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HENRI SERPE

KOHN-LILIOM

 

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HENRI SERPE

 

 

Henri, dit Serpe.

Son profil est celui d’un quartier de lune : avec le creux pour les dents. Les meules.

Semblables à ces excroissances cornées qui sur le fil des faucilles néolithiques – sciaient l’orge.

Il a les cheveux jaunes et le menton qui pique (une barbe rase en éteules).

Vers quarante-cinq ans, son corps s’est incurvé : le visage est un petit croissant, posé sur un grand ; quand il met les mains dans les poches, ses genoux fléchissent et les tibias forment le manche.

Il fait paître sa chèvre sur un terrain vague.

Il ne voit guère que sa chèvre.

Il lui raconte des histoires, le bras autour de son cou : l’oreille, cornet soyeux, frémit, et la bête mâchonne, pensive. Il scrute les protubérances à la base des cornes et passe ses doigts sur les bourgeons. Sa chèvre s’appelle Lydia. Il affirme que « lythia » signifie « chèvre » dans une langue morte d’Asie Mineure.

Henri habite un réduit de bois. Pour passer « en ville » on pousse une planche. Jadis il fut portier dans un grand hôtel italien. Il portait une casquette à côté du tambour, dans un uniforme bleu métallisé. Il lui en est resté un besoin de musique rapide, assouvi au Bordel. Il ne monte pas. Il boit, au bar, de la chartreuse ou de la bénédictine : liqueurs cuites de moines. Les filles rigolent :

« Grand Serpe ! Tu te les es coupées ?

C’est lui qui alimente le juke-box, le patron Fred lui sourit.

Il regagne son terrain vague : Robinson de banlieue – au loin, il entend le ressac : autoroute A43.

Le mercredi les gosses jouent sur le parking.Le ballon passe les haies hirsutes ; un gone surgit, s’excuse et retourne au parking : Henri Serpe est soulagé. Mais ce n’est pas un sauvage : il écoute son transistor, à l’heure des offices israélites shema Yisrael etc. Son voisin, Meyer, affirme que « Serpe » est une déformation de « serfati », « j’ai brûlé ». Les juifs voient des juifs partout. Meyer habite un pavillon, derrière une haie. Quand Henri Serpe chie dans la haie de seringuas, Meyer gueule. C’est un homme à barbe noire et ses cheveux bouclent.

Meyer avait voulu fonder un commerce de baignoires, en s’associant le robinson Henri. Lorsqu’il avait fallu nommer l’association, Serpe avait déclaré :

« Serpe et Meyer » sonne mieux que « Meyer et Serpe ». L’affaire en est restée là.

Meyer disait : « Je suis propriétaire de ce pavillon de banlieue. Sans une erreur du cadastre, votre enclos n’existerait pas ».

Henri Serpe appelait son abri « la cabane à outils ». Il y avait trouvé une pioche. Une toile goudronnée lui servait de toit. Henri eût aimé agrandir son « chez soi » : il aurait creusé le sol, percé des galeries, amené l’eau et l’électricité. Mais il n’était pas propriétaire. Il invita un jour son ami Meyer au bloc C, appartement 144, vide.

La porte s’ouvre en traînant sur le sol une croûte de gruyère. Meyer porte dans son sac une flûte de pain, des cerises, un saucisson et du rosé. Serpe a volé en terrasse des restes de cantal et un yaourt. Les deux amis se sont assis dans la poussière.

Après le repas, Meyer a joué de la flûte. Les pièces vides renvoyèrent les échos, mystérieux, anachroniques. Des rites de pharaons. Meyer vivait à l’aise, dans des meubles bon marché, avec sa femme et sa fille. Son cousin militaire parfois s’invitait le dimanche, pour bouffer. Il était sec comme le schnaps. Serpe y fut convié. Au dessert, plutôt allumé, Meyer proposa au clodo bien propre la main de sa fille Héloïse. Héloïse sursauta, le cousin militaire essuya ses gerçures labiales. Mais Serpe remit l’assistance à l’aise en déclarant que sa masturbation bi-hebdomadaire lui suffisait amplement.

Héloïse sursauta plus fort. Sa mère apprit ainsi un mot de français, accompagné par Serpe d’un geste sans équivoque. Meyer apprécia, in petto, mais le déjeuner tourna court, on n’offrit pas de cigare à Henri Serpe qui s’en fut. Lui parti, le cousin capitaine déclara, crachant un noyau de cerise qui tinta de façon menaçante sur le bord de l’assiette, que lui vivant, il n’était plus question que cet individu franchît le seuil de cette demeure. Meyer poursuivit cependant ses visites anthropologiques. Henri lui narra l’épisode de sa « Gameline », une clocharde qu’il avait autorisée à cuver sous son toit.

Elle s’était traînée près de lui, puis avait tiré de sa poche un vieux missel, sans lire, pour se soûler de l’odeur de vieille encre et de papier bible. Elle avait soupiré, s’était endormie, avait ronflé toute la nuit. Tous les soirs, pendant trois semaines, elle était revenue, tenant son missel. Henri Serpe se voyait parfois octroyer la permission de le respirer. Il respecta la Gameline jusqu’au bout. On la trouva morte un soir dans la rue des Roses. Il ne disait pas s’il l’avait regrettée. Il racontait volontiers cette histoire.

Dans son chez lui sur une étagère trônaient dix volumes d’Henry Miller. Quand il avait fini la rangée, il relisait tout en partant de la gauche. Et un beau jour, hanté par cette vie grandiose et nébuleuse, il décida de « faire un tour », un grand tour, un tour définitif, comme on dit « jouer un tour ». Il prit sur lui Sexus et s’en fut dans les rues tout le jour : mais le soir, il était revenu sur le Terrain par le trou de la planche basculante. Le surlendemain, il emporta de quoi écrire, puis incendia sa cabane, qui brûla longuement, tandis qu’aux fenêtres de l’immeuble voisin les locataires se penchaient en se bouchant le nez parmi les fumées de goudron.

Dès que Lydia la chèvre avait humé le désastre, elle s’était enfuie. Un camion la renversa. Henri Serpe ne l’apprit que beaucoup plus tard. Il ne dit pas non plus s’il l’avait regrettée. Et tandis qu’il marchait, sentant déjà son estomac gargouiller – est-ce qu’on ne pouvait pas s’empêcher de manger ? - il reconnut, levant les yeux sur celui qu’il avait heurté, Meyer et sa barbe noire et son nez au couteau. « J’ai faim », dit Henri Serpe. « je n’ai pas pu supporter la fumée de ton goudron, répondit Meyer, ni de ta crasse ». Ils ont éclaté de rire. Ils se promirent, à ce moment leurs rires devinrent quasi hystériques, de ne plus jamais avoir faim, et d’envoyer au diable tous ces foutus raisonnements corporels, qui entravent la vraie vie : « Et nous vivrons d’Esprit, pour l’Esprit et en l’Esprit ».

Ils furent arrêtés au coin de la rue des Violettes.

Au commissariat de la rue Poilut, Meyer s’esclaffa à l’idée que sa femme et sa fille auraient pu mourir – du moins l’avaient-elles glapi – dans l’Incendie ; on les avait relogées au 5e étage de l’HLM, côté non goudronné – ce détail, asséné d’un air sombre par le brigadier, excita particulièrement leur hilarité. La femme n’avait pu lâcher les fruits au kirsch, qu’elle tenait encore sur ses genoux, assise de l’autre côté du mur, sur la banquette en bois du corridor d’attente. On leur fit passer la jatte, dont ils avalèrent alternativement un fruit, puis l’autre, entre les bourrades de l’interrogatoire.

Mais les flics les empiffraient de gruyère sec entre deux fruits pour en dénaturer le goût. Quand ce fut le moment de lamper le kirschwasser, le brigadier ôta la jatte que Meyer inclinait goulûment vers sa vaste barbe, et le siffla lui-même avec satisfaction. Puis, dans un rot tonitruant, il les chassa à grands coups de pompes dans le train. Les deux hommes s’éloignèrent sur la Nationale, bourrés de bouffe, hoquetant de l’alcool dont les fruits étaient imbibés. Au bout d’un kilomètre, ils se sont arrêtés : « Que faire ? » Crevés d’ennui, comme le soir tombait, ils s’allongèrent dans un fossé, bien enlacés pour se tenir chaud : car ils avaient, lors d’une discussion où chacun renchérissait de plus belle, radicalement éliminé toute connotation homosexuelle.

Meyer imagina qu’au bout de quelques jours chacun pouvait bien, tout en marchant, se branler à côté de l’autre sans que l’autre sourcillât ; et comme il étalait volontiers sa culture, il rappela cette anecdote sur Ésope, qui, « voyant un jour son maître marcher en pissant : « Eh quoi ! s’exclama-t-il ; nous faudra-t-il donc chier en courant ? » Pour chier, en fait, c’était une autre histoire, et la pudeur de Serpe revenait au galop. Il se cachait derrière les fougères, sans s’en torcher toutefois parce que ça fait pisser le sang par le cul, et Meyer… faisait le pet. Un matin, sortant d’un de leurs fossé, ils entendirent un bruit de cloches : non loin béait le porche d’une église. Une foule superstitieuse s’y engouffrait pour la grand-messe, Pâques ou Pentecôte. « Allons-y », propose Meyer, qui était juif (il le reconnaissait enfin). Les bancs s’allongeaient dans la pénombre. « Si nous nous allongions côté femmes ? » dit Serpe. « Elles placeraient leurs gros culs sur nos visages ». Meyer fit observer, en fin connaisseur de la liturgie chrétienne, que l’opposition des sexes ne se pratiquait plus guère. Il instruisit même Henri à mi-voix de toute la symbolique de la messe, pestant lorsque le curé bâclait un signe de croix ou un verset. Le prêtre fronça les sourcils dans leur direction. « Je vais te raconter un souvenir d’enfance » chuchota Meyer. À ce moment le curé descendit de l’autel et les expulsa vers la sacristie. Aussi sec il revint à la Sainte Table afin de distribuer le reste des hosties , toutes lippes pendantes.

Dans la sacristie, ça puait l’encens froid et le soufflet d’harmonium. Meyer fouilla les armoires, Serpe l’en empêcha : « On attend le curé » dit-il. Ils se sont assis sur des chaises à la fois boiteuses et paillées. Un tuyau de poêle maintenu à l’horizontale traversait obliquement la pièce pour s’enfoncer dans un trou du mur. Amen ! Le prêtre surgit en se frottant les mains :  « Une messe, ça creuse ! » Il ouvre d’un coup les battants de la penderie, et tire une batterie de jambons de derrière les amicts et des pots de rillettes, comme un chien qui déterre un os. Dans son dos les autres attrapent tout au vol : « Prenez et mangez ! » s’écrie le curé. « Car ceci est le corps du Porc qui périt pour nous ! » Quant ils eurent chassé la faim et l’appétit, le prêtre dit : « J’aurais sacrément bien de partit avec vous autres, car vous me paraissez gens qui savez vivre. - Et vos ouailles ? s’inquiète Meyer. - Sans moi ! Il y a là de vieux trumeaux qui pratiquent, qui pratiquent depuis soixante ans et plus. Elles récitent la messe en latin, et à l’envers. Les femmes devraient dire la messe. Ma Deux-Chevaux nous attend devant la porte du transept. Je m’appelle Darguin.

- Nous serons, dit Serpe, les musiciens de Brême. J’ai ma flûte. Nous gagnerons de l’argent ». Les deux autres demeurent sceptiques ; Meyer fait observer que les musiciens de Brême étaient 4. «...avec la Deux-Chevaux nous serons 5 » - elle démarre. La foule, dépêchée avec pierres et fourches par Mgr l’ Évêque, se lance à leur poursuite : véhicule immatriculé 897 HX 48 . «Ne vous souciez pas, dit le prêtre ; j’ai dans la boîte à gants tout un jeu de Chiffres et de Lettres ». Ils s’échappent donc. De joie, le curé veut effectuer des sauts périlleux sans cesser de rouler. Ce doit être extrêmement périlleux, surtout dans les virages. Meyer objecte que les situations de ce genre se reproduisent à longueur de pages de Raymond Queneau, du génie duquel il commence à douter. « Herr Meyer, dit l’ecclésiastique, votre culture littéraire m’emmerde. Apprenez que je n’ai rien lu de ce Queneau, et que je ferai ma galipette ».

Et il fit une galipette au-dessus du volant, et Meyer siffla d’admiration, et la 2CV s’effondra dans un fossé (fracas).

 

X

Serpe décide de les abandonner, voit sans regret disparaître dans un virage la deuche remise sur pied, heureux d’être seul. Glad to be lone.

Comme le soleil est haut, Serpe se sent libre et supérieur, et marche en direction de deux collines, la tête merveilleusement vide, comme après une journée de plage (souvenir lointain). Très vite cependant, se coucher ou manger lui paraissent de grosses difficultés. Au milieu d’une montée sous les pins, il s’affale au sol, et quand il se réveille, la nuit est venue.

Il se relève péniblement, considère les étoiles en pissant contre un tronc, marche jusqu’au matin ; son découragement s’est évanoui au lever du soleil. Mais il n’est pas si facile de vagabonder. Pourtant le monde lui appartient : à quelques pas de là gît Meyer, qui a planté là son curé après l’avoir délestéde son argent. Tous deux redescendent de l’autre côté des collines. Ils se montrent les billets de banque : « Nous allons prendre un splendide petit-déjeuner. »

Le village s’appelle Réalmont, dans le Tarn. Ils s’installent sous les arcades. Le bourg a depuis longtemps pansé les plaies d’un vieux massacre anticathare : tout le monde dans le puits, et hop ! Soleil du matin, pain y café con leche. « J’ai été marié, dit Serpe (très lointain souvenir).

- Je parie que tu as un enfant, dit Meyer, qui parierait sur n’importe quoi.

- Un garçon de six ans (mettons que c’est tout ce que vous apprendrez sur le passé d’Henri Serpe) – et ta fille ? »

Meyer hausse les épaules et rattrape le guéridon en terrasse qui perd l’équilibre. Voilà ce que c’est que de parler d’enfants. «Tes chaussures sont dégueulasses », dit-il à la place. Rachètes-en des neives : il y a un magasin en face.

- Il n’est pas encore neuf heures.

Le patron débarrasse les guéridons voisins de leur rosée. Il empoche l’argent des Clodos-de-Frais,leur débarrassant le petit-dèj de sous leur nez – Henri raccroche de justesse un dernier bout de pain de la corbeille, que le gros homme courroucé lève déjà fort haut.

« C’est bien de voyager quand on est riche, dit Serpe.

- C’est même la seule façon, renchérit Meyer. Il tire de son veston un portefeuille épais comme un sein.

« Tu vas balancer ça tout de suite!s’écrie Serpe.

- Pas question ! »

Le patron ressort de sa boîte :

« Qu’est-ce qu’ils veulent encore, ces deux peigne-culs ?

- Vous avez un peigne ?

...Meyer entraîne Serpe à travers la place : « On change tes souliers d’abord…

- Ça va puer des pieds…

- Çà…

Ils reparaissent tous deux chaussés de neuf.

- C’est la réflexion de la vendeuse qui t’emmerde ?

- Je t’avais bien dit que ça allait puer.

- La pureté du clodo, c’est sa crasse !

- D’où tu sors ça ?

- D’un catéchisme à moi, dit Meyer.

Quelques kilomètres plus loin, route d’Albi :

« À Paris, reprend Meyer, ils ont des cabines où tu peux te laver un quart d’heure, avec serviettes, gants etc. Sortie d’Austerlitz.

- Austerlitz ?

- Ben la gare. « 

Ils quittent la nationale.

« À quoi penses-tu ? dit Meyer.

- À ma chèvre.

- J’ai lu ce matin sur un bout de journal qu’elle s’est fait saccager par un camion.

- Tu est sûr que c’est elle ?

- En pleine ville, à deux rues de chez moi ?

- Pourquoi dis-tu encore « chez poi » ?

 

*

 

Ils arrivent à l’hôtel des Trois Bougnats. « Ça sonne bien » dit Meyer. Sur le mur on voit deux queues de billard entrecroisées, avec deux boules. « C’est devenu rarissime » dit Meyer.

Comme on n’est pas très loin dans la journée, toutes les chambres sont inoccupées. Une boutonneuse de 19 ans, toute en clite, regarde leurs fripes de travers. Meyer veut tirer une liasse de banknotes, Serpe l’arrête d’un geste, et se met à extirper, avec force mimiques, deux billets crasseux de sa poche de pantalon. La pucelle les saisit en reniflant. Ils la suivent, raides dans l’escalier raide. Elle leur donne deux chambres communicantes. Puis elle se retourne dans sa robe verte avec suspicion, et rengloutit ses os dans l’escalier quasi de meunier. Les deux hommes se regardent par l’encadrement. Serpe se passe le dos de la main sur les poils de barbe : « J’ai encore faim. Où est le portefeuille ?

- Regarde, dit Meyer.

Il tire de sa pochette le large larfeuille de cuir : « Tu croyais que c’était de l’argent… Ce sont des cartes d’État-Major du Pas-de-Calais.

- Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse de ça ?

Il lui tire les cartes des mains et les balance dans la corbeille d’hôtel.

« Il ne reste pas d’argent ?

- Tu pues.

- Je croyais que c’était toi.

- Faudra plus descendre à l’hôtel ».

Serpe, seul, appuie son front à la fenêtre. Il entend Meyer se relever, ouvre la porte communicante : « Et si on rejoignait les hippies ? Paraît que les filles…

...ne baisent pas plus qu’ailleurs, répond Meyer à travers la cloison. Ce sont les mêmes qu’avant, qui baisent – mais en faisant plus de bruit qu’avant.

- On irait sur la Côte !

- Je déteste la Côte.Toutes les Côtes. Je déteste les hippies. D’abord, y en à plus. C’est dans le journal.

- Viens, dit Meyer. Descendons manger, il nous reste tout de même 57 francs, on va se faire servir par la branleuse de clite. »

Pendant le repas, ils sifflent chacun leur litre. Ils se racontent leurs histoires de cul, la fille en vert leur passe les plats du bout du bras en détournant la tête. Elle pue des aisselles, mais finit par s’assoir avec eux au dessert. Ils prennent trois cafés. Dans la chambre 6, elle les lave, les rase, les change, avec de vieux falzars de son défunt père. Au petit matin, elle voulait partir avec eux en emportant la caisse.

Après leur sperme, les deux compagnons exprimèrent de sérieuses réserves. La fille aux habits verts plaida sa cause, passant outre les mufleries de Serpe qui chantait l’un après l’aure les couplets de Jean-Gilles mon gendre. Serpe finit par se tourner contre le mur ; au boudin instant, il ronflait. Gina (c’était elle) tenta de l’égayer, sans succès : « J’introduirai la variété dans votre ennui ! » dit-elle.

Un ricanement surgit du matelas :  « T’entends ça Meyer ? Notre ennui ! Henri n’avait ronflé que d’un trou. « Vous n’allez pas me faire le coup de la misogynie ?! » sexe-clama Gina ; il manque une femme, dans votre histoire !

- Laisse-nous crécher 3 jours là sans payer, proposa Serpe en se retourna. Après, on verra. »

Gina répondit avec frayeur qu’elle n’était pas la seule à s’occuper des Trois-Bougnats : que si elle accordait la gratuité, so, frère s’en apercevrait ; qu’au vu de leurs têtes, il avait parlé d’avertir la police. « Fais-toi virer », suggéra Meyer.

- Attends.

Elle descend au rez-de-chaussée, lui lançant un baiser, mais toise Serpe, allongé, avec défiance. Celui-ci détourne la tête : « Après avoir lu tout Miller ! » l’engueule Meyer. - Quoi, « Miller » ? - ...Celui qui s’envoyait toutes les femmes qu’il croisait ! - Je n’ai pas besoin de bouquins pour me faire une opinion.

Ils entendent soudain une violente tambourinade à la porte. Meyer pâlit sous sa barbe et se dirige vers le loquet. Un gros homme obstrue toute l’embrasure. Quand il s’avança, le plancher plia. Serpe lui-même sur son lit ramena ses genoux au menton. Mais le colosse ne semble pas furieux. Il repousse la porte dans son dos. Qu’est-ce qu’elle a ma sœur ? Meyer hoche la tête en avalant sa salive.

Le gros frangin s’est dirigé vers le lit, glisse la main par dessus Henri, la redescendit entre mur et sommier. On entendit un claquement d’interrupteur : le bonhomme a désigné d’un air farce un aérateur qui s’était mis à grésiller : « Ça ne sent pas la rose chez vous ». Il réclama 6000 francs pour sa sœur, plus un pourcentage mensuel. Il écartait les bras d’un air avantageux, de part et d’autre de son bide.

Serpe se leva, commença placidement à se rhabiller. Meyer fit observer à l’autre que ni Serpe ni lui n’avaient le premier sou nécessaire. « À moins, ajouta-t-il, que nous ne vous supprimions, ne vous dévalisions, et ne ravissions votre sœur ». Serpe siffla admirativement : il avait toujours estimé le beau langage. « Comme ça, d’accord » dit le gros frère. De sa poche, que le ventre comprimait, il tira à grand-peine un revolver, qu’il leur tendit.

Serpe rigolait. Il manipulati l’arme sous l’œil ahuri de Meyer lorsque le coup partit. L chemise du colosse se déchira, il s’écroula sans un cri. Il n’y eut pas de sang. La sœur survint, « échevelée, livide », se griffa les joues ; pour quitter la pièce, les deux hommes enjambèrent le corps. Au moment où Serpe passait le pied par-dessus la poitrine de l’obèse, l’œil s’ouvrit fixement sur les pantalons neufs du père mort que le fugitif emportait sur lui. Les deux hommes et la femme ne ralentirent qu’au bord d’un canal. Une péniche rouillée mouillait là. Serpe voulut monter à bord, mais un chien se mit à aboyer férocement. « Passons », dit Meyer – « de toute façon, nous n’aurions pas dépassé la première écluse. Puis il faut du mazout, un permis, toutes sortes de paperasses… - ...je sais, interrompit Serpe.

Tout ttrois marchaient désormais entre le ciel et le rang de peupliers du chemin de halage. Meyer et Serpe serraient très fort les mains de Gina, chacun de leur côté. Ils fixaient la cimes des arbres sans tomber. À la cabane de l’éclusier, ils quittèrent le canal, et par un petut chemin gravillonneux, regagnèrent la route en contrebas. Longtemps ils ont déambulé. Gina parlait, on ne l’écoutait pas.

Serpe a continué de manifester son hostilité à la gent féminine par d’infimes détails de comportement. Puis avec Meyer se sont échangés d’obscurs propos, phrases ébauchées, caramels d’expressions mal dégluties. Puis une scène violente éclata. Meyer et Gina sont partis de leur côté, « pour fonder une famille ». Serpe a ricané lourdement : c’était une fuite. Mais pour arroser la décision prise, qui valait mariage, Meyer et Gina ont disparu derrière un talus hanté de fourmilières, tandis que lui restait en bas, sans rire, à réfléchir.

Il finit par compter les fourmis : Meyer ne romprait jamais. Lui-même, Serpe, croyait avoir rompu. Mais plus il y pensait, plus il avait envie de rire. Il n’était pas assez en colère. Les fourmis qui couraient sur ses jambes l’avaient apaisé. Quand il se sentait dans ces états de sérénité, rien au monde n’eût pu le faire accéder aux délices de l’angoisse ou du déchirement. Il regrettait de n’avoir rien à regretter.

Gina et son compagnon reparurent, époussetant leurs fourmis respectives : ils allaient s’éloigner pour de bon, décision confirmée. Serpe les applaudit : Meyer, grâce à ses diplômes, parviendrait à se refixer, irréversiblement cette fois. Les adieux se scellèrent autour d’une tranche rance de Vache qui Rit – Dieu merci, c’était l’été. Ce bond dans l’absolu serait châtré dès les premiers froids.

Seconde séparation – mais Henri Serpe s’assurait que celui-là, Michel Meyer, ne cesserait de revenir se faire plaindre ou pardonner, tenter ou se faire tenter. Serpe n’en marcha que plus vigoureusement. Il contempla les nouveaux amants qui s’éloignaient sur le versant d’une colline, au sommet de laquelle trônait quelque carcassonnette locale : close, et dominante. Serpe s’en détourna dans l’allégresse,  « enivré à la coupe des orgies éternelle ».

La route s’allongeait, frôlée de part et d’autres par les méandres d’un cours d’au ou par le canal sournoisement tangent, se rapprochant, s’éloignant. Il écouta sur la rivière le bruit d’étrave d’une branche immobile, coincée dans le courant. L’air devint lumineux. S’étant assis, il arracha une touffe d’herbes avec ses racines, qu’il se mit à émietter entre ses souliers neufs : l’odeur des pieds menaçait de percer celle du cuir.

Il n’avait plus pour argent que trois billets, laissés par Meyer avant son départ : la femme avait exigé une plus grosse part pour « Eux-Deux ». Henri marcha, bien contrarié de ne pas savoir exactement où il se trouvait. Il ne pouvait rejoindre le Pas-de-Calais, dont il possédait quelques cartes d’État-Major, que d’ici cinq bonnes semaines de marche.

Il se demanda pourquoi lui, Henri Serpe, avait repris la route : ce n’était en tout cas ni par curiosité, ni par révolte – mais comment se nourrir, une fois les billets épuisés ? Vol, ou prostitution ? à 47 ans ! d’après l’Américain Miller (qu’il prononçait « Miyé »l’avait), il suffisait de demander : l’argent venait tout seul.

Il se récitait des passages où Miller extorquait, dans la plus pure gentillesse, maints dollars à ses victimes consentantes. Or la première âme rencontrée fut une paysanne, poussant deux bidons de lait dans une carriole ; comme il portait des souliers neufs, elle lui rendit son salut sous son foulard. Il se proposa pour pousser la carriole, menant une conversation inodore. Parvenus à la ferme, il obtint une mesure de lait qu’il but sur-le-champ.

Le corps d’Henri, en quartier de lune, l’avait mis à l’abri de toute boulimie – cependant, il sentait que toute faim signifierait immanquablement une diminution de ses facultés intellectuelles : Henri Serpe exigeait de spéculer à vide, c’est-à-dire hélas l’estomac plein – sans compter une tentation grandissante de se confier à toutes ces organisations caritatives, heureusement abstraites et déficientes aussi longtemps qu’il fuirait les agglomérations de quelque importance.

La deuxième rencontre fut celle d’un paysan mâle ; car la campagne grouille de  paysannes et zans qui, derrière chaque buisson, attendant patiemment le vagabond pour l’accompagner en lui fournissant matière à philosopher. C’était un homme râblé. Il refusa de se laisser porter sa fourche pour de l’argent. Il avait peur d’en recevoir un coup, en mémoire de tous les clochards qu’il avait expulsés de sa grange ou de son pailler. Serpe, se retrouvant seul, revit Meyer en son esprit. Peut-être fallait-il vagabonder en été, s’enfermer l’hiver ? Meyer n’avait rien trouvé de mieux que de se rengluer avec une femme, de refermer la porte ; les femmes étaient décidément de vrais pots de colle, ne fût-ce qu’anatomiquement parlant. Il était libre. Il avait faim. Il pensait, pour l’instant. Il mendia, une fois, six francs dix.

Il rencontra un groupe de hippies, dont c’était l’époque. C’était la première fois qu’il en voyait de près. Il leur parla un peu, il leur sembla stupide ; d’autre part, il était vieux. Il n’avait pas beaucoup lu, en dehors de Miller, qu’il prononça Mi-yé. L’un de ces hippies l’aurait bien accepté dans le groupe, mais le fait d’ignorer jusqu’au nom d’Artaud le déconsidéra. Ils étaient donc aussi humains que les autres.

Henri Serpe, hochant la tête, retrouva sa misanthropie. Et il marcha plus loin, mais cette fois, il s’en rendait compte, la nuit tombait. Il dormit dans des roseaux, se réveilla tout courbatu, bouffé aux moustiques, sans avoir vu d’étang. C’est donc la désorganisation qui lui pèse le plus. Il n’ a plus de points de repère, comme une chèvre, ou un enclos. Je ne vais tout de même pas retourner en banlieue !

...S’ils étaient 15 ou 20, femmes comprises, ils referaient Cartouche et Mandrin. c’était un grand malheur que l’État n’eût plus toléré le vagabondage. Pourtant, mendier de porte en porte, marcher ensemble – quel délit ? Ce seraient des hommes mûrs, car ceux de vingt ans lui font peur à présent, aussi peur que lorsqu’il en avait autant lui-même. Il prit cela pour de la philosophie. Henri Serpe soupira très fort et longuement. Cela le fit rire. Devait-il encore longtemps marcher vers la Corrèze ? Il fit un peu de stop, tant qu’il n’était pas encore crasseux. À la fin de cette journée, il se sentit aussi plein de découragement que d’espoir. « Assez réfléchi » se dit-il. « Passons aux choses sérieuses. ».

Il  a chapardé, mendié 7 francs, s’est couché. « Je veux rencontrer des humains, dit-il encore, afin de m’éprouver ».

Des paysans toujours et encore, occupés aux travaux des champs : les uns hersaient, d’autres gaulaient les noix, d’autres taillaient les vignes à contretemps ou repiquaient le riz. Dans tous les chemins creux, devant tous les porches, une multitude d’hommes et de femmes en chapeaux de paille et bottes, portant sur l’épaule fourche, pelle ou tracteur, se dirigeaient en tous sens l’air affairé.

Parfois ils se bousculaient, et se disaient « pardon » en patois. « Il ne sera pas inutile », pensa Henri Serpe, de se procurer auprès d’un cultivateur un agréable sentiment de féconde altérité. Après en avoir écarté de la main deux ou trois, il avisa un cul gonflant un pantalon, qui s’abreuvait à quatre pattes de paysan au bord d’une fontaine paysanne. La chose n’était pas habituelle.

Lorsque l’être se fut relevé, Henri Serpe vit non pas un porc ni un cheval à culotte courte, mais un véritable paysan, qui s’essuyait les moustaches sous son chapeau. « Mon brave... » - commence Henri Serpe à haute voix – mais cette appellation eut sur le terrien l’effet contraire à celui escompté. Crachant par terre et levant le poing, la créature humaine se lança dans un torrent d’imprécations incompréhensibles, qui permit du moins à leur destinataire d’apprécier les sonorités d’un mâle dialecte.

C’était un homme de 55 ans, vêtu de grosse toile bleue. Il portait des sabots propres assez inattendu, et sa braguette des taches de cambouis. De sa bouche mal rasée s’échappaient les derniers effluves mal rincés d’un repas à l’ail. Henri lui demanda si l’eau était bonne. « On boit pas comme des bêtes, nous aut’. J’avais laissé tomber une pièce d’un franc et une grenouille. V’là la pièce, et pis v’là la grenouille. »

Elle s’échappa. « Bordel ! » jure l’homme en se remettant à quatre pattes, « La vache ! C’est vot’faute aussi, vous m’devez 6 francs 80. » Henri se fouilla, en tira 4 de sa poche. Le paysan tourna le dos sans remercier, s’enfonçant le chapeau sur la tête. Henri Serpe fut très déçu de ce contact humain. Il remuait ses derniers francs au fond de sa poche. D’autres paysans se présentèrent, mais il les repoussa doucement.

Il souhaita la nuit. Au village de St-Jean, tous étaient encore aux champs. Ne restait plus que les vieilles et les chiens. Poursuivi par les aboiements de ces derniers, il atteignit le porche de l’église, bâtie en 4832 comme en témoignait la gravure. Il ne fut pas surpris de reconnaître le curé Darguin, surgissant de la nef, toujours aussi rond, toujours joufflu.

« Ils m’ont viré ! » cria Darguin. « Je viens de recevoir, ajouta-t-il, le denier du culte. Tenez ! Ne comptez pas, ne comptez jamais ! » Henri Serpe sentit la bonne humeur renaître, à palperl les substantielles enveloppes. Or une vache seule passait devant l’église, la corde au cou. « Apparemment », dit le curé, « c’est un don. « Mais dans le fabliau, la vache retourne chez son propriétaire en compagnie de celle du prêtre, qui est sa sœur de lait.

« Voici désormais votre vache, in nomine patris...- cela ne se peut pas ! qu’en ferais-je ? »

- Vous parleriez ensemble, avant que de la vendre. Qu’est-il arrivé ? demande Henri. - Mon fils ( Darguin, les yeux au ciel) ces paroissiens-là n’ont à m’offrir que de l’argent – adieu jambons, adieu saucissons ! Adieu, pots de rillons ! Je dois tout acheter.

Henri propose sa vache. « Adieu, dit le curé, ta traite est longue à faire. - C’est cela même, citoyen curé, ces pis sont bien gonflés.

Nous nous réjouirons du succès de l’affaire

Une autre fois.

Darguin lança de loin une bénédiction, tandis qu’en perspective les cornes tressautaient, des deux côté des hanches. Puis il regagna sa cure : il lui restait de quoi se préparer pour le cinéma. Henri Serpe s’enhardit à enfourcher le ruminant. Il aperçut une ferme au toit brun. Le Paysan l’attendait sur le pas de sa porte, 8 francs à la main. Il riait : Henri comprit que pour la deuxième fois, il ne reverrait plus le curé Darguin. Il rendit contre argent la bête.Il avait failli à sa tâche : un voyage sans fin ni solution. Il fuyait avant tout les humoristes. Palpant dans sa poche le Denier du Culte, il se dirigea vers le village suivant, plein d’appétits nouveaux.

*

Serpe avait beaucoup marché. Comme ses hanchez le faisaient souffrir, il s’était taillé un bon bâton. Ses souliers, son odeur et sa barbe lui donnaient à présent une allure extérieure définitive. Irrémédiable. Seule note vive, l’éclat rouge d’un sac à dos dérobé. Malgré une sauvage parcimonie, le ^pécule du curé avait rejoint le souvenir du même.

Henri n’était plus qu’un ventre creux. Il parvint dans une banlieue, à l’endroit précis prend son trottoir, d’un seul côté. Un soldat assis là, le calot dans les mains, tourna sa tête rasée pour voir venir le vagabond. Il semblait attentif et buté. Sur sa poitrine on lisait Mathias Aigle. En se levant il rectifia le pli de son pantalon, et suivit Henri Serpe comme un épi détaché par le coiurant ?

Les premières villas, badigeonnées, dressèrent leur plénipotence. Henri se serait bien douché. Il regardait parfois le soldat par dessus son épaule. Soudain le bas-côté se releva derrière son rebord, formant talus ; là s’ouvrait l’arcade en partie maçonnée d’une ancienne champignonnière. Un arbre avait poussé par là-dessus, disjoignant la voûte de pierre. Une femme en surtout de peintre avait installé là son chevalet ; ses fortes hanches blanches garnissaient un pliant de plein-air. La toile représentait sans complexe un homme nu à quatre pattes sous la voûte, avec une racine dans le cul, ramifiée en bourgeonnements monstrueux, vus comme en transparence. Il tentait de se retourner, griffant la mousse . « Original » dit le soldat. La femme se retourna. Les deux hommes contemplaient la toile, épaule contre épaule. « Je m’appelle Hedna ». Les compagnons semblaient cette fois s’étreindre sous le coup de la peur:Henri Serpe ayant en effet tout replié son corps, sa fente buccale disparaissait de profil entre le menton et son nez.

Le soldat exhibait une rondeur ahurie. Il roulait des yeux. Hedna posa les mains sur ses propres fémurs écartés. Puis elle rangea son matériel avec application : pinceaux, chiffons et tubes. Quand il ne resta plus que la toile et le chevalet : « Rendez-vous utiles dit-elle : transportez-moi ça chez moi ». Le soldat se chargea de tout. Henri flairait le bon coup. Il se fit appeler « Paul Charge ».

« Vous êtes en permission ?

- Oui, mais sans personne à voir. Je ne veux pas non plus retourner à la caserne.

- J’ai des habits civils, proposa Hedna en tournant la clef dans la serrure.

Une avalanche d’aboiements survoltés se déclencha à l’intérieur. « Ici ! Frélis ! » Du haut des marches une voix d’homme rappelait trois énormes clebs. Mathias laissa échapper le chevalet, qui s’effondra sur une échine hurlante et canine. « J’en ai sept ! » cria Hedna. « Plus un mari ! » Ce dernier descendit en renfort :

- Mathias Aigle, dit « Paul Charge ».

- Henri Serpe.

- … (aboiements forcenés)

Hedna haussa le sourcil. Tons montèrent l’escalier intérieur, chiens hurlants compris.

- Stamboul ! Munich ! Vos gueules !

Henri aperçut en montant, coincé dans la poche arrière de Mathias, un portefeuille qui lui sembla confortable pour un appelé. Sur le palier du haut, l’odeur canine devint irrespirable. Hedna montra sur sa droite une pièce jonchée de paille et d’ossements : « Pour nous, c’est à gauche ». Un capharnaüm de toiles peintes et de bibelots croulait sur et sous les tables. Ici, la thérébentine venait presque à bout des puanteurs. Hedna ouvrit une fenêtre ; le mari, « Norbert ! », assujettit un chevalet entre les livres çà et là sur le sol.

 

X

 

Ils vécurent ainsi vingt jours ensemble. Mathias et Serpe dormaient sur un bat-flanc très large, séparés par un traversin en longueur auquel le soldat tenait beaucoup. Le repas se prenait sans manières autour de longs tréteaux grossièrement débarrassés de leurs tubes, flacons et palettes. La chambre de Norbert, au fond du palier, demeurait verrouillés : les chiens n’y avaient pas accès.

Norbert était dessinateur industriel. On entrevoyait parfois un plan inclinable, une « girafe », tout une matériel méticuleusement rangé. C’était le mari qui subvenait aux besoins du ménage ; ses commanditaires n’étaient reçus que dans ce bureau, qui possédait aussi une entrée indépendante, en haut d’un escalier externe. Norbert appelait son atelier « le Sépulcre ». C’est ainsi que vivaient l’homme et la femme, côte à côte. Simplement, Norbert estimait logique de pouvoir perturber le monde d’Hedna, conçu, lui, pour être perturbé. Quant au soldat Paul ou Mathias, il avait acquis au suprême degré, à moins que ce ne fut un don, l’art sacré de ne rien faire. Se gratter méthodiquement le crâne, os par os, pouvait lui prendre dix à vingt-cinq minutes. Après quoi il se curait les ongles ou les dents, l’un n’excluant pas l’autre.

Hedna se lassa un jour de voir Norbert se vautrer sur tous les amas de coussins baptisés « sofas ». « Je n’ai toujours pas de vêtements civils » grommela le soldat. - Tiens c’est vrai, j’avais oublié ». Elle lui avait jeté un vieux pantalon et une veste de défricheur. « Des godasses ?... » La Péri, corniaude de forte taille, lui apporta dans la gueule une paire de grolles acceptables en agitant la queue. « C’est ta pointure » dit Hedna.

« Tu me feras le plaisir de sortir régulièrement cette racaille ». Les chiens dégringolèrent de leurs perchoirs respectifs pour lécher les mains de Mathias. Il les promena, parvenu très loin de sa caserne d’origine. Son pantalon était si vaste que de dos, on aurait cru qu’il avait chié. Dans la rue, les chiens, bondissant et clabaudant, flairaient les caniveaux, les mollets des passants, puis revenaient se frotter contre lui.

Les flics reconnurent les bestiaux d’Hedna. Ils saluèrent Mathias comme un ami de la maison. De ce jour Mathias se montra d’humeur plus égale. Quand il nourrissait les bêtes, l’étage résonnait du happement des crocs. Henri Serpe de son côté refusa de servir de modèle à l’artiste : « Des tableaux de pédé ! pour qu’on me reconnaisse ! » Hedna éclatait de rire : « Ça vous sortirait de l’incognito !

- Détrompez-vous madame, répondait Serpe avec cérémonie. Je n’ai pas toujours été dans l’ombre.

- Vous êtes donc aussi, à votre manière, un déserteur… Ce que j’aimerais, ce serait votre opinion sur mes toiles ; sur leur valeur technique, évidemment, puisque les sujets vous défrisent : formes, couleurs, dessins, contrastes... » Serpe se récusa. Hedna poursuivait, en agitant ses boucles : « Justement ! Il me faut une appréciation pure de tous préjugé. Tenez – le tirant par la manche – celle-ci, très vite, sans réfléchir ? » - son mètre soixante, sa silhouette de sculptrice, n’en imposaient qu’à son Norbert de mari, qui avait pris le pli de l’ignorer le plus possible. Elle considérait avec inquiétude Henri Serpe qui tournait et retournait la toile devant la fenêtre.

Elle n’avait presque jamais vendu, à l’exception de trois ou quatre fantaisies érotiques enlevées par les pédales haut de gamme de la capitale. « Eh bien ? » Henri Serpe reposa charitablement le tableau de chant sur le parquet. Il n’avait vu de tableaux que sur les illustrations du Petit Larousse. L’excommunication de Robert le Pieux. « Quand on a vu un tableau, on les a tous vus ». « Qu’en pensez-vous ? »

Henri Serpe n’en pensait rien. Cerff sodomisé pzr une locomotive. « Alors là non c’est dégueulasse ». Les yeux d’Hedna s’affolèrent. « Je n’y connais rien » - se reprenant - « mais tout le monde aura envie de regarder ». Hedna qui se ressaisit. « Vous voulez gagner de l’oseille ? ...Organisez un enlèvement… - ...vous allez nous aider ? » Ils restent face à face. Norbert sort de son studio, figé, la main sur la poignée de porte, la bouche ouverte. Henri Serpe promet son concours, Norbert achève d’entrer, Hedna replace le Cerff sur les autres, contre le mur. La discussion se poursuit à trois, une volée d’aboiements éclate dans l’escalier.

La porte du bas claqua violemment : Mathias revenait de promenade à chiens, Mathias ferait partie du complot. Ils ont tous préparé l’enlèvement pendant trois semaines. Plusieurs projets furent confrontés. Mathias approuvait tout, à la file, les coudes sur la table, ne levant l’un ou l’autre que pour siffler un litre de 11°5. Il fut prévu d’aménager une petite pièce sans fenêtre, pour une fille d’industriel, « n’importe quelle fille n’importe quel industriel » répète Mathias ; Henri prendrait une autre chambre.

Celle-ci avait un lit, un lavabo, de la lumière. Henri cessa d’assister aux conférences, Hedna relégua ses tableaux, Norbert négligea ses commandes et Mathias ses chiens. Henri s’allongea dans le lit désert de la fille, refuge en sursis, mais il lui fut tenu rigueur de sa réclusion, et les repas s’en ressentirent : une maussaderie générale. Un jour qu’Hedna l’accablait de reproches, il l’interrompit pour demander 400F ; interloquée, elle les lui allongea. Serpe acheta une flûte à bec et travailla sa tablature ; le si bémol déclencha invariablement un hourvari de jappements dans la remise puante où les chiens se morfondaient, désormais, nuit et jour.

Et pas moyen de jouer en sourdine. Avec une flûte à bec. Mathias dans la chambre voisine se réveillait en jurant et tapait du poing dans le mur. Henri Serpe s’arrêtait de jouer mais continuait à penser. À présent qu’il s’était habitué au confort, nourri, logé, son ancien séjour sur le Terrain Vague lui semble bien misérable. Il avait pourtant tenu deux ans. Deux ans de boue et de poussière de saison, en compagnie le samedi des clients de la Boîte Nikkei, dont le nouveau propriétaire avait flegmatiquement conservé l’enseigne. Il regrettait sa chèvre, et jusqu’à son odeur qu’il retrouvait intacte en lui trayant le pis. Jadis il en avait élevé dans le Queyras, où il s’était construit un abri de poutres et de pierres. Il avait aussi (quel passé!) conduit des camionnettes d’endives Tourcoing-Napoli, avec plein de citrons pour le retour ; un jour deux tonnes avaient pourri sous le soleil : plage de la Giovanna, presso a Sorrente. Viré.

Trois mois dans un refuge éphémère à Salerne (Casa dei Vagabondi) Serpe s’était converti camariere (garçon de café) au noir dans la région de Bénévent ; de temps en temps, affublé d’une casquette, il remplaçait un certain Beppo à la porte du Valera. Nostalgie du roulage de tables à trois pieds sur la terrasse, aux premiers rayons piquants du soleil. Il jargonnait plus ou moins le dialecte… Quant à la fille à enlever, brusque retour à la réalité présente, elle n’avait que neuf ans. Il s’agissait de la kidnapper à la sotie des classes, ou plutôt – à la correspondance de tramway.

On la transporterait dans la chambre sans fenêtre, par l’escalier montant directement du garage. Ça ne marchera jamais pense Henri, de toute façon, je serai loin. Il pensa au petit garçon qu’il avait eu en Italie : Italo, justement. Il aurait cinq ans. Il avait fallu se marier, faire transmettre les documents par le consulat. Il avait pris en gérance, avec son épouse, une petite boîte de plage, à Termoli.

Mais peu après l’accouchement, Francesca s’était mise à boire, ^pour entraîner la clientèle disait-elle. Tu sais bien que je ne finis jamais les verres ! Elle les remplissait souvent. Serpe avait bu à son tour. Quelques ivrogneries, des querelles avec la police, Il Superbo avait dû fermer huit jours. Henri s’était enfui, là-bas en Italie, bourré comme un bénédictin, on l’avait retrouvé entre les poubelles de Chieti.

L’argent de reste avait permis de le rapatrier. C’est à la suite de ce bref épisode conjugal qu’Henri Serpe, après un dernier séjour en détention, avait convaincu un leveur du Queyras de lui confier ses chèvres. À ce moment,des coups violents ébranlèrent la cloison. Presque aussitôt surgissait Mathias : « Tu sais l’heure qu’il est, feignasse?!

«  …Trois heures, qu’on a passé à discuter, pendant que Monsieur nous casse les couilles avec sa flûte !

« ...On pourrait roupiller, maintenant ? » Henri Serpe replaça posément l’instrument dans son étui, après l’avoir consciencieusement écouvillonné. Les chiens lancèrent un dernier jappement, puis se turent. Mathias avait rageusement éteint la lumière. Henri s’allongea dans l’obscurité. Bien sûr, il repartirait. Pour la première fois cependant, il n’éprouvait aucune exaltation.

Son encoconnement prolongé lui avait révélé une lassitude, une fragilité extrêmes. La faille s’était rouverte ; il en avait une prescience obscure. Cette enfant qu’on enlèverait, ce serait lui. S’évader… Plus tard, se souvenant à tout jamais de sa séquestration, la fille vagabonderait sans trêve. Poour lui, Henri Serpe, la cavale avait commencé juste après sa naissance.

Il se remettait à penser. Celui qui attend la quarantaine pour réfléchir est en danger de mort. Mais il ne voulait plus errer le long des routes, ni tomber d’épuisement dans le fossé, nourri de touffes d’herbes, puant, morveux. La piètre nature du clochardisme se dressait au bout de ses semelles comme un vieux spectre haillonneux.

Norbert s’était procuré un revolver, Hedna un ouvrage de psychologie de l’enfant. Elle peignit en deux jours un Henri Serpe à la croisée des chemins. « Vous nous quittez ? avait-elle lancé, je vais vous peindre ! » Sur une toile, en gris et bleu, Hedna représenta, debout comme un cylindre, Henri Serpe en costume de ville, un bouquet à la main. De chaque pied partait un chemin. Le tout léché, du sommet du melon à la pointe des souliers. Seul celui de droite laissait percer trois orteils turgescents ; le lacet traînait sur le sol comme un serpent gorgé de suc. Hedna signa juste au bas de ce pied. Henri ne pourrait jamais emporter ce format (23 sur 1m20). De toute façon il était immortel, désormais.

Mathias n’avait presque pas réagi : jamais Henri ne s’était proposé pour le relayer dans ses fonctions canines, et le déserteur lui en gardait rancune. Cependant approchait la date fatidique. Serpe ne voulait dénoncer personne, bien que la prise d’otage, qu’il avait pourtant suggérée, suscitât en lui une profonde répugnance. Il voulait fuir. Il accepterait seulement quatre billets supplémentaires, à titre de chantage, avant de reprendre la route.

Pris de faim, il se rendit à la cuisine où il dévora, en pleine nuit, une cuisse de poulet à la mayonnaise. «Je mange, pensait-il, je demande de l’argent. Mais je veux rester honnête. Or, le seul moyen de subsister. La première amoureuse venue me comprendrait. » Il rassembla dans un sac à dos les chaussettes et les slips dont Norbert ne voulait plus. Un savon neuf.

En passant devant la porte, il buta sur une chienne qui se mit à gueuler. Mathias frappa du poing contre le mur, celui des chiens, puis se rendormit. Serpe renonça aux billets supplémentaires, à titre de chantage, sortit dans la rue et gagna les champs. Il vagabonderait quatre ou cinq jours, pour bien se remémorer l’inconfort et se fortifier dans ses résolutions. Puis il chercherait à revoir Meyer, Gina, l’abbé Darguin.

 

X

 

Ce fut Gina qui vint lui ouvrir. Il ne souvenait pas qu’elle fût si petite. Elle maintenait la porte entrebâillée par une chaîne. De sa voix la plus aigre elle balança vers l’intérieur : « Henri Serpe ! »

- Miller ?

- Serpe !

- Fais entrer ! »

La porte devait se refermer pour se rouvrir, et déjà il tournait le dos.

« Tu te décides ? »

Meyer sortait des toilettes en se rebraguettant. Comme son ami survenait ainsi, épuisé par le jeûne et la forte pente, il fut en premier lieu nourri. Le couple l’observait, tous deux muets, debout, sans fard ni coup de peigne. Serpe mangeait en observant : Meyer était devenu glabre, sa mâchoire semblait aligner une série de boules totalement dépourvues d’harmonie ; il avait reconstitué, avec une autre, son ménage de la « Rue des Acacias. Demeurait pourtant un espoir, puisque nul moutard ne s’annonçait.

Meyer-le-Glabre intercepta le regard de son ami sur le ventre de sa femelle, ex-fille d’auberge : « Tu ne seras pas déçu ». Serpe répondit « Qu’est-ce que tu veux que ça me foute ». Ses yeux repassèrent sur ses hôtes contraints : les deux en robe de chambre, avec des yeux de mauvaise nuit, sous le lustre pendant. Il demanda où était la fenêtre, s’y dirigea en s’essuyant la bouche : cela donnait sur le vide, au-dessus de (telle) vallée. « Nous sommes bâtis sur roc, expliqua Meyer ; nous avons même une deuxième fenêtre » - sans blague… Celle-ci donnait sur un ravin moins creux, et la succession des rampes d’accès, que l’arrivant matinal reconnaissait aussi, conservait ces calades serrées debout de petits galets. « Je me suis percé la semelle sur votre foutu chemin. Où est ma chambre ? 

- Par ici, grinça la femme.

- Je me laisserai repousser ma barbe, grommela le Meyer.

- Le parfait amour, siffla Gina. Revenue debout dans la grand-salle, elle inclinait sa tête de fouine sur un bol de thé aigre, qu’elle remporta avec elle. « Tu dois faire ton trou mon vieux », conseillait Meyer en accompagnant son hôte, qui se sentait gagné par un improbable ravissement ; de cet homme et de cette femme semblait émaner une honte somme toute réconfortante. Il poussa même jusqu’à la confiance, la cinquantaine reprenant volontiers la vie au point d’incertitude où l’a laissée l’adolescence. Il était passé de l’une à l’autre, sans transition.

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