUE, CHERCHER DANS D’AUTRES DOCUMENTS (POUPI?) ….la disparition de la page 27 prive le lecteur d’un nombre incalculable d’informations. Les rapports des personnages s’en trouveront affectés. EN PARTICULIER, ...Vieux-Georges Svarov découvre ce que chacun de lui savait : la liaison, déjà ancienne, de Claire et de Stabbs, ce dernier d’emblée très antipathique ; en effet, la tête du vieux Georges retombe quand il marche, et d’autres têtes vont tomber. Les deux amants sont jeunes et s’affrontent, mais rien n’est si grave. Johanne, belle-sœur de la main gauche, regarde Stabbs plus souvent qu’il ne faut. Brune, fine, lèvres délicates et paupières fendues. Corps souple et propos fantasques. Stabbs courtise les deux sœurs. Nul ne sait cependant jusqu’où vont « ses audaces », s’il les honore toutes deux, s’ils les déshonore, ou de quelles façons. « Qu’attendons-nous ? » (Stabbs). « Qu’est-ce qu’on attend ? » (Johanne). « Nous excluons Vieux-Georges, dit-elle, par manque d’intérêt ». Johanne et Stabbs ne se cachent plus, et flirtent ouvertement. Arrive un certain Noëldieudieu, qui se prétend fils de Vieux-Georges et de Myriam. Il se trouve, quant à lui, très affecté par la mort de Myriam. Sa taille déplié atteindrait les deux mètres. Le nez plus long et la tête baissée, dépassant du complet-veston. Sa voix semble sortir d’une tombe. Il ne lui manque plus qu’un chien. Il les attire dans les rues. Son odeur indispose. Il demande asile et protection, ce qui est impossible. « Suis-je le gardien de ma mère ? » Il n’a jamais beaucoup vécu. Il apprend le décès au hasard des raccrocs. Il craint la paralysie, peut-être finira-t-il cloîtré comme les autres. On peut craindre de lui aussi bien la sévérité que l’extrême indulgence. Voici le dialogue : « Nous ne le jugeons pas sur ses actes... - Il ne veut rien faire. - ...ni sur ses intentions. - Il regrette insuffisamment sa femme. - Noëldieu est inconsolable. - Qu’en sais-tu ? dit Noëldieu. - Claire, pourquoi l’as-tu traîné, de vieux en vieux, d’expulsé en expulsé ? - Il aimait les distractions que je donnais. Son fonctionnement m’intéresse. (Une femme ôte son deux-pièces. Rouge. Noëldieu vit sur deux sphères). - C’est sa maladie. - Quelle maladie ? Les arguments se disent face à face et Noëldieu se lève : « Ne chassez pas Georges ». Il agite son nez de haut en bas. « Ne chassez pas Stabbs ». - Qui parle de me chasser ? dit Stabbs. Noëldieu poursuit sans répondre : « Ils n’ont fait que leur devoir ; d’avoir vécu. Tout homme devrait être récompensé, juste pour avoir vécu. Stabbs répond sans comprendre :- Où irait-il ? - Dans sa boîte à dingues, réplique Johanne. - ...dans les puanteurs de cantines », poursuit Stabbs. « De pisse… de souvenirs… de mort prochaine … Guettant les premiers tremblements de mains… essentiels ou parkinsoniens… Pour tout spectacle : des grabataires. Des devenus gâteux, des redevenus morveux. Je suis son fils. Je me sens éveillé, beau, plein d’ardeur et d’avenir. - On le garde, dit Johanne. Il ne dépassera pas la haie, ni en hauteur, ni en largeur. - Cependant il nous dérange, dit Claire. Les deux sœurs à présent plaident à fronts renversés, ou intervertis. Stabbs à son tour inverse la vapeur, pour plaire à Claire : « Le spectacle de sa décrépitude doit nous être épargné ». Noëldieu à son tour cède du barrage : « Il se fout de la mort de Myriam. De ma mère. » - Je ne l’ai jamais vu manifester la moindre crainte de la mort » dit Claire. Qui chancelle. - Il se fout de tout ! enchérit Johanne. - Il acceptera donc l’expulsion, dit Claire. Confusion, conclusion, roman con. X De fait, ses mains tremblent. Ses jambes flageolent. Il se mouche bruyamment. Il manque de caractère, à première vue. Il est comme les autres. « Sa femme devait porter la culotte ! » Il se murmure qu’il se faisait battre. Mais tout le monde peut se tromper. Cocufier, c‘est possible. Il ne mérite plus de vivre. Le monde serait un désert. « S’il était par Minou, reprend Claire, nous serions tous à ses pieds ». Ils ruminent. Ce débris d’homme leur en impose. Ils se découvrent eux-mêmes particulièrement inconstants. La scène se déroule autour d’une table basse, dans une partie du bâtiment où VieuxGeorges, le tremblant, le bubonique, n’a pas accès. Vieux-Georges le cacochyme provient d’une première expulsion, celle du Vieillards’ Home. Il échoue ici même, plus près des deux gouvernantes qu’il n’a jamais été. Leurs ambiguïtés à son égard se sont renforcées. Il leur importe plus encore d’être définitivement débarrassées de cette sangsue immonde et immortelle. Prélude à toutes les autres. Cette salle de séjour est dépourvue de tout tapis. Elle comprend sur un de ses côtés un manteau de cheminée froid. L’alcool est indispensable à ces âmes veules, auxquelles on peut se comparer pour se donner du cœur. Une bouteille de cognac, une autre de gin. Au-dessus se dispose un réseau de poutres torses et parallèles, reflet sombre de ces âmes de peu. Ces solives dégagent un relent de Xylophène frais, Marque Déposée. Votons. Claire apporte avec effroi un melon d’homme mort. Non moins gauchement,Johanne tire d’un tiroir [sic] deux paires d’enveloppes. Chacun vote en se dissimulant, l’œil espion rivé sur le voisin. Le vote est NON. Vieux-Georges est réexpulsable par trois voix contre une : celle de Claire. Il faut bien qu’elle se dénonce, pour clarifier la situation. Pour atténuer ses incohérences, elle agite et secoue ses boucles blondes, sans obtenir aucun effet sur dde Stabbs, son ex-amant. Elle défait le premier bouton de son corsage. Rien. Tire de son sac à main une lettre de Georges : Gardez-moi avec vous. La pâleur de vos joues est gage de divinité. Stabbs éclate de rire. « Je n’éprouve aucun remords » dit-il « au départ des Vieux-Mazeyrolles. Ma punition viendra ». - Il ne savait rien encore, dit Claire. - « Ma cahute regorge d’ennui... » - « sa cahute » !… - « regorge » !… - lisant la suite : « ...quand vous n’y venez pas ; songez que je suis veuf »… - Il n’y songe plus lui-même ! dit Johanne. - Veux-tu l’épouser ? demande Noëldieu. - Qui veut lui annoncer la nouvelle ? demande Stabbs. - Toi, dit Johanne. - ...à quel titre ? - Certains, reprend Noëldieu, pourront trouver un peu fort qu’un Stabbs se permette d’occuper en partie un pavillon sans chauffage au fond du jardin. Nous irons tous à tour de rôle annoncer son expulsion. Tout en parlant de choses et d’autres. « Pourquoi c’est pas les mecs qui s’y collent ? - Les hommes, jusqu’à leur retraite, sont très occupés, Johanne. - Qu’est-ce qu’il faisait ? - Un truc en -ier – pâtissier, tapissier, menuisier… - Nous irons tous à tour de rôle annoncer à Vieux-Georges qu’il est viré. - Le crime de l’Orient-Express. - Il sera vite convaincu, dit Claire. Pour jouer ce mauvais tour, peu importe qui parle. Il suffira de tirer au sort l’ordre des intervenants. x x x x « Que faites-vous là, Georges ? - La cuisine. Pour moi, et pour les chats. » Ces derniers n’appartiennent pas à la maison ; ils sont errants, et trouvent des gamelles prêtes bien disposées. Il tient une râpe cylindrique ; il serait curieux que les félins apprécient le gruyère, mais il le serait tout autant que tous l’écartassent. Claire s’assoit sur une chaise : elle ne peut le sommer de partir, alors qu’il se livre à une activité si sainte. Il introduit la pâte dans le tambour, la maintient au-dessus par un petit levier, puis tourne la manivelle : il sort des copeaux blonds, Claire se lisse les cheveux, qu’elle a plus foncés. Dans l’évier la vaisselle forme deux tas : le propre qui sèche, le sale, anarchique, sur la gauche. Une goutte dégouline sur un fond de poêle « Vous vous êtes bien adapté, ici. Mauvaise entrée en matière. - Oui ! (voix volontairement de vieux) - c’est surtout le jardin qui me plaît. » Ce n’est qu’une bande de terre entre deux rebords de ciment, qui enserre un rosier rabougri, l’hortensia rose et deux aloès. « Il faudra que j’arrache les mauvaises herbes. - Secouez les racines.- Rien à foutre, dit-il en polonais. Pousse là aussi un chétif pêcher de deux mètres à sept fruits l’an, gâtés avant d’être mûrs. Bref un jardin, avec deux appentis en tôle. « Vous n’avez pas d’insectes ? - J’ai des oiseaux dans la haie, ça croustille. - Non, ça gazouille. - Croustille, Claire, croustille, ce sont des mésanges charbonnières. Vieux-Georges si tu touches mon cul, quel beau prétexte ! Mais il paye son loyer. Je l’aime bien quand même. À ce moment passe un chat sans nom. Il se faufile entre des planches verticales. La sœur aînée n’aime pas cette cloison de bois. Elle va la démonter, dit-elle, avec Stabbs, « mon ancien». - Cette langue n’est pas l a vôtre. - Je me prenais pour Johanne. - J’en doute. »

    - Vous visitez les Vieux-Expulsés. Nous y voilà. Georges évoque ses rêves : « Le quotidien de jour est morne; le quotidien de nuit peut m meme passionner. Par exemple : je me trouve dans un vaste établissement aux murs tout blancs. Je passe dans de longs couloirs, des greniers. De vieilles archives aux portes qui ne ferment pas. Le rez-dechaussée fait hôtel - voulez-vous du café ? - ...Vous ne comptez pas un jour sortir d’ici ? - « Cadeau repris, cadeau volé ! » - Et le monde extérieur ? - Un sucre ou deux ? » ...dans ces hôtels, GEORGES est poursuivi. Monte à la course les escaliers. Entrevoit des chambres défaites. On lui crie : Loyer ! Loyer ! Loyer ! «...bon. J’arrive aux toilettes pour femmes – excusez-moi mademoiselle Claire. On me secoue les portes. Les toilettes sont un labyrinthe, les cloisons vicieuses, on voit les pieds, chevilles, talons, pointes, partout des fuites d’eau - - Les bibliothèques sont des labyrinthes… - Vous lisez trop – j’arrive dans un cimetière - ...bibliothèques… - ...ta gueule – j’trouve ma tombe, elle n’a pas de nom, juste un cadre de planches dans le sable, ça coule sous les planches... » il reconnait, de rêve en rêve, l’entrée du haut, prêt de la route à quatre voies, l’entrée du bas, dans un virage entre deux gros piliers cannelés – arrivé là je ne suis plus poursuivi - Je venais vous parler des vieux Mazeyrolles. - Les pauvres ?… - Vous reprenez du poil de la bête, Vieux-Georges. - Mais du moment que je ne suis plus à l’Asile… - C’est pire que de mourir, Vieux-Georges. - Arrêtez de m’appeler comme ça. - Nous avons visité presque dix expulsés. Vous êtres un privilégié. - Je ne viens jamais chez vous sans y être invité. Je ne vous coûte rien. - Vous ne nous convenez plus. - C’est trop brusque. - Vous n’avez pas cherché à savoir ce que sont devenus les Vieux-Mazeyrolles, vos proches parents. Deux expulsions en si peu de temps. - Ils étaient si dégoûtants. Vous m’aviez mis à leur place. Dieu merci je suis venu chez vous. Même après eux, l’air était irrespirable. En si peu de temps. Le taudis à l’identique. Indécrottables.- Et Myriam ? Elle était dégoûtante, Myriam ? Quand vous habitiez rue Gergois ? - ...Vous changez de sujet. - C’est votre dureté qui est en cause. - Myriam et moi ne nous aimions plus. Au Vieillards’Home nous avions cessé toute relation sexuelle ». Claire est là. Elle n’a rien dit mais pouffe. - Ils nous avaient mis, elle chez les femmes, et moi chez les hommes. On se donnait rendez-vous aux toilettes, seulement aux toilettes. Rendez-vous compte du traumatisme. - Pour vous dégoûter l’un de l’autre. Mais ça n’a pas marché. - Nous faisions déjà chambre à part autrefois, rue Gergois. Depuis mon 55e anniversaire. Mais ici, je veux dire au Vieillards’Home, nous avions voulu retrouver notre bon lit complet. - Mais c’est dégueulasse ! s’écrie Claire, qui n’y tient plus. - Vous y viendrez, Claire, quand vous aurez goûté du marital. - Pourquoi pas, Georges… Parlez-nous seulement des raisons de votre mariage. - On ne se marie pas pour des raisons… - Je parie que si. - Cinquante ans de galère… - ...de galère ?! …Georges ! - Pardon ? Johanne demande s’il a des enfants. - Les enfants sont la plaie du couple ! » Vieux-Georges devient vert, frémit. - Cessez de hurler voyons ! Rentrez vos yeux voyons ! Georges ! Pani Stavroski ! Vous avez un enfant ! Nous le connaissons ! Noëldieudieu dit Noëldieu. Georges se calme en grommelant : - Un garçon. Jardinier. Boucher. Tout ce qu’on veut. J’aurais voulu qu’il devienne quelque chose comme ça : bien paisible. Bien gagner sa vie. - « Paisible » ?! - Sans tracas. Pas payer beaucoup d’impôts. - Boucher, «pas d’impôts » ?… - Commis boucher [oujenik jejnitchy] - Pani Stavroski, qu’est-il devenu, le Fils ? - Professeur de littérature américaine à l’Université de Montréal. - Eh bien ! Pani Stavroski ! - Ni bonjour, ni bonsoir ! Les études ! ni femmes ni bistrots ! même pas homo.. L’une des deux sœurs éclate de rire. - Un fier-cul ! ...moi aussi,j’ai fait des études ! En français, polonais, anglais ! - On s’exprimait mieux, de votre temps, monsieur Georges. - Chez les bourgeois, mademoiselle Claire. Mon père était chef de gare, ivrogne et asthmatique. J’ai six frères et sœurs. J’étais le canard boiteux. - Que sont-ils devenus ? - Morts ou retraités. - Ce ne sont pas des professions. - Il ne faut pas avoir d’enfants. - Trop tard… * * * * * * * * * * * * * * Au mois de septembre, les deux sœurs ont reçu huit pêches : tavelées, chlorotiques ; arbre rongé par la cloque. Moches fruits d’arrière-saison, au goût d’abricot ou de bergamote. Peau épaisse et veloutée, qui se pèle aisément. Elles remercient. « J’en garde six autres pour moi seul ». Parviennent à leur tour à maturité les noisettes, qui tombent à terre : le noisetier du voisin passe les branches au-dessus du mur. Il ne faisait plus grand-chose, Vieux-Georges : gratter la terre sans but précis, ôter les gourmands du rosier, déraciner les gerbes d’or (« solidago ») en les cognant contre un piquet. « Quelle vie de feignant, dit Claire. - De nonchalant, répond Georges. Il dresse l’escabeau, coupe les rameaux secs du lilas. « À quoi cela sert-il ? demande Claire. * * * * * * * * * * * * * * Vieux-Georges possède le privilège inouï de conserver son ancien logis. Il s’y rend deux ou trois fois par jour. Il a conservé là-bas, dans sa pièce, une platine, une « enceinte » disait-on, d’une grande qualité sonore. jour, temps à autres. Pour l’écouter, à la demande des deux sœurs et malgré le froid descendant, il aime laisser les fenêtres ouvertes ; à travers la haie de séparation, Claire et Johanne, qui ne sont frileuses, profitent de programmes musicaux hors-normes. Elles qui ne connaissent que le soul ou le reggae apprennent Ferré, Tenenbaum dit Ferrat, Manset, ou la floraison des seventeen’s – eighteen’s. Ou encore, la Symphonie celtique, Mozart, Beethoven, et toute une avalanche de classiques. « Il nous ennuie » dit Johanne. - Laisse-le nous instruire, dit Claire. - ...ces mélodies traînantes…- Écoute mieux… Un jour vient où le froid empêcha l’ouverture des fenêtres et des chaises longues. Peu de temps après, Vieux-Georges se réfugiait souvent dans la Grande Maison. Voici les répliques des sœurs, interchangeables : - Il ne reçoit jamais personne. - Il est bien calme. - Ce n’est pas comme les Mazeyrolles. Qui recevaient d’autres vieux plus vieux qu’eux. - Des vieillasses plus dégueulasses… - Johanne, voyons ! Il est plus facile d’épier un seul vieux, au rez-de-chaussée, que deux, en fond de jardin. Vieux-Georges parlait à voix basse – avec sa femme dit Claire. « Tout de même… sa mort ne l’a pas rendu fou… on le garde ? - Tout le monde parle à sa femme en faisant la poussière. Johanne émet l’hypothèse que le vieux vit son dernier sursis. Johanne fait des projets. « Quand je voudrai me promener, il n’exigera pas de conduire. Il ira où je voudrai. « Si mon genou me fait mal, vieillard lui-même, il comprendra, et me frottera le genou du même onguent que lui. « Jamais de scène. Il est en deuil, parlera de ma mère le moins possible, car il est d’une grande délicatesse. Nous irons ensemble à Lencloître. Je suis sûre qu’il possède son orgue : il jouera, et je chanterai. « Il montre suffisamment d’originalité pour en déployer plus encore. Claire montre à sa jeune sœur une lettre jadis interceptée : Myriam écrivait La vie avec lui n’est pas de tout repos. Johanne a répondu Je suis plus honnête que Mère et toi réunies. Tu es jalouse. Tu introduis ici ce vieux polak sans même avoir eu le cran de l’expulser totalement du pavillon. Mauvais exemple pour tous ; il peut se déclencher d’un jour à l’autre un jeu de chaises musicales incontrôlable. Je veux épouser cet homme. - Quand nous étions plus petites… - Nos petits jeux ne suffisent plus. - ...pas plus tard qu’avant-hier… - C’était avant-hier. (« Il ne manque pas d’hommes en ville », « Plus durs les uns que les autres », « Avec Georges ce n’est pas la dureté qui est à craindre », « Va le trouver »).Ce jour, Vieux-Polak, seul, écoute dans son antre du Bach en sourdine, vitres closes. Les trente pas qui séparent Groszhaus du pavillon entravent les jambes de Claire. Elle n’a que 23 ans. Elle ne sait souvent que faire de ces hommes qui tournent et collent, et dont le corps pèse si lourd au bas du ventre. Vous m’avez bien entendue. Johanne veut vous épouser. - Mais c’est Claire que j’aime. Il éclate de rire avec gravité. Pourquoi pas avec vous. Il la prend par les mains, la fait assoir à côté de lui. On ne me laisse pas le choix ? Je suis trop vieux pour décider ? Je dois dire merci ? - Quelle que soit la femme, Georges, soyez réaliste. - Il y a trois mois j’étais sur le point d’être expulsé. - C’est une autre manière d’être expulsé. Pourquoi souriez-vous ? - Que penserait Myriam ? Qui frappe ? » C’est Johanne, curieuse, impatiente. Anxieuse. Le sourire de Georges s’accentue. Johanne parcourt les pièces, celle que Georges conserve, de bonne acoustique, et les installations récentes de Stabbs. Les deux pensionnaires cohabitent sur un pied de respect froid. Johanne ferme les portes d’armoires ballantes. Marque au feutre rouge (elle a apporté un feutre) les plus délabrées d’entre elles, celles qui ne se referment pas : chez Stabbs. Claire et Georges se sont interrompus et la suivent, surveillant ses faits et gestes, anticipant son installation. « Nous viendrons tout débarrasser cet après-midi. - Et Stabbs ? » Claire murmure assez fort « Qu’il aille se faire foutre ». * * * * * * * * * * * * * * « Qu’est-ce que vous jactez, Georges ? ...on ne vous a interné que pour accompagner votre femme ? - Oui, oui… - J’ai horreur des la ssensibleries chez un homme marié, dit Johanne ; c’est peut-être votre présence, justement, qui a rendu votre femme vulnérable. - Peut-être, peut-être, może. - Et cessez de répéter chacune de vos paroles. - Myriam était devenue un tas de larmes. Intarissable. Elle pleurait d’être vieille, pleur rait de souffrir, pleurait de pleurer. - L’avez-vous aimée au moins ? - Je ne m’en souviens plus. C’est Claire que j’aime. - Il faudra que je vous suffise. Elle lui piquefout un baiser sur le front et détale. « Vais-je bander ? » se dit Georges. * * * * * * * * * * * * * * Voici le repas de fiançailles. Il se tient dans le pavillon de Georges, qui l’occupe de nouveau seul. C’est très important, un repas. Cela permet de tout mettre au point, au détriment des plats, qu’ils soient engloutis ou jetés à la gueule. Vieux-Georges en son antre n’a presque plus d’armoires. Reste un corps de buffet brun, avec rosaces sur les portes. La table est mise. Première entrée Fait son entrée Mme Bove, seule, jeune, rouge. Sa voix est celle d’un clairon. « Les enfants sont à la maison ». « Tant mieux » pense Claire, qui dit ajoute à haute voix « Cela ne fait rien ». Georges pense comment, tu aimes les enfants ? mais ne dit rien. Il y a ce au’on dit,il y a ce qu’on pense. « Bove, placez-vous ici, face au corps de buffet... » - tu en voudrais donc ? ...vous qui appréciez les beaux meubles… qui est cette femme que tu vouvoies ? - cesse tes messes basses dit Claire ; tu n’auras pas d’enfants de moi ; et ce buffet des vieux Mazeyrolles… - ...il me semble l’avoir toujours eu devant les yeux, ditcoupe Georges précipitamment, en retard - « ddès mon enfance. - Ta vue baisse ! - Et si vous vous occupiez de moi ? dit Bove. C’est moi, l’invitée… vous permettez que je téléphone… - Mais comment donc ! - Claire, je suis chez moi, c’est à moi ??? - ...tu n’es chez moi qu’autant qu’il me plaît : ton pavillon est au fond du jardin… - ...de la friche… - Allô ? Géraldine, Abder ? n’arrosez pas la glycine, ne cuisez pas le petit chat, ne touchez pas au petit frère ! Et ne vous fardez pas !! Vieux-Georges blâme en grommelant la facilité d’accès au téléphone d’une parfaite inconnue. « Écoute-moi bien : ce sont tes fiançailles. Si tu t’obstines à faire à haut voix des commentaires désobligeants… - ...je ne suis pas désobligeant… - ...ou déplacés sur nos amis… - Ce ne sont pas mes amis… Bove raccroche et se rapproche : « C’est plus facile, dit-elle. Nos enfants sont grands à présent… Nous sommes un peu à l’étroit, au premier ; mais nous pourrons bientôt annexer l’appartement du palier. - Rue aux Juifs ? lance Georges. - ...Quelle intuition ! C’est cela, monsieur Georges. Ai-je l’air d’une Juive ? Johanne attrape au vol cette interrogation, il y en a des rousses, puis c’est l’habituel échange dde réparties, « Vous n’avez pas le type juif », « qu’est-ce que le type juif », et autres bribes obligatoires. Nous aimerions savoir ce que Vieux-Georges… veut savoir. Mistress Bove détourne la conversation, dont elle prend le dé : elle a repeint elle-même las plinthes, le bois des fenêtres ; reverni les meubles. « Les meubles ! s’exclame Claire. - Je vois, dit Georges, sombrement. - Toi, lui dit Johanne, mets ta musique s’il te plaît. - Good bye stranger ? - Exactly. - Mais que se passe-t-il dans cette maison ? dit Bove en s’asseyant. Elle en rajusteant sa jupe. Seconde entrée « Johanne, c’est à toi – Claire s’absente aux cuisines, fraîchement retapées. Surviennent – c’est agaçant – deux masques blancs, couvrant tout le visage, comme en portent les comédiens qui veulent « faire Venise ». « Eh bien c’est raté », dit la maîtresse de maison, en quelque sorte intérimaire. « Vous portez des capes ? Nul, nul… Pas même une épée ?... - C’est émouvant tout de même, dit Bove. Moi, je suis émue. - Vous n’avez jamais rien vu, répond Johanne. S’adressant aux deux masques « Vous restez muets ? ...installez-vous, ne vous gênez pas, prenez les meilleures places » - ce qu’ils font. - S’ils parlaient, reprend Bove en pivotant sur son siège, vous les reconnaîtriez tout de suite. - J’en vois un grand et un petit, dit Georges. - Nous n’avions pas été invités, dit le grand qui se démasque. - Noëldieu, mon fils ! - Mistress Bove, qui vous a invitée vous-même ? - ...et l’autre ne peut être que… - Stabbs ! J’me présente : Stabbs. .

  • FLEURS, COURONNES, ETC...

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    Chercher  « liniment » repère 26.

    nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn

    NE PAS OUBLIER QUE V.G. EST DANS LA MAISON DES SŒURS ET AUSSI DANS UN PAVILLON VIDE AU FOND DU JARDIN.

    JOHANNA ET CLAIRE SONT LES PETITES-FILLES DES VIEUX TURC-LOKINIO

    LOKINIO EUGÈNE CHEF DE GARE EST LE PÈRE DE GEORGES

    MAZEYROLLES EST L’ONCLE DE GEORGES.

    FAIRE UN PLAN AU CRAYON DES HABITATIONS.

     

    Hhhhhhhhhhhh

     

    2

    À la mort de Myriam, Vieux-Georges ne fut pas accablé. Il demeura près d’elle, assis au niveau des seins, répétant : « Ce n’est pas possible ». Une sourdine jouait Good bye stranger.

    Il regarda les murs verts, le corridor pavé, la serpillière en action. Plus loin les chambres, labyrinthe d’où proviennent des bouffées de déjections et de désinfectants. Trois niveaux de couloirs : portes feutrées, salons, pièces d’usage imprécis, rumeurs de chariots et grommellements d’aides-soignantes.

     

    Sur le lit gisait Myriam, en peignoir, tête calée sur un coussin de glace. Ses lèvres avaient pris l’aspect de fines cordelettes mauves. « Je ne veux pas rester au Vieillards’Home » dit le veuf.

    - Vous occupez notre meilleure chambre.

    - Pourquoi m’avez-vous séparé de Myriam ?

    - Son travail de mort vous aurait troublé.

    - J’adore les agonies.

    Claire glissa dans l’ étui ses lunettes fumées. Un bref éclat de la monture éblouit Stavroski. « Myriam » dit-elle. « Morte », répondit-il. Puis « Claire ? je ne veux pas mourir ici. »

    Good bye stranger fait 7mn 26 : claviers, voix de fausset, tierce et sourdine. Odeur de violette. LA GLACE ! hurle une soignante – en plein mois d’août !

    Les cubes s’entrechoquent, cocktail, la tête qu’on replace. La main de Vieux-Georges sur le bras de Claire : « Montez le son ». Les filles le fixent comme un demi-fou. Hope you’ll find your / Paradise – martellements feutrés indissolublement liés au visage de Claire, aux méplats lunaires de son profil

     

    X

    3

    Stavroski et Claire à titre d’Avertissement doivent visiter cinq domiciles.

    2

    Dans le premier vit une vieille fille parcheminée, voix fausse : « Quelque chose à cacher - ...ce n’est pas l’essentiel Stary-Vieux-Georges – dans un logis envahi de bibelots et de napperons blancs rue aux Juifs je vivais heureuse dit-elle j’ai tout fait repeindre et vernir les meubles sa bibliothèque est garnie de romans portugais Saramago Eça de Queiroz « la circulation » dit-elle « des voitures me gênait beaucoup puis je m’y suis faite, à présent l’été je laisse les fenêtres ouvertes et j’avais fleuri la terrasse sur cour…

     

    Première visite Une vieille fille parcheminée à voix de fausset quelque chose à cacher Ce n’est rien Stary-Vieux-Georges juste une manie des doigts – dans un logis envahi de bibelots 36 rue Juiverie « j’ai tout fait repeindre, vernir et retapisser » les rayons sont garnis de romans portugais Eça de Queiroz et Saramago « D’abord la circulation dit-elle me gênait beaucoup, puis on se fait à tout, maintenant je laisse la fenêtre ouverte et j’ai fleuri la terrasse sur cour. La femme se lève, sort d’un tiroir une lettre où sa logeuse évoque un gendre au chômage, une fille aux longues études - le document porte en tête “Sommation de Déguerpir”.

    Claire secoue ses boucles blondes : “À présent Mlle M. s’ankylose, comme vous le voyez,dans une pièce meublée d’un lit, d’une table. Plus une chaise, une coiffeuse à deux rangées de lampes nues.

    - Les toilettes se trouvent au fond à droite, précise la locataire ; Claire la dissuade de se soulever “pour montrer”.

    Il ne s’agit pas d’une spoliation, Vieux-Georges ; mais d’une simple application de la loi. Tout propriétaire est en droit de réagir ainsi.”

    4 Fin du premier avertissement.

    Vieux-Georges croit tout ce que dit Claire. Sa confiance en Claire est inébranlable : 23 ans, blonde, pommettes écartées ; que pèse une vieille Lisboète rue des Juifs ?

    Le lendemain, Claire dit à Vieux-Georges :

    « Tu n’aimes pas les femmes seules.

    - Elles jouissent de fantômes » répond-il.

    - Eh bien, Georges, restez donc hanté.

    Claire ne se décide pas, entre le « tu » et le « vous ».

    R. 4

    Vieux-Georges digère mal son expulsion programmée.

     

    Deuxième visite

    Chez Léger. Passe devant.”

    Qui est-ce ?. Le battant se referme et se rouvre, derrière sa chaîne. “Nous ne pouvons loger personne”. « Pas de migrants ! » ajoute l’épouse.

    « Service Social » répond Claire.

    Ce qui est faux.

    Pierre Léger a le cheveu crépu, le teint basané d’un quarteron. Menton lourd, 60 ans. Reinette, longiligne, porte une robe blanche doublée satin.

    « ...cas sociaux » murmure Claire.

    - Nous avons nous-mêmes bâti cette maison.

    - Trésor, que dis-tu là ? c’est toi qui l’a construite.

    - Pour toi, et nos futurs enfants. »

    - Cinq enfants, dit Reinette ; à présent tous mariés. À chaque naissance, Pierre ajoutait une pièce, en longueur. »

    Pierre avoue qu’il n’avait nul permis de construire ; un beau jour, « les hommes de loi sont venus « tout remettre en l’état », démolir... Maison longue et basse. Murs blancs zébrés de craquelures, où passe le doigt. Pierre est à la retraite. Reinette, en robe de crêpe, n’a jamais ce qui s’appelle travaillé. Propriété hypothéquée. À leur âge, plus rien à attendre, qu’une cellule acceptable au Vieillards’Home : 24m², dont les enfants réglent les loyers. « Ça alors », dit Vieux-Georges, parfaitement indifférent. « Vous verrez, Pani Vieux-Georges ! » Le vieux Vieux-Georges ne sait pas ce qu’il verra. Ils ressortent à deux du pavillon, Vieux-Georges la bouche ouverte, le front patiné de sueur. « Je ne vois rien qui me convienne », dit-il. « Tout est fait pour me distraire de Myriam, empaquetée sous terre. Je n’arrive plus à la revoir.

    - Eh bien Vieux-Georges, restez donc hanté.»

     

    R. 5

     

    Tierce porte

    Claire tire Vieux-Georges de sa torpeur. Le nouveau locataire en péril, homosexuel dit « Solange », commence sa litanie : « ...privé de logement » -  ...encore ! dit Vieux-Georges - « ...par les agissements de ma femme… »

    - ...Ne me parlez plus des femmes !

    - ...j’ai pwéféwé abandonner ; la procédure de divowce suit son cours » - Claire laisse échapper un tic agacé ; Solange quitte son accent. C’est un ancien bijoutier. Il n’a pu satisfaire son ex-épouse, qui le hait à fond, et l’a dépouille de son capital. Même le matériel, « les outils », elle les a vendus. « À soixante ans... poursuit Solange, il n’a plus pour ressource qu’un dossier d’admission au Vieillards’Home , où lui seront servis trois repas par jour.

    - Il me restait quelques diamants, dit-il. De tout petits diamants. »

    Un jour sur deux, Claire et Stary-Vieux-Georges inspectent les sexagénaires du crû. Les scènes se déroulent à Troyes. Je n’y suis allé qu’une fois.

    « Je croyais que vous seriez triste, Vieux-Georges.

    - Myriam reviendra, répond-il. Demain ou dans mille ans. » Claire se rajuste une mèche. « Ces gens qui doivent me remplacer, dit Vieux-Georges, n’ont pas de personnalité. Je ne peux pas leur ressembler.

    - Qui vous le demande ?

    - Eux-mêmes, ma biche.

    - Ne m’appelez plus jamais « ma biche ». Elle rajuste sa mèche au-dessus des yeux.

     

     

    R. 6

    À la Quatrième Porte, le locataire s’est présenté : « Eugène Lokinio. - Alphonsine Turc, épouse Lokinio. - J’étais chef de gare, et ivrogne. - Nous avons eu six enfants, je suis une incomprise, je bois du Guignolet-Kirsch ».

    Vieux-Georges demande s’il va falloir aussi s’apitoyer sur ceux-là. Ce n’est pas nécessaire dit Claire. Eugène Lokinio, barbu sec, précise : « Nous avons bu tous nos revenus. Pourtant nos six enfants nous respectaient.

    - Vous les avez détruits, dit Vieux-Georges, jusqu’à leur quatrième génération à venir.

    Alphonsine ironise : « Deux générations suffiront, je suppose ? ». Lèvres pincées, nez en couteau  : « Nous nous passons de vos sermons. »

    « Regardez bien, Vieux-Georges : nous voici, aujourd’hui, tout à côté de chez Myriam – votre défunte femme ! ...où vous habitiez tous les deux ! … À présent deux autres vieux vivent là, plus vieux que vous encore ! ...en fond de jardin, derrière une autre maison : celle de devant, occupée par des quadragénaires.

    - C’est bien jeune, dit Vieux-Georges.

    - Ces jeunes ont engagé une procédure, dit Claire, pour expulser leurs vieux.

    - On n’expulse pas les vieux , dit Vieux-Georges.

    - Dix-sept ans de séjour ! Dans la friche – entre les maisons – les vieux ont entassé deux gazinières, quatre batteries hors d’usage, d’autres ordures : « Notre Fils viendra dégager tout ça, par camionnette !» mais les voisins quadragénaires, les Acquatinta, ne les croient plus : ils ont tout virér, d’office : encombrants, déchets, souvenirs…

     

    R. 7

    - Mais ce sont des cousins de Myriam !

    - D’abord, les Acquatinta leur ont doublé le loyer. Puis, il les ont persécutés. Pour gagner l’extérieur, sur la rue, les vieux Mazeyrolles devaient emprunter une servitude. Les Acquatinta, pleins de soleil, déjeunaient en plein air ; les Mazeyrolles, au passage, saluaient humblement les Acquatinta. Les quadragénaires ne répondaient pas, ou s’ils le font, c’est d’un air condescendant. Voire excédé.

    - La Marie-Thérèse, c’était la fille de…

    - ..elle n’a plus qu’une dent sur le devant. La lippe qui pend. La permanente peroxydéé. Coquette. Hideuse.

    - ...ça fait longtemps que je ne l’ai pas vue ! ...si longtemps !

    - Son mari s’appelle Jean-Paul. Lourdaud, trapu. Voûté ! Il traîne des pieds.

    - C’est bien lui ! tout à fait lui !…

     

    X

     

    Après chaque visite, Vieux-Georges et Claire prennent un lait fraise et un diabolo menthe au bar de L’Érection. Ils échangent leurs impressions. Vieux-Georges est stupéfait. Il se fait tout expliquer, répéter, rétaler. Ces Mazeyrolles, anciens voisins, l’intriguent. Il se fait confirmer leur ancienne adresse sur le plan de ville. Demande combien d’armoires béantes s’entassent dans cette pièce qu’ils ont entrevue, où l’on ne peut mettre un pied devant l’autre.

    S’il est bien vrai qu’ils ne possèdent plus qu’un petit écran qui fonctionne, perché sur un plus grand irréparable. « Je parie » dit Vieux-Georges « qu’ils sont devenus sourds et se crient dessus en occitan de Lodève».

     

    R. 8

    - C’est exact, Vieux-Georges ». Claire éclate de rire, on montre ses dents et on secoue ses boucles jaunes.

    Georges se tourne vers Claire : « Est-ce que les curés parlent encore de la Bible ?

    - Seulement de ce con de Jésus.

    - Insultez-moi, et je porterai ma croix » pontifiait Eugène.

    - Vous entendez ?... trente-cinq ans que le chef de gare se prend pour un pasteur. Et ça boit… »

    À quelques jours de là, Eugène et Alphonsine commencent à se battre. Ils empestent l’alcool dès qu’ils bougent. Le Ricard pour Eugène. Deux infirmiers surgis d’une camionnette les entraînent sans égards. À travers la porte arrière on entend Alphonsine qui  s’époumone : Où y a Eugène, y a pas de plaisir.

    - Ils n’étaient pas méchants, commente Vieux-Georges.

    - Détrompez-vous. Ils ont martyrisé leur troisième fils. Battu chaque matin, sans y manquer, sans laisser de traces. Ils lui ont fait porter les vêtements de ses frères aînés. Ils l’ont placé en internat dans la ville même où vivait la famille. Ils se sont opposés à son mariage.

    - Est-ce qu’ils ont bien traité les deux aînés ?

    - Oui. Mais ils n’auraient pas dû s’acharner sur le troisième ».

     

    R. 9

     

    Claire lui apprend que ces soûlards aux traits secs avaient tout englouti, que la vente à bas prix de leur logis, à supposer qu’ils trouvent des acquéreurs, couvrirait à grand-peine les frais du Vieillards’Home. Vieux-Georges interrompt : « J’aime tes yeux. Sous la peau de ton visage », si harmonieusemennt pourvue de muscles, « s’est incarnée toute la vertu du monde ».

    - La vertu, Vieux-Georges ?

    - Justice, droit, égalité. »

    Claire se met à rire, secoue ses boucles, montre ses dents :

    - Exact, vieux-Georges »

    Quinte visite.

    X

     

    Petite passe d’armes Georges-Claire.

     

    - Comment va Pépère aujourd’hui ? Il a fait un gros crotton le pépère ? il veut ouvrir les rideaux le pépère ?

    - Faites chier.

    - Pas poli le pépère !

    - Je t’ai vouvoyée ».

    Vieux-Georges ne supporte pas que Claire Mazeyrolles. cousine lointaine de son épouse, use et abuse de la badinerie. Tout pour lui se joue dans sa contemplation. Près d’elle seule il n’est ni vieux, ni père, ni camarade.

     

    Chez les vieux Mazeyrolles, ils retournent, en compagnie de Johanna Mazeyrolles, nouvelle soignante, jeune sœur de Claire. Se marier ne semble dans les projets ni de l’une, ni de l’autre , bien qu’il ne soit plus obligatoire d’adopter le nom de son époux. La plus jeune a les yeux et les cheveux noirs. Un menton, un nez insolents. Claire perdrait-elle ses attraits ?

     

    X

    R. 11

     

    Voici de plus vieux qu’eux tous. Déclinant âge et identité. Claire, debout, prend des notes. Anne, en retrait, les toise. Derrière eux, les armoires s’entassent, bâillantes, garnies, toute une vie. Le soleil joue parmi les battants. Les Mazeyrolles apprennent leur réinstallation. Thérèse Mazeyrolles demande : « Il faut trouver un nouveau logement ?

    Jean-Paul :

    « On nous promet un rez-de-chaussée, même rue.

    Au retour, hors de leur présence :

    « Les déplanter, ce sera les tuer » dit Anne.

    X

    - Encore un peu de bouillon, Pépère ? ...Vieux-Georges ! On se promène tout seul dans les couloirs à huit heures trente ? Tout le monde éteint les lumières ! »

    Vieux-Georges se fait rabrouer. Mais le règlement n’est plus ce qu’il était. Il quittera ces lieux. Le ton est à l’humour. Le cœur n’y est pas.

     

    X

    R. 12

    Les deux sœurs, Claire et Anne, occupent en ville une vaste demeure, aux chambres profondes : l’une d’elle reste inoccupée, faute d’un frère. Les sœurs trouvent leur vieux « marrants », « sympas ». Le déménagement des Mazeyrolles se fait dans la sobriété. Anne vient en visite, elle boîte bas. Georges ne l’a jamais remarqué à ce point. Il ne l’en aime que davantage. C’est une jeune femme droite, avec suffisamment de mystère. Bouche grande, bouche close ». Ce pourrait être un proverbe.

     Même quand elle marche, on dirait qu’elle danse .

     

    - Cela fait dix-sept ans que nous vivons ici, dit Marie-Thérèse Mazeyrolles. Anne s’éloigne.

    Les deux soignantes et le vieux couple portent le même nom de famille. Leur lien de parenté reste en suspens. Vieux-Georges éclaircira cela. Ou non. Il les admire. Laquelle susciterait en lui plus d’amour ? d’admiration ? Il aimerait désirer l’une ou l’autre. Son signe est Sagittaire (24 novembre)

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    Le lendemain Anne est revenue. Plus éloquente, prenant soin que son visage reste lisse, même en riant. Son débit s’affermit, ou bien se précipite, imprévisible. « Les Mazeyrolles, dit-elle, vivent à nouveau dans un taudis. Leur papier peint se détache en copeaux, comme avant. Sur la télévision j’ai aperçu tout un poulet à dégeler (elle rit). La planche à repasser reste au milieu du salon.

    « Les reloger pour la seconde fois ne donnerait rien. Ils portent avec eux leur taudis, comme deux escargots. »

    - Comment se fait-il, dit Georges, que toute jeune déjà vous aimez l’ordre ?

    Anne répond que ce n’et pas incompatible.

    Elle avait poursuivi :

    « Leur friche sert de dépotoir. J’ai trouvé quatre grille-pain rouillés, d’autres armoires en plein air, pourries sous la pluie.

    - Ce sont aussi des cousins de Myriam. » Georges n’objecte rien.

    Myriam, les vieux Mazeyrolles et leurs soignantes seraient donc apparentés. La Princesse de Clèves en eût pondu vingt pages. « Tous cousins » conclut Anne.

    X

    Georges à son tour prend possession de son nouveau lieu de logement. Il répète du bout des lèvres deux ou trois prénoms sans se lasser. Il éprouve sa plénitude et son vide. Enfin digne. Seul. Et ça sent le foin quand il tourne la clef : laine de verre ou rat crevé ? Il est ressorti cette nuit. La lune sortait des nuages sur les murs. Il longea la « Maison Usher », froide et murée. Georges sans avoir bu ballotte doucement d’un trottoir à l’autre : « ...ma chambre est à moi ; elles me l’ont donné - une arrière odeur de rats ».

    Courage petit poète de la IVe dynastie 

     

    X

    13

    - L’âge les a bien amochés, disait Georges : «Marie-Thérèse  et Jean-Paul Mazeyrolles». La mode était aux prénoms doubles. Anne pense que Vieux-Georges s’en est «mieux tiré. « Très peu de rides ». À quoi il répond : : « J’ai une vraie tête de porc ». Anne ajoute que sa sœur aînée ne souhaite pas les reloger encore. « Comment ! ...de cette mocheté  !? ...ils ne payent pas leur loyer ! - Qu’en savez-vous  Vieux-Georges ? ne faites pas l’étonné ; nous avons annexé ces deux-là, et même, racheté la part des Acquatinta. - Qui mettez-vous là-bas à leur place ? 

    - Vous posez trop de questions.

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    Une cloche en cuisine : Oncle René appelle à table. Vieux-Georges se lève. Il parle volontiers de tout, passant de table en table. Claire n’arrive que pour les pâtes, casque auditif en tête : Good bye stranger Adieu filles étrangères l’anglais ne parle pas des sexes - good bye Mary, good by Jane séduites et abandonnées sur une ancinante mélopée en La dont les paroles bien comprises nous étoufferaient de larmes

    « gruyère pour tout le monde ! ».

    X

    Georges respire encore, deux fois, lentement. Ce bâtiment est vaste et sobre, il n’en connaît plus d’autre et n’en sort plus. Myriam en souvenir de fond, morte jadis au pavillon privé du Vieillards’Home. Claire et Anne donnent toute liberté, laissant leurs propres chambres closes. Georges erre pieds nus dans le couloir frais, s’assied dans son salon, face aux cendres de son nouvel âtre. Ses oreilles se libèrent lentement, et sa raison revient à mesure. Il passerait des heures à s’écouter se défriper la tête et les tympans : « Je devenais fou au Quartier des Hommes ». Il parcourt les revues aux toilettes, s’aventure au jardin, jusqu’au prunier ; au fond, derrière la haie, passent les nouvelles ombres des vieux Mazeyrolles, successeurs instables des Lokinio-Turc : le Jean-Paul M. voûté, silencieux – Marie-T. édentée, volubile.

     

     

    Durant tout le repas commun règne en bout de table la télévision. Vieux-Georges cache mal sa déception ; au moins peut-il se purifier des anciens miasmes du Vieillards’Home et, le soir, contempler à loisir de profil Anne et Claire, spectatrices nimbés de marbrures lactées.

    « Nous serons bientôt débarrassés d’eux » : l’une ou l’autre sœur se tourne un café. « Pourquoi passez-vous, leur dit-il, votre vie à observer des vieux ? vous les tuez ici comme là-bas ». Claire le regarde avec une intensité amusée.

    14 X

    L’oncle René apporte et remporte les plats sans un mot. «Ne vous apitoyez pas, Vieux-Georges », dit Claire à voix basse. L’oncle René approuve de la tête et repart en cuisine. « On a brûlé toutes les armoires au centre du jardin ». Les Mazeyrolles avaient dans leur Taudis d’Avant contemplé la mise à feu des emballages, derrière les Acquatinta. Vieux-Georges les revoit monter dans l’ambulance, têtes basses, accablés ; ils auraient donc ainsi vécu, dix-sept années, entre débris internes et déchets externes. Des voisins se sont attroupés. Les crépitations enflammées retentissaient, sur fond de c’est la Mort qui t’as assassinée Macia – Vieux-Georges entra dans son demi-logis indépendant. Il crut savoir qu’on avait seulement brûlé que les meubles hors d’âge et d’usage.

    X

    Les rapports d’oncle René et de sa mère Alphonsine Turc constitueraient un grand sujet d’étonnement ; nièce Claire et nièce Anne, Vieux-Georges lui-même, gendre Mazeyrolles, n’en laissent rien paraitre. Alphonsine, mère et grand-mère, se la joue vieille charmante. Sa lèvre supérieure est striée. Taciturne cependant, stricte sur sa chaise et déjetée sur sa canne latérale, elle dépend de son fils René, escogriffe jaune et quadragénaire. Il la soutient avec des précautions d’antiquaire. Il lui retire les pierres du chemin. Les personnes, s’il l’osait.

    *

    Ce soir où l’on pendait la crémaillère, ils occupaient tous le long côté des tables ; l’oncle et sa mère se comportèrent sans faiblir, poussant à égalité la nourriture dans leurs gosiers. La vieille Alphonsine s’endormit toute droite entre deux bouchées. Son fils lui avait passé le pain, ôté les os de la viande, essuyé le coin des lèvres.

    Sans doute Vieux-Georges aurait-il mieux fait d’occuper en entier la nouvelle maison des MAZEYROLLES, derrière la seconde haie, au lieu de se contenter de la moitié. À présent, Claire à sa gauche et Johanne à droite, profils silencieux. Les autres convives ? il ne les connaît pas. Il n’est pas tout à fait chez lui. Parfois les deux sœurs, aux places d’honneur, s’inclinent, lui tendent un verre, un sourire, un petit pâté, puis répondent de part et d’autres aux invités. En face de lui, de l‘autre côté du buffet dressé, deux vieilles du Vieillards’, qui déglutissent. Plus loin donc Alphonsine Turc et son vieux fils, raides, assoupis, vides et le nez pendant. Vieux-Georges lorgne son plat, aussitôt vidé que garni, alors que rien ne le convie à festoyer. Il se lève à pas feutrés le long de la table à chips, tourne sur les hors-d’œuvres ou mezzé, revient côté quiches. Il se bourre, s’occupe. Tout le passé reflue en masse. «Mort de Myriam ». N’en peut plus d’observer. Il fait, défait connaissance. Un docteur aux paupières bordées de bacon : « l’essentiel chez un vieux, c’est les jambes ». Vieux-Georges a repris son circuit. Il revient sur ses proches parents. Qui mâchent sans un mot, paupières basses. Le fils guette le pain par-dessous, la cuillère, la sauce qu’y a-t-il pour votre service, Mère ? 

    15

    Lorsque la vieille Alphonsine Turc a plongé d’un coup morte dans son plat, le nez en avant, le vieil enfant a sauté de son siège, retourné la vioque, essu la sauce, Claire et Anne se sont exclamé Mon Dieu ce qui ne leur ressemble pas. Les convives ont jailli en tous sens, on n’a trouvé qu’un seul téléphone. René revient en hâte du récepteur, serre son père Georges dans ses bras, l’appelle par son nom dans leur langue. Chacun sait les 3 façons dont s’agitent les convives d’un mort : ceux qui avalent, ceux qui se dressent, ceux qui vomissent. Georges s’est levé sans précipitation. Il est sorti marcher de long en large dans sa portion de verdure attitrée, devant la haie des Mazeyrolles.

    Il s’est encore demandé pourquoi ces deux soignantes l’avaient recueilli. Ce qui leur a pris. A pu leur passer par la tête . Cette ivrognesse d’Alphonsine qui s’abat d’un coup. Quelles mesures Dieu Créateur, qui existe si peu, a-t-il entreposées derrière la haie partiellement privée ? Quand Vieux-Georges revient s’assoir, le médecin de teint jaune - « Poutzi ? » - assène le diagnostic : « Anévrisme ». Sa voix est nasillarde. S’il en est conscient ? s’il étudie sa voix dans une oreillette ? Deux infirmiers enlèvent le corps, qui n’a pas perdu sa souplesse.

    Certains invités crient encore. Le vieux fils accompagne sa mère à sa dernière demeure, le petit cimetière de l’hôpital. Il ne vivait plus que pour cette mère infirme. Saura-t-il en retrouver une ? « À l’asile, j’étais bien » se dit Georges à part soi. Tout s’est passé si vite. Quand l’assemblée s’est dispersée, cercueil et ventre pleins, Georges pousse un soupir. Il sort, de nuit, dans les rues désertes. Par ici, des pavillons à reflets blancs, de bonnes carrure.

    Il rentrera bien assez tôt : il possède à présent un domicile honorable il est bon d’atteindre 70 ans marmonne-t-il. Répèter deux ou trois prénoms de femmes. « Enfin logé. Dignement . Seul quand je veux. » Et l’odeur de foin de la maisonnette en tournant la clef : laine de verre ou rat crevé ? La lune est sortie sur les murs en sommeil, passe sur la Maison Usher (froide, murée). Vieux-Georges vacille doucement d’un trottoir à l’autre. Tout est dû aux vieillards. Jusqu’aux anges gardiens. Il se parle seul, débarrassé d’humains. Georges a trouvé son demi-chez-soi : le plafond convexe à ras de crâne – lattes étroites et vernies en cabine de navire, cognac au fond du buffet très lourd, venu de la maison du père.

    X

    Vieux meubles et vieux os. Les pleins et déliés de la vie. ...Myriam gagne à être regrettée… les vieux se guettent encore en coin… Myriam n’aura pas traîné – huit jours, huit ans… Sa tête décroche. Le gros renvoi de sommeil en surface. Tu es paresseux disait Claire. Quand il s’aperçoit qu’il écrit à Myriam il déchire la lettre. Les deux sœurs et Vieux-Georges regardent Le Prussien, lhistoire d’un veuf apparemment indifférent. Les héritiers agglutinés le traitent comme une bûche. À l’enterrement, comme il marche péniblement, les autres le dépassent.

    Il parvient seul et bon dernier sur la tombe. Veux-tu devenir ma femme. Un relEnT du cœur dense comme un renvoi de malt. Vieux-Georges : « Si on ne devient pas fou dès le premier choc, on guérit à l’instant.

    «  Voyons Vieux-Georges, étiez-vous amoureux de votre femme ?

    - Non.

    - Pourquoi voulez-vous l’aimer davantage ?

    - Je me moque » répond-il « d’être apprécié.

    - ...je rêve ! » - Anne bat des mains.

    - Parlez-nous de Myriam, dit Claire.

    Vieux-Georges s’en contrefout. Anne dit «  Nous pourrions nous détacher de vous.

    Tous ces vouvoiements l’indisposent ; ce n’était pas leurs conventions

    « Quelles conventions ? dit Anne. Elle regrette déjà de l’avoir en partie relogé dans la maison Mazeyrolles »

    - Mais nous sommes tous des Mazeyrolles. »

    Sur le retour, après séparation, Claire dit : « Dommage pour lui . Nous ne voulions pas brusquer le dénouement. Mais il faut le rapatrier ici même. En tutelle immédiate.

     

     

    17 **

     

    Une conférence à quatre rassemble Claire, Anne, René Noëldieu fils putatif, et Stabbs. ...Vieux-Georges Svarovski découvre ce que chacun savait : la liaison, déjà ancienne, de Claire et de Stabbs. Qui est cet homme ? Un petit Anglais, crépu et maladif, maniéré mais sujet à de soudaines grossièretés. Il parle haut, dans le nez Détache les syllabes. Sa petite taille accroît son côté péremptoire. Il aimait Anne, s’est rabattu sur Claire ; mais tout ne va pas pour le mieux entre cette dernière et Stabbs.

    Les deux anciens amants s’affrontent, mais rien de si grave. Joh-Anne, belle-sœur de main gauche, contemple Stabbs, échappé de son emprise, plus souvent qu’il ne convient : la cadette est brune, la lèvre délicate et les yeux fendus. Le corps souple et les propos fantasques. Stabbs courtise encore les deux sœurs ensemble. Nul ne sait jusqu’où vont ses audaces, s’il les honore ou les déshonore, ou de quelles façons. « Qu’attendons-nous ? » (Stabbs). « Qu’est-ce qu’on attend ? » (Anne).

    Anne et Stabbs ne se cachent plus, et flirtent ouvertement, comme avant.

    (ATTENTION NOEL ET RENE SONT UNE SEULE PERSONNE ??)

    Est arrivé aussi, après sa longue enquête, un certain Noëldieu, qui se prétend fils de Georges et de défunte Myriam ; il se trouve, pour lui, très affecté par la mort de Myriam. Sa taille, dépliée, atteindrait les deux mètres. Le nez plus long et la tête basse dépassant du complet-veston comme une bite d’une braguette. Une voix de tombe. Il ne lui manque plus qu’un chien : il les attire dans les rues. . Il demande ici, Chez les Sœurs, asile et protection, ce qui est impossible. « Suis-je le gardien de ma mère ? » Il pense par livres et par rêves. Il apprend le décès au hasard des raccrocs. Il craint la paralysie, à brève échéance. Il finira cloîtré comme les autres.

    Dialogue :

    « Nous ne le jugeons pas sur ses actes...

    - Il ne veut rien faire.

    - ...ni ses intentions.

    - Il regrette insuffisamment sa femme.

    - Noëldieu est inconsolable.

    - Qu’en sais-tu ? dit Noëldieu.

    - Claire, pourquoi l’as-tu traîné, Georges, de vieux expulsés en vieux expulsés ?

    - Il aimait les distractions que je donnais. Son fonctionnement m’intéresse.

    - C’est sa maladie.

    - Quelle maladie ?

    (Chacun parle de son mieux ; exprime ses sentiments et ses ressentiments).

    Noëldieu se lève, agite son nez de haut en bas : « Ne chassez pas Vieux-Georges. Ne chassez pas Stabbs ».

    - Qui parle de me chasser ? dit Stabbs.

    Noëldieu poursuit sans répondre : « Tout homme doit être récompensé, du fait même d’avoir vécu. Nous sommes tous éveillés, beaux, pleins d’ardeur et d’avenir.

    Stabbs répond sans comprendre :

    - Où irait-il ?

    - Dans une boîte à dingues, réplique Anne.

    - ...dans les puanteurs de cantine », poursuit Stabbs. « ...de pisse et de souvenirs… de mort prochaine… Guettant les premiers tremblements de mains, essentiels ou parkinsoniens… Des grabataires pour tout spectacle,. Gâteux, morveux. Je suis son fils.

    - On le garde, dit Anne. Il ne dépassera pas notre haie, ni en hauteur, ni en largeur.

    - Cependant il dérange, dit Claire.

    Les deux sœurs, à présent, plaident à fronts renversés. Stabbs, lui aussi, inverse la vapeur, pour plaire à Claire : « Le spectacle de sa décrépitude doit nous être épargné ». Noëldieu à son tour cède : « Il se fout de la mort de ma mère. »

    - Je ne l’ai jamais vu manifester, dit Claire, la moindre crainte de la mort »

     

    19

     

    - Il se fout de tout ! enchérit Anne.

    - Il acceptera donc l’expulsion, dit Claire.

    X

    De fait, les mains de Georges tremblent. Ses jambes flageolent. Il se mouche bruyamment. Il manque de caractère, à première vue. Il semble comme les autres. « Sa femme devait porter la culotte ! » Il se murmure qu’il se laissait battre. Mais tout le monde peut se tromper. Cocufier, c‘est possible. Il ne mérite plus de vivre.

    « Quel désert, dit Stabbs.

    « S’il était là, reprend Claire, nous serions tous à ses pieds ».

    Ils ruminent. Ce débris d’homme leur en impose. Ils se découvrent eux-mêmes très inconstants. Où se tient la scène ? ...autour d’une table basse, dans la partie du bâtiment où Georges, le tremblant, le bubonique, n’a pas accès. Dans une salle de séjour sans tapis, devant l’âtre froid. Vieux-Gorges absent provient d’une première expulsion, celle du Vieillards’ Home. Il échoue ici même, plus près que jamais des deux Sœurs. Il importe plus encore à ces dernières d’être définitivement débarrassées de cette sangsue immortelle. Prélude à tant d’autres.

    L’alcool est indispensable : une bouteille de cognac, une autre de gin. La marque importe peu. Au-dessus d’eux quatre court un réseau de poutres torses parfumées de Xylophène, ®

    - Votons.

    Maladroitement, Claire apporte un melon d’homme mort.

    Gauchement, Anne sort d’un tiroir deux paires d’enveloppes.

    Vainement, l’œil rivé sur son voisin, chacun dépose en le cachant son bulletin, Le vote dit NON -Vieux-Georges exclu par trois voix contre une : celle de Claire. Elle s’est voilée pour purifier la situation. Pour masquer ses incohérences, elle secoue ses boucles, sans aucun effet sur Stabbs, son ex-amant.

    Elle défait le premier bouton de son corsage. Rien. Tire alors de son sac à main une lettre : Gardez-moi avec vous. La pâleur de vos joues est gage de divinité.

    Stabbs pour le coup éclate de rire : « Je n’éprouve aucun remords » dit-il « au départ de Stavroski ; ma punition viendra ».

    - Il ne savait rien encore, dit Claire : ma thurne regorge d’ennui..» « sa thurne » ! - « regorge » !) - lisant la suite : quand vous n’y venez pas ; songez que je suis veuf 

    21

    - Il n’y songe plus lui-même ! dit Anne.

    - Veux-tu l’épouser ? réplique Noëldieu.

    - Qui veut lui annoncer l’expulsion ? demande Stabbs.

    - Toi, dit Anne.

    - ...à quel titre ?

    - Nous en trouverons », reprend Noëldieu. « Certains pourtant pourrons trouver un peu fort qu’un Stabbs » - il le toise - « ...se permette d’avoir des visées sur un pavillon sans chauffage, au fond du jardin. Nous irons à tour de rôle annoncer son expulsion. Tout en parlant de choses et d’autres.

    - Il sera vite convaincu, dit Claire.

    Pour jouer ce mauvais tour, peu importe qui parle. Il suffira de tirer au sort l’ordre des intervenants.

    Anne demande pourquoi « c’est pas les mecs qui s’y collent ». Anne répond que « les hommes, jusqu’à leur retraite, sont très occupés ».

    - Qu’est-ce qu’il faisait ?

    Pâtissier, tapissier, menuisier. Quelque chose en -ier

    - « Chier » ?

    x x x

     

    « Que faites-vous là, Vieux-Georges ?

    - La cuisine. Pour moi, et pour les chats. » Ces derniers n’appartiennent pas à la maison ; ils trouvent des gamelles prêtes, soigneusement disposées.

    Vieux-Georges tient une râpe cylindrique ; il serait étonnant que les félins apprécient le gruyère.

    Claire s’assoit : elle ne peut le sommer de partir tant qu’il se livre à cette activité.

    Il introduit la pâte dans le tambour, la fixe au-dessus par un petit levier, puis tourne la manivelle : il en sort de beaux copeaux blonds, Claire se lisse les cheveux. Dans l’évier la vaisselle forme deux tas : la propre, qui sèche, la sale, anarchique, à gauche. Une goutte dégouline sur n fond de poêle « Vous vous êtes bien adapté, ici. Mauvaise entrée en matière. - Oui ! (voix volontairement de vieux) - c’est surtout le jardin qui me plaît. » Ce n’est qu’une bande de terre entre deux rebords de ciment, qui enserre un rosier rabougri, l’hortensia rose et deux aloès. « Il faudra que j’arrache les mauvaises herbes. - Secouez les racines. - Rien à foutre, dit-il en polonais. Pousse là aussi un chétif pêcher de deux mètres à sept fruits l’an, gâtés avant d’être mûrs. Bref un jardin, avec deux appentis en tôle. « Vous n’avez pas d’insectes ? - J’ai des oiseaux dans la haie, ça croustille. - Non, ça gazouille. - Croustille, Claire, croustille, ce sont des mésanges charbonnières.

     

    22

    Vieux-Georges si tu touches mon cul, quel beau prétexte !

    Mais il paye son loyer. Je l’aime bien quand même.

    À ce moment passe un chat sans nom. Il se faufile entre des planches verticales.

    Claire n’aime pas cette palissade. Elle va la démonter, dit-elle, avec Stabbs, « mon ancien».

    - Cette langue n’est pas la vôtre.

    - Parole je me prends pour Anne...

    - J’en doute.

    Sous l’auvent règne un établi pourri, garni de flacons cylindriques eux-mêmes bourrés de vis et de boulons. Tous deux visitent ce réduit, Vieux-Georges traîne exprès des pieds, contemple les planches et le chat qui repasse encore. Il ne partira pas. Votre quotidien n’est guère exaltant, Vieux-Georges ; moi, je travaille.

    DIALOGUE TENDU

     

    - ...vous visitez les expulsés.

    - Nous y voilà ».

    Vieux-Georges évoque ses rêves : « Le quotidien, de jour, est morne; le quotidien de nuit peut me passionner - exemple : je me trouve dans un établissement aux murs blancs. Je parcours des couloirs, des greniers. Des archives aux portes qui ne ferment plus - le rez-de-chaussée fait hôtel - voulez-vous du café ?

    - ...Ce ne sont que vos rêves. Vous ne comptez pas un jour sortir d’ici ?

    - Cadeau repris, cadeau volé. 

    - Et le monde extérieur ?

    - Un sucre ou deux ?  ...je viens d’arriver, Claire.  Ne m’expulsez pas encore.

    (...dans ces hôtels, Vieux-Georges est poursuivi ; monte quatre à quatre les escaliers. Entrevoit de grands lits défaits. Le poursuiveur lui crie : Loyer ! Loyer ! «...j’arrive alors » dit-il « aux toilettes pour femmes – on secoue les portes ; les toilettes sont un labyrinthe, on voit sous les portes les chevilles humaines, partout des fuites d’eau -

    - Les bibliothèques sont des labyrinthes…

    - ...j’arrive dans un cimetière

    - ...bibliothèques…

    - ...ma tombe n’a pas de nom, juste un cadre de planches de chant dans le sable, qui coule en dessous

    il reconnaît, de rêve en rêve, l’entrée du haut, prêt de la route à quatre voies ; l’entrée du bas dans un virage urbain, entre deux gros piliers cannelés – arrivé là dit-il. je ne suis plus poursuivi

    - Je venais vous parler des vieux Mazeyrolles.

    - Les pauvres ?…

    - Vous reprenez du poil de la bête, Vieux-Georges.

     

    23

     

    - ...du moment que je ne suis plus à  l’Asile…

    - Pour eux c’est pire que de mourir, Vieux-Georges.

    - Ne m’appelez plus comme ça.

    - Nous avons visité dix expulsés. Vous êtes parmi les privilégiés.

    - Je n’entre jamais chez vous sans y être invité. Sans rien vous coûter.

    - Vous ne nous convenez plus.

    - C’est trop brusque.

    - Vous n’avez pas cherché à savoir ce que sont devenus les Mazeyrolles, vos proches parents ? Les Lokinio, puis eux-mêmes, pourtant parfaitement sobres ? Deux expulsions en si peu de temps !

    - Ils étaient dégoûtants. Vous m’avez mis à leur place. Nous sommes enfin venus chez vous. Quant aux Lokinio, premiers occupants : l’air était irrespirable. En si peu de temps. Le taudis à l’identique. Indécrottables.

    - Et Myriam ? Elle était dégoûtante, Myriam ?

    - ...Vous changez de sujet.

    - C’est votre dureté qui est en cause.

    - Myriam et moi ne nous aimions plus. Dès le Vieillards’Home nous avions cessé toute relation intime ».

    Claire écoute. Elle n’a rien dit mais imagine des scènes.

    - Myriam chez les femmes, et moi chez les hommes. On se donnait rendez-vous aux toilettes, seulement aux toilettes.

    - Pour vous dégoûter l’un de l’autre.

     

     

    24

     

    - Nous faisions déjà chambre à part autrefois. Dès notre 55e anniversaire. Mais au Vieillards’Home, nous aurions voulu retrouver notre lit complet.

    - C’est dégueulasse ! s’écrie Claire

    - Vous y viendrez, Claire, quand nous aurons goûté au marital.

    - Pourquoi pas,  Vieux-Georges… Parlez-nous seulement des raisons de votre mariage.

    - On ne se marie pas pour des raisons…

    - Je parie que si.

    Johanna demande  s’il a des enfant

    - Les enfants sont la plaie du couple ! » Vieux-Georges en frémit. À qui pense-t-il ?

    - Cessez de hurler voyons ! Rentrez vos yeux voyons ! Pani Stavroski ! Vous avez un enfant ! Nous le connaissons ! Noëldieu !

    Vieux-Georges grommelle. - Un garçon. Jardinier. Boucher. J’aurais voulu qu’il devienne quelque chose comme ça : de bien paisible. Bien gagner sa vie.

    - « Paisible » ?!

    - Pas beaucoup d’impôts.

    - Boucher, «pas d’impôts » ?…

    - Commis boucher.

    - Pani Stavroski, qu’est-il devenu, le Fils ?

    - Professeur de littérature américaine à l’Université de Montréal.

    - Eh bien ! Pani Stavroski !

    - Ni bonjour, ni bonsoir ! Les études ! ni femmes ni bistrots ! ni homo.

    Claire éclate de rire.

    - ...un fier-cul ! ...moi aussi j’ai fait des études ! en français, polonais, anglais !

    - On s’exprimait mieux, de votre temps, monsieur Vieux-Georges.

    - Chez les bourgeois, mademoiselle Claire. Mon père était chef de gare, ivrogne et asthmatique. J’ai six frères et sœurs. J’étais le canard boiteux.

    - Que sont-ils devenus ?

    - Morts ou en retraite.

    - Ce ne sont pas des professions.

    - Il ne faut pas avoir d’enfants.

    - Trop tard. Votre fils, Noëldieu, vient d’assassiner l’amant détrôné de Claire Mazeyrolles.

    - Ce n’est pas mon fils.

    * * * * * * * * * * * * * *

    25

    Au mois de septembre les deux sœurs ont reçu huit pêches : tavelées, chlorotiques - l’arbre est rongé par la cloque. Fruits d’arrière-saison, au goût de bergamote. Peau épaisse et veloutée, qui se pèle aisément. Les sœurs remercient. « Je garde six autres pèches pour moi seul» dit Vieux-Georges. Parviennent à leur tour à maturité les noisettes, qui tombent à terre : le noisetier du voisin passe les branches au-dessus du mur.

    Il ne fait plus grand-chose, Vieux-Georges : gratter la terre, ôter les gourmands, déraciner les gerbes d’or en les cognant contre un piquet.

    «...une vie de feignant, dit Claire.

    - ...de nonchalant, reprend Vieux-Georges.

    Il dresse l’escabeau, coupe les rameaux secs.

     

    * * * * * * * * * * * * * *

    Vieux-Georges possède le privilège de conserver une partie de son ancien logis, en fond de jardin. Il s’y rend deux fois par jour : pour ouvrir, pour fermer. Il conserve, dans ce refuge, une « enceinte », de grande qualité ; à la demande des deux sœurs et en dépit du froid, il ouvre les fenêtres ; à travers la haie, Claire et Johanna, qui ne sont pas frileuses, bénéficient de programmes hors-normes. Elles qui aiment le soul ou le reggae apprennent Ferré, Tenenbaum et Manset, la crème des seventeen’s – ou la Symphonie celtique, et toute une avalanche de classiques.

    « Il nous ennuie » dit Johanna.

    - ...nous instruit », dit Claire.

    Un jour vient où le froid empêche, véritablement, l’ouverture des fenêtres, des chaises longues et des oreilles. Voici quelques répliques réversibles :

    - Il ne reçoit jamais personne.

    - Il est bien calme.

    - Ce n’est pas comme les Mazeyrolles. Ceux d’avant. Qui recevaient d’autres plus vieux qu’eux.

    - Des vieillesses plus dégueulasses…

    - Johanna !

    Il est plus facile d’épier un seul vieux que deux, en fond de jardin.

    Dehors, Vieux-Georges parle à voix basse – avec Myriam chuchote Claire.

    « Tout de même… sa mort ne l’a pas rendu fou…

    - Tout le monde parle à sa femme en faisant la poussière.

    Johanna émet l’hypothèse que le vieux vit en sursis.

    Elle fait des projets de mariage :

    « Quand je voudrai me promener, il n’exigera pas de conduire. Il ira où je voudrai.

     

    26

     

     

    « Si mon genou me fait mal, Georges le comprendra, et me le frottera du même liniment que lui.

    «  Jamais de scène : il est en deuil. Il me parlera de ma mère le moins possible, car il est d’une grande délicatesse. Nous irons ensemble à Lencloître. Il jouera de l’orgue à Notre-Dame.

    Claire montre à sa jeune sœur une lettre jadis interceptée : Myriam écrivait La vie avec lui n’est pas de tout repos. Anne a répondu Je suis plus honnête que Mère et toi réunies. Tu es jalouse. Tu introduis ici ce vieux Polak sans même avoir eu le cran de l’expulser totalement de l’ancien pavillon. Mauvais exemple pour tous ; il peut se déclencher d’un jour à l’autre un jeu de chaises musicales incontrôlable. Je veux épouser cet homme.

    - Quand nous étions petites…

    - Nos petits jeux ne suffisent plus.

    - ...Hier soir tu ne t’es pas gênée…

    - ...c’était hier.

    -  Il ne manque pas d’hommes en ville.

    - Plus durs les uns que les autres,

    Claire : « ...avec Vieux-Georges, ce n’est pas la dureté qui est à craindre - va donc le rejoindre».

    Ce jour, Stary-Polak, seul, écoute dans son antre Jean-Sébastien Bach, vitres closes. Les trente pas qui séparent Groszhaus du pavillon entravent les chevilles de Claire. Elle ne sait que faire de ces hommes qui tournent et eollent, et dont le corps pèse si lourd. Vous m’avez bien entendue. Anne veut vous épouser.

    - Mais c’est vous, Claire, que j’aime ..». Il éclate de rire comme un jeune homme : pourquoi pas avec vous. Il la prend par les mains, la fait assoir à côté de lui. On ne me laisse pas le choix ? Je dois dire merci ?

    - Quelle que soit la femme, Vieux-Georges, soyez réaliste.

    - J’étais sur le point d’être expulsé.

    - C’est une autre matière. Pourquoi riez-vous ?

    - Que penserait Myriam ? ...Qui frappe ? »

    C’est Anne, impatiente, anxieuse. Elle parcourt les pièces, celle que Vieux-Georges conserve, de bonne acoustique, et les installations récentes de Stabbs ; les deux messieurs cohabitent à présent sur un pied de respect froid. Anne ferme dans son parcours les portes d’armoires bâillantes. Marque au feutre mauve les plus délabrées. Claire et Vieux-Georges surveillent ses faits et gestes, anticipant son installation. « Nous viendrons tout débarrasser cet après-midi. - Et Stabbs ? » Claire murmure « qu’il aille se faire foutre ».

     

    * * * * * * * * * * * * * *

     

    « Qu’est-ce que vous nous chantez, Vieux-Georges ? ...on ne vous aurait interné que pour tenir compagnie à votre femme ?

    - Oui, oui…

    - J’ai horreur des sensibleries chez un veuf, dit Anne ; c’est peut-être votre vie commune, après tout, qui a rendu votre femme vulnérable.

    - Peut-être, peut-être ?

    - Et cessez de répéter chacune de vos paroles.

    - Myriam était devenue un vrai sac à larmes. Elle pleurait de pleurer.

    - L’avez-vous aimée au moins ?

    - Je ne m’en souviens plus. C’est Claire que j’aime.

    - Il faudra bien que moi, je vous suffise.

    Elle lui pose un baiser sur le front et détale.

    « Vais-je bander ?  pense Vieux-Georges.

     

    * * * * * * * * * * * * * *

     

    Voici le repas de fiançailles. Il se tient dans le pavillon de Vieux-Georges, qui l’occupe aujourd’hui tout entier. Cela permet de tout mettre au point. Vieux-Georges en son antre n’a presque plus qu’un buffet brun, avec rosaces sur les portes.

    Première entrée

    Fait son entrée Mme Bove, seule, jeune, tout en rouge. Sa voix perce comme un clairon : « Mes enfants sont à la maison ». « Tant mieux » Claire ajoute que « ça ne fait rien ». Vieux-Georges pense comment, Claire, tu aimes les enfants ? Ce qu’on dit, et ce qu’on pense.  Bove, placez-vous face au buffet... » - tu en voudrais donc ?  ...vous qui appréciez les beaux meubles…  qui est cette femme que tu vouvoies ? - cesse tes messes basses dit Claire ; tu n’auras pas d’enfants de moi ; et ce buffet digne des Mazeyrolles… - ...il me semble l’avoir toujours eu devant les yeux, dit Vieux-Georges précipitamment, « dès mon enfance.

    - Ta vue baisse ?

    - Mes souvenirs baissent, mieux que moi...

    - Et si vous vous occupiez de moi ? s’exclame Bove. C’est moi, l’invitée… vous permettez que je téléphone ?

    - ...mais comment donc !

    - Claire, je suis chez moi, c’est à moi de l’autoriser.

    - ...tu n’es chez moi qu’autant qu’il me plaira : ton ancien pavillon reste au fond de la friche…

    Vieux-Georges grommelle sur la facilité d’accès au téléphone d’une parfaite inconnue, Mrs Bove. « Écoute-moi bien : ce sont tes fiançailles. Si tu t’obstines à faire à mi-voix des commentaires désobligeants…

    - ...je ne suis pas désobligeant…

    - ...ou déplacés…

    - Ce ne sont pas mes amis…

    Bove se rapproche :

    « C’est plus facile, dit-elle. Nos enfants sont grands à présent… Nous sommes un peu à l’étroit, au premier ; mais nous pourrons bientôt annexer l’appartement du palier.

    - Rue aux Juifs ? lance Vieux-Georges.

    - ...Quelle intuition ! C’est cela, monsieur Vieux-Georges. J’ai l’air juif ?

    Anne rattrape au vol : Il y en a des rousses, puis c’est l’habituel échange de piques, « vous n’avez pas le nez juif », « qu’est-ce que le nez juif », lubies obligatoires.. Mrs Bove prend le dé de la conversation : « J’ai repeint les plinthes, le bois des fenêtres ; reverni les meubles.

    « Les meubles ! s’exclame Claire.

    - Toi, lui dit Anne : musique s’il te plaît.

    - Good bye stranger ?

    - Exactly.

    - Mais que se passe-t-il ici? dit Bove ; rajuste sa jupe.

     

    Seconde entrée

    « Anne, c’est à toi – Claire s’absente en cuisine fraîchement repeinte.

    S’introduisent – c’est agaçant – deux masques blancs, « faisant Venise ».

    « Eh bien c’est raté », dit Anne. « Vous portez des capes ? …sans même une épée ?...

    - C’est émouvant tout de même, dit Bove. Moi, je suis émue.

    - C’est que vous n’avez jamais rien vu (tournée vers les masques) - vous ne parlerez donc pas ?

    - Je suis bien sûre, intervient Bove, que vous les reconnaîtriez ; il y en a un grand, et un petit ».

    Le grand masque se dévoile : « Nous n’avons pas été invités »

    C’est Noëldieudieu. Anne hésite à rire. Vieux-Georges demande ex abrupto à Mrs Bove qui a bien pu l’inviter, elle. « Et l’autre masque » enchaîne Anne, ne peut-être que… - « Stabbs ! Je me présente : Stabbs ! »

    Claire revient. Mrs Bove, jouant les superflues, précise à Vieux-Georges que tout bien considéré, elle n’aurait pas dû abandonner ses enfants « là-bas », qu’elle s’est décidée « vite vite », que Claire (à mi-voix) se montre « bien bizarre » en un tel jour - « sans aller jusqu’à dire qu’il faut se méfier d’elle », « mais je ne sais jamais vraiment ce qu’elle veut. » Vieux-Georges dans un souffle : moi non plus… Claire s’agite comme une hôtesse qui reçoit, Anne se récrie sur les faux dominos de Venise, les retourne sur la doublure, les ôte et les suspend, Claire essaye aussi les masques. Les replace sur eux, leur ôte à nouveau « ces affreuses larves blanches ». « C’est effrayant » décrète Claire. « Je les confisque. En attendant, servez l’apéritif »/.

    Vieux-Georges, à voix basse : « Pourquoi sont-ils venus ? même Noëldieu soi-disant mon fils, ne m’aime pas.

    - Et l’autre ?… le British ?

    - Son ami.

    - Pédés ?

    - Non ?

    - Bourrés ?

    - Oui, dit Mrs Bove.

    Stabbs écoute en coin. Il comprend parfaitement le français et le polonais : . « Nous avons bâti de nos mains cette maison où vous êtes ; sans permis de construire. Nous avons tout hypothéqué ».

    Vieux-Georges, un peu polonais, semble détecter dans l’accent de Stabbs de lointains accents de Louisiane. « Fausse piste » souffle Bovette. Noëldieu fredonne quand le bâtiment va... (tout va, tout va) : son prétendu fils prend une voix de tante. Tout le monde se dirige vers le buffet. Vieux-Georges se trouve un instant seul avec Mrs Bove, ses cheveux roux et son col rouge. Il observe que devant lui, souvent, les femmes secouent leurs cheveux : mériterait-il tant de coquetteries ? Bovette, avant de se lever, siffle son fond de Porto.

    Vieux-Georges aimerait occuper une chambre, indépendante et sans morte dedans, où rien ne changerait jusqu’à sa mort à lui. C’est le moment que choisit la charmante Lady pour soupirer j’aimerais tellement voyager Vieux-Georges dit c’est cela, passer d’hôtel en hôtel d’une voix sombre, puis tous deux rejoignent le cocktail.

    Fin de la deuxième entrée

    « Que sont devenus les enfants des Noirs ?

    - Tous mariés » grommelle Vieux-Georges.

    - Avez-vous remarqué, fit la rousse, passant d’un sujet à l ‘autre, comment tous nous laissent seuls ?

    - Ils se soûlent à la cuisine.

    - Mais je n’éprouve aucun plaisir à rester avec vous.

    - Ni moi, croyez-le bien, Mrs Bove. Je me souviens d’un bijoutier pédé…

    - Mister Georges, vos propos sont déplacés…

    - ...ce bijoutier noir s’est fait dépouiller par sa femme. 800 000 euros de biens immobiliers…

    - Vous n’en aviez aucun souci, en ce temps-là ; vous ne vouliez qu’une seule chose : entendre parler de votre femme morte. Et vous aviez horreur de l’accent cajun.

    - Pourquoi Claire vous a-t-elle confié tout cela ?

    - Ce bijoutier noir se plaignait de ses déboires. Tout l’alentour en était arrosé. Même Claire était fatiguée de lui.

    - Son ancien amant, bijoutier dépouillé, doit demeurer au Vieillards’ Home.

    Mrs Bove éclate de rire : « Où avez-vous appris votre anglais ? il faut dire Old People’s House - il est mort, votre bijoutier. C’était le plus encombrant des locataires de Claire.

    - ...Expulsé, puis mort ? ...Mrs Bove, vous faites l’intéressante avec moi. S’ils nous laissent seuls, c’est pour que nous nous parlions. Pour nous marier.

    - Mais c’est avec Anne que vous vous fiancez.

    - Vous seriez ma maîtresse.

    - Vieil impuissant !… J’ai confié mes enfants à des amis, dans le ,jardin. Ils sont bien couverts. Ils ne risquent pas le rhume. Je ne veux pas vivre avec mes trois fils – en plus, vous, dans un trois pièces. Ils sont jeunes. Ils ont tant besoin d’espace !

    - Il me reste quinze ans à vivre. J’ai besoin de tout l’espace.

     

    Surviennent les enfants

    « John, Juanita, Soniechka, jouez dans le jardin. » (vers Vieux-Georges : « deux de mes garçons sont des filles » (aux enfants) « restez de ce côté-ci de la haie ; n’arrachez pas la haie ; ne creusez pas de trous dans la pelouse.

    - Claire ! s’écrie Vieux-Georges ; vous voici ! Où étiez-vous tout ce temps ?

    - Nous revenons tous, dit Claire. Sais-tu que le bijoutier est mort ?

    - Tu m’annonces la nouvelle sourire aux lèvres ! je le sais depuis longtemps.

    - Maman, est-ce qu’il y a de grands jardins après la mort ?

    - Mort, comme Myriam, complète Vieux-Georges.

    Claire, à Mrs Bove : « Ça lui passera ». Se tournant vers Vieux-Georges ; « Vous ne nous facilitez pas la tâche aujourd’hui : teigneux, résigné.

    - Pourquoi m’avez-vous abandonné si longtemps pour ces deux masques, mon fils et votre ancien amant, Stabbs et Noëldieu ?. Pourquoi ces enfants libérés dans mes pattes ? Pourquoi ne puis-je pas voir ma fiancée, Anne, ta sœur ? Mrs Bove est charmante – mais pourquoi la lâcher sur moi ? »

    Faute de mieux, Mrs Bove a ri.

    Georges l’imite.

    X

    X x

     

    Violents coups de klaxon côté rue, Claire au pas de charge à travers le jardin, tandis que Stabbs et Noëldieu jettent la table les charcutailles. Hurlements à l’extérieur, irruption par la porte-fenêtre : Claire tient tête entre homme et femme de grand âge. Stabbs et Noëldieu répètent comme des automates leurs gesticulations mortadelles ? mortadelles ? « Qui va nous prendre en charge ? crie le vieux. Il a plein de poil, barbe et moustache, autour de sa bouche ronde. - Mais c’est Eugène ! répond Vieux-Georges, libéré ? cavalé ? Tout le monde s’est mis à crier.

     

    Claire prend Vieux-Georges à part : «Comment peux-tu le reconnaître ? - Je me souviens de tout le monde ». La sosie d’ Alphonsine s’écrie qu’ils sont relâchés, réclame de l’alcool parfaitement ! le personnel nous donnait de l’alcool ! » « C’est un comble », répète Claire. Ça la calme. Noëldieu, averti, l’invitait ici même avec Eugène : « Regardez l’heure. On ne peut pas faire autrement » ; Stabbs le Roux, ex-amant, informé, propose plaisamment de les accueillir chez lui. Claire le pousse du coude, il se tait. Oncle René sort de ses fourneaux, l’engueule : « Je t’ai conservé le demi-pavillon, pas pour faire venir n’importe qui.

     

    54 - 29

     

     

    - Ce sont mes amis ! - Quels amis ? » Eugène et Alphonsine se sont tus, bouches bées devant les mortadelles enfin repérées. Claire prend le père Eugène par le bras et le ramène bougonnant dans sa cuisine : « Chacun chez soi.

    - C’est ce que je dis » réplique le vieux.

    Se remettre à table ne résout rien. Rosette, amuse-gueule. rôti. Personne ne croit à ce qu’il mange. Eugène et Alphonsine se nourrissent proprement, ne boivent presque rien, oublient leurs griefs comme deux vieux buveurs. Ils verront plus tard où coucher. L’asile est loin derrière eux. Vieux-Georges leur passe les meilleurs morceaux. Il leur demande s’ils connaissent les Mazeyrolles. Eugène fronce les sourcils et se tord la barbe. Alphonsine déglutit en roulant ses petits yeux.

    « ...Voyons, vous êtes bien les cousins de Myriam !

    - Quelle Myriam ?

    - Ma femme ! Celle qui est morte ! »

    - Décrivez-les, ces cousins, annonce Eugène en se curant les dents.

    - ...La vieille n’a qu’une dent, sur le devant. Elle soigne ses cheveux à l’Oxygénée Vingt Volumes. Quand elle gueule ça s’entend. Elle ne parle jamais de la mort.

    - Évidemment dit-il dans sa barbe.

    - Je m’en fous, braille Alphonsine, cette vieille est tout le contraire de moi : je suis brune, je suis piquante et j’ai le nez fin… Pourquoi tenez-vous à nous parler de ces gens ?

    - Ils n’étaient donc pas avec vous ?

    - Où çà ?

    - À l’asile.

    - ...Tu vois, Eugène : le monsieur n’a pas peur des mots ».

    Vieux-Georges leur confie à l’oreille, même sourde, comment les Mazeyrolles l’ont supplanté, derrière la haie du fond : ils râlaient comme des putois, ils reprenaient leurs sales habitudes de taudis, là, derrière : « Tout mon entretien foutu »… Soudain, précisément, tous sans exception les voient passer en douce, les Mazeyrolles, renvoyés de leur parcage, à travers toute la salle à manger, haillonneux, graillonneux, longeant les dos de sièges. C’est intolérable.

    Claire, à gauche, se rengorge dans un contentement inexprimable.

    Les Mazeyrolles se crapahutent en boitant vers les pièces du fond.

    « Que veulent-ils ? demande Mrs Bove.

    - S’agiter, s’agiter ! avant disparition prochaine, dit Stabbs la bouche pleine.

    Les Mazeyrolles disparaissent.

    Ils occupent deux pièces engorgées de toutes les armoires qu’ils n’ont pu caser ; rien déplacé, rien vendu. Le vieux Mazeyrolles revient seul sur ses pas et bouche toute la porte. Il pèse 100k, il n’a pas ôt son . D’une voix sourde et ferme, il précise qu’il est revenu sur ses pas, exprès : il s’est réinstallé, avec sa femme ; la maison du fond sera toujours assez grande ; il a toujours acquitté son loyer, sa part d’eau, de gaz, d’électricité – il mourra d’un coup.

    Il se tourne, redisparaît.

    C’est le moment que choisit Anne, 23 ans, cheveux bruns, teint mat et lèvres rouges, pour s’écrier :

    « J’aimerais un premier rôle ».

    - Ta gueule, dit le vieil Eugène, la bouche pleine.

    Alphonsine lui fait observer ceci : « Tout le monde parle la bouche pleine ici ; ce n’est pas une raison pour t’y mettre ».

    Toute la table insiste en chœur : « Anne, exprime-toi, dis-nous ce que tu as sur le cœur ».

    Anne répond qu’elle est jeune, qu’elle voit trop de vieux à cette table, qu’elle ne veut pas voir défiler toute la vieillasserie du monde. « Nous avons le droit et les moyens de vous virer tous autant que vous êtes » ( hurlements de rire) - «...de confisquer leurs appartements, et de vous coller tous aux fins fonds de l’asile » (on rit beaucoup moins) – elle ajoute qu’elle était faite pour un destin exceptionnel, avec amour, mystère et respect ; que tout aboutit à sa sœur aînée : « Il n’y a donc ici que des hommes rassis qui se grattent les croûtes sur le lit de noces ?  » (« même si je montrais mon cul, personne ne le verrait » ).

    Le rôti reste dans la gorge de Vieux-Georges. La discussion devient générale et s’embrouille : Vieux-Georges se demande ce qu’il va devenir : « Les vieux veulent me chasser ; or je n’ai que 68 ans – eux, quatre-vingt cinq. Ils sont toujours dans l’établissement. Jusqu’à la mort. Myriam, de l’au-delà, me les envoie ». Eugène et Alphonsine, qui se sont envoyés tout seuls, dévorent le repas : bouches pincées, nez en couteaux. Eugène porte le bouc, chef de gare en retraite, parle comme un pasteur. « Les Mazeyrolles, illégalement, occupent une partie de notre pavillon». Claire a répondu qu’ils étaient chez eux, et que lui, Georges Stavrovski, jouissait d’une faveur… « Nous avons connu les Mazeyrolles en ville, articule Alphonsine entre deux bouchées ; ils menaient un raffut terrible. C’était juste derrière chez nous. »

    - Ils envoyaient leur chèvre brouter entre les voies, dit le chef de gare en lissant son bouc. Elle a failli faire dérailler le Calais-Bâle.

    - Ils s’introduisaient chez nous, ajoute Alphonsine. La bonne femme soulevait le couvercle des marmites : « Ça sent pas bon, là-dedans. Vous allez manger de ça ? »

    - Ils étaient encore tout jeunes, dans les 55. Ils montaient dans les wagons sans payer. Leur fils a menacé un de mes contrôleurs avec un schlâsse à cran d’arrêt.

    - « Ses » contrôleurs : ça le reprend.

    - Le cran d’arrêt c’est vrai. J’ai balancé le fils sur le ballast. Et le couteau » - il le tire de sa poche - « je l’ai récupéré ».

    Un murmure parcourut l’assistance

    - Posez ça, Pépé.

    - On ne me dit pas « Pépé ».

    - D’où tenez-vous ça, dit Mrs Bove, on ne vous l’a pas confisqué à l’asile ?

    - On ne dit pas « asile », dit Georges.

    Alphonsine calme ses voisins, se ressert du vin, confirme que les Mazeyrolles ne sont pas des saints, ni personne de leur famille. Myriam non plus n’était pas une sainte. Vieux-Georges demande pourquoi. Alphonsine s’embrouille, parle d’une rivalité amoureuse, « dans le temps » ; Vieux-Georges a complètement oublié : « C’est de l’invention ».

    Eugène lui rappelle d’un ton pontifiant que « sous l’Occupation, parfaitement », il avait fourni des listes de réquisitions : tant de bœufs ici, tant de lapins là.

    « Tu confonds avec mon oncle, imbécile, dit Vieux-Georges.Je n’avais que 17 ans.

    - À cet âge-là, il y en avait qui résistaient.

    - Moi je me cachais.  Et les Mazeyrolles ?

    - Tout ce qu’il y a de plus pétainistes, jusqu’au 30 juillet 44.

    Claire : « Eugène, Alphonsine, vous êtes mauvaises langues. Vous êtes tous vieux, tous du même quartier, avec de la couperose. Je vais tous vous virer de chez moi.

    Alphonsine nasille que les Mazeyrolles y sont bien, eux. Georges va leur demander « ce qu’ils pouvaient bien faire, les Lokinio-Turc, pendant la guerre. Mrs Bove mange. Elle est désormais la seule. Anne intervient :

    « Arrêtez vos engueulades ! On n’entend que vous, c’est des histoires de vieux, on n’en a plus rien à foutre.

    - Je paye mon loyer.

    - Quel loyer, Vieux-Georges ? Trois mois, qu’on n’en voit pas la couleur ! on ne vous demande rien, notez…

    - Je veux savoir ce qu’ils faisaient sous l’Occupation. Les convois ont bien été transportés par chemin de fer ?

    - J’ai fait de la Résistance, clame Eugène, bouc en bataille. Parfaitement, pour bloquer les départs de trains ». Tout le monde détourne la tête, gêné. Après les avoir favorisés pendant quatre ans.

    - C’est tout ce qu’on a pu faire ! crie Alphonsine la bouche pleine, le nez pincé à tout rompre.

    - Vous nous faites chier avec votre guerre ! gueule Anne. T

    À ce moment précis Les Mazeyrolles, énormes, ressortent de leur appartement, titubant sous la graisse.

    « Qu’est-ce qui se passe ici ? dit la vieille édentée.

    La salle à manger regorge. Toutes les portes intérieures sont ouvertes.

    - Comptez-vous, dit le vieux Mazeyrolles, pas encore mort, béret, œil glacial.

    - One ! dit Mistress Bove.

    - Two ! dit Vieux-Georges pour se foutre de sa gueule.

    - Trois ! C’est Claire.

    Anne : « Quatre ! »

    Noëldieu : « Cinq! »

    Stabbs : « Six ! »

    On s’arrête là. Sinon, on n’en finirait plus. Plus Eugène, plus Alphonsine ! jamais ils ne tiendront tous. L’asile a relâché ses proies. «À Varsovie, nous serions à notre aise ! s’écrie Stabbs ; il regarde en biais le Polack, qui souffle : « Vous partez après le dessert, n’est-ce pas ? »

    - Il doit à son propriétaire, susurre Claire, trois bons mois de loyer. J’ai mes renseignements. Stabbs n’a rien perdu des commentaires en sous-main. Noëldieu Long-Nez : « Il peut loger chez moi ; je ne demande pas grand-chose. - Mais il le demande et l’obtient, murmure Claire. Un grand relent d’homophobie suinte de cette flaque… « Maintenant que ma mère est morte » - Myriam ! - tout est permis ». Claire s’aperçoit qu’il va proférer des énormités. Elle en sort une : « Je suis enceinte ! » Applaudissements. « On ne s’ennuie pas, chez vous » dit Mistress Bove à Stary-Vieux-Georges.

    Le drame se précise. Stabbs disparaît en sursaut, ressurgit avec les desserts. Il est devenu rubicond, Noëldieu la fixe avec furie : « Toi ! toi qui disais que la reproduction est le pire fléau de l’espèce humaine !

    - Je t’explique…

    Anne supplie qu’on cesse de s’expliquer ; sa migraine enfle ; on crève de chaud.

    « Il n’y a rien à expliquer » réplique Noëldieu. Il tire trois balles sur son ami qui s’effondre dans les plats de crème. Alphonsine, ravie et malfaisante, se précipite sur le téléphone.

    - Puisque c’est comme ça, dit Claire, je ne le suis plus.

    Eugène et Mazeyrolles, costauds pour leur âge, transportent Stabbs dans une chambre. Il meurt dans la nuit. Claire s’éclipse, pour cacher son indifférence.

    20 août 1991: Noëldieu S. arrêté pour meurtre, se rend sans résistance.

    20 février 1992 : déclaré irresponsable au moment des faits, il est transféré à l’hôpital de Cadillac.

     

    « Le patient S. a fait montre d’une bonne volonté exemplaire dans le suivi du traitement proposé. Il s’est toujours comporté avec une grande douceur, serviable, raffiné. Nous envisageons de le faire bénéficier de permissions de 24h.

    Cadillac, le 15 mai 1992

     

    « Noëldieu SGUIERS ? …Regarde-moi bien en face. Tu ne m’as jamais vu. Pourtant je t’attendais. Et si tu me dévisages, ma tête te rappellera quelque chose : la peau rouge, les tifs en pétard, les yeux au fond des trous… rien du tout ? ...allons, petit demi-frère… ?

    - J’ai changé dit Noëldieu, beaucoup changé.

    - Lui aussi. Même qu’il en est mort.

    - Tu veux que je paye ?

    - Ni argent, ni vengeance – juste curieux

    - Il ne m’as jamais parlé de toi

    - À moi, si. Mon demi-frère a la vie double. Tu ne l’as pas connu. Mais moi je te connais.

    - Je ne me reconnais plus.

    - Un grand calme, qui s’excite d’un seul coup. Il n’a pas de personnalité. Il sème la merde sans crier gare : des farces, des gros repas, puis plus rien. Hétéro. Taré.

    - Je te demande pardon pour ton frère.

    - C’est ce qu’on dit à Cotonou.

    - Pardon ?

    - Rien.

     

    X

     

    Ont commencé trois mois de déménagements incessants. Le demi-frère du mort prend soin de l’assassin. Il met toutes ses relations à son service : nourriture, abri, vêtements.

    Bibatts est lui même un malfrat, rangé des voitures. Il travaille à B., dans une imprimerie. Aux moindres inquiétudes de son protégé, il l’installe dans une autre rue. Bi-Batts possède un bon réseau ; il pourrait repiquer, mais préfère décidément des eaux plus calmes. C’est Noëldieu, fils de Vieux-Georges, qui râle. Son long nez, le rend parfaitement reconnaissable. Il ne veut plus passer sa vie dans les couloirs d’asiles. Au milieu de l’été cependant, Noëldieu veut revoir sa famille, ses nièces, la maison où il est tombé fou. Bibatts ne le désire pas moins ; pour la forme, il envoie des piques : « Ta mère te manque. La patronne.

    - Je n’aurais jamais dû me confier à toi.

    - Tu n’as pas changé. Mon demi-frère disait - c’est bien toi qui l’as tué, non ? il est à toi, tu le gardes.

    - Je ne l’ai pas fait exprès.

    Bibatts pourrait se fâcher. Il éclate de rire.

     

    X

     

    « C’est le vent » dit Claire.

    Anne dit que c’est Noëldieu.

    Noëldieu n’est pas venu seul. Avec Bibatts, il enjambe la fenêtre du rez-de-chaussée. Il fait nuit, les deux hommes sont passés par derrière. Bibatts présente pour rire un schlasse. Les filles reculent c’est une blague dit Noëldieu juste une blague.

    - Qui est celui-là ?

    - Le demi-frère de Stabbs.

    À l’évocation de son amant, les narines de Claire se pincent. La ressemblance est forte, malgré vingt ans de moins, et sans la moindre distinction. Les répliques sont attendues. Elles s’égrènent comme suit :

    - Vous êtes fous.

    - Nous sommes surveillés ;

    - Ils n’y penseront jamais.

    - C’est trop gros.

    - On vous cachera.

    - Il ne faudra pas sortir.

    - ...Donnez-nous de l’argent monsieur Stabbs…

    - Bibbats ; le Stabbs est mort. Mon demi-frère mort et moi ne sommes pas des assassins. Noëldieu est  l’assassin de mon frère. Aux F.D. il se fera nommer « Bériko ».

    - « Fous Dangereux »

    - Nous l’appellerons aussi Bériko reprend Bibbats.

    Quelqu’un : « Pourquoi êtes-vous revenus ici ? »

    Bibbats répond qu’il n’a jamais mis les pieds ici, justement. Il est simplement « curieux de nature ». Anne suppose une « expédition punitive » - Je suis doux comme un agneau réplique Stabbs. Noëldieu peut vous le dire. Vous nous accueillerez du mieux que vous pouvez. Ici la place ne manque pas, ni les doubles issues ».

    Tout le monde s’assoit, tout le monde discute (« c’est le genre de la maison » dit Anne). Noëldieu, calmé, demande à voir Vieux-Georges, qu’il pense être son père. On lui répond qu’il dort , que les Vieux Mazeyrolles sont revenus dans le pavillon, derrière la haie, qu’ils dorment eux aussi (« les vieux, ça dort »). Alphonsine et Eugène, le chef de gare, n’ont pas voulu repartir non plus, chambre 13. Bibatts ricane en se resservant de scotch. Noëldieu : « Vous ne pouvez donc pas vous débarrasser de vos grands-parents, à votre âge ?.

    Noëldieu éprouve de grandes difficultés en matière de généalogie.

    Claire fait observer à sa jeune sœur qu’elle a « entretenu » sa mère « jusqu’à sa mort ».

    Anne fait observer à sa sœur aînée que c’est leur mère à toutes deux, mais qu’elle-même, Anne, a « changé ». Claire : « Maman nous changeait, à présent c’est toi qui changes ? » Anne répond « Ta gueule ». Bibbats finit son scotch d’un trait et demande où dormir, « puisque tout le monde dort ». - Nous vivons en vase clos,dit Claire. Nous nous suffisons à nous-mêmes. - Claire, qui a prévenu les flics juste après l’accident ? - ...le meurtre, rectifie-t-elle ; c’est Alphonsine. Sans elle, tout pouvait s’arranger. Entre nous. Mon demi-frère avait bien plus qu’un an à vivre. Anne donne à Noëldieu trois jours pour se faire arrêter.

    - Raison de plus pour faire vite.

    Tous se mettent à boire, en silence. Tous vont se coucher. Des ronflements s’élèvent.

     

    BIBATTS ET Noëldieu DANS LE MÊME LIT

    Il n’existe qu’un seul lit.

    « Noëldieu, tu dormiras par terre. Tu es l’assassin de Stabbs

    - Pas question. Nous serons sur le même lit, habillés.

    - Noëldieu, n’enlève même pas tes chaussures.

    - Je me lave les pieds, je lave mes chaussettes.

    Ils vaporisent du désodorisant.

    Si on les découvre, ils seront habillés, côte à côte, en chaussettes ; bien écartés sur les deux bords du lit, séparés par un traversin. C’est ainsi qu’ils se parlent, doucement, lourdement, dans le noir. D’abord, ils déplorent le bruit de la rue :

    « Même pas moyen d’allumer la veilleuse, se plaint Bibatts.

    - Ne chipote pas. Crève.

    La lumière bleutée de la rue découperait leurs profils.

    « Si tu es revenu, c’est que tu as un plan.

    - Mes nièces n’ont pas d’argent, dit Noëldieu.

    - J’ai un plan.

    - Tu veux nous faire passer pour des salauds ?

    - Il nous faut un certain temps, dit Bibatts.

    - Je ne nous donne pas trois jours avant de nous faire arrêter.

    - Pas dit, Biriko. Nous allons d’abord nous planquer dans le pavillon du fond.

    - Il est plein.

    - Eugène et Alphonsine vont vouloir se recaser ici même, sur la rue. Çane va pas traîner. Stary-Vieux-Georges peut conserver le pavillon du fond : il ne sera pas dangereux. Nous sommes dans un asile médical. Indélogeables. Mon plan est celui-ci : tout vendre.

    - Mais… nous ne sommes pas propriétaires !...je n’ai tout de même pas fait exprès de tuer le Bijoutier.

    - Ta froideur m’exaspère.

    - .La tienne aussi. Assassin.

    - Tu vas me faire le plaisir de me filer tout l’argent de mes nièces.

    - Elles n’ont pas d’argent. Stabbs me l’avait dit.

    - Les immeubles me reviennent. Je suis le fils de Georges.

    - Ce qui reste à démontrer.

    - Je te promets de disparaître ensuite avec toi. Napier, New-Zealand. J’ai un réseau. Tout un plan – des coups – appelle ça comme tu veux. Anne est sensuelle. Travaille-la au corps ; ton défunt frère a emballé Claire. Tu peux bien draguer la petite.

    - Tu es dingue Noëldieu. Criminel, dingue et dangereux.

    - Je me charge de Claire. Elle le fait sans arrêt. Pour l’instant seule. Peut-être avec sa sœur.

    - Tes cousines…

    - Demande une dispense au pape.

    Bibatts n’est pas convaincu. Il objecte ceci : les deux petite-filles Mazeyrolles voudront expulser jusqu’au dernier des occupants. Surtout Alphonsine. Eugène. Les deux ivrognes. Où qu’ils se trouvent. « Y compris dans cette maison même, où ils ont eu le toupet de revenir prendre part au repas, juste libérés de leur désintoxication ; ils n’ont pas bu une goutte d’alcool. Quant à Stary-Vieux-Georges, il n’est pas à l’abri. Personne n’est à l’abri d’une expulsion. Leurs fonctions de garde-chiourme leur pèsent. ».

    Noëldieu change de sujet. Il a tué Stabbs sans préméditation, la chose le hante, il y revient sans cesse. Il se juge sévèrement, mais trouve aussi que les Sœurs exagèrent. Elles empoisonneraient volontiers dit-il tous leurs pensionnaires, en faisant macérer des pièces verrt-de-grisées dans leurs tisanes, comme la mère Cibot pour son mari. Le frère de Stabbs hausse les sourcils, n’ayant jamais ouvert un livre de Balzac. Il vit avec l’assassin de son frère, un vrai Caïn ; tend l’oreille à ses jérémiades et perpétuels remords sans le moindre état d’âme : ayez des demi-frères… Il couche avec lui, sans ôter plus de vêtements qu’il convient. Rabaisse les exagérations fantasmatiques de Noëldieu qui voudrait, pour s’alléger sans doute, que les Sœurs couchent ensemble, et nues : « Tu exagères » dit Bibatts.

    Le temps clair contrarie le projet des deux hommes, sur lequel nous manquons d’indications. Ils s’exhibent en compagnie dans le petit parc, de la Maison Mère au Pavillon, puis du pavillon à la maison mère. Et la police ne vient pas, comme si le secret s’était déplacé au bout du monde, où le Noir bijoutier partage la couche du Blanc assassin. Les deux hommes décident enfin d’adopter deux lits différents. Les circonstances peu à peu font chemin dans leurs âmes. Ils méditent une autre complicité, plus active. Il y faut plus de précision que pour une course en haute montagne. Mais ils se montrent. Chacun leur suppose un complot, mais seul aujourd’hui concentre les blâmes leur exécrable exhibitionnisme.

    X

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    Mrs Bove est venue s’acquitter de son loyer. La Maison Mère accueille autant de locataires qu’un hôtel. Les enfants, les animaux, sont encore interdits. Mrs Bove abandonne les siens à des subalternes à deux rues d’ici. Elle les appelle « mes gens », my servants. Cela fait sourire. Il règne ici une grande immoralité, une scandaleuse impunité. Les assassins bientôt s’y feront purificateurs. Parfois ils se dissimulent, mais si mal que chacun les découvre. On y voit la preuve d’un redoublement de perversion. Mrs Bove les surveille avec la discrétion qui lui est si particulière. Elle se tient près de leur porte, couloir 3. Quand ils se sont renfermés avec toutes les mimiques précautionneuses possibles, elle colle l’oreille au bois du battant.

    Ce jour de loyer, elle place la bouche au niveau de la serrure, une grosse lucarne à l’ancienne : elle flûte alors par le trou leurs identités successives, leurs domiciles, et la raison qui les leur a fait quitter. C’en est trop. Bibatts dit Biriko et Noëldieu sortent d’un coup ensemble et lui font face avec insolence. Mrs Bove explique aimablement que le vieil Eugène en remontrerait à deux détective. Elle rit avec embarras : « Votre meilleure protection est la complicité de tout le quartier »

    - Tu noies le poisson, lance Bibatts.

    Le tutoiement la choque. Elle paie sa quote-part du bon repas, rafle ses gosses et s’esquive chez elle. Claire, Anne et les deux clandestins, fils de Stary-Vieux-Georges et Stabbs, noir et bijoutier, se dévisagent. « Vous pouvez aller et venir à votre guise » dit Claire. « Dans le parc, naturellement ». Ils demandent d’une seule voix où est Vieux-Georges. Devant le mutisme des sœurs, ils se dirigent d’un pas décidé vers le Vieillards’Home. À ce moment Vieux-Georges ressort des cuisines : « Croissants ! Croissants chauds pour tout le monde ! » Sa bonne humeur sonne faux. Son domaine, réduit de moitié, le ronge.

    Il assigne à chacun sa place, joue les bourrus, dispose les croissants. C’est lui le plus jeune de tous. Il bouscule les vieux couples assis. Sa gêne disparaît. Il se répète intérieurement je suis seul et légitime occupant mais qui le lui conteste ? « Manque de place » d’après elles. Il serait bien de s’équiper à huit, huit vieillards bien décidés pour expulser « en bonnet de forme » il n’a jamais bien compris – ces sœurs faussement vertueuses et répartisseuses de paquets de vieillerie. De quel droit se sont-elles arrogé le privilège d’accueillir ou refuser, faire danser ou précipiter ces corps perclus d’une chambre, d’un pavillon, d’une pièce à l’autre ? Il en faut huit - pourquoi huit ?

    Saurait-il compter jusqu’à huit ? Les énergies restent virtuelles. Les Mazeyrolles, sœur et beau-frère, opinent et ne décident rien, Alphonsine picole et gueule, Eugène fait chorus entre deux fonds de ballon.

    Croissants ! Thé ! Lait, café…

    Il passe d’une pièce à l’autre ensoleillée, deux ou trois familles par pièce, l’ambiance est telle.

    « Bonjour.

    - Vous êtes Noëldieu ?

    - Votre fils.

    - Paraît-il ». Georges, tasse et soucoupe en main, le considère par-dessous : « Mais non, Biriko, ou Bibatts : nom et surnom. Si vous prenez en plus celui de votre ami, je ne peux plus m’y retrouver. Vous êtes le frère de Stabbs le Noir, que mon soi-disant fils a estourbi ».

    Nous n’avons jamais vu chez Vieux-Georges la moindre trace d’émotion. Heureux homme. Pourtant cette fois la tasse et la soucoupe tremblent dans sa main. Il les pose : « Que revenez-vous faire ici ? » À son tout Noëldieu paraît dans l’embrasure. Bibatts est fondre. noir et toujours bijoutier. Il était impossible de les confondre. Vieux-Georges est p lus troublé qu’on ne pense, Plus retors peut-être. Les deux nouveaux venus debout échangent un regard : ils se savaient attendus, non pas méconnus. Méconnus exprès. « jJ ne vous attendais pas » prétend Gorges, Qui reprend tasse et soucoupe. Qui s’empresse à l’abri thé chocolat café Biriko le saisit par le bras :

    « Qui vous commande ici ?

    - Je sers le café du matin… je suis le plus valide » s’excuse-t-il.

    - Réfléchissons, dit le Noir. Ils vous ont mis sur la touche. Même à l’article de la mort – de votre mort.

    - Je ne le fais pas exprès.

    - C’est le mot, papa. Ces quatre vieux pensionnaires vous rongent l’espace, à leur service.

    - Mon fils » (pour la première fois), j’ai 71 ans, le temps fait son œuvre.

    - Nous ne te sauverons pas, ni moi, ni le survivant (montrant Bibatts).

    - Que voulez-vous ?

    Les deux hommes repartent en se tenant par les épaules. Il entend Noëldieu demander que voulait-il dire ? En face de lui se trouvent à présent les deux sœurs, Anne et Claire, bâillantes et sortant de leurs deux chambres en chemise de nuit. Comme si chacune et chacun défilaient devant lui, pour la revue. Il restait là, faux maître d’hôtel, mains tremblantes. Menaces des hommes, menaces des femmes. Qui sont ces êtres sortant de ma lampe. Que s’est-il passé pendant son absence ? Pourquoi lui demandent-elles s’il a vu « le vieux schnoque et ses bêtes » ? ...en existe-t-il un semblable ? ...il ne connaît personne qui s’enferme avec ses chiens. Le cerveau joue des tours. L’humour aggrave les incohérences. Pour la première fois l’aînée reproche à se propre sœur des moqueries cruelles. Tu ne sais plus ce que tu dis. Anne, en lui tu sèmes le doute. Vois comme il tremble. « Prenez place. Thé, café ».

    Bibatts le Noir est revenu. Un grand Noir cauchemardesque. Commande une banane. Les Noirs n’aiment pas les bananes. Pas forcément. Anne demande au Bijoutier s’il veut écouter Good Bye strangers sur les haut-parleurs de salle. Claire lui répond Garde ça pour ton Vieux-Georges. Elle reproche à l’autre ce qu’elle fait elle-même. La faiblesse attire les tirs groupés.

    Voici deux hommes, et deux femmes. Qui à présent se reconsidèrent. Lâchent prise sur Georges le remarié.

    Noëldieu Long-Nez revient sur ses pas. S’il pouvait fuir, poser tasse et soucoupe, laisser s’accomplir toutes les séductions, les répulsions. Claire dit des mots sans suite. Il est malaisé pour qui n’est pas dans son crâne de saisir ce qu’elle fait entendre : « Ton langage est le même que celui de ton compagnon de cellule ». Or Noëldieu fils de Georges n’a jamais été incarcéré. Bibatts l’a été, parce qu’il est noir, et parce qu’il est bijoutier. Noëldieu précise que Bibatts est en permission de taule. « Vous ne vous êtes pas assassinés », dit Anne.

    - Quelles nouvelles ?

    Noëldieu fixe les sœurs du fond des yeux. Elle dit que les Mazeyrolles n’ont jamais accepté leur expulsion. Qu’ils ont été remis, par elles deux, là où ils vivaient avant l’asile.

    - De fous ?

    - De fous. Ils sont revenus comme un rot. Nous les avons remis chez eux. Nous avons pensé que Vieux-Georges aiderait à virer tous ces gens, ces ivrognes, ces fous de la tête. Il a préféré ses remords. Il les a aidés à survivre. Ils se cachent encore ici.

    Bibatts prend la parole : « Nous sommes là tous les deux. Nous vous débarrasserons de tous les assiégeants. Vous pourrez vendre le fond du parc – reclassement cadastral.

    - Je ne peux pas remettre ces gens à la rue. Mes parents, ces gens.

    - Des vieux.

    Noëldieu intervient :

    - Bibatts exagère. Il n’est pas chez lui. Monsieur dispose. Monsieur tranche ».

    Bibatts commet des insolences. Sa demi-fraternité défunte ne l’autorise pas à décider de tout. Claire le dévisage. Comment cet homme a-t-il pu partager quoi que ce soit avec son ancien, très ancien amant. Ses joues se colorent. Sa tête se penche, Bibatts approuve du menton Dieu sait quel plan de l’assassin. Les gestes seuls sont francs, les gestes parlent vrai. Les deux hommes devant elle ne veulent pas simplement vider les pavillons privés en fond de parc : ils veulent le tout. Ils les pousseraient, elle et sa propre sœur, dans une haute tour de cité, au loin. Claire et Anne faisaient justement cela. Juste retour des choses.

    Il n’y a pas d’autres retours que celui-là. Pour elles. Bibatts et Noëldieu partiront en Nouvelle-Zélande, fortune faite – adieu, fils putatif ! De qui vont-ils revendre la maison ? et à quel vil prix ? n’ont-ils pas d’autres moyens de payer leur voyage ? Doivent-ils ou non former un couple ? Ne vont-ils pas, aux antipodes, fuir sans cesse de location en location, de refuge en refuge ? Comme en Europe, comme en France… le monde est plus petit qu’on pense… l’assassin de Batts peut-il vivre en sûreté, au sud-est de l’Australie ? Où avaient-ils disparu, avant leur forfait, juste après lui, barbouillés blanc sur blanc, sur noir, ils ne peuvent revendre qu’après la mort de tous les héritiers, dans un délai notarial de trois mois, la police dès la semaine les aura capturés.

    To wkurze. C’est chiant.

    Tout leur quartier les couvre. « Anne, ça ne peut pas durer. - Claire, on ne tue pas pour rien. Si Noëldieu-Long-Nez dit vrai, c’est ton cousin qui aura tué ton… - ...ex, un mou, un vrai mou du lit à deux places. - Tu n’as jamais voulu me le présenter. Mon beau-frère. - Jamais je n’aurais épousé ça. Jamais cet homme. Jamais lui. Pédé à nègre. Assassin du frère de son ami. - ...demi-frère… - Assassin complet ».

    La bâtiment du fond où se succèdent les épaves pue comme un chancre, la mouche et le tombeau. « C’est à nous de partir dit Anne ; nous sommes la branche héritière - vendre vite et filer – on étouffe –

    - Je n’étouffe pas dit Claire.

     

    Dès l’après-midi, le Noir et Long-Nez, Bibatts et Noëldieu, indécollables, investissent et visitent. Ils s’introduisent dans la masure du fond de jardin. L’odeur est forte. Les mouches tournent. C’est le moment de tout examiner ; Vieux-Georges est en courses au centre-ville. Alphonsine est morte, Eugène cuve : le pastis ne manque jamais.

    « Bonjour monsieur Lokinio.

    - Il ne vous entend pas.

    Bibatts le secoue. Eugène voit dans son brouillard le Noir à toupet rouge et se redresse.

    « Nous savons bien pourquoi ils sont venus », grommelle l’édentée. « les jeunes, là » - elle montre de l’aiguille une paire de fenêtres - « voulaient nous virer pour loger leurs parents. On a fini par y loger Vieux-Georges, pour les emmerder. Cet intrigant. Il nous apporte le petit-déjeuner. Il nous dictera bientôt notre emploi du temps…

    - ...à ne rien foutre ! grogne le Vieux.

    - ...qnand ils ont vu ça, les soûlots se sont dit autant revenir…

    - Vous êtes trop nombreux là-dedans, intervient Noëldieu. Chacun apporte sa couche et se vautre sur celle du précédent. Vous devez vous brouiller avec Eugène, sur son haleine, les bouchons qui sautent dès le matin, l’immoralité… vous trouverez bien…

    Lokinio balbutie qu’ « il est drôle, le Noir, avec sa touffe rouquine ».

    - ...établissez une distance, un froid…

    - Quel intérêt ?

    - Mais vous êtes à l’étroit ! ...mon bon monsieur !…

     

    Après leur départ, Mazeyrolles Aîné disait à sa femme :

    «Il ne faut pas penserqu’à soi.

    - Vous les hommes ! Jamais énergiques ! ...Ce soir, je ne ferme pas leur boîte aux lettres. Je laisse grincer la porte au bout de l’allée. Ils iront la refermer tout seuls.

    - C’est vrai, Maïté ; d’où qu’il sort, ce Vieux-Georges ?

    X

    Entre les deux bâtiments, contournant la haie près des cordes à linge, se trouve un sentier agaçant : tous doivent tôt ou tard y passer, s’y croiser, s’y saluer.

    « Bonjour, monsieur Georges.

    - Bonjour, monsieur, madame Mazeyrolles. On va faire son petit tour ?

    - Juste voir le jardin, au bout de la rue !

     

    C’est moins anodin cette fois. Vieux-Georges n’a plus ce pas nonchalant ; plantés au milieu du chemin, de leur côté, les deux gros Mazeyrolles forment un mur infranchissable. Georges en face d’eux danse d’un pied sur l’autre. Il les engueule. Ses mots volent bas qu’est-ce que vous êtes revenus foutre là. Ou bien : on m’a donné, on m’a repris, on m’a volé.

    Ce qui unit tous ces vieux-là, c’est d’être, autant qu’ils sont, des usurpateurs. L’opinion générale est que, seuls, les plus âgés, Eugène et Alphonsine, devaient primitivement occuper les lieux.

    « Les deux sœurs n’aiment pas leurs grands-parents.

    - Nous ne les aimons ni elles, ni leurs grands-parents, reprennent en chœur les vieux Mazeyrolles, féroces.

    - D’où vient, s’éraille Georges, cette fureur de posséder un abri ?

    - Un toit, un toit ! psalmodie Dent-Bleue la Vieille en joignant les mains.

    - Mon tombeau ! exhale Herr Mazeyrolles.

    - Ta gueulen glapit la Vieille. Se tournant vers V.G. : « c’est vous, Pani Georges, le nouveau venu. C’est vous qui dirigez tout, paraît-il, vous le commandant. Croissants au lait, salutations – vous voulez nous virer, parfaitement, retrouver tous vos mètres carrés !

    - Loin de moi…

    - Si, si, à d’autres !

    C’est une danse macabre inversée ; chaque charogne cherche l’immobilité…

    X

     

    X X

     

    VIEUX MAZEYROLLES, VIEUX GEORGES

     

    VM: Cousin Mazeyrolles…

    VG : Monsieur Mazeyrolles...

    VM: Appelez-moi Robert

    VG : Vous vouliez me parler ?

    VM: Savez-vous prier ? … à nos âges, il est urgent de s’approcher de Dieu.

    VG : Vous êtes donc à jeun. Seriez-vous le père de nos Demoiselles ?

    VM: Ses grands-parents. Nous les avons élevées.

    VG : Elles se confient beaucoup ces derniers temps. Vous ne leur avez pas fait l’enfance facile. Leurs parents avaient divorcé…

    VM: Nous sommes tous précheurs…

    VG : Au lieu de prier, saint Robert, venez donc avec moi réparer le vieux banc. Le travail est prière. Nous nous reposerons sur des planches solides.

    VM : Avant les quatre autres.

    VG : Six, en comptant de la tête aux pieds. Je suis encore solide, et les outils à la main. Ensuite nous parlerons, s’il reste encore de quoi dire.

    Les deux marteaux clouent très vite.

    Arrive Claire, aimée de Georges, dont elle sera la belle-sœur. Elle porte à l’ancienne un panier de linge sur la hanche, car ceci se passait dans des temps très anciens. Elle a commencé à l’étendre, car elle n’avait pas de sèche-linge. Elle s’adresse à son grand-père MAZEYROLLES. Les deux hommes ont posé leurs marteaux, Claire tient ses coincettes. Les faits étaient bien simples : Alphonsine et Eugène séjournaient en désintoxication, par alternance ou tous les deux. L’administration replaça les deux filles chez Mazeyrolles, tout à côté, d’où leur parvenaient sans cesse les éclats des ivrognes : jamais elles n’avaient osé révéler qu’à l’école, en dernière année, on les surnommait « les Sœurs Poivrot ».

    Ce jour-ci le respect s’efface. Eugène avait encore la bouche garnie de clous. Il écouta sans répondre. Sa propre petite-fille, Claire, lui souhaitait à mots couverts de disparaître – il saisit le marteau tout droit sur le sol – et de laisser derrière lui le souvenir d’un homme, enfin…

    Eugène reposa l’outil vertical et resta debout, ôtant sans rien dire les clous de sa bouche. Il restait là bras ballants, la tête haute et vague.

     

    X

    Dès le lendemain, Claire ajoute :

    « Monsieur Mazeyrolles, restez parmi nous. Réparez votre banc, disposez vos armoires et nettoyez partout. Votre présence nous réconforte.

    «Le bruit traînant de vos pantoufles sur l’allée nous est devenu familier. Nous vous demandons pardon de vous avoir un instant chassé.

    « Vous ne sentez jamais le vin, vous n’invoquez pas Dieu à chaque phrase que Dieu fait. Jamais non plus vous ne tournez les yeux vers nos fenêtres au passage. Vous êtes en tout préférables à nos grands-parents Lokinio-Turc. et c’est nous qui vous avons adopté. Rapportez tout ce qu’il vous faut et finissez vos jours ici.

    « Quant à Vieux-Georges, nous lui conserverons sa chambre. Il vous apportera les croissants du matin, et se réinstallera dans les pièces libérées ».

    Monsieur Mazeyrolles s’assura que les planches ne s’écrouleraient pas, et rejoignit son domicile.

    Eugène le suivit. Il ne prononça pas un mot.

    Claire se mit à étendre son linge.

     

    X

     

    En début d’après-midi, Anne et Bibatts, le Diamant Noir, se concertèrent. Debout sous l’auvent, ils apercevaient, entre les pièces de linge, la tête et les bras d’Alphonsine, pourtant morte, et tricotant chez elle. Après chaque rang de mailles, elle buvait à même une bouteille rouge, qu’elle reposait au bord d’une table.

    «Voici ma grand-mère, dit Anne. Vingt ans de guignolet-kirsch, ça conserve.

    - Mes parents… commence Bibatts-

    - Je m’en fous ! Aidez-nous à virer ces ivrognes.

    - Pas le moindre débris d’affection ?

    Anne expose son plan : cambrioler Eugène et Alphonsine. Par effraction. Les deux vieilles en effet, Alphonsine et Dent bleue, se confient des histoires des années cinquante ; ce sera bientôt l’heure du taille-bavette. Vous allez passer par derrière et bien fouiller partout : tiroirs, paquets de lettres et rubans roses. Faites beaucoup de bruit. Qu’on vous surprenne. Action.

    Bibatts approuve.

    La Mazeyrolles Dent-Bleue traîne sa chaise près de la fenêtre, et Alphonsine, pourtant morte, en fait de même, à l’extérieur. Dent-Bleue s’encaisse une haleine de kirsch.

    Bibatts prend sur l’avant-bras deux pantalons à recoudre, bien en vue. Il bifurque à main gauche, sans que les vieilles y prennent garde. Bibatts prend par les arrières, côté Vieux-Georges, qui n’y est pas. Mais il ne referme jamais sa porte. Diamant Noir l’entrouvre et parvient à lire, d’un œil exercé, les titres des volumes bien serrés sur l’étagère.

    Il s’oriente ensuite avec aisance. Bientôt les deux vieux hommes, Eugène et Mazeyrolles, reviendront de leurs achats d’outils : il faut se faire surprendre, alors que les deux vieilles s’enchaînent les répliques à haute voix. Ainsi le diskant breton mord-il toujours d’un mot sur l’autre.

    Des armoires délabrées une fois de plus s’alignent à mi-largeur du corridor. Il y a là tout ce que désirent voir les deux sœurs, afin de procéder l’Expulsion : des bouteilles vides bruyamment heurtées du pied, des portes ballantes, des misères pharmaceutiques. Des albums jaunis, des coussins, des lainages épars. Bibatts, dit Diamant Noir, contemple avec elles des trognes sépia sur des photographies de noces : on ne rigolait pas pour prendre la pose.

    « Qu’est-ce que vous farfouillez là ? »

    Alphonsine ressuscitée, à jeun, se tient avec hauteur ;B ibatts reconnaît son port de tête, le nez droit les pommettes saillantes de ses anciennes photos. Il lui remet un carnet de tiquets de bus juste dérobés. Alphonsine bégaye de colère :

    « Pas de magot ici ! »

     

    Bibatts est revenu bredouille. Noëldieu, fils de Vieux-Georges, soupire :

    - C’étaient des petites gens…

    Adieu projets de Nouvelle-Zélande.

    Adieu vie future.

    « Nous avons trouvé une bonne planque, dit le Noir.

    - J’en ai ma claque, de cette « planque ». Tous les vieux me tapent sur le système. Je veux voir du pays avant de mourir. Les manigances de mes deux nièces, que tu quittes à l’instant, me laissent froid.

    - C’est toi qui voulais revenir, Long-Nez, pour voir si ton père te reconnaissait.

    - Je ne sens plus ici la moindre trace de ma mère.

    - Et c’est pour une morte que tu prends de tels risques ?? Il n’y avait pas trace de magot. Alphonsine me l’a confirmé.

    - Ce n’est pas moi qui t’ai envoyé fouiller.

    - C’est Anne qui me l’a demandé. Elle m’a accompagné. Sans résultat non plus.

    - On ne va pas s’en tirer comme ça. Tu as tué mon frère blanc.

    Ils se retournent. Vieux-Georges est entré au salon, un revolver plat dans main, puéril mais mortel. Bibatts et Noëldieu se poussent du coude :

    « Qu’est-ce que tu tiens-là, Pépère ?

    - Une passoire. »

    Vieux-Georges tourne l’arme vers lui et aperçoit, dressée là comme une langue, une pièce de métal.

    - Tu tiens un pistolet d’alarme.

    - Il n’y a rien à voler ici, vieux con, ajoute Bibatts Diamant-Noir. Fini, les billets dans la lessiveuse. Tu veux jouer les Pépés Flingueurs.

    Georges répond qu’il ne croit pas, et remet son pistolet dans sa poche.

    Noëldieu : « Ça remue dehors ».

    Les trois hommes s’approchent de la fenêtre : Alphonsine et Eugène à présent se tiennent au milieu de l’allée et du saint-frusquin qui l’encombre. Les deux sœurs sont revenues, ravies cette fois d’être en surnombre. Elles tiennent autour d’elles des paquets difformes. Eugène s’adresse à elles en public : « Vous nous avez reçus très incorrectement à notre retour de désintox. La première fois, lesMazeyrolles nous ont remplacés - des vieux comme nous, on ne dit rien. Maintenant, Vieux-Georges, qui nous prend pour des gâteux. Aujourd’hui, le Noëldieu et Diamant Noir le Roux. N’importe qui chez nous, pourvu que ce ne soit pas nous.

    « L’essentiel pour vous les filles, c’est de jeter dehors tous ceux qui vous ont nourries. Dieu n’existe pas et ne pardonne pas. Le Vieillards’ Home sera bien suffisant pour nous.

    - Et ce n’est pas tout » - Alphonsine prend le relais. Que vous introduisiez des assassins chez nous, c’est votre affaire. Mais qu’ils fouillent notre chambre, c’est inadmissible.

    - Tu exagères dit Claire, il n’a pas fait exprès de tuer.

    - Ce qui reste à démontrer. Aide-nous jusqu’au taxi.

    - La victoire, dit Bibatts Diamant Noir, appartient à Georges et à ces deux invertébrés : les Mazeyrolles ». Qui jusqu’ici mâchonnaient côte à côte sans autre expression.

     

    X

     

    Les premiers troubles de Vieux-Georges sont apparus courant novembre. Il s’est voûté. A traîné des pantoufles. Monologue :

    « Je me sens bien. Fatigué, mais vaillant. Mes jambes me porteront longtemps.

    « Il va pleuvoir. Je ne pourrai plus sortir dans le jardin. Tout le monde s’est rencontré sur cette allée ».

    La mise en scène dit Palais à volonté.

    « Je ne peux me souvenir en paix de Myriam poursuit-il si j’aime sœurs Anne et Claire.

    « Les aînés Mazeyrolles sont trop vieux, trop mous. Ils ne me parleront jamais de ma femme morte, ils ont oublié. Derrière les haies de glycines se trouve leur appartement , que j’occupais l’an dernier.

    « Claire et Anne reçoivent des visites. Ce ne sont jamais tout à fait les mêmes hommes. Je suis trop âgé pour cela. Mais quand elles sont seules, j’entre chez elles sans limites.

    « Il ne me reste plus rien au frigo. Les filles cachent les sucreries et les fruits secs. Il faut s’inquiéter pourtant. Trop d’ordre dans ce salon. Les portes des chambres sont fermées. J’ai beaucoup d’idées. Beaucoup d’idées. »

    Il marmonne sans fin, d’une pièce à l’autre, d’un bâtiment à l’autre, par l’allée centrale, puis c’est la pluie.

     

    X

    « Vieux-Georges, dit Anne, nous avons envie de vous tuer.

    - C’est une bonne plaisanterie.

    - Nous profitons de vos bonnes dispositions pour vous parler à cœur ouvert.

    - Vous manquez de cœur, ouvert ou non.

    - Votre fils Noëldieu n’a jamais été puni, ou poursuivi. Votre lucidité peut disparaître.

    - Je n’ai jamais reconnu mon prétendu « fils ».

    - Vous connaissiez la victime ?

    - STABBS ?

    - ...je veux dire, excepté son nom… rien de lui ? ...qu’il était le... précédent amant  de Claire ?

    - Je ne sais rien de plus que vous.

    - Mais rien de moins.

    - En même temps, disait l’autre sœur, nous aimerions vous garder près de nous.

    Vieux-Georges la regarde par-dessous. Comprend qu’il devrait partir de lui-même, pour éloigner tout ressentiment : « Qu’est-ce qu’ils ont donc de plus que moi, ces vieux Mazeyrolles ? …la sorcière, avec sa dent bleue !

    - Nous deviendrons vieilles à notre tour, ajoute Anne.

    - ...vos dents luisent dans l’arc-en-ciel de…

    - ...toujours poète, mon époux plaisamment vous devez me tutoyer.

    - Il jouerait de la musique s’il pouvait – Georges, mettez-vous au piano une bonne fois.

    - Je dois m’en aller une bonne fois. Votre attitude me désoriente. J’aurais voulu dire « je vous aime » à Claire et Anne, dans l’ordre. Ici nous répétons la scène des adieux. Je suis très lucide ». Sa voix tremble.

    Anne dit à sa sœur que de tels évènements ne pouvaient s’éviter. Que la chose marquée doit s’accomplir. Vieux-Georges écoute avec dignité, mais sa tête s’incline et son regard s’éteint. La métaphysique tient de la circulation du sang. Claire propose de l’accompagner à deux : « C’est ton rôle d’épouse… qui donc ici ne s’est pas chargé de ce vieux sac ? à ton tour » - mouvement de Anne - « il ne peut pas t’entendre » Georges répond Vous ne savez rien de ce que j’entends. Où m’emmenez-vous ?

    - Chez Mrs Bove répond l’épouse.

    Vieux-Georges la trouve aimable. L’accueil est chaleureux. Mrs Bove présente son compagnon de vie, bien enveloppé sur le tissu à fleurs d’un canapé de mauvais goût. « Nous nous sommes vus » dit l’Anglaise « en d’autres circonstances, et plus jamais depuis. Avez-vous bien viré (fired) nos malfaiteurs ? l’assassin et son complice, I mean…

    Anne répond qu’ils ont osé se représenter, que les grands-parents ivrognes ont fait leurs bagages ou sont morts, que seuls demeurent les Mazeyrolles, « des vieux paisibles, vaguement apparentés à Vieux-Georges que voici ». Ce dernier, qui s’y perd, en pleure presque. Les deux Bove, femme et conjoint descendu de son canapé, le prennent sous les épaules, et le soutiennent jusqu’à sa chambre, au grand lit couvert de couettes.

    Ils disposent sur une étagère une collection d’ouvrages historiques dont il ne parlait plus, mais qui le suivaient depuis toujours dans ses déménagements. « Il ne me reste presque plus rien » dit-il. Anne les a suivis : « Vous avez bien des souvenirs, Vieux-Georges . - Tu peux tutoyer ton mari Anne... »

    Mrs Bove s’extasie sur l’originalité des titres, la splendeur des reliures. Georges retomba dans le mutisme. Tous prirent congé froidement. De leur voiture les deux sœurs firent des V d’encouragement, comme Victoire – et Georges, de sa fenêtre, hilare d’un seul coup, fit de même.

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    « Hello. Here’s Mrs Bove. Ça ne vas pas du tout. Monsieur George est insupportable. Il ne parle pas, il ne lit pas. Il devient tout à fait inintelligent, tout à fait très con. Il prend le livre, ouvre-le, pose sur ses genoux et s’endort. Hello, Miss Claire ? …Il y a tempête ici… In your street too ? Je vous entends très mal !

    « Monsieur Georges, votre père – il n’est pas votre ? ...il nous emmerde, mon mari et moi. Il urine ! Parfaitement ! Au lit ! Pourquoi vous n’avez pas prévenu ? Hello ? des couches, oui, faites venir baby diapers, garçons, yes, épaisses par devant ! ...le vent, le vent !… »

    Elle ajoute qu’il appelle la nuit pour éviter l’incontinence. « Le temps qu’on arrive, il a déjà pissé – ne coupez pas ! » Vieux-Georges n’a plus de conversation, il appelle la nuit où suis-je ? qui êtes-vous ? pourquoi moi ici ? De plus il s’égare, il perd le nord même de jour, « trois fois la police ramener lui, il s’excuse, il recommence, nous ne pouvons pas le garder, trouvez quelque chose – allô ? Allô ? »

    Le vent souffle avec rage. On entend de loin Mister Bove Ma chère, vous perdez votre français.

     

    Vieux-Georges transféré à l’Asile Vauckère-et-Canson. Se parle seul en permanence. Déplore d’être pris pour fou. C’est bien plus commode. Mais je pense savez-vous. J’observe. Il y a plus atteint que lui. Il ne fait pas exprès de pisser. « De temps en temps. Quand on m’observe : je replonge – surtout, ne pas montrer d’intelligence – ma femme et Claire n’y voient que la rébellion.

    « Nous faisons peur ». C’est la première fois qu’il pense au pluriel depuis la mort de Myriam. De son vivant il disait « nous ». Le psychiatre lui disait Apprenez à dire je.

    Les infirmières leur disent « Papy ». Elles les renfoncent dans leur lit. « Elles nous ficellent comme des sacs à viande »

    *

     

    Voici un coup de téléphone :

    «  Anne ?

    - Noëldieu ? Je reconnais ta voix.

    - J’ai des remords.

    - Tu reprends ta peau d’avant ?

    - Georges n’est pas traité comme il faut.

    - …

    « Nous ne pouvons pas le laisser là-dedans.

    - Après avoir eu tant de mal à le virer ?

    - Je vis dans la clandestinité. Vieux-Georges est gâteux.

    - C’est ton père.

    - C’est moi qui paye l’hospice. »

    Anne, future épouse de Vieux-Georges, raccroche d’un coup.

    X

    Clinique, intérieur jour, intestins.

    D’un coup cela revient, après toute une vie d’absence. Le ventre se réveilleet reprend vie, un volcan. « À treize ans », racontait Georges « on m’a tiré tout l’intestin, mètre à mètre. »

    - Cela ne se peut pas, reprend le chirurgien. Les intestins sont reliés par le mésentère. Une incision là. Une autre en biais. »

    Deux tranchées dans le ventre. Georges marche maintenant avec deux cannes. C’est fou ce qu’il est visité. « Un vrai monument historique ». De colère, Georges déchire ses bandages. Une infirmière dit : « Il est déchirant ». Georges crie qu’il veut rester seul. « Je veux me sonder ! »

    - On enlève la sonde, pépé, attention le petit zizi…

    - Voilà le curé ! - arrêtez de gigoter ou je vous rattache !

    - ...répétez après moi bénissez moi mon Dieu parce que j’ai péché…

    - ...ça ne sert à rien qu’il me bénisse, puisque c’est lui, Dieu…

    Le curé se tourne sur sa chaise : « Il a toute sa tête, le pépé ! »

    -…seul avec Dieu, tout seul! Dieu, là, le pédé, dans les nuages! »

    Claire et Anne referment prudemment la porte : ce n’est pas avec ce prêtre qu’il découvrira la profondeur. Il n’y a de profondeur nulle part. « J’ai claqué une grosse blatte par terre hier soir » Sur son lit de fin de vie, Vieux-Georges déroule sa vie, celle du jeune marié, seul véritable. Il évoque la disparue, confie ce qu’il n’osait dire, mais on dispose autour de lui le paravent des agonies, plus personne ne l’écoute et sa langue pâteuse touille des sons qui ne s’accrochent plus.

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    La veille du mariage, Claire et Anne marchent toute la nuit à travers la campagne. La brise agite leurs voiles sur leurs profils. Anne dit : « Georges s’en est bien tiré. Pourquoi ne l’as-tu pas laissé crever où il était ? Pourquoi l’avoir ramené ici sans m’avoir consulté ?

    - Je mène ma vie comme je l’entends.

    - Tu n’avais pas à introduire ici cette larve que j’épouse, pour te laisser aux mains de nos grands-parents ! ...et qui ne dit que des conneries…

    Claire ne trouve pas que Vieux-Georges ne dit que des conneries.

     

    X

     

    L’entrée des deux sœurs en robes de mariées dans un troquet à l’heure de l’apéro cause une vive sensation. Claire et Anne poursuivent leur entretien sous les regards incrédules. Clope au bec la clientèle écoute. Anne refuse de lâcher prise, réclame sa part. Demande l’annexion à son profit du pavillon pourri du fond de jardin. « Je ne suis pas morte » répond Claire. - Tu étais d’accord. - J’ai changé d’avis. - Toute le monde te prend pour une sainte. - Je ne peux pas, dit Claire, mettre les Mazeyrolles à la porte.

    Anne demande pourquoi ce pavillon, soudain, devient négligeable. « Je veux avoir ma maison indépendante.

    Elles s’animent dans un grand envol de tulle. Sur le seuil, dans la lumière, les fumeurs se penchent pour tout entendre, pour tout voir. Claire demande pourquoi sa sœur ne peut se contenter du demi-bâtiment. Anne refuse d’ajouter à son vieux con de mari tous les autres vieux qui hantent ces murs, et le Vieillard’s Home qui périclite derrière sa vieille enceinte. Claire, en robe de noces à son tour : Ma vieillesse me fascine. Je te laisse le vieux qui m’aime.

    - Il y a des asiles pour ça. J’y remettrai ce vieux sitôt qu’il le faudra.

    - Personne n’y reste. Ils y meurent ou s’en vont.

    Elles quittent le bar sans avoir consommé. L’assistance renouvelle ses apéritifs. Les lumières disparaissent. L’église attend au fond de la nuit. Tout se jouera demain. Les voiles des deux sœurs virent au noir, les robes se froissent. Deux sœurs ne peuvent se marier. Anne perd ses souliers. Elle s’arrête ombre pâle sous un arbre. C’est la campagne.

    Claire vante les toits, les murs de la maison partagée.

    Anne répond je ne pense qu’à moi. Demande à expulser les vieux Mazeyrolles, de si loin apparentés. Claire ne cède rien. Refuse d’épouser le vieil amoureux, même si elle porte ce soir comme l’autre la panoplie de l’autel nuptial. Il m’aime trop il gâcherait tout. La vie et la cérémonie.

    FAUDRA-T-IL TIRER LES DEUX FIANCÉES À PILE OU FACE ?

    De la mort, de la mort…

    Les voici sur la route en direction du chef-lieu dans la plaine. Claire ne voit dans son discours interne que le seul dépérissement qui dessèche la vie. Anne est celle de la mort abstraite et vraie. Claire demande en marchant à grands pas vers l’éclairage en ville par quelle partie elle commencera son lent flétrissement.

    « Ce sera » répond Anne « par le milieu du corps ». Elle demande à s’arrêter : Nous sommes suivies.

    - Il y a longtemps que personne ne nous suit. Notre histoire ne concerne que nous. Nos robes n’ont pas de différences.

    - Attends que le jour se lève.

    Le ciel s’est dégagé. Elles ont contemplé leurs silhouettes de fantômes. Elle s’assoient sur le talus comme deux promeneuses, massant leurs pieds.

    « Nous n’intéressons que nous-même, reprend Claire. Pourtant nous vivons sous le regard d’autrui.

    - Ici ?

    - Que diront les voisins ?

    - Les vieux ne sont pas nos voisins.

    - Est-ce que nous paraîtrons dans le journal ?

    - Rien ne sera expliqué dans l’article.

    - Je voudrais, dit Claire, que tout soit exposé, développé : ce que nous avons fait, subi. En numéro spécial ». Elle ajoute que le ou la journaliste s’étendra sur le pittoresque de la situation, détaillera les finitions différentes des volants, à condition que jamais il ne soit question du passé des Deux Sœurs, du tréfonds des Deux Sœurs. Anne prenant parole affirme Je suis fière de mon cul, de mes impulsions irraisonnées, injustifiables, nous sommes folles dit-elle, puis à sa sœur nous sommes sans bornes – MARCHE !

    - Anne je n’en puis plus cherche un hôtel un trou n’importe quel abri, notre inconduite vient d’un temps où nous ne sommes plus ».

    L’hôtelier s’esclaffe : « Le collègue m’a téléphoné. Vous n’êtes plus très fraîches.

    - Mon cul, si. De rosée. Cinq kilomètres à pied. »

    Un flash lui part dans les yeux. Elles sont très intéressantes. Depuis vingt-quatre heures et toute la vie. Leur souvenir hantera trois générations. Pendant que les paparazzi mitraillent leurs deux robes elles se sont interrogées sur Vieux-Georges, point de mire détrôné, l’horloge indique 23h 40, le bistrotier comploteur sert à tout  le monde café-liqueur, les micros se tendent êtes-vous ambitieuses Que signifie ce mot ? dit Claire il demande intervient l’autre si nous souhaitons rester dans la mémoire ce qui ne sert à rien. Excellente réponse dit le journaliste êtes-vous profondes ? Anne répond par une obscénité couverte par la voix de l’autre Nous manquons dit Claire d’épaisseur et personne ne nous comprend. Ce ne sont pas des héroïnes Un destin Une volonté à d’autres Ein Reich Ein Volk Ein Führer Claire couvre un raccourci fâcheux sur les nazis, prétend une fois de plus qu’elle est enceinte Ça ne se voit pas dit le journaliste à gros sourcils Tu dis des conneries Repasse ton bac Elles sont connes On gagne quoi ? L’interviewer invectivé devient soudain grave Pourquoi demande-t-il pourquoi hébergez-vous un fou criminel Noëldieu fils de Georges Où se cache l’assassin de votre ex-amant

    - Il ne se cache pas réplique Claire et tous éclatent de rire. « Nous n’avons pas connu notre oncle Noëldieu, ni sa victime, bijoutier noir. Ils n’ont ou n’avaient ni « profondeur » ni détermination. Nous voyons à quel point cela vous bouleverse. Nous n’avons conservé ni photos ni lettres…

    - ...ni cartes postales achève Anne. Ce mariage était une exploration. Un signe.

    - ...un sémantème ?

    - Nous n’avons pas voulu écrire ni rien démontrer.

    Les flashes cessent de crépiter. Les sœurs confirment qu’elles ont l’inébranlable volonté de se marier, chacune avec un homme et pour de bon en fin de matinée. Qu’elles seront en retard à Ste-Savine si personne ne les amène. Que les témoins s’avancent !

     

    XXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXX RECOPIAGE

    Les cubes qui s’entrechoquent. Une femme qui tient la tête. Une autre change le coussin, bruit de cocktail. Stavroski pose la main sur un bras tiède : « Montez le son . » Les filles le fixent comme un demi-fou. À tout jamais le visage de Claire s’attache aux martèlements feutrés de la mélopée « hop you’ll find your paradise » - indissolublement liée à ces applications lunaires sur le profil droit. X * Stavroski et Claire à titre d’Avertissement doivent visiter cinq domiciles. Dans le premier vit une vieille fille parcheminée, voix fausse : « Quelque chose à cacher - ...ce n’est pas l’essentiel Vieux-Georges – dans un logis envahi de bibelots et de napperons blancs rue aux Juifs je vivais heureuse dit-elle j’ai tout fait repeindre et vernir les meubles sa bibliothèque est garnie de romans portugais Saramago Eça de Queiroz « la circulation » dit-elle « des voitures me gênait beaucoup puis je m’y suis faite, à présent l’été je laisse les fenêtres ouvertes et j’avais fleuri la terrasse sur cour… - Eh bien ? fait le vieux, impatient. La vieille fille se lève, sort d’un tiroir une lettre récente, où sa propriétaire se plaignait d’un gendre au chômage, d’une fille aux longues études – le document porte en tête « Sommation de Déguerpir ». Claire prend la parole en secouant ses boucles d’or : « À présent MelleM. s’ankylose,comme vous le voyez, Pani Stavroski, dans une pièce meublée d’un lit, d’une table ; plus, une chaise, une coiffeuse à deux rangées de lampes nues. - Les toilettes se trouvent au fond à droite » précise la locataire. Elle voulut se soulever pour leur montrer. « Ce n’est pas nécessaire » dit Claire. Quant Vieux-Georges Stavroski et sa soignante eurent prit congé, ils se parlèrent comme suit : « Il ne s’agit pas d’une spoliation, Georges ; mais d’une simple application de la Loi. Tout propriétaire a le droit d’agir ainsi ». Fin du premier avertissement. Vieux-Georges croit tout ce que dit Claire. Elle n’a que 23 ans, Très blonde, les pommettes écartées. Que pesait cette vieille Portugaise, rue aux Juifs ? Le lendemain, Claire dit à Georges : « Tu n’aimes pas les femmes seules. - Je me comprends » répond-il. - Fermez bien votre porte à clé. Claire ne se décide pas, entre le « tu » et le « vous ». Vieux-Georges reçoit l’assurance de quitter bientôt le Vieillards’ Home. Le lendemain, Claire dit à Georges : « Tu n’aimes pas les femmes seules. - Je me comprends » répond-il. - Fermez bien votre porte à clé. Claire ne se décide pas, entre le « tu » et le « vous ». Vieux-Georges reçoit l’assurance de quitter bientôt le Vieillards’ Home. Il croit tout ce que dit Claire (bis). Il la suit aveuglément. Deuxième visite. « Chez Léger. Passe devant ». - Qui est-ce ? Demandent ont demandé Léger (Monsieur-Madame) à travers la porte en bois. « Nous ne pouvons pas loger une personne de plus ». Leurs voix sont âgées. Ils ne veulent pas de migrants. « Enquête du Service Social » répond Claire. Pierre et Henriette Léger referment et rouvrent la porte, selon l’idiot système de sûreté à chaîne. Pierre a le cheveu crépu et le teint basané d’un quarteron. Menton lourd, 60 ans. Henriette, longiligne, porte une robe blanche de crêpe envers satin. « Ce sont des cas sociaux » murmure Claire. - Nous avons nous-mêmes bâti cette maison. - Chéri, que dis-tu ? c’est toi qui l’a construite. - C’était pour toi, et nos futurs enfants. » - Cinq enfants, susurre Henriette, à présent tous mariés. À chaque naissance, mon mari Pierre ajoutait une pièce en longueur. » Le mari précise qu’il n’avait nul permis de construire, et qu’un beau jour, « les hommes de loi sont venus, pour démolir, « tout remettre en l’état ». Maison longue et basse. Les murs blancs sont zébrés de craquelures significatives, où passe le doigt. Pierre est à la retraite. Henriette, en robe de crêpe, n’a jamais travaillé. Cinq enfants. Propriété hypothéquée. « Tout va se vendre ! » À leur âge, plus rien à attendre qu’un bouge acceptable au Vieillards’Home : 24m² très chers, dont les enfants règlent les loyers. « Ça alors », commente Georges, parfaitement indifférent. « Vous verrez, Pani Georges ! » Le vieux Georges ne sait pas ce qu’il verra. Ils ressortent ensemble du pavillon, l’homme la bouche entrouverte, le front patiné de sueur. « Je ne vois rien qui me convienne », dit-il. Voici en Troisième Position un autre couple d’Antillais. L’homme est tout le portrait de Pierre:un quart de sang noir, la tête plus massive, le regard moins niais. « Il va nous emmerder »,dit Georges avec grossièreté. Tout est fait pour me distraire de Myriam, empaquetée sous terre. Je n’arrive plus à la revoir » («Eh bien Georges, restez donc vide, « et écoutez les z les autres » Il y eut une nuit, et un quatrième joui Quatrième porte. Claire a tiré Georges de sa torpeur, et le nouveau Quart-de-Noir, homosexuel nommé Solange, commence sa lamentation : « ...pwivé de logement » - Encore ! s’écrie Georges - ...par les agissements de ma femme… - ...Ne me parlez plus des femmes ! - ...j’ai pwéféwé abandonner la scélérate procédure de divorce suivre son cours… «Claire laisse échapper un geste de lassitude. Le quart-de-noir quitte son accent. C’est un ancien bijoutier. Il a tout perdu. Il n’a pu satisfaire son ancienne épouse, qui le hait à fond, et le dépouille de son capital. Même le matériel, « les outils », elle les a vendus. « À soixante ans... poursuit Solange… - Quoi ! Encore ! - ...Il n’a pour seule ressource qu’un dossier d’admission au Vieillards’Home , où lui seront fournis trois bons repas par jour. - Il me restait quelques diamants, dit le bijoutier en retraite - ...de tout petits diamants. » Tous les deux jours, Claire et Vieux-Georges inspectent les sexagénaires du crû. Les scènes se déroulent à Troyes. Je n’y suis allé qu’une fois. « Je croyais que vous seriez triste, Georges. - Myriam reviendra, répond-il. Demain ou dans cinq mille ans. Je suis devenu vieux, égoïste ». Claire a rajusté une mèche au-dessus de ses yeux. Ces gens-là, rajoute Georges, n’ont pas de personnalité. Je ne peux pas leur ressembler. - Qui vous le demande ? - Eux-mêmes, ma biche. - Ne m’appelez plus jamais « ma biche ». À la quatrième porte, l’homme se présente : « Eugène Lokinio. - Alphonsine Turc, épouse Lokinio. - J’étais chef de gare, ivrogne. - Nous avons eu six enfants, je suis une grand-mère incomprise, je bois du Guignolet-Kirsch ». Vieux-Georges demande s’il va falloir aussi s’apitoyer sur ceux-là. Claire dit Ce n’est pas nécessaire. Eugène Lokinio, barbu sec, précise : « Nous avons bu tous nos revenus. Pourtant j’étais autoritaire. Nos six enfants nous respectaient. - Vous les avez, dit Vieux-Georges, détruits jusqu’à leur quatrième génération. - Deux. » Alphonsine s’emporte. « Deux générations suffiront, je pense ? ». Ses lèvres se pincent sous un nez en couteau. « Nous nous passons de vos sermons. » Vieux-Georges se tourne vers Claire : « Est-ce que les curés parlent encore de la Bible ? - Seulement de ce con de Jésus. - Insultez-moi, et je porterai ma croix » psalmodie Eugène. - Vous entendez ? trente-cinq ans que ce chef de gare se prend pour un pasteur. Et ça boit… » Ils n’étaient pas méchants, commente Vieux-Georges. - Détrompez-vous. Ils ont martyrisé leur troisième fils. Ils l’ont battu chaque jour, sans y manquer, sans laisser de traces. Ils lui ont fait porter les vêtements de ses frères aînés. Ils l’ont placé en internat dans la ville même où vivait la famille. Ils se sont opposés à son mariage. - Est-ce qu’ils ont bien traité les deux fils aînés ? - Je crains que oui. Mais ils n’auraient pas dû s’acharner sur le troisième ». Claire lui apprit que ces ivrognes aux traits secs avaient tout englouti, que la vente à bas prix de leur logement couvrirait à grand-peine les frais du Vieillards’Home. Vieux-Georges répond J’aime tes yeux. Il ajoute que sous la peau de son visage, si exactement tendue par le muscle, s’est incarnée toute la vertu du monde. - La vertu, Georges ? - La justice. L’égalité. Le droit. » Quand Claire se met à rire, elle secoue ses boucles. « Regardez bien, Vieux-Georges : nous voici, aujourd’hui, tout à côté de chez Myriam – votre femme ! Là où vous habitiez tous les deux ! ...dans le temps !… À présent deux vieux les habitent, plus vieux que vous encore ! c’est une maison en fond de jardin, derrière une autre maison. Celle de devant est occupée par des quadragénaires. - C’est bien jeune, dit Georges. - Ces jeunes ont engagé une procédure, dit Claire, pour expulser les vieux. - On n’expulse pas les vieux , dit Georges. - Dix-sept ans de séjour ! ...dans le jardin – la friche – entre les deux maisons, ils ont entassé des ordures : deux gazinières, quatre batteries déchargées… Ils disent : « Notre Fils viendra dégager tout cela par camionnette » mais les jeunes – les Acquatinta – ne les croient plus. Ils ont tout fait virer, d’office : encombrants, déchets… - Mais, ce sont des cousins de Myriam ! Eh bé ! Eh bé ! - Les vieux Mazeyrolles ne l’ont pas supporté. - Eh bé ! ...des cousins de Myriam ! - D’abord, les Acquatinta leur ont doublé le loyer, car ce sont les propriétaires. - ...Myriam les avait perdus de vue. Ils habitaient tout près de chez nous - par exemple ! - Puis les Acquatinta, les propriétaires,les ont persécutés. - Comment cela ?’ Vieux-Georges ouvrait de grands yeux. - Pour gagner l’extérieur, sur la rue, les Mazeyrolles devaient traverser le jardin. Les Acquatinta, quadragénaires, pleins de soleil, déjeunent en plein air ; les Mazeyrolles saluent les Acquatinta, lesquadragénaires ne répondent pas, ou s’ils le font, c’est d’un air condescendant. Voire excédé. « Persécution indirecte ». - La Marie-Thérèse, c’était la fille de… ‘ ...elle n’a plus qu’une dent sur le devant. La lèvre qui pend. Les cheveux peroxydés. « Coquette. Hideuse. - ...ça fait longtemps que je ne l’ai pas vue ! ...longtemps ! - Son mari s’appelle Jean-Paul. Trapu, lourdaud, avec les épaules arquées. Il traîne des pieds. - C’est bien lui ! tout à fait lui !... X Après chaque visite, Vieux-Georges et Claire prennent un lait fraise et un diabolo menthe au bar de L’Entrecôte. Ils échangent leurs impressions. Vieux-Georges est stupéfait. Il se fait tout expliquer, répéter, rétaler. Ces Mazeyrolles l’intriguent. Il se fait désigner leur ancienne adresse sur un plan de ville. Demande combien d’armoires s’entassent dans cette pièce où l’on ne peut plus mettre un pied. S’il est bien vrai qu’ils ne possèdent plus qu’un petit écran de télévision qui fonctionne, juché sur un grand irréparable Claire éclate de rire, montre ses dents et secoue ses boucles jaunes. X - Comment va Pépère aujourd’hui ? Il a fait un gros crotton le Pépère ? Il vaut ouvrir les rideaux le Pépère ? - Faites chier. - Pas poli le Pépère ! - Je t’ai vouvoyée ». Vieux-Georges ne peut tolérer que la très lointaine cousine de sa femme, Claire Mazeyrolles. Tout se joue ans le respect, la contemplation, la sérénité. Près d’elle seule il ne se sent : ni vieux, ni ami, ni père. Chez les vieux Mazeyrolles, ils retournent, en compagnie de Johanne Mazeyrolles. C’est une nouvelle soignante. La jeune sœur de Claire. Portant le même nom de famille, en attendant de semarier, ce qui ne semble pas dans leurs projets. Encore qu’il ne soit plus bligatoire d’adopter le nom de son époux. Les deux sœurs ne se ressemblent pas. La plus jeune aura ici des cheveux noirs, des yeux noirs. Un menton, un nez insolents. Claire perdrait-elle son attrait ? X Les Vieux. Les plus vieux que lui, Georges. Déclinent leur âge et lieu de naissance. Claire, debout, prend des notes. Johanne, en retrait, l’œil noir, les toise. Dans la pièce qu’on entrevoit derrière eux, les armoires en effet s’entassent, acquises, garnies et abandonnées au fil d’une vie. Le soleil passe entre les battants capricieusement ouverts ou pendants. Marie Thérèse Mazeyrolles demande : « Il faut que je trouve un nouveau logement ? Jean-Paul Mazeyrolles son mari dit à son tour : « On nous promet un rez-de-chaussée : dans la même rue ? » Au retour, hors de leur présence : « Les déplanter, ce sera les tuer » commente Johanne. X - Encore un peu de bouillon, Pépère ? Eh ! Pépère ! Georges ! On se promène tout seul dans les couloirs à huit heures et demie ? Tout le monde éteint les lumières ! Tout le monde fait dodo ! » Vieux-Georges se fait rabrouer. Mais ce sont des plaisanteries. Le règlement n’est plus ce qu’il était. Dieu merci. Il n’a pas connu ce temps-là. Il quittera ces lieux, devenus idylliques : « Où c’que j’vais-t-y donc ben m’loger à c’t’heure ? » Le ton ce soir est à l’humour. Mais le cœur n’y est pas. X Les deux sœurs Mazeyrolles, Claire, et Johanne-la-Boiteuse, habitent une vaste demeure en ville, aux chambres profondes et fraîches. L’une d’elles est inoccupée, en raison de l’absence d’un frère. Et voilà un problème résolu. Les deux sœurs le trouvent « amusant », « sympathique ». Le déménagement se fait sinon dans l’austérité, du moins dans la sobriété. Johanne visite Vieux-Georges, elle boîte bas, le vieux ne l’avait jamais remarqué à ce point. « Cela me vexe, tout de même. J’aurais pu le voir plus tôt ». Mais il ne l’en aime que davantage. C’est une jeune femme droite dans sa tête mais avec suffisamment de mystère pour l’aimer. Elle s’assoit chez lui et ne dit pas grand-chose : bouche grande, bouche close. Ce pourrait être un proverbe. - Cela fait dix-sept ans que nous vivons ici,disait Marie-Thérèse Mazeyrolles. Johanne s’éloigne. Elle boîte. Vieux-Georges ne s’en était pas aperçu. « Même quand elle marche, on dirait qu’elle danse ». Il avait appris cette phrase. Il a oublié qu’elle est de Baudelaire. Les deux sœurs soignantes et le vieux couple portent le même nom de famille. Leur lien de parenté reste faible. Vieux-Georges éclaircira ce point plus tard. Ou ne l’éclaircira pas. Tout dépend de l’écrivain. Georges admire ces jeunes femmes. Il les aime. Laquelle des deux susciterait en lui plus d’amour, ou plus d’admiration ? Il faut se résoudre à ne pas se résoudre. Il aimerait désirer l’une, ou l’autre. Il tient jusqu’ici la balance libre en son cœur – Libra, la Balance - né le 24 novembre, Sagittaire. Le lendemain Johanne revient, le voici dans la place. Elle est plus éloquente. Quand elle rit, son visage reste lisse. Son débit s’affermit, ou bien se précipite, sans que rien ne puisse le laisser prévoir. « Les Mazeyrolles, dit-elle, vivent à nouveau dans un taudis. Leur papier peint se détache en larges copeaux, comme à leur dernière adresse. Sur la télévision j’ai vu tout un poulet à dégeler. L

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    X - Encore un peu de bouillon, Pépère ? Eh ! Pépère ! Georges ! On se promène tout seul dans les couloirs à huit heures et demie ? Tout le monde éteint les lumières ! Tout le monde fait dodo ! » Vieux-Georges se fait rabrouer. Mais ce sont des plaisanteries. Le règlement n’est plus ce qu’il était. Dieu merci. Il n’a pas connu ce temps-là. Il quittera ces lieux, devenus idylliques : « Où c’que j’vais-t-y donc ben m’loger à c’t’heure ? » Le ton ce soir est à l’humour. Mais le cœur n’y est pas. X Les deux sœurs Mazeyrolles, Claire, et Johanne-la-Boiteuse, habitent une vaste demeure en ville, aux chambres profondes et fraîches. L’une d’elles est inoccupée, en raison de l’absence d’un frère. Et voilà un problème résolu. Les deux sœurs le trouvent « amusant », « sympathique ». Le déménagement se fait sinon dans l’austérité, du moins dans la sobriété. Johanne visite Vieux-Georges, elle boîte bas, le vieux ne l’avait jamais remarqué à ce point. « Cela me vexe, tout de même. J’aurais pu le voir plus tôt ». Mais il ne l’en aime que davantage. C’est une jeune femme droite dans sa tête mais avec suffisamment de mystère pour l’aimer. Elle s’assoit chez lui et ne dit pas grand-chose : bouche grande, bouche close. Ce pourrait être un proverbe. - Cela fait dix-sept ans que nous vivons ici,disait Marie-Thérèse Mazeyrolles. Johanne s’éloigne. Elle boîte. Vieux-Georges ne s’en était pas aperçu. « Même quand elle marche, on dirait qu’elle danse ». Il avait appris cette phrase. Il a oublié qu’elle est de Baudelaire. Les deux sœurs soignantes et le vieux couple portent le même nom de famille. Leur lien de parenté reste faible. Vieux-Georges éclaircira ce point plus tard. Ou ne l’éclaircira pas. Tout dépend de l’écrivain. Georges admire ces jeunes femmes. Il les aime. Laquelle des deux susciterait en lui plus d’amour, ou plus d’admiration ? Il faut se résoudre à ne pas se résoudre. Il aimerait désirer l’une, ou l’autre. Il tient jusqu’ici la balance libre en son cœur – Libra, la Balance - né le 24 novembre, Sagittaire. Le lendemain Johanne revient, le voici dans la place. Elle est plus éloquente. Quand elle rit, son visage reste lisse. Son débit s’affermit, ou bien se précipite, sans que rien ne puisse le laisser prévoir. « Les Mazeyrolles, dit-elle, vivent à nouveau dans un taudis. Leur papier peint se détache en larges copeaux, comme à leur dernière adresse. Sur la télévision j’ai vu tout un poulet à dégeler. La planche à repasser au milieu du salon. « Leur déménagement n’a servi de rien. Ils sont redevenus tout comme avant. Ils ont transporté leur taudis sur leurs dos. - Vous êtes jeune, répond-il, et pourtant, vous aimez l’ordre. - Les deux ne sont pas incompatibles. » Johanne poursuit : « Leur jardin sert de dépotoir. J’ai compté quatre grille-pain rouillés, d’autres armoires en plein air, pourries sous la pluie. - Ce sont des cousins de Myriam. » Il n’en dit pas plus. Myriam, ces gens-là et ses deux gardiennes sont apparentées. La Marquise de Lafayette en eût pondu vingt pages, qui rendent inaccessibles les abords de La Princesse de Clèves. Gloire au taciturne Georges, supérieur à Mme de Lafayette. « Nous sommes tous cousins » reprenait Johanne. - L’âge les a bien amochés, disait Vieux-Georges : « jean-Paul et Marie-Thérèse ». La mode était aux prénoms doubles. La vieille ici redoublait de laideur. Johanne ajoutait que Vieux-Georges, à titre personnel, s’en était « bien tiré » : très peu de rides. À quoi Georges répondit : « J’ai une vraie tête de porc ». Le jeune femme se mit à rire, sans plus exposer sa pensée. Claire, dit-elle, ne souhaitait pas les expulser. « Mais ils sont vraiment trop laids ! - Ils ne payent pas non plus leur loyer. - Qu’en savez-vous ? - Ne faites pas l’étonné, dit-elle. Jetez juste un œil derrière la haie : ils habitent juste en bordure de notre propriété. Nous aimerions les annexer, avec de l’agent. Racheter le terrain. - Qui mettrez-vous à la place ? - Vous, Georges. » Il ne dit ni oui ni non. Johanne recommence à se taire, et sa sœur aînée ne vient pas. On agite une cloche en cuisine : l’oncle René appelle à table : qui dit cousins, dit oncle. Georges se lève pour le réfectoire, il parle volontiers à tout le monde, avec insignifiance. Claire n’est arrivée que pour les pâtes, le casque sur la tête : elle écoute Good bye stranger, aux paroles si poignantes. Elle réclame du gruyère, pour les pâtes. X X X ...Vieux-Georges respire. Il ne s’en tire pas si mal. Cette maison est belle et vaste. Il n’en connaît pas d’autre, il n’en sort pas. Myriam lui fait un doux souvenir : elle est morte au Vieillards’ Home, ailleurs. Claire et Johanne lui donnent toute liberté, laissant leurs chambres bien fermées à clef. Georges erre pied-nu dans le couloir bien frais. Il s’assoit dans le salon désert, face aux cendres froides d’un âtre. Sa raison lui revient peu à peu. Ses oreilles se débouchent lentement. Il passerait des heures à écouter se défriper sa tête et ses tympans : « Je devenais fou au Quartier des Hommes ». Il parcourt les revues aux toilettes, risque quelques pas dans le jardin jusqu’au prunier. Au fond, derrière la haie, près de leur masure, passent les ombres des vieux Mazeyrolles : l’homme voûté, silencieux – madame édentée, volubile. « Nous serons bientôt débarrassés d’eux » : l’une ou l’autre sœur se fait un café. - Inutile, songe-t-il. Tout haut. Claire, Johanne, le regardent intensément, amusées. « Pourquoi passe-vous vos journées à voir, dit-il, des personnes de mon âge ? » Claire écoute avant le repas Good bye stranger, Adieu fille étrangère ; il s’agit de jeunes femmes étrangères, good bye Mary, good by Jane, lancinantes mélopées dont la plupart de nous ne comprenons pas les paroles ? paroles qui si nous les savions nous rempliraient de larmes… Pendant le repas familial règne la télévision. Georges dont la chambre désormais se trouve à l’intérieur même du logis des sœurs, Georges cache mal sa déception. Au moins peut-il se purifier des anciens miasmes pensionnaires, et le soir, contempler à loisir les profils de Johanne, de Claire nimbés dmarbrures lactées. Un soir après la bière aucun doute n’est plus permis : « Les Mazeyrolles sont partis, dit Claire.- Les vieux, précise Johanne. - Vous les tuez, dit Georges. Il les a vus, tout près, ce matin même, monter dans une minuscule ambulance, courbés et désespérés. Il ajoute qu’ils ont vécu là 17 ans, derrière les Acquatinta, sans que les deux sœurs en subissent le moindre dérangement. L’oncle René apporte et remporte les plats sans rien dire : c’est de famille. La grand-mère (il y a une grand-mère) non plus, exceptionnellement présente, dont on laisse la chambre ouverte en temps ordinaire. «Ne vous apitoyez pas, Georges, dit Claire à voix basse. L’oncle René approuve de la tête et repart en cuisine. Le feu de la St-Alphonse consume toutes les armoires, au centre du jardin. Les pensionnaires de tous les pavillons se sont regroupés. Certains veulent avertir les pompiers. « Qu’ils avertissent ! » dit Johanne. Elle aussi apprécie les chœurs de faussets. Mais les crépitations de meubles enflammés retentissent sur fond de réjouissances : plus loin dans le quartier, une foule de noceurs ivres reprend en hurlant Mais c’est la mort qui t’as assassinée Macia – « bien à propos », dit Johanne. Les vieux, rêveurs ou baveux, contemplent la mise à feu de leurs boîtes vides. Georges revient dans son logis indépendant. On n’a brûlé que les meubles hors d’usage. X X X Les rapports d’oncle René et de sa mère constitueraient un immuable sujet d’étonnement, si quoi que ce soit pouvait encore étonner : nièce Claire et nièce Johanne, Georges lui-même gendre Mazeyrolles, ne s’étonnent plus de rien. La mère et grand-mère est le type même de la Vieille Dame Charmante. Ses lèvres sont striées comme souvent à son âge. La vieille dame est parfois taciturne. Très stricte sur sa chaise, un peu déjetée sur sa canne et courbée, elle reste inséparable de l’oncle René, cet escogriffe quadragénaire et jaune. Au timbre sourd et nasal quand il daigne. Assistant sa mère, noblement la soutenant avec des gestes d’antiquaire. Couvert d’amour et parcheminé. Il écarte les obstacles et jusqu’aux pierres. Les personnes, s’il l’osait. Et spécialiste de la gorge. Le soir où l’on pendit la crémaillère, Georges les invita tous. Ils occupèrent le long côté de la table. L’oncle et sa mère se comportèrent sans faiblir, poussant à égalité la nourriture dans leurs gosiers éteints. La vieille dame s’endormit entre les bouchées. Son fils lui avait passé le pain, ôte les os de la viande, essuyé le coin des lèvres. Georges aussi se découvre un côté desséché. C’est bien inquiétant. Il se sent incapable de grandeur. Sans doute aurait-il mieux fait d’usurper la maison des MAZEYROLLES, au lieu de rejoindre si vite la maison, le Bunker des deux Sœurs. Claire à sa gauche. À sa droite Johanne. Elles ne disent rien. Les autres convives ? Il ne les connaît pas. Il n’est pas chez lui ici. De temps en temps, elles s’inclinent vers lui, en même temps, lui tendent un verre, un four, un sourire, puis répondent de toute part aux invités qui se pressent. En face de lui, de l ‘autre côté du buffet à double accès, deux vieilles droit sorties du Vieillards’, qui déglutissent. Une vieille mère et son vieux fils, raides, vides et le nez pendant. Le reste ad libItum. Georges faute de mieux reluque la faune. C’est un défaut de débutant : ne voir autour de soi que des individus sans qualités. Il lorgne sur son plat, plastique aussitôt revidé que garni, sur les deux chevelures de femmes qui s’obstinent à lui rendre hommage, alors que rien ne le convie à festoyer. Il les quitte, glisse au long de la table à chips, tourne sur les hors-d’œuvres ou mezzé, revient par les gâteaux lorrains fourrés de fromage. Il imagine ce qu’il trouve, pour s’occuper. La vie lui suffit. À quoi bon écrire. Vous êtes des milliers qui m’écrivez la même chose. Ne sont venus que des inconnus. À la section « psy » du Vieillards’, c’était la même chose. Trognons de choux dans la gueule en sus. On ne nous dit pas tout. * Tout le passé reflue en masse. «Mort de Myriam » semble un nom de code d’exercice. Et celuici en est un autre. Georges observe. Il n’en peut plus d’observer. Il fait connaissance, il défait connaissance. Tout est si instantané. Spontané. Un docteur au teint jaune aux yeux pleins de fausseté et bordés de bacon. - « Poutzi » (ou Pontzieff) – l’essentiel est qu’il marche. L’injection ne prend pas, la mémoire a rejeté le greffon. Vieux-Georges a repris son circuit. Il revient sur ces deux-là, ses proches parents, la mère et le fils, disparus des radars. Ils mâchent sèchement, sans un mot, paupières basses, lefils guettant le pain par-dessous. Il guette la cuillère, il guette la sauce. « Qu’y a-t-il pour votre service, Mère ? » Premiers mots du vieux fils. Claire et Johanne disent Mon Dieu ce qui ne leur ressemble pas. Lorsque la vieille MarieThérèse plonge morte dans son plat, le nez en avant, le vieil enfant saute sur son siège, retourne la vioque, essuie la sauce, la tablée jaillit en tous sens, on ne trouve qu’un seul téléphone, René accourt de la cuisine, serre le vieil enfant, son frère ! dans ses bras, l’appelle par son nom Olivier Olivier...chacun sait les deux façons dont s’agitent les convives d’un mort, d’une morte : ceux qui mangent, ceux qui se dressent, ceux qui vomissent. Georges, lui, s’est levé de table sans précipitation. Il est sorti se promener de long en large dans sa portion de verdure, derrière la haie. Il se demande, franchement, pourquoi ces deux jeunes femmes l’ont recueilli. Qu’est-ce quil eur a pris. Qu’est-ce qui a bien pu leur passer par la tête ?...un vieil homme comme lui ! Autre réflexion : pourquoi la mort le frôle-t-elle de cyprès, sans qu’il s’en émeuve outre mesure ? Quel système de poids Dieu le Créateur, qui n’existe pas, ou tout autrement, a-t-il entreposé dans son âme, derrière sa haie interne ? Quand Vieux-Georges revient s’assoir, le médecin à teint jaune énonce le diagnostic : « Rupture d’anévrisme ». Comment s’appelle-t-il déjà ? Poutzy, Poutzieff ? Sa voix est nasillarde : est-ce qu’il le fait exprès ? Enregistre-t-il sa voix, pour l’étudier chez soi, sous un casque de retour ? Deux infirmiers emportent le corps, qui n’a pas encore perdu sa souplesse. Mais certains gosiers d’invités hurlent encore. Georges en a les oreilles cassées. Olivier, le fils longiligne, accompagne sa mère à sa dernière demeure, le petit cimetière de l’hôpital. Il ne vivait plus que pour sa mère infirme. Saura-t-il en retrouver une, qui boite aussi bien qu’elle ? « À l’asile, j’étais bien ». Il en sortait à son gré. Tout s’est passé si vite. * Quand l’assemblée s’est dispersée le ventre plein, le cercueil plein, Vieux-Georges pousse un soupir de soulagement. Il sort, de nuit, dans les rues désertes de Troyes. Par ici, ce sont des pavillons tout blancs, qui remplacent la lune absente : de gros reflets de bonne carrure. Des quartiers de lune gris clair éparpillés. Il fait le tour d’un quartier de maison, d’un deuxième. Il reviendra bien assez tôt se recoucher : il possède à présent un domicile fixe, et honorable «C’est bon d’avoir soixante-dix ans ». Il marmonne. Il pense pouvoir se passer de Claire, se passer de Johanne. « Elles ont pourtant tout nettoyé, tout rangé dans ma nouvelle demeure, chez elles. Nom de Dieu, je ne leur en suis même pas reconnaissant ». Tout est dû aux vieillards. Y compris les anges gardiens. Il se parle au milieu de la rue, débarrasse d’humains à cette heure. Personne pour le traiter de fou. Pour l’emprisonner près d’Alphonsine. Les asiles n’ont jamais été que des prisons. Il est si facile de passer pour fou. De répéter sans cesse deux ou trois prénoms de femmes sans penser. D’éprouver sa plénitude dans le vide. « Enfin logé. Dignement. Seul. Et ça sent le foin quand il tourne la clef : laine de verre à l’intérieur des murs - et si c’était un rat crevé, coincé ? Toujours dehors. La lune qui sort des nuages sur les murs endormis. L’un de ces murs demeure nocturne, « Maison Usher ». Elle est froide. Elle est murée, terrible

    Vieux-Georges ne dormira pas. Il titube avec bonheur, doucement renvoyé d’un trottoir à l’autre sans même avoir bu plus qu’il ne faut. « C’est à moi. Elles me l’ont donné. Vous, les sans-abri, crevez ». * Vieux-Georges déambule dans les rues nocturnes. Il a retrouvé son chez-soi. Le plafond est bas. Il s’incurve jusqu’au ras du crâne – non : c’est la queue de lustre. Un jour ce niveau s’effondrera. Audessus de sa tête se pressent en longueur des lattes de pont de navire, trtès étroites, très vernies. La navigation sans roulis. « Je suis content. Je me contente de... » À propos de plénitude : 75cl plein de cognac juste derrière la porte en bois du buffet. Ce meuble, très lourd, pourrait aussi bien provenir de la maison de son père mort. Vieux meubles, vieux ossements. Tout pourrait lui appartenir. Tout lui appartient. Désormais. Jusqu’à la mort, la sienne. Soixante dix années de terreur. C’est enfin arrivé. La vie derrière soi. Sa vie enfin vaincue. Pleins et vides. Pleins et déliés. Mélanges et successions, j’y pensais depuis toujours. Il aime, brusquement, sa vie : « C’est bête... » * ...Myriam a-t-elle besoin d’être regrettée… Gagne-t-elle à être regrettée… Cheveux gris, retorse… ça lui revient, maintenant… aurait dû s’y mettre plus tôt… elle part la première. À compter d’un certain âge, les époux se guettent en coin : qui partira le premier ? ...se jettent des sorts… Myriam n’aura pas traîné – huit jours ? huit ans ? il a tant vécu dans ces huit jours – à croire qu’il n’a rien vécu jusqu’ici. Misère humaine et indifférence. La tête de Georges oscille. Ces décrochages du cerveau. Ces remontées de blocs de sommeil en surface. Aurait mieux fait de vivre de son vivant. Tu es paresseux dit Claire Eh bien tu m’espionnes ? dit Georges. Pardon Papy Jo, pardon. - Pas la peine. Georges. Pourquoi ses oreilles, ses yeux qui s’effondrent soudain dans la phrase, la ligne… quelle que soit l’heure, ces torpeurs… Il s’aperçoit soudain qu’il écrit à Myriam ça alors il déchire la lettre il a des absences dit Claire comme les vieux dit Johanne il pense à sa femme- Penses-tu ! - Il ne pense plus. - Tu exagères, Johanne. * Les deux sœurs et Georges regardent un téléfilm. Le Prussien. C’est l’histoire d’un vieil homme apparemment crétin, qui survit, apparemment indifférent, à la mort de sa vieille femme. Les héritiers s’agitent autour de lui comme un tas de bûches qui s’effondre, le traitent comme un morceau de bois. Lui se tait, méprisant, sous ses rides. Le jour de l’enterrement, comme il marche lentement, tous les autres le dépassent. Il arrive bon dernier sur la tombe. « Qui sait ce qu’il pense ? dit Claire. - Voulez-vous devenir ma femme ? dit Georges. - C’est une de trop, répond Claire. - Pour moi c’est autre chose aussi, reprend-il ; des élans du cœur, très subtils et très forts comme à quinze ans. Comme un whisky. Il ajoute : « Si on ne devient pas fou dès le début, dès le premier choc – on se guérit. Dans l’instant. - Voyons Georges, reprend Claire – vous étiez amoureux de votre femme ? - Non. - Pourquoi voulez-vous l’aimer davantage ? Il dit : - Je me moque d’être apprécié. - ...je rêve ! » Johanne bat dans sens mains. - Parlez-nous de Myriam, dit Claire. Georges s’en contrefout. Johanne dit « C’est dommage ». Il aurait pu en pondre deux chapitres. « Nous allons vous détacher de vous. - Premièrement : si c’était vrai, vous ne l’annonceriez pas de cette façon. Deuxièmement, tous ces PAGE 27 DU MANUSCRIT MANQUE, CHERCHER DANS D’AUTRES DOCUMENTS (POUPI?) ….la disparition de la page 27 prive le lecteur d’un nombre incalculable d’informations. Les rapports des personnages s’en trouveront affectés. EN PARTICULIER, ...Vieux-Georges Svarov découvre ce que chacun de lui savait : la liaison, déjà ancienne, de Claire et de Stabbs, ce dernier d’emblée très antipathique ; en effet, la tête du vieux Georges retombe quand il marche, et d’autres têtes vont tomber. Les deux amants sont jeunes et s’affrontent, mais rien n’est si grave. Johanne, belle-sœur de la main gauche, regarde Stabbs plus souvent qu’il ne faut. Brune, fine, lèvres délicates et paupières fendues. Corps souple et propos fantasques. Stabbs courtise les deux sœurs. Nul ne sait cependant jusqu’où vont « ses audaces », s’il les honore toutes deux, s’ils les déshonore, ou de quelles façons. « Qu’attendons-nous ? » (Stabbs). « Qu’est-ce qu’on attend ? » (Johanne). « Nous excluons Vieux-Georges, dit-elle, par manque d’intérêt ». Johanne et Stabbs ne se cachent plus, et flirtent ouvertement. Arrive un certain Noëldieu, qui se prétend fils de Georges et de Myriam. Il se trouve, quant à lui, très affecté par la mort de Myriam. Sa taille déplié atteindrait les deux mètres. Le nez plus long et la tête baissée, dépassant du complet-veston. Sa voix semble sortir d’une tombe. Il ne lui manque plus qu’un chien. Il les attire dans les rues. Son odeur indispose. Il demande asile et protection, ce qui est impossible. « Suis-je le gardien de ma mère ? » Il n’a jamais beaucoup vécu. Il apprend le décès au hasard des raccrocs. Il craint la paralysie, peut-être finira-t-il cloîtré comme les autres. On peut craindre de lui aussi bien la sévérité que l’extrême indulgence. Voici le dialogue : « Nous ne le jugeons pas sur ses actes... - Il ne veut rien faire. - ...ni sur ses intentions. - Il regrette insuffisamment sa femme. - Noëldieu est inconsolable. - Qu’en sais-tu ? dit Noëldieu. - Claire, pourquoi l’as-tu traîné, de vieux en vieux, d’expulsé en expulsé ? - Il aimait les distractions que je donnais. Son fonctionnement m’intéresse. (Une femme ôte son deux-pièces. Rouge. Noëldieu vit sur deux sphères). - C’est sa maladie. - Quelle maladie ? Les arguments se disent face à face et Noëldieu se lève : « Ne chassez pas Georges ». Il agite son nez de haut en bas. « Ne chassez pas Stabbs ». - Qui parle de me chasser ? dit Stabbs. Noëldieu poursuit sans répondre : « Ils n’ont fait que leur devoir ; d’avoir vécu. Tout homme devrait être récompensé, juste pour avoir vécu. Stabbs répond sans comprendre :- Où irait-il ? - Dans sa boîte à dingues, réplique Johanne. - ...dans les puanteurs de cantines », poursuit Stabbs. « De pisse… de souvenirs… de mort prochaine… Guettant les premiers tremblements de mains… essentiels ou parkinsoniens… Pour tout spectacle : des grabataires. Des devenus gâteux, des redevenus morveux. Je suis son fils. Je me sens éveillé, beau, plein d’ardeur et d’avenir. - On le garde, dit Johanne. Il ne dépassera pas la haie, ni en hauteur, ni en largeur. - Cependant il nous dérange, dit Claire. Les deux sœurs à présent plaident à fronts renversés, ou intervertis. Stabbs à son tour inverse la vapeur, pour plaire à Claire : « Le spectacle de sa décrépitude doit nous être épargné ». Noëldieu à son tour

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    ATTENTION AUX REPRISES INJUSTIFIÉES !!!!

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    Les rapports d’oncle René et de sa mère constitueraient un immuable sujet d’étonnement, si quoi que ce soit pouvait encore étonner : nièce Claire et nièce Johanne, Georges lui-même gendre Mazeyrolles, ne s’étonnent plus de rien. La mère et grand-mère est le type même de la Vieille Dame Charmante. Ses lèvres sont striées comme souvent à son âge. La vieille dame est parfois taciturne. Très stricte sur sa chaise, un peu déjetée sur sa canne et courbée, elle reste inséparable de l’oncle René, cet escogriffe quadragénaire et jaune. Au timbre sourd et nasal quand il daigne. Assistant sa mère, noblement la soutenant avec des gestes d’antiquaire. Couvert d’amour et parcheminé. Il écarte les obstacles et jusqu’aux pierres. Les personnes, s’il l’osait. Et spécialiste de la gorge. Le soir où l’on pendit la crémaillère, Georges les invita tous. Ils occupèrent le long côté de la table. L’oncle et sa mère se comportèrent sans faiblir, poussant à égalité la nourriture dans leurs gosiers éteints. La vieille dame s’endormit entre les bouchées. Son fils lui avait passé le pain, ôte les os de la viande, essuyé le coin des lèvres. Georges aussi se découvre un côté desséché. C’est bien inquiétant. Il se sent incapable de grandeur. Sans doute aurait-il mieux fait d’usurper la maison des MAZEYROLLES, au lieu de rejoindre si vite la maison, le Bunker des deux Sœurs. Claire à sa gauche. À sa droite Johanne. Elles ne disent rien. Les autres convives ? Il ne les connaît pas. Il n’est pas chez lui ici. De temps en temps, elles s’inclinent vers lui, en même temps, lui tendent un verre, un four, un sourire, puis répondent de toute part aux invités qui se pressent. En face de lui, de l ‘autre côté du buffet à double accès, deux vieilles droit sorties du Vieillards’, qui déglutissent. Une vieille mère et son vieux fils, raides, vides et le nez pendant. Le reste ad libItum. Georges faute de mieux reluque la faune. C’est un défaut de débutant : ne voir autour de soi que des individus sans qualités. Il lorgne sur son plat, plastique aussitôt revidé que garni, sur les deux chevelures de femmes qui s’obstinent à lui rendre hommage, alors que rien ne le convie à festoyer. Il les quitte, glisse au long de la table à chips, tourne sur les hors-d’œuvres ou mezzé, revient par les gâteaux lorrains fourrés de fromage. Il imagine ce qu’il trouve, pour s’occuper. La vie lui suffit. À quoi bon écrire. Vous êtes des milliers qui m’écrivez la même chose. Ne sont venus que des inconnus. À la section « psy » du Vieillards’, c’était la même chose. Trognons de choux dans la gueule en sus. On ne nous dit pas tout. * Tout le passé reflue en masse. «Mort de Myriam » semble un nom de code d’exercice. Et celuici en est un autre. Georges observe. Il n’en peut plus d’observer. Il fait connaissance, il défait connaissance. Tout est si instantané. Spontané. Un docteur au teint jaune aux yeux pleins de fausseté et bordés de bacon. - « Poutzi » (ou Pontzieff) – l’essentiel est qu’il marche. L’injection ne prend pas, la mémoire a rejeté le greffon. Vieux-Georges a repris son circuit. Il revient sur ces deux-là, ses proches parents, la mère et le fils, disparus des radars. Ils mâchent sèchement, sans un mot, paupières basses, lefils guettant le pain par-dessous. Il guette la cuillère, il guette la sauce. « Qu’y a-t-il pour votre service, Mère ? » Premiers mots du vieux fils. Claire et Johanne disent Mon Dieu ce qui ne leur ressemble pas. Lorsque la vieille MarieThérèse plonge morte dans son plat, le nez en avant, le vieil enfant saute sur son siège, retourne la vioque, essuie la sauce, la tablée jaillit en tous sens, on ne trouve qu’un seul téléphone, René accourt de la cuisine, serre le vieil enfant, son frère ! dans ses bras, l’appelle par son nom Olivier Olivier...chacun sait les deux façons dont s’agitent les convives d’un mort, d’une morte : ceux qui mangent, ceux qui se dressent, ceux qui vomissent. Georges, lui, s’est levé de table sans précipitation. Il est sorti se promener de long en large dans sa portion de verdure, derrière la haie. Il se demande, franchement, pourquoi ces deux jeunes femmes l’ont recueilli. Qu’est-ce quil eur a pris. Qu’est-ce qui a bien pu leur passer par la tête ?...un vieil homme comme lui ! Autre réflexion : pourquoi la mort le frôle-t-elle de cyprès, sans qu’il s’en émeuve outre mesure ? Quel système de poids Dieu le Créateur, qui n’existe pas, ou tout autrement, a-t-il entreposé dans son âme, derrière sa haie interne ? Quand Vieux-Georges revient s’assoir, le médecin à teint jaune énonce le diagnostic : « Rupture d’anévrisme ». Comment s’appelle-t-il déjà ? Poutzy, Poutzieff ? Sa voix est nasillarde : est-ce qu’il le fait exprès ? Enregistre-t-il sa voix, pour l’étudier chez soi, sous un casque de retour ? Deux infirmiers emportent le corps, qui n’a pas encore perdu sa souplesse. Mais certains gosiers d’invités hurlent encore. Georges en a les oreilles cassées. Olivier, le fils longiligne, accompagne sa mère à sa dernière demeure, le petit cimetière de l’hôpital. Il ne vivait plus que pour sa mère infirme. Saura-t-il en retrouver une, qui boite aussi bien qu’elle ? « À l’asile, j’étais bien ». Il en sortait à son gré. Tout s’est passé si vite. * Quand l’assemblée s’est dispersée le ventre plein, le cercueil plein, Vieux-Georges pousse un soupir de soulagement. Il sort, de nuit, dans les rues désertes de Troyes. Par ici, ce sont des pavillons tout blancs, qui remplacent la lune absente : de gros reflets de bonne carrure. Des quartiers de lune gris clair éparpillés. Il fait le tour d’un quartier de maison, d’un deuxième. Il reviendra bien assez tôt se recoucher : il possède à présent un domicile fixe, et honorable «C’est bon d’avoir soixante-dix ans ». Il marmonne. Il pense pouvoir se passer de Claire, se passer de Johanne. « Elles ont pourtant tout nettoyé, tout rangé dans ma nouvelle demeure, chez elles. Nom de Dieu, je ne leur en suis même pas reconnaissant ». Tout est dû aux vieillards. Y compris les anges gardiens. Il se parle au milieu de la rue, débarrasse d’humains à cette heure. Personne pour le traiter de fou. Pour l’emprisonner près d’Alphonsine. Les asiles n’ont jamais été que des prisons. Il est si facile de passer pour fou. De répéter sans cesse deux ou trois prénoms de femmes sans penser. D’éprouver sa plénitude dans le vide. « Enfin logé. Dignement. Seul. Et ça sent le foin quand il tourne la clef : laine de verre à l’intérieur des murs - et si c’était un rat crevé, coincé ? Toujours dehors. La lune qui sort des nuages sur les murs endormis. L’un de ces murs demeure nocturne, « Maison Usher ». Elle est froide. Elle est murée, terrible. Vieux-Georges ne dormira pas. Il titube avec bonheur, doucement renvoyé d’un trottoir à l’autre sans même avoir bu plus qu’il ne faut. « C’est à moi. Elles me l’ont donné. Vous, les sans-abri, crevez ».

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    X Après chaque visite, Vieux-Georges et Claire prennent un lait fraise et un diabolo menthe au bar de L’Entrecôte. Ils échangent leurs impressions. Vieux-Georges est stupéfait. Il se fait tout expliquer, répéter, rétaler. Ces Mazeyrolles l’intriguent. Il se fait désigner leur ancienne adresse sur un plan de ville. Demande combien d’armoires s’entassent dans cette pièce où l’on ne peut plus mettre un pied. S’il est bien vrai qu’ils ne possèdent plus qu’un petit écran de télévision qui fonctionne, juché sur un grand irréparable. « Je parie » dit Vieux-Georges « qu’ils sont devenus tout à fait sourds en s’engueulent en occitan de Lodève ». - C’est exact, Vieux-Georges ». Claire éclate de rire, montre ses dents et secoue ses boucles jaunes. X - Comment va Pépère aujourd’hui ? Il a fait un gros crotton le Pépère ? Il vaut ouvrir les rideaux le Pépère ? - Faites chier. - Pas poli le Pépère ! - Je t’ai vouvoyée ». Vieux-Georges ne peut tolérer que la très lointaine cousine de sa femme, Claire Mazeyrolles. Tout se joue ans le respect, la contemplation, la sérénité. Près d’elle seule il ne se sent : ni vieux, ni ami, ni père. Chez les vieux Mazeyrolles, ils retournent, en compagnie de Johanne Mazeyrolles. C’est une nouvelle soignante. La jeune sœur de Claire. Portant le même nom de famille, en attendant de semarier, ce qui ne semble pas dans leurs projets. Encore qu’il ne soit plus obligatoire d’adopter le nom de son époux. Les deux sœurs ne se ressemblent pas. La plus jeune aura ici des cheveux noirs, des yeux noirs. Un menton, un nez insolents. Claire perdrait-elle son attrait ? X Les Vieux. Les plus vieux que lui, Georges. Déclinent leur âge et lieu de naissance. Claire, debout, prend des notes. Johanne, en retrait, l’œil noir, les toise. Dans la pièce qu’on entrevoit derrière eux, les armoires en effet s’entassent, acquises, garnies et abandonnées au fil d’une vie. Le soleil passe entre les battants capricieusement ouverts ou pendants. Marie Thérèse Mazeyrolles demande : « Il faut que je trouve un nouveau logement ? Jean-Paul Mazeyrolles son mari dit à son tour : « On nous promet un rez-de-chaussée : dans la même rue ? » Au retour, hors de leur présence : « Les déplanter, ce sera les tuer » commente Johanne. X - Encore un peu de bouillon, Pépère ? Eh ! Pépère ! Georges ! On se promène tout seul dans les couloirs à huit heures et demie ? Tout le monde éteint les lumières ! Tout le monde fait dodo ! » Vieux-Georges se fait rabrouer. Mais ce sont des plaisanteries. Le règlement n’est plus ce qu’il était. Dieu merci. Il n’a pas connu ce temps-là. Il quittera ces lieux, devenus idylliques : « Où c’que j’vais-t-y donc ben m’loger à c’t’heure ? » Le ton ce soir est à l’humour. Mais le cœur n’y est pas. X Les deux sœurs Mazeyrolles, Claire, et Johanne-la-Boiteuse, habitent une vaste demeure en ville, aux chambres profondes et fraîches. L’une d’elles est inoccupée, en raison de l’absence d’un frère. Et voilà un problème résolu. Les deux sœurs le trouvent « amusant », « sympathique ». Le déménagement se fait sinon dans l’austérité, du moins dans la sobriété. Johanne visite Vieux-Georges, elle boîte bas, le vieux ne l’avait jamais remarqué à ce point. « Cela me vexe, tout de même. J’aurais pu le voir plus tôt ». Mais il ne l’en aime que davantage. C’est une jeune femme droite dans sa tête mais avec suffisamment de mystère pour l’aimer. Elle s’assoit chez lui et ne dit pas grand-chose : bouche grande, bouche close. Ce pourrait être un proverbe. - Cela fait dix-sept ans que nous vivons ici,disait Marie-Thérèse Mazeyrolles. Johanne s’éloigne. Elle boîte. Vieux-Georges ne s’en était pas aperçu. « Même quand elle marche, on dirait qu’elle danse ». Il avait appris cette phrase. Il a oublié qu’elle est de Baudelaire. Les deux sœurs soignantes et le vieux couple portent le même nom de famille. Leur lien de parenté reste faible. Vieux-Georges éclaircira ce point plus tard. Ou ne l’éclaircira pas. Tout dépend de l’écrivain. Georges admire ces jeunes femmes. Il les aime. Laquelle des deux susciterait en lui plus d’amour, ou plus d’admiration ? Il faut se résoudre à ne pas se résoudre. Il aimerait désirer l’une, ou l’autre. Il tient jusqu’ici la balance libre en son cœur – Libra, la Balance - né le 24 novembre, Sagittaire. Le lendemain Johanne revient, le voici dans la place. Elle est plus éloquente. Quand elle rit, son visage reste lisse. Son débit s’affermit, ou bien se précipite, sans que rien ne puisse le laisser prévoir. « Les Mazeyrolles, dit-elle, vivent à nouveau dans un taudis. Leur papier peint se détache en larges copeaux, comme à leur dernière adresse. Sur la télévision j’ai vu tout un poulet à dégeler. La planche à repasser au milieu du salon. « Leur déménagement n’a servi de rien. Ils sont redevenus tout comme avant. Ils ont transporté leur taudis sur leurs dos. - Vous êtes jeune, répond-il, et pourtant, vous aimez l’ordre. - Les deux ne sont pas incompatibles. » Johanne poursuit : « Leur jardin sert de dépotoir. J’ai compté quatre grille-pain rouillés, d’autres armoires en plein air, pourries sous la pluie. - Ce sont des cousins de Myriam. » Il n’en dit pas plus. Myriam, ces gens-là et ses deux gardiennes sont apparentées. La Marquise de Lafayette en eût pondu vingt pages, qui rendent inaccessibles les abords de La Princesse de Clèves. Gloire au taciturne Georges, supérieur à Mme de Lafayette. « Nous sommes tous cousins » reprenait Johanne. - L’âge les a bien amochés, disait Vieux-Georges : « jean-Paul et Marie-Thérèse ». La mode était aux prénoms doubles. La vieille ici redoublait de laideur. Johanne ajoutait que Vieux-Georges, à titre personnel, s’en était « bien tiré » : très peu de rides. À quoi Georges répondit : « J’ai une vraie tête de porc ». Le jeune femme se mit à rire, sans plus exposer sa pensée. Claire, dit-elle, ne souhaitait pas les expulser. « Mais ils sont vraiment trop laids ! - Ils ne payent pas non plus leur loyer. - Qu’en savez-vous ? - Ne faites pas l’étonné, dit-elle. Jetez juste un œil derrière la haie : ils habitent juste en bordure de notre propriété. Nous aimerions les annexer, avec de l’agent. Racheter le terrain. - Qui mettrez-vous à la place ? - Vous, Georges. » Il ne dit ni oui ni non. Johanne recommence à se taire, et sa sœur aînée ne vient pas. On agite une cloche en cuisine : l’oncle René appelle à table : qui dit cousins, dit oncle. Georges se lève pour le réfectoire, il parle volontiers à tout le monde, avec insignifiance. Claire n’est arrivée que pour les pâtes, le casque sur la tête : elle écoute Good bye stranger, aux paroles si poignantes. Elle réclame du gruyère, pour les pâtes. X X X ...Vieux-Georges respire. Il ne s’en tire pas si mal. Cette maison est belle et vaste. Il n’en connaît pas d’autre, il n’en sort pas. Myriam lui fait un doux souvenir : elle est morte au Vieillards’ Home, ailleurs. Claire et Johanne lui donnent toute liberté, laissant leurs chambres bien fermées à clef. Georges erre pied-nu dans le couloir bien frais. Il s’assoit dans le salon désert, face aux cendres froides d’un âtre. Sa raison lui revient peu à peu. Ses oreilles se débouchent lentement. Il passerait des heures à écouter se défriper sa tête et ses tympans : « Je devenais fou au Quartier des Hommes ». Il parcourt les revues aux toilettes, risque quelques pas dans le jardin jusqu’au prunier. Au fond, derrière la haie, près de leur masure, passent les ombres des vieux Mazeyrolles : l’homme voûté, silencieux – madame édentée, volubile. « Nous serons bientôt débarrassés d’eux » : l’une ou l’autre sœur se fait un café. - Inutile, songe-t-il. Tout haut. Claire, Johanne, le regardent intensément, amusées. « Pourquoi passe-vous vos journées à voir, dit-il, des personnes de mon âge ? » Claire écoute avant le repas Good bye stranger, Adieu fille étrangère ; il s’agit de jeunes femmes étrangères, good bye Mary, good by Jane, lancinantes mélopées dont la plupart de nous ne comprenons pas les paroles ? paroles qui si nous les savions nous rempliraient de larmes… Pendant le repas familial règne la télévision. Georges dont la chambre désormais se trouve à l’intérieur même du logis des sœurs, Georges cache mal sa déception. Au moins peut-il se purifier des anciens miasmes pensionnaires, et le soir, contempler à loisir les profils de Johanne, de Claire nimbés de marbrures lactées. Un soir après la bière aucun doute n’est plus permis : « Les Mazeyrolles sont partis, dit Claire.- Les vieux, précise Johanne. - Vous les tuez, dit Georges. Il les a vus, tout près, ce matin même, monter dans une minuscule ambulance, courbés et désespérés. Il ajoute qu’ils ont vécu là 17 ans, derrière les Acquatinta, sans que les deux sœurs en subissent le moindre dérangement. L’oncle René apporte et remporte les plats sans rien dire : c’est de famille. La grand-mère (il y a une grand-mère) non plus, exceptionnellement présente, dont on laisse la chambre ouverte en temps ordinaire. «Ne vous apitoyez pas, Georges, dit Claire à voix basse. L’oncle René approuve de la tête et repart en cuisine. Le feu de la St-Alphonse consume toutes les armoires, au centre du jardin. Les pensionnaires de tous les pavillons se sont regroupés. Certains veulent avertir les pompiers. « Qu’ils avertissent ! » dit Johanne. Elle aussi apprécie les chœurs de faussets. Mais les crépitations de meubles enflammés retentissent sur fond de réjouissances : plus loin dans le quartier, une foule de noceurs ivres reprend en hurlant Mais c’est la mort qui t’as assassinée Macia – « bien à propos », dit Johanne. Les vieux, rêveurs ou baveux, contemplent la mise à feu de leurs boîtes vides. Georges revient dans son logis indépendant. On n’a brûlé que les meubles hors d’usage. X X X Les rapports d’oncle René et de sa mère constitueraient un immuable sujet d’étonnement, si quoi que ce soit pouvait encore étonner : nièce Claire et nièce Johanne, Georges lui-même gendre Mazeyrolles, ne s’étonnent plus de rien. La mère et grand-mère est le type même de la Vieille Dame Charmante. Ses lèvres sont striées comme souvent à son âge. La vieille dame est parfois taciturne. Très stricte sur sa chaise, un peu déjetée sur sa canne et courbée, elle reste inséparable de l’oncle René, cet escogriffe quadragénaire et jaune. Au timbre sourd et nasal quand il daigne. Assistant sa mère, noblement la soutenant avec des gestes d’antiquaire. Couvert d’amour et parcheminé. Il écarte les obstacles et jusqu’aux pierres. Les personnes, s’il l’osait. Et spécialiste de la gorge. Le soir où l’on pendit la crémaillère, Georges les invita tous. Ils occupèrent le long côté de la table. L’oncle et sa mère se comportèrent sans faiblir, poussant à égalité la nourriture dans leurs gosiers éteints. La vieille dame s’endormit entre les bouchées. Son fils lui avait passé le pain, ôte les os de la viande, essuyé le coin des lèvres. Georges aussi se découvre un côté desséché. C’est bien inquiétant. Il se sent incapable de grandeur. Sans doute aurait-il mieux fait d’usurper la maison des MAZEYROLLES, au lieu de rejoindre si vite la maison, le Bunker des deux Sœurs. Claire à sa gauche. À sa droite Johanne. Elles ne disent rien. Les autres convives ? Il ne les connaît pas. Il n’est pas chez lui ici. De temps en temps, elles s’inclinent vers lui, en même temps, lui tendent un verre, un four, un sourire, puis répondent de toute part aux invités qui se pressent. En face de lui, de l ‘autre côté du buffet à double accès, deux vieilles droit sorties du Vieillards’, qui déglutissent. Une vieille mère et son vieux fils, raides, vides et le nez pendant. Le reste ad libItum. Georges faute de mieux reluque la faune. C’est un défaut de débutant : ne voir autour de soi que des individus sans qualités. Il lorgne sur son plat, plastique aussitôt revidé que garni, sur les deux chevelures de femmes qui s’obstinent à lui rendre hommage, alors que rien ne le convie à festoyer. Il les quitte, glisse au long de la table à chips, tourne sur les hors-d’œuvres ou mezzé, revient par les gâteaux lorrains fourrés de fromage. Il imagine ce qu’il trouve, pour s’occuper. La vie lui suffit. À quoi bon écrire. Vous êtes des milliers qui m’écrivez la même chose. Ne sont venus que des inconnus. À la section « psy » du Vieillards’, c’était la même chose. Trognons de choux dans la gueule en sus. On ne nous dit pas tout. * Tout le passé reflue en masse. «Mort de Myriam » semble un nom de code d’exercice. Et celuici en est un autre. Georges observe. Il n’en peut plus d’observer. Il fait connaissance, il défait connaissance. Tout est si instantané. Spontané. Un docteur au teint jaune aux yeux pleins de fausseté et bordés de bacon. - « Poutzi » (ou Pontzieff) – l’essentiel est qu’il marche. L’injection ne prend pas, la mémoire a rejeté le greffon. Vieux-Georges a repris son circuit. Il revient sur ces deux-là, ses proches parents, la mère et le fils, disparus des radars. Ils mâchent sèchement, sans un mot, paupières basses, lefils guettant le pain par-dessous. Il guette la cuillère, il guette la sauce. « Qu’y a-t-il pour votre service, Mère ? » Premiers mots du vieux fils. Claire et Johanne disent Mon Dieu ce qui ne leur ressemble pas. Lorsque la vieille MarieThérèse plonge morte dans son plat, le nez en avant, le vieil enfant saute sur son siège, retourne la vioque, essuie la sauce, la tablée jaillit en tous sens, on ne trouve qu’un seul téléphone, René accourt de la cuisine, serre le vieil enfant, son frère ! dans ses bras, l’appelle par son nom Olivier Olivier...chacun sait les deux façons dont s’agitent les convives d’un mort, d’une morte : ceux qui mangent, ceux qui se dressent, ceux qui vomissent. Georges, lui, s’est levé de table sans précipitation. Il est sorti se promener de long en large dans sa portion de verdure, derrière la haie. Il se demande, franchement, pourquoi ces deux jeunes femmes l’ont recueilli. Qu’est-ce quil eur a pris. Qu’est-ce qui a bien pu leur passer par la tête ?...un vieil homme comme lui ! Autre réflexion : pourquoi la mort le frôle-t-elle de cyprès, sans qu’il s’en émeuve outre mesure ? Quel système d e poids Dieu le Créateur, qui n’existe pas, ou tout autrement, a-t-il entreposé dans son âme, derrière sa haie interne ? Quand Vieux-Georges revient s’assoir, le médecin à teint jaune énonce le diagnostic : « Rupture d’anévrisme ». Comment s’appelle-t-il déjà ? Poutzy, Poutzieff ? Sa voix est nasillarde : est-ce qu’il le fait exprès ? Enregistre-t-il sa voix, pour l’étudier chez soi, sous un casque de retour ? Deux infirmiers emportent le corps, qui n’a pas encore perdu sa souplesse. Mais certains gosiers d’invités hurlent encore. Georges en a les oreilles cassées. Olivier, le fils longiligne, accompagne sa mère à sa dernière demeure, le petit cimetière de l’hôpital. Il ne vivait plus que pour sa mère infirme. Saura-t-il en retrouver une, qui boite aussi bien qu’elle ? « À l’asile, j’étais bien ». Il en sortait à son gré. Tout s’est passé si vite. * Quand l’assemblée s’est dispersée le ventre plein, le cercueil plein, Vieux-Georges pousse un soupir de soulagement. Il sort, de nuit, dans les rues désertes de Troyes. Par ici, ce sont des pavillons tout blancs, qui remplacent la lune absente : de gros reflets de bonne carrure. Des quartiers de lune gris clair éparpillés. Il fait le tour d’un quartier de maison, d’un deuxième. Il reviendra bien assez tôt se recoucher : il possède à présent un domicile fixe, et honorable «C’est bon d’avoir soixante-dix ans ». Il marmonne. Il pense pouvoir se passer de Claire, se passer de Johanne. « Elles ont pourtant tout nettoyé, tout rangé dans ma nouvelle demeure, chez elles. Nom de Dieu, je ne leur en suis même pas reconnaissant ». Tout est dû aux vieillards. Y compris les anges gardiens. Il se parle au milieu de la rue, débarrasse d’humains à cette heure. Personne pour le traiter de fou. Pour l’emprisonner près d’Alphonsine. Les asiles n’ont jamais été que des prisons. Il est si facile de passer pour fou. De répéter sans cesse deux ou trois prénoms de femmes sans penser. D’éprouver sa plénitude dans le vide. « Enfin logé. Dignement. Seul. Et ça sent le foin quand il tourne la clef : laine de verre à l’intérieur des murs - et si c’était un rat crevé, coincé ? Toujours dehors. La lune qui sort des nuages sur les murs endormis. L’un de ces murs demeure nocturne, « Maison Usher ». Elle est froide. Elle est murée, terrible. Vieux-Georges ne dormira pas. Il titube avec bonheur, doucement renvoyé d’un trottoir à l’autre sans même avoir bu plus qu’il ne faut. « C’est à moi. Elles me l’ont donné. Vous, les sans-abri, crevez ». * Vieux-Georges déambule dans les rues nocturnes. Il a retrouvé son chez-soi. Le plafond est bas. Il s’incurve jusqu’au ras du crâne – non : c’est la queue de lustre. Un jour ce niveau s’effondrera. Audessus de sa tête se pressent en longueur des lattes de pont de navire, trtès étroites, très vernies. La navigation sans roulis. « Je suis content. Je me contente de... » À propos de plénitude : 75cl plein de cognac juste derrière la porte en bois du buffet. Ce meuble, très lourd, pourrait aussi bien provenir de la maison de son père mort. Vieux meubles, vieux ossements. Tout pourrait lui appartenir. Tout lui appartient. Désormais. Jusqu’à la mort, la sienne. Soixante dix années de terreur. C’est enfin arrivé. La vie derrière soi. Sa vie enfin vaincue. Pleins et vides. Pleins et déliés. Mélanges et successions, j’y pensais depuis toujours. Il aime, brusquement, sa vie : « C’est bête... » * ...Myriam a-t-elle besoin d’être regrettée… Gagne-t-elle à être regrettée… Cheveux gris, retorse… ça lui revient, maintenant… aurait dû s’y mettre plus tôt… elle part la première. À compter d’un certain âge, les époux se guettent en coin : qui partira le premier ? ...se jettent des sorts… Myriam n’aura pas traîné – huit jours ? huit ans ? il a tant vécu dans ces huit jours – à croire qu’il n’a rien vécu jusqu’ici. Misère humaine et indifférence. La tête de Georges oscille. Ces décrochages du cerveau. Ces remontées de blocs de sommeil en surface. Aurait mieux fait de vivre de son vivant. Tu es paresseux dit Claire Eh bien tu m’espionnes ? dit Georges. Pardon Papy Jo, pardon. - Pas la peine. Georges. Pourquoi ses oreilles, ses yeux qui s’effondrent soudain dans la phrase, la ligne… quelle que soit l’heure, ces torpeurs… Il s’aperçoit soudain qu’il écrit à Myriam ça alors il déchire la lettre il a des absences dit Claire comme les vieux dit Johanne il pense à sa femme- Penses-tu ! - Il ne pense plus. - Tu exagères, Johanne. * Les deux sœurs et Georges regardent un téléfilm. Le Prussien. C’est l’histoire d’un vieil homme apparemment crétin, qui survit, apparemment indifférent, à la mort de sa vieille femme. Les héritiers s’agitent autour de lui comme un tas de bûches qui s’effondre, le traitent comme un morceau de bois. Lui se tait, méprisant, sous ses rides. Le jour de l’enterrement, comme il marche lentement, tous les autres le dépassent. Il arrive bon dernier sur la tombe. « Qui sait ce qu’il pense ? dit Claire. - Voulez-vous devenir ma femme ? dit Georges. - C’est une de trop, répond Claire. - Pour moi c’est autre chose aussi, reprend-il ; des élans du cœur, très subtils et très forts comme à quinze ans. Comme un whisky. Il ajoute : « Si on ne devient pas fou dès le début, dès le premier choc – on se guérit. Dans l’instant. - Voyons Georges, reprend Claire – vous étiez amoureux de votre femme ? - Non. - Pourquoi voulez-vous l’aimer davantage ? Il dit : - Je me moque d’être apprécié. - ...je rêve ! » Johanne bat dans sens mains. - Parlez-nous de Myriam, dit Claire. Georges s’en contrefout. Johanne dit « C’est dommage ». Il aurait pu en pondre deux chapitres. « Nous allons vous détacher de vous. - Premièrement : si c’était vrai, vous ne l’annonceriez pas de cette façon. Deuxièmement, tous ces PAGE 27 DU MANUSCRIT MANQUE, CHERCHER DANS D’AUTRES DOCUMENTS (POUPI?) ….la disparition de la page 27 prive le lecteur d’un nombre incalculable d’informations. Les rapports des personnages s’en trouveront affectés. EN PARTICULIER, ...Vieux-Georges Svarov découvre ce que chacun de lui savait : la liaison, déjà ancienne, de Claire et de Stabbs, ce dernier d’emblée très antipathique ; en effet, la tête du vieux Georges retombe quand il marche, et d’autres têtes vont tomber. Les deux amants sont jeunes et s’affrontent, mais rien n’est si grave. Johanne, belle-sœur de la main gauche, regarde Stabbs plus souvent qu’il ne faut. Brune, fine, lèvres délicates et paupières fendues. Corps souple et propos fantasques. Stabbs courtise les deux sœurs. Nul ne sait cependant jusqu’où vont « ses audaces », s’il les honore toutes deux, s’ils les déshonore, ou de quelles façons. « Qu’attendons-nous ? » (Stabbs). « Qu’est-ce qu’on attend ? » (Johanne). « Nous excluons Vieux-Georges, dit-elle, par manque d’intérêt ». Johanne et Stabbs ne se cachent plus, et flirtent ouvertement. Arrive un certain Noëldieudieu, qui se prétend fils de Vieux-Georges et de Myriam. Il se trouve, quant à lui, très affecté par la mort de Myriam. Sa taille déplié atteindrait les deux mètres. Le nez plus long et la tête baissée, dépassant du complet-veston. Sa voix semble sortir d’une tombe. Il ne lui manque plus qu’un chien. Il les attire dans les rues. Son odeur indispose. Il demande asile et protection, ce qui est impossible. « Suis-je le gardien de ma mère ? » Il n’a jamais beaucoup vécu. Il apprend le décès au hasard des raccrocs. Il craint la paralysie, peut-être finira-t-il cloîtré comme les autres. On peut craindre de lui aussi bien la sévérité que l’extrême indulgence. Voici le dialogue : « Nous ne le jugeons pas sur ses actes... - Il ne veut rien faire. - ...ni sur ses intentions. - Il regrette insuffisamment sa femme. - Noëldieu est inconsolable. - Qu’en sais-tu ? dit Noëldieu. - Claire, pourquoi l’as-tu traîné, de vieux en vieux, d’expulsé en expulsé ? - Il aimait les distractions que je donnais. Son fonctionnement m’intéresse. (Une femme ôte son deux-pièces. Rouge. Noëldieu vit sur deux sphères). - C’est sa maladie. - Quelle maladie ? Les arguments se disent face à face et Noëldieu se lève : « Ne chassez pas Georges ». Il agite son nez de haut en bas. « Ne chassez pas Stabbs ». - Qui parle de me chasser ? dit Stabbs. Noëldieu poursuit sans répondre : « Ils n’ont fait que leur devoir ; d’avoir vécu. Tout homme devrait être récompensé, juste pour avoir vécu. Stabbs répond sans comprendre :- Où irait-il ? - Dans sa boîte à dingues, réplique Johanne. - ...dans les puanteurs de cantines », poursuit Stabbs. « De pisse… de souvenirs… de mort prochaine … Guettant les premiers tremblements de mains… essentiels ou parkinsoniens… Pour tout spectacle : des grabataires. Des devenus gâteux, des redevenus morveux. Je suis son fils. Je me sens éveillé, beau, plein d’ardeur et d’avenir. - On le garde, dit Johanne. Il ne dépassera pas la haie, ni en hauteur, ni en largeur. - Cependant il nous dérange, dit Claire. Les deux sœurs à présent plaident à fronts renversés, ou intervertis. Stabbs à son tour inverse la vapeur, pour plaire à Claire : « Le spectacle de sa décrépitude doit nous être épargné ». Noëldieu à son tour cède du barrage : « Il se fout de la mort de Myriam. De ma mère. » - Je ne l’ai jamais vu manifester la moindre crainte de la mort » dit Claire. Qui chancelle. - Il se fout de tout ! enchérit Johanne. - Il acceptera donc l’expulsion, dit Claire. Confusion, conclusion, roman con. X De fait, ses mains tremblent. Ses jambes flageolent. Il se mouche bruyamment. Il manque de caractère, à première vue. Il est comme les autres. « Sa femme devait porter la culotte ! » Il se murmure qu’il se faisait battre. Mais tout le monde peut se tromper. Cocufier, c‘est possible. Il ne mérite plus de vivre. Le monde serait un désert. « S’il était par Minou, reprend Claire, nous serions tous à ses pieds ». Ils ruminent. Ce débris d’homme leur en impose. Ils se découvrent eux-mêmes particulièrement inconstants. La scène se déroule autour d’une table basse, dans une partie du bâtiment où VieuxGeorges, le tremblant, le bubonique, n’a pas accès. Vieux-Georges le cacochyme provient d’une première expulsion, celle du Vieillards’ Home. Il échoue ici même, plus près des deux gouvernantes qu’il n’a jamais été. Leurs ambiguïtés à son égard se sont renforcées. Il leur importe plus encore d’être définitivement débarrassées de cette sangsue immonde et immortelle. Prélude à toutes les autres. Cette salle de séjour est dépourvue de tout tapis. Elle comprend sur un de ses côtés un manteau de cheminée froid. L’alcool est indispensable à ces âmes veules, auxquelles on peut se comparer pour se donner du cœur. Une bouteille de cognac, une autre de gin. Au-dessus se dispose un réseau de poutres torses et parallèles, reflet sombre de ces âmes de peu. Ces solives dégagent un relent de Xylophène frais, Marque Déposée. Votons. Claire apporte avec effroi un melon d’homme mort. Non moins gauchement,Johanne tire d’un tiroir [sic] deux paires d’enveloppes. Chacun vote en se dissimulant, l’œil espion rivé sur le voisin. Le vote est NON. Vieux-Georges est réexpulsable par trois voix contre une : celle de Claire. Il faut bien qu’elle se dénonce, pour clarifier la situation. Pour atténuer ses incohérences, elle agite et secoue ses boucles blondes, sans obtenir aucun effet sur dde Stabbs, son ex-amant. Elle défait le premier bouton de son corsage. Rien. Tire de son sac à main une lettre de Georges : Gardez-moi avec vous. La pâleur de vos joues est gage de divinité. Stabbs éclate de rire. « Je n’éprouve aucun remords » dit-il « au départ des Vieux-Mazeyrolles. Ma punition viendra ». - Il ne savait rien encore, dit Claire. - « Ma cahute regorge d’ennui... » - « sa cahute » !… - « regorge » !… - lisant la suite : « ...quand vous n’y venez pas ; songez que je suis veuf »… - Il n’y songe plus lui-même ! dit Johanne. - Veux-tu l’épouser ? demande Noëldieu. - Qui veut lui annoncer la nouvelle ? demande Stabbs. - Toi, dit Johanne. - ...à quel titre ? - Certains, reprend Noëldieu, pourront trouver un peu fort qu’un Stabbs se permette d’occuper en partie un pavillon sans chauffage au fond du jardin. Nous irons tous à tour de rôle annoncer son expulsion. Tout en parlant de choses et d’autres. « Pourquoi c’est pas les mecs qui s’y collent ? - Les hommes, jusqu’à leur retraite, sont très occupés, Johanne. - Qu’est-ce qu’il faisait ? - Un truc en -ier – pâtissier, tapissier, menuisier… - Nous irons tous à tour de rôle annoncer à Vieux-Georges qu’il est viré. - Le crime de l’Orient-Express. - Il sera vite convaincu, dit Claire. Pour jouer ce mauvais tour, peu importe qui parle. Il suffira de tirer au sort l’ordre des intervenants. x x x x « Que faites-vous là, Georges ? - La cuisine. Pour moi, et pour les chats. » Ces derniers n’appartiennent pas à la maison ; ils sont errants, et trouvent des gamelles prêtes bien disposées. Il tient une râpe cylindrique ; il serait curieux que les félins apprécient le gruyère, mais il le serait tout autant que tous l’écartassent. Claire s’assoit sur une chaise : elle ne peut le sommer de partir, alors qu’il se livre à une activité si sainte. Il introduit la pâte dans le tambour, la maintient au-dessus par un petit levier, puis tourne la manivelle : il sort des copeaux blonds, Claire se lisse les cheveux, qu’elle a plus foncés. Dans l’évier la vaisselle forme deux tas : le propre qui sèche, le sale, anarchique, sur la gauche. Une goutte dégouline sur un fond de poêle « Vous vous êtes bien adapté, ici. Mauvaise entrée en matière. - Oui ! (voix volontairement de vieux) - c’est surtout le jardin qui me plaît. » Ce n’est qu’une bande de terre entre deux rebords de ciment, qui enserre un rosier rabougri, l’hortensia rose et deux aloès. « Il faudra que j’arrache les mauvaises herbes. - Secouez les racines.- Rien à foutre, dit-il en polonais. Pousse là aussi un chétif pêcher de deux mètres à sept fruits l’an, gâtés avant d’être mûrs. Bref un jardin, avec deux appentis en tôle. « Vous n’avez pas d’insectes ? - J’ai des oiseaux dans la haie, ça croustille. - Non, ça gazouille. - Croustille, Claire, croustille, ce sont des mésanges charbonnières. Vieux-Georges si tu touches mon cul, quel beau prétexte ! Mais il paye son loyer. Je l’aime bien quand même. À ce moment passe un chat sans nom. Il se faufile entre des planches verticales. La sœur aînée n’aime pas cette cloison de bois. Elle va la démonter, dit-elle, avec Stabbs, « mon ancien». - Cette langue n’est pas l a vôtre. - Je me prenais pour Johanne. - J’en doute. »

    - Vous visitez les Vieux-Expulsés. Nous y voilà. Georges évoque ses rêves : « Le quotidien de jour est morne; le quotidien de nuit peut m meme passionner. Par exemple : je me trouve dans un vaste établissement aux murs tout blancs. Je passe dans de longs couloirs, des greniers. De vieilles archives aux portes qui ne ferment pas. Le rez-dechaussée fait hôtel - voulez-vous du café ? - ...Vous ne comptez pas un jour sortir d’ici ? - « Cadeau repris, cadeau volé ! » - Et le monde extérieur ? - Un sucre ou deux ? » ...dans ces hôtels, GEORGES est poursuivi. Monte à la course les escaliers. Entrevoit des chambres défaites. On lui crie : Loyer ! Loyer ! Loyer ! «...bon. J’arrive aux toilettes pour femmes – excusez-moi mademoiselle Claire. On me secoue les portes. Les toilettes sont un labyrinthe, les cloisons vicieuses, on voit les pieds, chevilles, talons, pointes, partout des fuites d’eau - - Les bibliothèques sont des labyrinthes… - Vous lisez trop – j’arrive dans un cimetière - ...bibliothèques… - ...ta gueule – j’trouve ma tombe, elle n’a pas de nom, juste un cadre de planches dans le sable, ça coule sous les planches... » il reconnait, de rêve en rêve, l’entrée du haut, prêt de la route à quatre voies, l’entrée du bas, dans un virage entre deux gros piliers cannelés – arrivé là je ne suis plus poursuivi - Je venais vous parler des vieux Mazeyrolles. - Les pauvres ?… - Vous reprenez du poil de la bête, Vieux-Georges. - Mais du moment que je ne suis plus à l’Asile… - C’est pire que de mourir, Vieux-Georges. - Arrêtez de m’appeler comme ça. - Nous avons visité presque dix expulsés. Vous êtres un privilégié. - Je ne viens jamais chez vous sans y être invité. Je ne vous coûte rien. - Vous ne nous convenez plus. - C’est trop brusque. - Vous n’avez pas cherché à savoir ce que sont devenus les Vieux-Mazeyrolles, vos proches parents. Deux expulsions en si peu de temps. - Ils étaient si dégoûtants. Vous m’aviez mis à leur place. Dieu merci je suis venu chez vous. Même après eux, l’air était irrespirable. En si peu de temps. Le taudis à l’identique. Indécrottables.- Et Myriam ? Elle était dégoûtante, Myriam ? Quand vous habitiez rue Gergois ? - ...Vous changez de sujet. - C’est votre dureté qui est en cause. - Myriam et moi ne nous aimions plus. Au Vieillards’Home nous avions cessé toute relation sexuelle ». Claire est là. Elle n’a rien dit mais pouffe. - Ils nous avaient mis, elle chez les femmes, et moi chez les hommes. On se donnait rendez-vous aux toilettes, seulement aux toilettes. Rendez-vous compte du traumatisme. - Pour vous dégoûter l’un de l’autre. Mais ça n’a pas marché. - Nous faisions déjà chambre à part autrefois, rue Gergois. Depuis mon 55e anniversaire. Mais ici, je veux dire au Vieillards’Home, nous avions voulu retrouver notre bon lit complet. - Mais c’est dégueulasse ! s’écrie Claire, qui n’y tient plus. - Vous y viendrez, Claire, quand vous aurez goûté du marital. - Pourquoi pas, Georges… Parlez-nous seulement des raisons de votre mariage. - On ne se marie pas pour des raisons… - Je parie que si. - Cinquante ans de galère… - ...de galère ?! …Georges ! - Pardon ? Johanne demande s’il a des enfants. - Les enfants sont la plaie du couple ! » Vieux-Georges devient vert, frémit. - Cessez de hurler voyons ! Rentrez vos yeux voyons ! Georges ! Pani Stavroski ! Vous avez un enfant ! Nous le connaissons ! Noëldieudieu dit Noëldieu. Georges se calme en grommelant : - Un garçon. Jardinier. Boucher. Tout ce qu’on veut. J’aurais voulu qu’il devienne quelque chose comme ça : bien paisible. Bien gagner sa vie. - « Paisible » ?! - Sans tracas. Pas payer beaucoup d’impôts. - Boucher, «pas d’impôts » ?… - Commis boucher [oujenik jejnitchy] - Pani Stavroski, qu’est-il devenu, le Fils ? - Professeur de littérature américaine à l’Université de Montréal. - Eh bien ! Pani Stavroski ! - Ni bonjour, ni bonsoir ! Les études ! ni femmes ni bistrots ! même pas homo.. L’une des deux sœurs éclate de rire. - Un fier-cul ! ...moi aussi,j’ai fait des études ! En français, polonais, anglais ! - On s’exprimait mieux, de votre temps, monsieur Georges. - Chez les bourgeois, mademoiselle Claire. Mon père était chef de gare, ivrogne et asthmatique. J’ai six frères et sœurs. J’étais le canard boiteux. - Que sont-ils devenus ? - Morts ou retraités. - Ce ne sont pas des professions. - Il ne faut pas avoir d’enfants. - Trop tard… * * * * * * * * * * * * * * Au mois de septembre, les deux sœurs ont reçu huit pêches : tavelées, chlorotiques ; arbre rongé par la cloque. Moches fruits d’arrière-saison, au goût d’abricot ou de bergamote. Peau épaisse et veloutée, qui se pèle aisément. Elles remercient. « J’en garde six autres pour moi seul ». Parviennent à leur tour à maturité les noisettes, qui tombent à terre : le noisetier du voisin passe les branches au-dessus du mur. Il ne faisait plus grand-chose, Vieux-Georges : gratter la terre sans but précis, ôter les gourmands du rosier, déraciner les gerbes d’or (« solidago ») en les cognant contre un piquet. « Quelle vie de feignant, dit Claire. - De nonchalant, répond Georges. Il dresse l’escabeau, coupe les rameaux secs du lilas. « À quoi cela sert-il ? demande Claire. * * * * * * * * * * * * * * Vieux-Georges possède le privilège inouï de conserver son ancien logis. Il s’y rend deux ou trois fois par jour. Il a conservé là-bas, dans sa pièce, une platine, une « enceinte » disait-on, d’une grande qualité sonore. jour, temps à autres. Pour l’écouter, à la demande des deux sœurs et malgré le froid descendant, il aime laisser les fenêtres ouvertes ; à travers la haie de séparation, Claire et Johanne, qui ne sont frileuses, profitent de programmes musicaux hors-normes. Elles qui ne connaissent que le soul ou le reggae apprennent Ferré, Tenenbaum dit Ferrat, Manset, ou la floraison des seventeen’s – eighteen’s. Ou encore, la Symphonie celtique, Mozart, Beethoven, et toute une avalanche de classiques. « Il nous ennuie » dit Johanne. - Laisse-le nous instruire, dit Claire. - ...ces mélodies traînantes…- Écoute mieux… Un jour vient où le froid empêcha l’ouverture des fenêtres et des chaises longues. Peu de temps après, Vieux-Georges se réfugiait souvent dans la Grande Maison. Voici les répliques des sœurs, interchangeables : - Il ne reçoit jamais personne. - Il est bien calme. - Ce n’est pas comme les Mazeyrolles. Qui recevaient d’autres vieux plus vieux qu’eux. - Des vieillasses plus dégueulasses… - Johanne, voyons ! Il est plus facile d’épier un seul vieux, au rez-de-chaussée, que deux, en fond de jardin. Vieux-Georges parlait à voix basse – avec sa femme dit Claire. « Tout de même… sa mort ne l’a pas rendu fou… on le garde ? - Tout le monde parle à sa femme en faisant la poussière. Johanne émet l’hypothèse que le vieux vit son dernier sursis. Johanne fait des projets. « Quand je voudrai me promener, il n’exigera pas de conduire. Il ira où je voudrai. « Si mon genou me fait mal, vieillard lui-même, il comprendra, et me frottera le genou du même onguent que lui. « Jamais de scène. Il est en deuil, parlera de ma mère le moins possible, car il est d’une grande délicatesse. Nous irons ensemble à Lencloître. Je suis sûre qu’il possède son orgue : il jouera, et je chanterai. « Il montre suffisamment d’originalité pour en déployer plus encore. Claire montre à sa jeune sœur une lettre jadis interceptée : Myriam écrivait La vie avec lui n’est pas de tout repos. Johanne a répondu Je suis plus honnête que Mère et toi réunies. Tu es jalouse. Tu introduis ici ce vieux polak sans même avoir eu le cran de l’expulser totalement du pavillon. Mauvais exemple pour tous ; il peut se déclencher d’un jour à l’autre un jeu de chaises musicales incontrôlable. Je veux épouser cet homme. - Quand nous étions plus petites… - Nos petits jeux ne suffisent plus. - ...pas plus tard qu’avant-hier… - C’était avant-hier. (« Il ne manque pas d’hommes en ville », « Plus durs les uns que les autres », « Avec Georges ce n’est pas la dureté qui est à craindre », « Va le trouver »).Ce jour, Vieux-Polak, seul, écoute dans son antre du Bach en sourdine, vitres closes. Les trente pas qui séparent Groszhaus du pavillon entravent les jambes de Claire. Elle n’a que 23 ans. Elle ne sait souvent que faire de ces hommes qui tournent et collent, et dont le corps pèse si lourd au bas du ventre. Vous m’avez bien entendue. Johanne veut vous épouser. - Mais c’est Claire que j’aime. Il éclate de rire avec gravité. Pourquoi pas avec vous. Il la prend par les mains, la fait assoir à côté de lui. On ne me laisse pas le choix ? Je suis trop vieux pour décider ? Je dois dire merci ? - Quelle que soit la femme, Georges, soyez réaliste. - Il y a trois mois j’étais sur le point d’être expulsé. - C’est une autre manière d’être expulsé. Pourquoi souriez-vous ? - Que penserait Myriam ? Qui frappe ? » C’est Johanne, curieuse, impatiente. Anxieuse. Le sourire de Georges s’accentue. Johanne parcourt les pièces, celle que Georges conserve, de bonne acoustique, et les installations récentes de Stabbs. Les deux pensionnaires cohabitent sur un pied de respect froid. Johanne ferme les portes d’armoires ballantes. Marque au feutre rouge (elle a apporté un feutre) les plus délabrées d’entre elles, celles qui ne se referment pas : chez Stabbs. Claire et Georges se sont interrompus et la suivent, surveillant ses faits et gestes, anticipant son installation. « Nous viendrons tout débarrasser cet après-midi. - Et Stabbs ? » Claire murmure assez fort « Qu’il aille se faire foutre ». * * * * * * * * * * * * * * « Qu’est-ce que vous jactez, Georges ? ...on ne vous a interné que pour accompagner votre femme ? - Oui, oui… - J’ai horreur des la ssensibleries chez un homme marié, dit Johanne ; c’est peut-être votre présence, justement, qui a rendu votre femme vulnérable. - Peut-être, peut-être, może. - Et cessez de répéter chacune de vos paroles. - Myriam était devenue un tas de larmes. Intarissable. Elle pleurait d’être vieille, pleur rait de souffrir, pleurait de pleurer. - L’avez-vous aimée au moins ? - Je ne m’en souviens plus. C’est Claire que j’aime. - Il faudra que je vous suffise. Elle lui piquefout un baiser sur le front et détale. « Vais-je bander ? » se dit Georges. * * * * * * * * * * * * * * Voici le repas de fiançailles. Il se tient dans le pavillon de Georges, qui l’occupe de nouveau seul. C’est très important, un repas. Cela permet de tout mettre au point, au détriment des plats, qu’ils soient engloutis ou jetés à la gueule. Vieux-Georges en son antre n’a presque plus d’armoires. Reste un corps de buffet brun, avec rosaces sur les portes. La table est mise. Première entrée Fait son entrée Mme Bove, seule, jeune, rouge. Sa voix est celle d’un clairon. « Les enfants sont à la maison ». « Tant mieux » pense Claire, qui dit ajoute à haute voix « Cela ne fait rien ». Georges pense comment, tu aimes les enfants ? mais ne dit rien. Il y a ce au’on dit,il y a ce qu’on pense. « Bove, placez-vous ici, face au corps de buffet... » - tu en voudrais donc ? ...vous qui appréciez les beaux meubles… qui est cette femme que tu vouvoies ? - cesse tes messes basses dit Claire ; tu n’auras pas d’enfants de moi ; et ce buffet des vieux Mazeyrolles… - ...il me semble l’avoir toujours eu devant les yeux, ditcoupe Georges précipitamment, en retard - « ddès mon enfance. - Ta vue baisse ! - Et si vous vous occupiez de moi ? dit Bove. C’est moi, l’invitée… vous permettez que je téléphone… - Mais comment donc ! - Claire, je suis chez moi, c’est à moi ??? - ...tu n’es chez moi qu’autant qu’il me plaît : ton pavillon est au fond du jardin… - ...de la friche… - Allô ? Géraldine, Abder ? n’arrosez pas la glycine, ne cuisez pas le petit chat, ne touchez pas au petit frère ! Et ne vous fardez pas !! Vieux-Georges blâme en grommelant la facilité d’accès au téléphone d’une parfaite inconnue. « Écoute-moi bien : ce sont tes fiançailles. Si tu t’obstines à faire à haut voix des commentaires désobligeants… - ...je ne suis pas désobligeant… - ...ou déplacés sur nos amis… - Ce ne sont pas mes amis… Bove raccroche et se rapproche : « C’est plus facile, dit-elle. Nos enfants sont grands à présent… Nous sommes un peu à l’étroit, au premier ; mais nous pourrons bientôt annexer l’appartement du palier. - Rue aux Juifs ? lance Georges. - ...Quelle intuition ! C’est cela, monsieur Georges. Ai-je l’air d’une Juive ? Johanne attrape au vol cette interrogation, il y en a des rousses, puis c’est l’habituel échange dde réparties, « Vous n’avez pas le type juif », « qu’est-ce que le type juif », et autres bribes obligatoires. Nous aimerions savoir ce que Vieux-Georges… veut savoir. Mistress Bove détourne la conversation, dont elle prend le dé : elle a repeint elle-même las plinthes, le bois des fenêtres ; reverni les meubles. « Les meubles ! s’exclame Claire. - Je vois, dit Georges, sombrement. - Toi, lui dit Johanne, mets ta musique s’il te plaît. - Good bye stranger ? - Exactly. - Mais que se passe-t-il dans cette maison ? dit Bove en s’asseyant. Elle en rajusteant sa jupe. Seconde entrée « Johanne, c’est à toi – Claire s’absente aux cuisines, fraîchement retapées. Surviennent – c’est agaçant – deux masques blancs, couvrant tout le visage, comme en portent les comédiens qui veulent « faire Venise ». « Eh bien c’est raté », dit la maîtresse de maison, en quelque sorte intérimaire. « Vous portez des capes ? Nul, nul… Pas même une épée ?... - C’est émouvant tout de même, dit Bove. Moi, je suis émue. - Vous n’avez jamais rien vu, répond Johanne. S’adressant aux deux masques « Vous restez muets ? ...installez-vous, ne vous gênez pas, prenez les meilleures places » - ce qu’ils font. - S’ils parlaient, reprend Bove en pivotant sur son siège, vous les reconnaîtriez tout de suite. - J’en vois un grand et un petit, dit Georges. - Nous n’avions pas été invités, dit le grand qui se démasque. - Noëldieu, mon fils ! - Mistress Bove, qui vous a invitée vous-même ? - ...et l’autre ne peut être que… - Stabbs ! J’me présente : Stabbs. .