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GARDIEN STAGIAIRE

 

 

C O L L I G N O N

 

G A R D I E N S T A G I A I R E

 

À Enki Bilal, auteur de «Bunker Palace Hotel »

 

 

Radôme : (de »radar » et « dôme » : Voûte transparente à énergie électromagnétique, destiné à protéger une antenne de télécommunication contre les intempéries

 

Le radôme fut construit pour protéger l’une des premières antennes de télécommunications par satellite. La première liaison fut effectuée le 9 juin 1961. Inutile aujourd’hui de recourir à cette énorme sphère blanche : des antennes paraboliques sont implantées sur le plateau d’Hermès où je vis. Mais le radôme a subsisté ; nous l’avons adopté malgré nos résistances. Il est à lui tout seul un paysage, on y projette des éruptions, des cosmologies. Son globe contiendrait l’Arc de Triomphe. On vend des chocolats-radômes, tout blancs, dans les pâtisseries. Au début, c’est vrai : la population protestait. À présent le pénitencier fait vivre toute la lande d’Arbor, et les confiseries à la gnôle, à la crème ou creuses, consolident les soldes sans éclat des gardes.

Plus loin au-delà des clôtures du lac de barrage (ça n’a aucun rapport), le soleil est glacé sur les rocs, une permanente criaillerie d’oiseaux prédateurs. En fin de journée ça devient intenable. Le STAGIAIRE a grimpé le fin sentier juste distinct dans l’herbe, et levant les yeux voit au-dessus de lui la sphère surplombante, immaculée, désormais carcérale, du radôme converti : non plus « capteur d’infini » mais signe et repère d’enfermement. Œuf surprise, bombant ses casemates, guettes et logements de gardes, tandis qu’en contrebas disséminés parmi les buissons plats s’étendent les préfabriqués (écoles, un peu de tout, à racheter). Ici s’abolissent toutes perspectives, il a rejoint ses obscurs collègues, battant la semelle sur la neige rase.

Mains dans les poches, bonnets noirs et cache-cols. Ils toussent, pleins de gnôle ou sans ; toux grasses, ou sèches, ou caverneuses ; enchaînés dirait-on par plaques de cinq ou six… Juste émergé des brouillards du chemin, j’ignore encore (car c’est moi) ce que je dois faire, mais je sais que je n’y ferai. Belle et nouvelle contrée. Granit, habitants fiers dit la notice (maquis décimés, combats d’Hercos en 44 et fusillade de St-Dours dite erreur d’épuration ou Massacre de la noce, ni documents ni preuves, ola ènndaksi, « tout est en ordre ». La Centrale est pleine et les gardiens aussi, et pas au chocolat-liqueur. Frappant le sol à 7h25 parlant de la guerre. Mobilisés sur poste « on ne va pas se faire poignarder dans le dos ». Je vous fais visiter la prison maintenant que je connais : dans la boule blanche, les salles de conférences. Projections vidéo et tout. Les miradors tout autour, décor, bidon, jamais personne dessus. Sinon comme partout ailleurs, Bretagne, Limoges, Krougne-en-Bèze. En tout cas c’est mixte. Enfin c’était : tout le monde bien surveillé, séparé, brimé, les femmes en haut sous la boule, les hommes en bas sur la pente. C’est dur pour les hommes. « Au moins les hommes vous foutent la paix » - les femmes s’arrangent toujours. Pas d’évasions, pas de jonctions, ni en montant, ni en redescendant – vous voyez ça d’ici, baiser dans les cellules ? des cellules reproductrices ? celle-là je l’ai répétée à tout le monde, c’est comme ça que j’ai failli être populaire, puis on m’a remballé « tu fais chier t’es pas là pour rigoler » - Là : CENTRE DE RÉÉDUCATION FERMÉ D’HEMNÈS (CRÉFEM) en tout cas c’est mal chauffé.

Pour punir un peu, pour que ce soit bien rude, roboratif, rééducatif – rappel question mixité : seulement dans les ateliers. Autrement chacun chez soi, en haut, en bas, verrous, alarmes. Effectivement des viols. Enfin : un viol ; trois jours après, les gonzesses envoyaient une expédition punitive, elles en ont chopé un au hasard la copine aussi elle a morflé par hasard elles ont coupé les couilles et le reste on entendait le mec gueuler, elles ont rapporté le paquet sur un plateau dans leur quartier, ça hurlait de joie elles se sont gouinées toute la nuit, y a pas eu un gardien pour bouger – depuis plus de viols, terminé, basta – méfiance, abstinence, mais je n’y crois pas : il doit bien y avoir des ponts, des tunnels ? ...la chaufferie par exemple, en évitant les gaines avariées…

Toujours les nonnes qui fabriquent des cierges, toujours les moines le fromage ou la gnôle. Icion ne fabrique rien. Juste des bricoles, des exercices pour reconstruire l’esprit. Je viens d’arriver je ne me mêle trop de rien, on m’a nommé là, maintenant que je n’y suis plus, c’est juste pour vous faire visiter la prison. D’abord expliquer comment j’ai abouti là. Devant la prison. Moi je suis de Ripoll, vous savez, la Catalogne, tout en bas (son cloître, son monastère) (le Centre Fermé, en France, vous ne le trouverez pas sur la carte ; mais les deux pays travaillent la mano en la mano.

Et précisément ce jour-là, où on n’attend plus que moi, grève à la RENFA (Red naciolan de los Ferrocarriles Españoles, - ¡Todos en lucha! - bien bloqués, les trains, pour des points de carrière ou Dieu sait quels aménagements d’horaires - “sans faute au Centre le (tant) à 7h 20” en grand sur la falaise. Je n’aijamais fait de rencontres.”Ma vie en fut qu’une successions de rencontres” - tu parles ! une succession de rendez-vousarrachés de haute main ! “J’ai eu de la chance” bien planifiée, la chance ! À d’autres ! ¡ cuentaselo a tu abuela ! Juste le 6 novembre j’ai croisé un Portugais, motard, on en s’est plus revus, vous pensez… Il s’arrête place de la Gare pour me demander sa route en portugais (de toute façon, si tu ne parles pas le caralan on t’envoie chier), je lui ressors trois quatre expressions d’Assimil on commence à parler, il me prend en croupe et ça tourne et ça vire, l’un portant l’autre sur la Nacional cien cincuenta y dos, falaise à droite, à pic à gauche.

La physique moi je n’y crois pas. Non plus. Le coup de la “force centrifuge” ou “ pète” à moto, bidon. Que les avions tiennent en l’air si ça leur chante ; un jour on finira bien par s’en apercevoir, que c’est bidon, ce jourlà les zincs se casseront la gueule avec des mecs dedans et le bon sens sera enfin rétabli. Je reste raide sur la selle comme un cierge, la Bugazzi à 30° tout ce que je vois c’est qu’à me laisser pencher dans l’axe comme il n’arrête pas de hurler on va se viander comme deux ronds de flan deixe-se ir ! qu’il me gueule “laisse-toi aller !” - c’est quoi exactement “se laisser aller” ? Trois camions à la file nous dévalent dessus, les baraques en contrebas 3 – 400 m au fond à gauche, et partout : COTO DE CAZA – COTO DE CAZA – qu’est-ce qu’on peut bien chasser là-dessus, ça monte, ça tord, le trou à gauche encore heureux falaise à droite je bande sur son dos c’est réflexe, il me dit “ma gonzesse est comme toi, plus je me penche plus elle est raide on va se tuer qu’elle dit” je braille “Elle a raison”, le vent pleine poire, le Portos ferme sa gueule.

Moi c’est l’ordre, que j’aime. La logique. Ni la physique, ni les maths, ce défi au bon sens (moins par moins donne plus et autres balivernes - pas besoin de ça pour « faire gardien », reçu 100e et dernier sur 330). Le motard freine en plein lacet : là-bas c’est son village, au bout du zigzag blanc qui plonge dans le crépuscule : « Demain faudra que je tronçonne de l’autre côté » - je m’aperçois que j’avais sa tronçonneuse au cul attachée de biais – ce qui tombe ici ne remonte pas dit-il. Ce sont des amis qui le logent. Je dois attendre ici pour l’autobus du soir, « un peu plus haut dans le virage ». Il commence sa descente frein moteur à bloc (plus le moteur tourne, plus ça freine…) - puis je me recule sous le surplomb, et à mi-gouffre au fond je vois son gros œil qui s’allume plein phare – à gauche, à droite, de plus en plus mince et profond.

J’ai attendu le bus 40 minutes, c’est long, quand la nuit remonte vous lécher les pieds – il ne s’est arrêté que pour moi - « vous n’avez pas vu le panneau ? » - 10m² de gravier cinquante mètres plus haut, je ne pouvais pas le savoir. La route se creuse, quatre vieilles sur les banquettes de flanc se grognent des conneries de vieilles en sautant dans la ferraille. Je me lève, me rassois, titube d’un bras de fauteuil à l’autre en me donnant des airs de vomir et me laisse tomber sur le siège défoncé derrière le chauffeur. Les vieilles coriaces me remarquent à peine. J’entends dans les cris de tôle que

les hommes ça ne vit pas vieux, que ça ne tient pas la route - 70Km/h en montée – faudrait arriver pour la soupe qu’est-ce qu’il fout il se traîne ¡ se está arrastrando ! je dégueule DÉFENSE DE PARLER AU CHAUFFEUR – SE PROHÍBE DE HABLAR CON EL CONDUCTOR – je me retourne en m’essuyant les lèvres « Quand est-ce qu’on arrive à Hemmes » - je prononce [émèss] – et la vieille en noir la plus proche me demande quelle langue parlez-vous à la fin c’est un sabir d’espagnol et de catalan, mâtiné d’italo-galicien car je ne connais pas de langue à proprement parler, juste quelques fragments de dialectes pour épater la galerie – para impresionar a la galería.

Mon motard mousquetaire sera demain matin sur l’autre versant à tronçonner ses arbres. J’ai replacé ma main sur mon estomac, refait le geste de boire, elles m’ont toutes regardé en haussant les épaules et le car virait toujours – c’est un clown / es un original riz safran crevettes y más de gambas ma vieille me fait une proposition : tengo une habitación para alquilar – chambre à louer : micro-ondes plaques électriques mini-four cafetière lava et sèche-linge, vaisselles et ustensiles – génial je dis es genial ce n’est pas très idiomatique. Son prix me convient, elle ne parle plus recroquevillée sur son loyer calculé au plus juste gagnant/gagnant meilleur rapport qualité prix « Cherche étudiant type européen posé, aisé, visites non admises ». « Il ne faudra pas faire de bruit j’habite avec ma sœur vous serez juste au-dessus de chez nous » ça promet.

J’espère baiser les deux sœurs on m’a déjà fait le coup (la mère, la fille effacée chat coupé vieilles peaux tavelées) mais je n’escompte rien ne rien calculer, juste le tant par mois.Mon motocycliste à cette heure-ci mange du riz andalúz avant d’aller au lit la tronçonneuse dans l’allée le nez dans l’oreiller chacun son métier y las vacas ( ¿ estarán bien custodiadas ? ) - « seront bien gardées » - ça m’étonnerait – surtout les espagnoles. Je ne reverrai plus la tronçonneuse. La logeuse apprécie mon métier, mes revenus, la garantie de l’ordre public. « Dames 65 ans réputation intacte ch. Messieurs âge en rapport p[as] s[érieux] s [‘] a[bstenir] » - où dormir ? Pas d’hôtel à Hemmes, je devrais me couper les cheveux (brushing, extension, coloration) – j’oublie tout c’est ma vie qui s’avance GARDIEN STAGIAIRE.

La vieille et moi descendons mon bagage entre les jambes à l’entrée du plateau. L’autocar ferraillant disparaît tout gonflé de veuves avec deux gouttes de sang arrière dans le brouillard cochon castré qui se carapate après le coup de bistouc. Ma vieille en noir trace devant elle un huit horizontal en énumérant des lieux-dits chuintants correspondant à un itinéraire. L’autocar public repasse à vide sans s’arrêter. Il repasse mi-plein pour charger ici. C’est absurde. Épuisant. Je m’en fous. Elle se tait, passe devant, quatre cents mètres dans la brume et voici la maison très étroite avec son réverbère tremblant et son sapin qui pique la lune au ciel par là-dessus. « Le sapin donne juste à votre étage ça fera moins seul ».

C’est la sœur qui m’ouvre avec son doigt crochu, me scrute jusqu’aux tifs et tourne le dos pour se recaler dans le fauteuil pelé, même voix même accent : pas de jeunes filles, pas de bordel (¡ no ruido ! ¡ no batahP ola!)- ni vacarme, « et vous ferez attention de ne pas faire craquer le parquet » - ici : pas d’hôtel ; c’est les vieilles, ou le trottoir. Les sœurs Bandini. Des Corses en Catalogne, on aura tout vu – pas de crucifix dans l’escalier, toujours ça. Sitôt que j’ai fait trois pas pied nu sur faux plafond, j’entends râler comme si j’y étais il fait exprès je ne respire plus je n’écris plus ça fait du bruit sans desserrer les dents pas une miette à terre et pisse en biais sans tirer la chasse et me couche à 9h45.

Deux ampoules 40watts, l’une au plafond l’autre au chevet des occasions comme ça on les regrette toute sa vie – faudra vous couper les cheveux je me recoiffe raie au centre tifs tirés rien envie d’autre avec la main. Le lendemain service de première nuit c’est dortoir avec tente au milieu, ciel-de-lit courtines, le pion qu’on voit se déshabiller (c’est moi) en ombre chinoise, 10h 10 couvre-feu ; je me suis assis bien innocent au petit bureau sous tente, relu le règlement , dix minutes de Schiller dans le texte, déloquage raide sans « ralenti strip-tease » - oublié d’éteindre la lampe merde et merde. Partout autour de moi de grands corps sales virils. À ma gauche calme plat, six lits à droite que j’entends tirer à touche-touche en d’effroyables grincements j’aimerais penser que c’est autre chose non c’est bien ça, le rythme est bon, jeune et vigoureux façon couilles rabattues c’est mieux côté filles je le jure je le jure – intervenir ? prendre des risques ça me la ratatine,les têtes de lit qui cogne au mur comme des bélier ça béline ferme.

J’aimerais les rejoindre. Mes larmes montent. La pire destructuration consiste à se persuader qu’on pense autre chose que ce qu’on pense. La psychanalyse je me le récite en boucle consiste à ne pas voir ce qui existe et à voir ce qui n’existe pas. Je te transformerai dit l’amante – à une femme jamais je n’eus l’impression de donner quoi que ce soit.

La femme part si loin si haut que tu le vois bien, qu’elle est seule. Que tu es seul. L’homme est avec toi. En toi. La femme se sert de toi pour rester seule. Sous ma tente j’ai pleuré sans vraiment savoir pourquoi. Les prisonniers avaient de la chance, les filles, là-bas, de même, par-delà trois salles et six cloisons. Ne pas s’attendrir. Ne pas s’aigrir. Depuis toujours je m’abandonne aux deux. Ce soir je m’endors à l‘horizontale, dans un coin de drap, gorge stricte. J’ignore ce qui coule sur mon visage – cruelle nature. Dans huit semaines mes gars vogueront au large de Valdivia (Republica Argentina)- « la rééducation par la marine en bois », pas de femme à bord, couplets gueulés dans la tempête, pureté du large, loin d’ici, qui est Galère en pleine terre.

Ils escaladeront les mâts et s’enculeront dans les hamacs, en quête d’équilibre.

La nuit qui suit j’explore la cour intérieure de l’établissement, quatre étages aveugles au-dessus de moi. J’ouvre la porte de la chapelle désaffectée avec mon passe – tandis que sous la lune dans mon dos mes prisonniers rapprochent à grand fracas leurs putains de lits dans leur putain de dortoir. Je referme sur moi le battant du portail. En rêve à l’harmonium à l’angle du transept où rôde l’écho des ogives : tremblant d’être découvert, viré, tout autour de moi la pierre s’emplit d’harmonie comme un grand ventricule. Lorsque tout est fini je gagne au jugé la porte de la sacristie, en vérité Dieu m’agrippe l’épaule, mon dos se pourrit d’horreur, mon cri bute en fond de gorge, ni le rêve ni Dieu ne s’achèvent jamais.

Je ne me souviens plus si dans le rêve je fermais ou non les portes en prévision d’une retraite stratégique – jamais je ne l’ai poursuivi au point où me voici ce soir, bien éveillé, avant le dénouement : une ouverture dans le mur du fond donne sur la sacristie aux grandes penderies où bâillent les aubes empesées, sans têtes, surmontées d’impostes pâles et rectangulaires – je pousse d’autres portes dans bien d’autres pièces, poussé dans le dos par le vide. Je vois dans celle-ci des amas de tissus froissés. J’entends de loin une conversation très floue de femmes, et dans l’ultime salle où je me suis glissé ce sont distinctement les sœurs juste derrière cette porte devant moi, dont l’ouverture inopinée au moindre froissement de ma part me piégerait en vêtements de nuit – les sœurs, ce soir, ont oublié de s’enfermer, négligé leur clôture, dont j’ai abusé, compromis, engoncé comme je suis dans leurs murs, en possibilité de tout subir en mes humiliations. Sœurs qui s’entretiennent de lessives ou d’oraisons, parlant comme on prie, en ces lieux où nulle ne s’exprime que ce ne soit qu’en Dieu. Prenez pitié de moi tandis que je décrois, frémissant de m’être imaginé Dieu sait quelle débauche de ces femmes posées sereines au cœur des nuits, sans plus de séparation que cette mince porte d’enfer ; et quatre pièces à retraverser vides dans mon dos, je me paralyse, hagard, priant.

Je me souviens d’avoir franchi à reculons portes et vantaux jusqu’à cette chapelle obscure que j’ai refermée, devant moi, sans un murmure.Le parfum progressif d’encaustique m’eût guidé sans retour, si j’avais poursuivi, jusqu’à cet atelier où frémissait la potence à mèches trempée dans la cire ,le doux écoulement de la louche d’arrosage. Ou bien j’aurais surpris derrière une cloison les chos d’une prise de voile, bouffées d’orgues, versets et répons latins. J’entendis un matin à Civray, dans l’hôtel où je logeai à 6 heures en été, l’ultime gémissement, sourd, guttural et glaçant d’un assouvissement solitaire de fille. Glaçant parce qu’il m’excluait, parce qu’il m’expulsait. La serveuse sortit, svelte, souriante et pure, délicatement penchée sur les plateaux et les sous-plats d’argent, le liséré du slip dessiné sur la peau blanche, les gros doigts pleins de mouille.

...Je l’aurais surprise agenouillé baisant sa main tombée répétant je vous aime pour la vie entière je vous aime vivant les paroxysmes de l’agonie puis en elle j’aurais enfoui ma face entière à m’en coller cils et paupières. Nous aurions fui le plus au sud des îles d’Italie jusqu’aux Sporades ? Elle aurait rabattu vers moi toutes les filles Ça n’existe pas ça n’existe pas disent-elles. Prétendent-elles. Nulle douleur plus irrémédiable que de sonder une femme en son point d’origine, seule de nous autres à ne rien désirer que soi-même. Haussé sur la pointe des pieds dans la chambre où j’étais parvenu après l’enfilade des pièces vides, j’aurais aperçu par l’imposte vitrée le vaste dortoir des nonnes, avec le haut dais blanc de la maîtresse interne.

Mais loin de s’y enfouir comme aurait fait tout homme équilibré, la surveillante se fût livrée avec toutes à ces plaisirs interdits qui font du mâle une absence désirée. Je rapprochai ce songe par la suite, calfeutré dans mon abri, d’un office religieux où les laïcs, tassé en contrebas d’un contrefort en bois, pouvaient apercevoir en profils perdus les rugbystiques Cisterciennes, autant d’échines inclinées au rythme d’une litanie, dont les voix pure avaient submergé de honte mes imaginations morbides. Un visage parfois se détournait vers nous, près ou loin, comme des moutonnements d’écume : les yeux fuyants, malsains, les joues rougeaudes ou blettes déclinant tous les degrés d’un désir indécis étendu à tous, tout homme que j’étais ; jamais en vérité, dans nulle étreinte ou nuls préliminaires, même précis jusqu’à l’exhibition, je n’avais perçu ni authentifier à ce point le désir féminin, d’en être assuré, d’y croire, comme en cette prise de voile – c’en était une en effet, mais hantée. Je me suis vu aussi confiné en quelque sombre arrière-fond de lingerie, sous les coups de bélier de soixante nonnes lubrifiées, chacune ayant prétexte à repasser en lingerie,jusqu’à la Mère Supérieure qui tantôt dans mes délires chevauchait en selle ou ameutait les flics. Risibles blasphèmes où me couvraient les blâmes autant que les cons. Ajouter ces rendez-vous que nos prenions, Sœur Camille et moi, sur ce raidillon encaissé où donnait en douce un portillon de bois. Elle attendait debout près de sa bicyclette, coiffe baissée, et nous nous serrions fort des épaules aux coudes ; souvent je respirais la pulpe de ses doigts, pensant défaillir.

À présent nos jurys connaissent à nouveau d’affaires ecclésiales et nous aurions risqué très gros. Cette nuit-là, sous la clôture, tout souffrait, je suis revenu sur chacun de mes pas, suffoquant de bonheur. Le lendemain j’eus les verrous tirés, rien d’autre les autres nuits, semblable étourderie ne se présenta plus. Je suis aujourd’hui allongé sous mes draps. À l’autre bout du dortoir d’hommes où jamais les lits ne se sont attirés vers l’autre, un dingue pousse un cri de coq à cinq heures du matin et se prend une godasse en pleine gueule. À six heures vingt tapantes, je me rue le premier aux cuvettes, deux rangs qui se tournent le dos : décrassage dare-dare, bouillante, glacée.

Huit minutes. Comment font-ils. Je me passe la main sous la braguette en pliant les cuisses, m’inonde le cul du pyjama. Je suis bien le seul. Mon transistor en équilibre sous le miroir, musique arabe à font – mmechoua – solitude Abdelhalim Hafiz. Vol de pantoufles, des belles, des fourrées ; pied nus sur le carrelage trempé – j’espionne les pieds – larron identifié – la nuit suivante à pas de loups passées les enculades je me les récupère – les pantoufles – à 6h 33 le transistor en pleine tempe – il est mort – moi ça va. Toujours dernier de toilette. Ma chambre en ville plus question : le bruit de ma respiration empêche les filles Bacchiotti de dormir ; et l’encaustique de l’escalier me nique les sinus. Les deux vieilles coincent comme des momies – natron, goudron, viscères – je reste en dortoir.

Claquemuré sous les draps dès 9h30, les pouces aux oreilles – c’est mieux chez les filles, merde, couvent ou pas. Enfant je m’endormais sous les filles qui pissent,  mes veines fendues en long. J’imaginais ça. Autre chose que toutes ces bitailleries d’ados. Ici les défis sont premièrement de se faire accepter par les hommes, secondairement par les filles, je pleure dans le noir en serrant les dents je ne veux pas être homo je refuse je refuse ce rejet qu’elles m’imposent. Il est quatre heures le dingue pousse le cri du coq et se ramasse trois tatanes ça vise mieux. Je vais l’engueuler fou fétal se ratatine sous le drap il rit ou sanglote ici t’es chez les loufs c’est tout ce qu’ils savent me dire les gardes, chez le filles sûr que c’est plus calme.

Plus beau.

Les mecs tu leur parles religion ils répondent on n’est pas des pédés.

La cantine est mixte, la Cheffe grogne comme un ours. Nadia Kovaltchik. Nous mangeons côte à côte au réfectoire annexe. Neige et beau temps, administration, elle aspire sa soupe, parois vertes repeintes à frais ça résonne à mort personne ne lui a donc appris à bouffer proprement et pas la cuiller en travers comme un gosse ? j’en ai mal aux joues tellement ça me crispe la gueule. Après la crème dessert on se lève elle se détache de la ceinture une clef de son trousseau de taulière : « Clef d’atelier – pour toi » - pas trop tôt – Réinsertion Par le Travail – je l’ai suivie deux jours après bâtiment D : les dingues attachés trois par trois quatre à quatre tous laids hommes et femmes assommés sommeillants.

Du haut des mezzanines la Kovaltchik veille sur tous. Un jour de garde un jour de RPT rien de précis. Verrocchio, Bellini : jamais entendu parler. Leurs yeux vides. Je leur parle comme à tant d’autres. « Recopiez les modèles ! » On me dit que j’ôte la liberté.

Justement. Ils osent montrer leurs reproductions. Je t’en foutrais de l’expression libre. Maniérisme, Égypte ancienne, Rembrandt. Mes fous qui sourient. Sans quitter sa mezzanine la Kovaltchik les fait chanter. Danser. Toute la chiourme. En rythme et dans les effluves. Voix souple et grave, nasale ; métallique. Leur odeur âcre.

NOTE DE SERVICE

détartrage douches – URGENCE – l’hiver est infini, moisissure du gymnase. Kovaltchik, svelte et droite sur la mezzanine, knout à l ‘aisselle, manche en bois de cormier. Éducation, répression ? 1960 dernier cri,  boîte à dingues sauce Pinel (Philippe) « premier à considérer les fous comme de véritables malades. Il créa les premiers asiles. Fondateur de la psychiatrie moderne. D’abord on fournit des planches et des punaises, des pinces. Mais c’est fini. Comme les viols. Les détenus sainement nourris, en abondance. Douche tiède et savon à volonté. Tout le monde signe ses œuvres.

De leur vrai nom ou d’un autre : des humains traités comme des humains. Une femme, une prisonnière, attire mon attention (Kovaltchik cependant, la gardienne, bouclée, svelte, présentant mieux (malgré la soupe qu’elle aspire) – Salvadora, c’est son nom, moyennement atteinte, grand front, les yeux attendris la mèche relevée.

Je l’aime si je veux car nul n’est amoureux Seigneur s’il ne veut aimer Burrhus à Néron peut-on libérer Salvadora la direction élude. Je loge à présentBloc Six, murs camouflés kaki (interminable hiver, noir et froid 13° dans la chambre. Les yeux bruns de les collègues trahissent une commune origine. Je suis détenu dans l’éternité. Qui a besoin de moi ? Dans la salle mixte je n’ai d’yeux que pour Salvadora. Sous les plafonniers les déliquescents lisent courbés avec application. Pour peu que deux d’entre eux se rapprochent la Kovaltchik ou moi-même à demi-soulevés de nos sièges leur intimons l’ordre de se taire.

Si c’est Kovaltchik je reprends la parole après elle. Parmi les punis le plus brun s’appelle Eilath. Les autres gardes que moi – vivent en ménage dans leur cube. Un matin je suis sorti par temps froid. Je guette en ville au droit d’une porte plein cintre, entre la rue de Hemmes et l’ouest. À six heures il fait noir une herse remonte dans l’épaisseur du mur et tout un flot de cyclistes s’écoule, vareuses, casquettes, sacoches sous le cul, Eilath est engagé facteur viré d’ici, ou bien – promu d’office ? je ne suis pas amoureux je dis « mon cœur » comme on dit « dieu » commodité de langue. Si la télé de l’internat salle basse diffuse championnat patinage il memonte deslarmes à voir ces duos si uniment liés si tendrement, si ardemment que tout sépare sexe homosexualités respectives en si exceptionnelles connivences de corps – parcelle à parcelle, au point que la plus infime inadaptation précipite au sol ; relevés sans délai souriant et tournant sous les yeux humectés d’assistance – un tel parallèle assurément recèle plus d’amour que s’ils s’étaient ici unis charnellement La musique recouvre nos souffles homme et femme soudés – sertis – tout autre chose en vérité que poussée-lubrification

Je déplore l’absence de couples d’un même sexe

Je ne dors plus ni au dortoir ni chez les sorelle corsicane je n’imagine plus les filles ahanant sous leurs doigts par-delà les cloisons. L’un des stagiaires aime Vincent Van Gogh il se nomme Le Paon chaque soir je remets le cahier des présences Un jour Le Paon se cache dans l’armoire alors on a ri je crains – qu’on me sépare de Salvadora je suis sûr que c’est mieux côté filles.

Le facteur Eilath apprend le métier ;

C’est en taxi que j’ai filé.

Rien de plus émouvant que deux préposés à vélo se suivant roues chuintantes sur les trottoirs instructrice en tête, vareuse et casquette ; Eilath enregistre chaque mètre, numéro à numéro, recoins, détours et caprices du cadastre (voies qui partent àangle droit sans changer de nom, virages à cheval sur deux communes – chiens – résistance des boîtes à lettres. La voix de l’instructrice est professionnelle, tamisée. Affectueuse. Eilath et elle ont repéré ma planque – mon taxi ; ce sera donc Salvadora, elle seule. Le lendemain, plus tôt, mettons au plein de la nuit, j’erre, j’explore : plateau fortifié, pans de murs sournois, solitude.

Puissance et détresse. Je me suis mis debout de pied en cap, tandis que les cloportes d’internat se lave à pas d’heure à grands coups de bras devant le lavabo glacé, ou dort, ou se branle. Dans la rue noire un chat me suit dans la rue queue droite, je le caresse à chaque pas, comme une canne à ras de sol qui se dérobe ou se frotte – la main sous le ventre : trop familier. Le chat crache. Se dégage et me resuit. Répond à mon appel, Fridtjof Nansen ! - arctique – Fridtjof ! à voix basse et sifflante, jusqu’à six heures où sous le porche surgit la troupe ponctuelle des petits facteurs frissonnant, juchés sur leurs cadres, grelots et sacoches frémissantes, Nansen s’est enfui – Eilath lève une main gantée, je fais le vœu de ne plus l’épier – toujours fixer le détenu dans les yeux – l’esquiver à bon escient – Salvadora l’emporte – je dois me tirer de là.

Sous prétexte de prime j’obtiens le quart de nuit chez les Enculateurs et parviens à cacher Salvadora D. sous ma tente intérieure, quatre courtines sur quatre tringles juste avant l’entrée en classe. Après nos ruts et nos chaleurs quand les poumons s’apaisent, le silence devient si grand que nos souffles s’étouffent, nous chuchotons et baisons captifs. Célestes. La veille encore nous pensions impossible qu’une femme pût s’accrocher à ma ferraille – jamais nul ou nulle n’aurait couru un si grand risque.

Faufilée avant l’aube Salvadora D. rejoint Yozef dont le deux roues motorisé ronfle sourdement 710 DL 02 Salvadora en croupe et lui se sautent au bord du Croll sur la berge, Yozef lui apprend l’ukranien d’abord les mots d’amour indispensables et le plié de couverture en dix secondes. Tu ne penses qu’à ça dit-elle sous la glu qui coule jamais elle n’aurait dit ça sous mes quatre rideaux discrets. J’ai mes sources. Il était une fois deux frères, Cléobis et Biton. Leur prêtresse de mère un jour devant se rendre au temple, les deux bœufs d’attelage moururent, ou furent volés. Cléobis et Biton tirent le char sacré très lourd où elle trône, et la prêtresse arrive à l’heure dite. Une déesse alors paraît dans un nuage, prête au « plus beau cadeau convenable aux humains » comme l’a demandé la mère Prophétesse.

Hécate protectrice des héros (car c’était elle) aussitôt leur accorde la Mort et le Sommeil, sans qu’on puisse jamais découvrir qui meurt ou qui dort. Mieux vaut en effet dit la déesse pour les mortels de n’être jamais né ». La mère en sanglota longtemps de gratitude. Question : « La vie vaut-elle d’être vécue ?» Je fus chargé même stagiaire d’apprécier les commentaires sur une échelle de 1 à 10. Les réponses reflétèrent une profonde superficialité si nous pouvons risquer l’oxymore (c’était à l’internat de Hemmes une durée de libre nostalgie, dans un obscur hiver de cinq mois pleins – cafardage et promiscuité) les détenus-internes répondirent en toute ingénuité. Dans leur langue hésitante ils opposèrent la Foi aux multiples incertitudes – que pouvait-on attendre d’une société gardée de jour et enculée de nuit. Je suis décidément sûr et certain qu’il est mieux, infiniment mieux, d’être une femme.

Je prends également toute liberté avec Salvadora D. Nous ne craignons pas de nous faire voir. Nos épaules se touchent. La direction me convoque : Guilaine Chevagnu, HEC (Hautes Études Carcérales) : « Vous n’êtes plus un prisonnier comme les autres ! Songez-y ! » Rappel à l’ordre.

D’ailleurs je ne réfléchis plus à mon passé. Plus du tout. « Manifester son attachement. Envisager qu’on y réponde – rien que cela… - porter la main sur un être dont vous sollicitez - dont vous attisez le désir : autant de manquements. Nos détenus s’accouplent nous dit-on – quant à nous : ne nous accordons rien. »

Ne rien manifester ici. Mais diversifier. Intensifier. Guetter, lancer l’œillade. Derrière les toilettes hier, entre le mur suintant et la muraille d’enceinte – je pince quatre ou cinq filles en plein doigté collectif – j’obtiens de les scruter à fond contre impunité – je soufflais plus qu’elles – maîtriser à l’extrême le corps et le visage – Salvadora D. fait de même – je jure d’y arriver. Aujourd’hui famine en cuisine – chacun compte et recompte ses petits pois.

Ce que me trouvent les femmes. Et certains hommes. Comment supposer la moindre émotion chez quiconque- femmes dûment dressées dès l’enfance à ne jamais rien laisser suinter. Au réfectoire avec la K.L.O. qui me recherche nous jonglons entre platitudes et longs silences rompus, horriblement, par intervalles réguliers, par d’atroces aspirations de potage – les parois nues de notre salle réverbèrent chaque déglutition. Nos brouets ingurgités, la porte refermée sur nos dos séparés, j’enregistre l’humiliation totale : un besoin d’aimer, immédiatement, n’importe qui. À l’extinction des feux donc, tandis que tous en pyjama rayé s’enfoncent sous leurs draps rêches, je glisse à mon extrémité, dans l’interstice sous la porte condamnée, QUARTIER FILLES, uneApologie du Nazisme en fascicule quatre pages vierseitiges Heft avec la croix gammée dessus – bouffonnerie qui ne peut être imputée qu‘à moi – qui d‘autre en effet que moi – Salvadora et Kolenko chacune aimée – à ma Polak-Litva seule akivaidzu s‘adresse mon (pamphlet, manifeste ?) - qui d‘autre…

Les filles devinent tout la Kolenko bouffe en mode dégueu mais saura tout de ma désillusion cinglante sur les pronazis de Vilnius et de Jedwabnie.

 

 

 

 

C O L L I G N O N

 

G A R D I E N S T A G I A I R E

 

À Enki Bilal, auteur de «Bunker Palace Hotel »

 

 

Radôme : (de »radar » et « dôme » : Voûte transparente à énergie électromagnétique, destiné à protéger une antenne de télécommunication contre les intempéries

 

Le radôme fut construit pour protéger l’une des premières antennes de télécommunications par satellite. La première liaison fut effectuée le 9 juin 1961. Inutile aujourd’hui de recourir à cette énorme sphère blanche : des antennes paraboliques sont implantées sur le plateau d’Hermès où je vis. Mais le radôme a subsisté ; nous l’avons adopté malgré nos résistances. Il est à lui tout seul un paysage, on y projette des éruptions, des cosmologies. Son globe contiendrait l’Arc de Triomphe. On vend des chocolats-radômes, tout blancs, dans les pâtisseries. Au début, c’est vrai : la population protestait. À présent le pénitencier fait vivre toute la lande d’Arbor, et les confiseries à la gnôle, à la crème ou creuses, consolident les soldes sans éclat des gardes.

Plus loin au-delà des clôtures du lac de barrage (ça n’a aucun rapport), le soleil est glacé sur les rocs, une permanente criaillerie d’oiseaux prédateurs. En fin de journée ça devient intenable. Le STAGIAIRE a grimpé le fin sentier juste distinct dans l’herbe, et levant les yeux voit au-dessus de lui la sphère surplombante, immaculée, désormais carcérale, du radôme converti : non plus « capteur d’infini » mais signe et repère d’enfermement. Œuf surprise, bombant ses casemates, guettes et logements de gardes, tandis qu’en contrebas disséminés parmi les buissons plats s’étendent les préfabriqués (écoles, un peu de tout, à racheter). Ici s’abolissent toutes perspectives, il a rejoint ses obscurs collègues, battant la semelle sur la neige rase.

Mains dans les poches, bonnets noirs et cache-cols. Ils toussent, pleins de gnôle ou sans ; toux grasses, ou sèches, ou caverneuses ; enchaînés dirait-on par plaques de cinq ou six… Juste émergé des brouillards du chemin, j’ignore encore (car c’est moi) ce que je dois faire, mais je sais que je n’y ferai. Belle et nouvelle contrée. Granit, habitants fiers dit la notice (maquis décimés, combats d’Hercos en 44 et fusillade de St-Dours dite erreur d’épuration ou Massacre de la noce, ni documents ni preuves, ola ènndaksi, « tout est en ordre ». La Centrale est pleine et les gardiens aussi, et pas au chocolat-liqueur. Frappant le sol à 7h25 parlant de la guerre. Mobilisés sur poste « on ne va pas se faire poignarder dans le dos ». Je vous fais visiter la prison maintenant que je connais : dans la boule blanche, les salles de conférences. Projections vidéo et tout. Les miradors tout autour, décor, bidon, jamais personne dessus. Sinon comme partout ailleurs, Bretagne, Limoges, Krougne-en-Bèze. En tout cas c’est mixte. Enfin c’était : tout le monde bien surveillé, séparé, brimé, les femmes en haut sous la boule, les hommes en bas sur la pente. C’est dur pour les hommes. « Au moins les hommes vous foutent la paix » - les femmes s’arrangent toujours. Pas d’évasions, pas de jonctions, ni en montant, ni en redescendant – vous voyez ça d’ici, baiser dans les cellules ? des cellules reproductrices ? celle-là je l’ai répétée à tout le monde, c’est comme ça que j’ai failli être populaire, puis on m’a remballé « tu fais chier t’es pas là pour rigoler » - Là : CENTRE DE RÉÉDUCATION FERMÉ D’HEMNÈS (CRÉFEM) en tout cas c’est mal chauffé.

Pour punir un peu, pour que ce soit bien rude, roboratif, rééducatif – rappel question mixité : seulement dans les ateliers. Autrement chacun chez soi, en haut, en bas, verrous, alarmes. Effectivement des viols. Enfin : un viol ; trois jours après, les gonzesses envoyaient une expédition punitive, elles en ont chopé un au hasard la copine aussi elle a morflé par hasard elles ont coupé les couilles et le reste on entendait le mec gueuler, elles ont rapporté le paquet sur un plateau dans leur quartier, ça hurlait de joie elles se sont gouinées toute la nuit, y a pas eu un gardien pour bouger – depuis plus de viols, terminé, basta – méfiance, abstinence, mais je n’y crois pas : il doit bien y avoir des ponts, des tunnels ? ...la chaufferie par exemple, en évitant les gaines avariées…

Toujours les nonnes qui fabriquent des cierges, toujours les moines le fromage ou la gnôle. Icion ne fabrique rien. Juste des bricoles, des exercices pour reconstruire l’esprit. Je viens d’arriver je ne me mêle trop de rien, on m’a nommé là, maintenant que je n’y suis plus, c’est juste pour vous faire visiter la prison. D’abord expliquer comment j’ai abouti là. Devant la prison. Moi je suis de Ripoll, vous savez, la Catalogne, tout en bas (son cloître, son monastère) (le Centre Fermé, en France, vous ne le trouverez pas sur la carte ; mais les deux pays travaillent la mano en la mano.

Et précisément ce jour-là, où on n’attend plus que moi, grève à la RENFA (Red naciolan de los Ferrocarriles Españoles, - ¡Todos en lucha! - bien bloqués, les trains, pour des points de carrière ou Dieu sait quels aménagements d’horaires - “sans faute au Centre le (tant) à 7h 20” en grand sur la falaise. Je n’aijamais fait de rencontres.”Ma vie en fut qu’une successions de rencontres” - tu parles ! une succession de rendez-vousarrachés de haute main ! “J’ai eu de la chance” bien planifiée, la chance ! À d’autres ! ¡ cuentaselo a tu abuela ! Juste le 6 novembre j’ai croisé un Portugais, motard, on en s’est plus revus, vous pensez… Il s’arrête place de la Gare pour me demander sa route en portugais (de toute façon, si tu ne parles pas le caralan on t’envoie chier), je lui ressors trois quatre expressions d’Assimil on commence à parler, il me prend en croupe et ça tourne et ça vire, l’un portant l’autre sur la Nacional cien cincuenta y dos, falaise à droite, à pic à gauche.

La physique moi je n’y crois pas. Non plus. Le coup de la “force centrifuge” ou “ pète” à moto, bidon. Que les avions tiennent en l’air si ça leur chante ; un jour on finira bien par s’en apercevoir, que c’est bidon, ce jourlà les zincs se casseront la gueule avec des mecs dedans et le bon sens sera enfin rétabli. Je reste raide sur la selle comme un cierge, la Bugazzi à 30° tout ce que je vois c’est qu’à me laisser pencher dans l’axe comme il n’arrête pas de hurler on va se viander comme deux ronds de flan deixe-se ir ! qu’il me gueule “laisse-toi aller !” - c’est quoi exactement “se laisser aller” ? Trois camions à la file nous dévalent dessus, les baraques en contrebas 3 – 400 m au fond à gauche, et partout : COTO DE CAZA – COTO DE CAZA – qu’est-ce qu’on peut bien chasser là-dessus, ça monte, ça tord, le trou à gauche encore heureux falaise à droite je bande sur son dos c’est réflexe, il me dit “ma gonzesse est comme toi, plus je me penche plus elle est raide on va se tuer qu’elle dit” je braille “Elle a raison”, le vent pleine poire, le Portos ferme sa gueule.

Moi c’est l’ordre, que j’aime. La logique. Ni la physique, ni les maths, ce défi au bon sens (moins par moins donne plus et autres balivernes - pas besoin de ça pour « faire gardien », reçu 100e et dernier sur 330). Le motard freine en plein lacet : là-bas c’est son village, au bout du zigzag blanc qui plonge dans le crépuscule : « Demain faudra que je tronçonne de l’autre côté » - je m’aperçois que j’avais sa tronçonneuse au cul attachée de biais – ce qui tombe ici ne remonte pas dit-il. Ce sont des amis qui le logent. Je dois attendre ici pour l’autobus du soir, « un peu plus haut dans le virage ». Il commence sa descente frein moteur à bloc (plus le moteur tourne, plus ça freine…) - puis je me recule sous le surplomb, et à mi-gouffre au fond je vois son gros œil qui s’allume plein phare – à gauche, à droite, de plus en plus mince et profond.

J’ai attendu le bus 40 minutes, c’est long, quand la nuit remonte vous lécher les pieds – il ne s’est arrêté que pour moi - « vous n’avez pas vu le panneau ? » - 10m² de gravier cinquante mètres plus haut, je ne pouvais pas le savoir. La route se creuse, quatre vieilles sur les banquettes de flanc se grognent des conneries de vieilles en sautant dans la ferraille. Je me lève, me rassois, titube d’un bras de fauteuil à l’autre en me donnant des airs de vomir et me laisse tomber sur le siège défoncé derrière le chauffeur. Les vieilles coriaces me remarquent à peine. J’entends dans les cris de tôle que

les hommes ça ne vit pas vieux, que ça ne tient pas la route - 70Km/h en montée – faudrait arriver pour la soupe qu’est-ce qu’il fout il se traîne ¡ se está arrastrando ! je dégueule DÉFENSE DE PARLER AU CHAUFFEUR – SE PROHÍBE DE HABLAR CON EL CONDUCTOR – je me retourne en m’essuyant les lèvres « Quand est-ce qu’on arrive à Hemmes » - je prononce [émèss] – et la vieille en noir la plus proche me demande quelle langue parlez-vous à la fin c’est un sabir d’espagnol et de catalan, mâtiné d’italo-galicien car je ne connais pas de langue à proprement parler, juste quelques fragments de dialectes pour épater la galerie – para impresionar a la galería.

Mon motard mousquetaire sera demain matin sur l’autre versant à tronçonner ses arbres. J’ai replacé ma main sur mon estomac, refait le geste de boire, elles m’ont toutes regardé en haussant les épaules et le car virait toujours – c’est un clown / es un original riz safran crevettes y más de gambas ma vieille me fait une proposition : tengo une habitación para alquilar – chambre à louer : micro-ondes plaques électriques mini-four cafetière lava et sèche-linge, vaisselles et ustensiles – génial je dis es genial ce n’est pas très idiomatique. Son prix me convient, elle ne parle plus recroquevillée sur son loyer calculé au plus juste gagnant/gagnant meilleur rapport qualité prix « Cherche étudiant type européen posé, aisé, visites non admises ». « Il ne faudra pas faire de bruit j’habite avec ma sœur vous serez juste au-dessus de chez nous » ça promet.

J’espère baiser les deux sœurs on m’a déjà fait le coup (la mère, la fille effacée chat coupé vieilles peaux tavelées) mais je n’escompte rien ne rien calculer, juste le tant par mois.Mon motocycliste à cette heure-ci mange du riz andalúz avant d’aller au lit la tronçonneuse dans l’allée le nez dans l’oreiller chacun son métier y las vacas ( ¿ estarán bien custodiadas ? ) - « seront bien gardées » - ça m’étonnerait – surtout les espagnoles. Je ne reverrai plus la tronçonneuse. La logeuse apprécie mon métier, mes revenus, la garantie de l’ordre public. « Dames 65 ans réputation intacte ch. Messieurs âge en rapport p[as] s[érieux] s [‘] a[bstenir] » - où dormir ? Pas d’hôtel à Hemmes, je devrais me couper les cheveux (brushing, extension, coloration) – j’oublie tout c’est ma vie qui s’avance GARDIEN STAGIAIRE.

La vieille et moi descendons mon bagage entre les jambes à l’entrée du plateau. L’autocar ferraillant disparaît tout gonflé de veuves avec deux gouttes de sang arrière dans le brouillard cochon castré qui se carapate après le coup de bistouc. Ma vieille en noir trace devant elle un huit horizontal en énumérant des lieux-dits chuintants correspondant à un itinéraire. L’autocar public repasse à vide sans s’arrêter. Il repasse mi-plein pour charger ici. C’est absurde. Épuisant. Je m’en fous. Elle se tait, passe devant, quatre cents mètres dans la brume et voici la maison très étroite avec son réverbère tremblant et son sapin qui pique la lune au ciel par là-dessus. « Le sapin donne juste à votre étage ça fera moins seul ».

C’est la sœur qui m’ouvre avec son doigt crochu, me scrute jusqu’aux tifs et tourne le dos pour se recaler dans le fauteuil pelé, même voix même accent : pas de jeunes filles, pas de bordel (¡ no ruido ! ¡ no batahP ola!)- ni vacarme, « et vous ferez attention de ne pas faire craquer le parquet » - ici : pas d’hôtel ; c’est les vieilles, ou le trottoir. Les sœurs Bandini. Des Corses en Catalogne, on aura tout vu – pas de crucifix dans l’escalier, toujours ça. Sitôt que j’ai fait trois pas pied nu sur faux plafond, j’entends râler comme si j’y étais il fait exprès je ne respire plus je n’écris plus ça fait du bruit sans desserrer les dents pas une miette à terre et pisse en biais sans tirer la chasse et me couche à 9h45.

Deux ampoules 40watts, l’une au plafond l’autre au chevet des occasions comme ça on les regrette toute sa vie – faudra vous couper les cheveux je me recoiffe raie au centre tifs tirés rien envie d’autre avec la main. Le lendemain service de première nuit c’est dortoir avec tente au milieu, ciel-de-lit courtines, le pion qu’on voit se déshabiller (c’est moi) en ombre chinoise, 10h 10 couvre-feu ; je me suis assis bien innocent au petit bureau sous tente, relu le règlement , dix minutes de Schiller dans le texte, déloquage raide sans « ralenti strip-tease » - oublié d’éteindre la lampe merde et merde. Partout autour de moi de grands corps sales virils. À ma gauche calme plat, six lits à droite que j’entends tirer à touche-touche en d’effroyables grincements j’aimerais penser que c’est autre chose non c’est bien ça, le rythme est bon, jeune et vigoureux façon couilles rabattues c’est mieux côté filles je le jure je le jure – intervenir ? prendre des risques ça me la ratatine,les têtes de lit qui cogne au mur comme des bélier ça béline ferme.

J’aimerais les rejoindre. Mes larmes montent. La pire destructuration consiste à se persuader qu’on pense autre chose que ce qu’on pense. La psychanalyse je me le récite en boucle consiste à ne pas voir ce qui existe et à voir ce qui n’existe pas. Je te transformerai dit l’amante – à une femme jamais je n’eus l’impression de donner quoi que ce soit.

La femme part si loin si haut que tu le vois bien, qu’elle est seule. Que tu es seul. L’homme est avec toi. En toi. La femme se sert de toi pour rester seule. Sous ma tente j’ai pleuré sans vraiment savoir pourquoi. Les prisonniers avaient de la chance, les filles, là-bas, de même, par-delà trois salles et six cloisons. Ne pas s’attendrir. Ne pas s’aigrir. Depuis toujours je m’abandonne aux deux. Ce soir je m’endors à l‘horizontale, dans un coin de drap, gorge stricte. J’ignore ce qui coule sur mon visage – cruelle nature. Dans huit semaines mes gars vogueront au large de Valdivia (Republica Argentina)- « la rééducation par la marine en bois », pas de femme à bord, couplets gueulés dans la tempête, pureté du large, loin d’ici, qui est Galère en pleine terre.

Ils escaladeront les mâts et s’enculeront dans les hamacs, en quête d’équilibre.

La nuit qui suit j’explore la cour intérieure de l’établissement, quatre étages aveugles au-dessus de moi. J’ouvre la porte de la chapelle désaffectée avec mon passe – tandis que sous la lune dans mon dos mes prisonniers rapprochent à grand fracas leurs putains de lits dans leur putain de dortoir. Je referme sur moi le battant du portail. En rêve à l’harmonium à l’angle du transept où rôde l’écho des ogives : tremblant d’être découvert, viré, tout autour de moi la pierre s’emplit d’harmonie comme un grand ventricule. Lorsque tout est fini je gagne au jugé la porte de la sacristie, en vérité Dieu m’agrippe l’épaule, mon dos se pourrit d’horreur, mon cri bute en fond de gorge, ni le rêve ni Dieu ne s’achèvent jamais.

Je ne me souviens plus si dans le rêve je fermais ou non les portes en prévision d’une retraite stratégique – jamais je ne l’ai poursuivi au point où me voici ce soir, bien éveillé, avant le dénouement : une ouverture dans le mur du fond donne sur la sacristie aux grandes penderies où bâillent les aubes empesées, sans têtes, surmontées d’impostes pâles et rectangulaires – je pousse d’autres portes dans bien d’autres pièces, poussé dans le dos par le vide. Je vois dans celle-ci des amas de tissus froissés. J’entends de loin une conversation très floue de femmes, et dans l’ultime salle où je me suis glissé ce sont distinctement les sœurs juste derrière cette porte devant moi, dont l’ouverture inopinée au moindre froissement de ma part me piégerait en vêtements de nuit – les sœurs, ce soir, ont oublié de s’enfermer, négligé leur clôture, dont j’ai abusé, compromis, engoncé comme je suis dans leurs murs, en possibilité de tout subir en mes humiliations. Sœurs qui s’entretiennent de lessives ou d’oraisons, parlant comme on prie, en ces lieux où nulle ne s’exprime que ce ne soit qu’en Dieu. Prenez pitié de moi tandis que je décrois, frémissant de m’être imaginé Dieu sait quelle débauche de ces femmes posées sereines au cœur des nuits, sans plus de séparation que cette mince porte d’enfer ; et quatre pièces à retraverser vides dans mon dos, je me paralyse, hagard, priant.

Je me souviens d’avoir franchi à reculons portes et vantaux jusqu’à cette chapelle obscure que j’ai refermée, devant moi, sans un murmure.Le parfum progressif d’encaustique m’eût guidé sans retour, si j’avais poursuivi, jusqu’à cet atelier où frémissait la potence à mèches trempée dans la cire ,le doux écoulement de la louche d’arrosage. Ou bien j’aurais surpris derrière une cloison les chos d’une prise de voile, bouffées d’orgues, versets et répons latins. J’entendis un matin à Civray, dans l’hôtel où je logeai à 6 heures en été, l’ultime gémissement, sourd, guttural et glaçant d’un assouvissement solitaire de fille. Glaçant parce qu’il m’excluait, parce qu’il m’expulsait. La serveuse sortit, svelte, souriante et pure, délicatement penchée sur les plateaux et les sous-plats d’argent, le liséré du slip dessiné sur la peau blanche, les gros doigts pleins de mouille.

...Je l’aurais surprise agenouillé baisant sa main tombée répétant je vous aime pour la vie entière je vous aime vivant les paroxysmes de l’agonie puis en elle j’aurais enfoui ma face entière à m’en coller cils et paupières. Nous aurions fui le plus au sud des îles d’Italie jusqu’aux Sporades ? Elle aurait rabattu vers moi toutes les filles Ça n’existe pas ça n’existe pas disent-elles. Prétendent-elles. Nulle douleur plus irrémédiable que de sonder une femme en son point d’origine, seule de nous autres à ne rien désirer que soi-même. Haussé sur la pointe des pieds dans la chambre où j’étais parvenu après l’enfilade des pièces vides, j’aurais aperçu par l’imposte vitrée le vaste dortoir des nonnes, avec le haut dais blanc de la maîtresse interne.

Mais loin de s’y enfouir comme aurait fait tout homme équilibré, la surveillante se fût livrée avec toutes à ces plaisirs interdits qui font du mâle une absence désirée. Je rapprochai ce songe par la suite, calfeutré dans mon abri, d’un office religieux où les laïcs, tassé en contrebas d’un contrefort en bois, pouvaient apercevoir en profils perdus les rugbystiques Cisterciennes, autant d’échines inclinées au rythme d’une litanie, dont les voix pure avaient submergé de honte mes imaginations morbides. Un visage parfois se détournait vers nous, près ou loin, comme des moutonnements d’écume : les yeux fuyants, malsains, les joues rougeaudes ou blettes déclinant tous les degrés d’un désir indécis étendu à tous, tout homme que j’étais ; jamais en vérité, dans nulle étreinte ou nuls préliminaires, même précis jusqu’à l’exhibition, je n’avais perçu ni authentifier à ce point le désir féminin, d’en être assuré, d’y croire, comme en cette prise de voile – c’en était une en effet, mais hantée. Je me suis vu aussi confiné en quelque sombre arrière-fond de lingerie, sous les coups de bélier de soixante nonnes lubrifiées, chacune ayant prétexte à repasser en lingerie,jusqu’à la Mère Supérieure qui tantôt dans mes délires chevauchait en selle ou ameutait les flics. Risibles blasphèmes où me couvraient les blâmes autant que les cons. Ajouter ces rendez-vous que nos prenions, Sœur Camille et moi, sur ce raidillon encaissé où donnait en douce un portillon de bois. Elle attendait debout près de sa bicyclette, coiffe baissée, et nous nous serrions fort des épaules aux coudes ; souvent je respirais la pulpe de ses doigts, pensant défaillir.

À présent nos jurys connaissent à nouveau d’affaires ecclésiales et nous aurions risqué très gros. Cette nuit-là, sous la clôture, tout souffrait, je suis revenu sur chacun de mes pas, suffoquant de bonheur. Le lendemain j’eus les verrous tirés, rien d’autre les autres nuits, semblable étourderie ne se présenta plus. Je suis aujourd’hui allongé sous mes draps. À l’autre bout du dortoir d’hommes où jamais les lits ne se sont attirés vers l’autre, un dingue pousse un cri de coq à cinq heures du matin et se prend une godasse en pleine gueule. À six heures vingt tapantes, je me rue le premier aux cuvettes, deux rangs qui se tournent le dos : décrassage dare-dare, bouillante, glacée.

Huit minutes. Comment font-ils. Je me passe la main sous la braguette en pliant les cuisses, m’inonde le cul du pyjama. Je suis bien le seul. Mon transistor en équilibre sous le miroir, musique arabe à font – mmechoua – solitude Abdelhalim Hafiz. Vol de pantoufles, des belles, des fourrées ; pied nus sur le carrelage trempé – j’espionne les pieds – larron identifié – la nuit suivante à pas de loups passées les enculades je me les récupère – les pantoufles – à 6h 33 le transistor en pleine tempe – il est mort – moi ça va. Toujours dernier de toilette. Ma chambre en ville plus question : le bruit de ma respiration empêche les filles Bacchiotti de dormir ; et l’encaustique de l’escalier me nique les sinus. Les deux vieilles coincent comme des momies – natron, goudron, viscères – je reste en dortoir.

Claquemuré sous les draps dès 9h30, les pouces aux oreilles – c’est mieux chez les filles, merde, couvent ou pas. Enfant je m’endormais sous les filles qui pissent,  mes veines fendues en long. J’imaginais ça. Autre chose que toutes ces bitailleries d’ados. Ici les défis sont premièrement de se faire accepter par les hommes, secondairement par les filles, je pleure dans le noir en serrant les dents je ne veux pas être homo je refuse je refuse ce rejet qu’elles m’imposent. Il est quatre heures le dingue pousse le cri du coq et se ramasse trois tatanes ça vise mieux. Je vais l’engueuler fou fétal se ratatine sous le drap il rit ou sanglote ici t’es chez les loufs c’est tout ce qu’ils savent me dire les gardes, chez le filles sûr que c’est plus calme.

Plus beau.

Les mecs tu leur parles religion ils répondent on n’est pas des pédés.

La cantine est mixte, la Cheffe grogne comme un ours. Nadia Kovaltchik. Nous mangeons côte à côte au réfectoire annexe. Neige et beau temps, administration, elle aspire sa soupe, parois vertes repeintes à frais ça résonne à mort personne ne lui a donc appris à bouffer proprement et pas la cuiller en travers comme un gosse ? j’en ai mal aux joues tellement ça me crispe la gueule. Après la crème dessert on se lève elle se détache de la ceinture une clef de son trousseau de taulière : « Clef d’atelier – pour toi » - pas trop tôt – Réinsertion Par le Travail – je l’ai suivie deux jours après bâtiment D : les dingues attachés trois par trois quatre à quatre tous laids hommes et femmes assommés sommeillants.

Du haut des mezzanines la Kovaltchik veille sur tous. Un jour de garde un jour de RPT rien de précis. Verrocchio, Bellini : jamais entendu parler. Leurs yeux vides. Je leur parle comme à tant d’autres. « Recopiez les modèles ! » On me dit que j’ôte la liberté.

Justement. Ils osent montrer leurs reproductions. Je t’en foutrais de l’expression libre. Maniérisme, Égypte ancienne, Rembrandt. Mes fous qui sourient. Sans quitter sa mezzanine la Kovaltchik les fait chanter. Danser. Toute la chiourme. En rythme et dans les effluves. Voix souple et grave, nasale ; métallique. Leur odeur âcre.

NOTE DE SERVICE

détartrage douches – URGENCE – l’hiver est infini, moisissure du gymnase. Kovaltchik, svelte et droite sur la mezzanine, knout à l ‘aisselle, manche en bois de cormier. Éducation, répression ? 1960 dernier cri,  boîte à dingues sauce Pinel (Philippe) « premier à considérer les fous comme de véritables malades. Il créa les premiers asiles. Fondateur de la psychiatrie moderne. D’abord on fournit des planches et des punaises, des pinces. Mais c’est fini. Comme les viols. Les détenus sainement nourris, en abondance. Douche tiède et savon à volonté. Tout le monde signe ses œuvres.

De leur vrai nom ou d’un autre : des humains traités comme des humains. Une femme, une prisonnière, attire mon attention (Kovaltchik cependant, la gardienne, bouclée, svelte, présentant mieux (malgré la soupe qu’elle aspire) – Salvadora, c’est son nom, moyennement atteinte, grand front, les yeux attendris la mèche relevée.

Je l’aime si je veux car nul n’est amoureux Seigneur s’il ne veut aimer Burrhus à Néron peut-on libérer Salvadora la direction élude. Je loge à présentBloc Six, murs camouflés kaki (interminable hiver, noir et froid 13° dans la chambre. Les yeux bruns de les collègues trahissent une commune origine. Je suis détenu dans l’éternité. Qui a besoin de moi ? Dans la salle mixte je n’ai d’yeux que pour Salvadora. Sous les plafonniers les déliquescents lisent courbés avec application. Pour peu que deux d’entre eux se rapprochent la Kovaltchik ou moi-même à demi-soulevés de nos sièges leur intimons l’ordre de se taire.

Si c’est Kovaltchik je reprends la parole après elle. Parmi les punis le plus brun s’appelle Eilath. Les autres gardes que moi – vivent en ménage dans leur cube. Un matin je suis sorti par temps froid. Je guette en ville au droit d’une porte plein cintre, entre la rue de Hemmes et l’ouest. À six heures il fait noir une herse remonte dans l’épaisseur du mur et tout un flot de cyclistes s’écoule, vareuses, casquettes, sacoches sous le cul, Eilath est engagé facteur viré d’ici, ou bien – promu d’office ? je ne suis pas amoureux je dis « mon cœur » comme on dit « dieu » commodité de langue. Si la télé de l’internat salle basse diffuse championnat patinage il memonte deslarmes à voir ces duos si uniment liés si tendrement, si ardemment que tout sépare sexe homosexualités respectives en si exceptionnelles connivences de corps – parcelle à parcelle, au point que la plus infime inadaptation précipite au sol ; relevés sans délai souriant et tournant sous les yeux humectés d’assistance – un tel parallèle assurément recèle plus d’amour que s’ils s’étaient ici unis charnellement La musique recouvre nos souffles homme et femme soudés – sertis – tout autre chose en vérité que poussée-lubrification

Je déplore l’absence de couples d’un même sexe

Je ne dors plus ni au dortoir ni chez les sorelle corsicane je n’imagine plus les filles ahanant sous leurs doigts par-delà les cloisons. L’un des stagiaires aime Vincent Van Gogh il se nomme Le Paon chaque soir je remets le cahier des présences Un jour Le Paon se cache dans l’armoire alors on a ri je crains – qu’on me sépare de Salvadora je suis sûr que c’est mieux côté filles.

Le facteur Eilath apprend le métier ;

C’est en taxi que j’ai filé.

Rien de plus émouvant que deux préposés à vélo se suivant roues chuintantes sur les trottoirs instructrice en tête, vareuse et casquette ; Eilath enregistre chaque mètre, numéro à numéro, recoins, détours et caprices du cadastre (voies qui partent àangle droit sans changer de nom, virages à cheval sur deux communes – chiens – résistance des boîtes à lettres. La voix de l’instructrice est professionnelle, tamisée. Affectueuse. Eilath et elle ont repéré ma planque – mon taxi ; ce sera donc Salvadora, elle seule. Le lendemain, plus tôt, mettons au plein de la nuit, j’erre, j’explore : plateau fortifié, pans de murs sournois, solitude.

Puissance et détresse. Je me suis mis debout de pied en cap, tandis que les cloportes d’internat se lave à pas d’heure à grands coups de bras devant le lavabo glacé, ou dort, ou se branle. Dans la rue noire un chat me suit dans la rue queue droite, je le caresse à chaque pas, comme une canne à ras de sol qui se dérobe ou se frotte – la main sous le ventre : trop familier. Le chat crache. Se dégage et me resuit. Répond à mon appel, Fridtjof Nansen ! - arctique – Fridtjof ! à voix basse et sifflante, jusqu’à six heures où sous le porche surgit la troupe ponctuelle des petits facteurs frissonnant, juchés sur leurs cadres, grelots et sacoches frémissantes, Nansen s’est enfui – Eilath lève une main gantée, je fais le vœu de ne plus l’épier – toujours fixer le détenu dans les yeux – l’esquiver à bon escient – Salvadora l’emporte – je dois me tirer de là.

Sous prétexte de prime j’obtiens le quart de nuit chez les Enculateurs et parviens à cacher Salvadora D. sous ma tente intérieure, quatre courtines sur quatre tringles juste avant l’entrée en classe. Après nos ruts et nos chaleurs quand les poumons s’apaisent, le silence devient si grand que nos souffles s’étouffent, nous chuchotons et baisons captifs. Célestes. La veille encore nous pensions impossible qu’une femme pût s’accrocher à ma ferraille – jamais nul ou nulle n’aurait couru un si grand risque.

Faufilée avant l’aube Salvadora D. rejoint Yozef dont le deux roues motorisé ronfle sourdement 710 DL 02 Salvadora en croupe et lui se sautent au bord du Croll sur la berge, Yozef lui apprend l’ukranien d’abord les mots d’amour indispensables et le plié de couverture en dix secondes. Tu ne penses qu’à ça dit-elle sous la glu qui coule jamais elle n’aurait dit ça sous mes quatre rideaux discrets. J’ai mes sources. Il était une fois deux frères, Cléobis et Biton. Leur prêtresse de mère un jour devant se rendre au temple, les deux bœufs d’attelage moururent, ou furent volés. Cléobis et Biton tirent le char sacré très lourd où elle trône, et la prêtresse arrive à l’heure dite. Une déesse alors paraît dans un nuage, prête au « plus beau cadeau convenable aux humains » comme l’a demandé la mère Prophétesse.

Hécate protectrice des héros (car c’était elle) aussitôt leur accorde la Mort et le Sommeil, sans qu’on puisse jamais découvrir qui meurt ou qui dort. Mieux vaut en effet dit la déesse pour les mortels de n’être jamais né ». La mère en sanglota longtemps de gratitude. Question : « La vie vaut-elle d’être vécue ?» Je fus chargé même stagiaire d’apprécier les commentaires sur une échelle de 1 à 10. Les réponses reflétèrent une profonde superficialité si nous pouvons risquer l’oxymore (c’était à l’internat de Hemmes une durée de libre nostalgie, dans un obscur hiver de cinq mois pleins – cafardage et promiscuité) les détenus-internes répondirent en toute ingénuité. Dans leur langue hésitante ils opposèrent la Foi aux multiples incertitudes – que pouvait-on attendre d’une société gardée de jour et enculée de nuit. Je suis décidément sûr et certain qu’il est mieux, infiniment mieux, d’être une femme.

Je prends également toute liberté avec Salvadora D. Nous ne craignons pas de nous faire voir. Nos épaules se touchent. La direction me convoque : Guilaine Chevagnu, HEC (Hautes Études Carcérales) : « Vous n’êtes plus un prisonnier comme les autres ! Songez-y ! » Rappel à l’ordre.

D’ailleurs je ne réfléchis plus à mon passé. Plus du tout. « Manifester son attachement. Envisager qu’on y réponde – rien que cela… - porter la main sur un être dont vous sollicitez - dont vous attisez le désir : autant de manquements. Nos détenus s’accouplent nous dit-on – quant à nous : ne nous accordons rien. »

Ne rien manifester ici. Mais diversifier. Intensifier. Guetter, lancer l’œillade. Derrière les toilettes hier, entre le mur suintant et la muraille d’enceinte – je pince quatre ou cinq filles en plein doigté collectif – j’obtiens de les scruter à fond contre impunité – je soufflais plus qu’elles – maîtriser à l’extrême le corps et le visage – Salvadora D. fait de même – je jure d’y arriver. Aujourd’hui famine en cuisine – chacun compte et recompte ses petits pois.

Ce que me trouvent les femmes. Et certains hommes. Comment supposer la moindre émotion chez quiconque- femmes dûment dressées dès l’enfance à ne jamais rien laisser suinter. Au réfectoire avec la K.L.O. qui me recherche nous jonglons entre platitudes et longs silences rompus, horriblement, par intervalles réguliers, par d’atroces aspirations de potage – les parois nues de notre salle réverbèrent chaque déglutition. Nos brouets ingurgités, la porte refermée sur nos dos séparés, j’enregistre l’humiliation totale : un besoin d’aimer, immédiatement, n’importe qui. À l’extinction des feux donc, tandis que tous en pyjama rayé s’enfoncent sous leurs draps rêches, je glisse à mon extrémité, dans l’interstice sous la porte condamnée, QUARTIER FILLES, uneApologie du Nazisme en fascicule quatre pages vierseitiges Heft avec la croix gammée dessus – bouffonnerie qui ne peut être imputée qu‘à moi – qui d‘autre en effet que moi – Salvadora et Kolenko chacune aimée – à ma Polak-Litva seule akivaidzu s‘adresse mon (pamphlet, manifeste ?) - qui d‘autre…

Les filles devinent tout la Kolenko bouffe en mode dégueu mais saura tout de ma désillusion cinglante sur les pronazis de Vilnius et de Jedwabnie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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