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  • Gaston-Dragon

    COLLIGNON HARDT VANDEKEEN

    GASTON-DRAGON

     

    A L'USAGE DES MAL-COMPRENANTS

    Le 10 décembre 1945 au matin, le père de ma mère, Gaston Liénard, mourait écrasé sur le verglas par un camion-benne vide. Ce drame fit de ma mère une épave nerveuse. Elle transmit à son fils l'admiration qu'elle portait à son père, et lui enjoignit de l'égaler en virilité. Ce petit-fils donc exprime ici les sentiments contrastés qu'une telle situation fit naître en son âme. Un tel idéal reste à tout jamais inaccessible. Très souvent, il se comparera au héros grec Héraklès, chargé d'effectuer ses Douze Travaux ; mais lui, petit-fils de Gaston-Dragon, comme il le nomme, n'accomplira aucun exploit : il restera noyé sous sa propre paralysie.

    Le présent écrit présente une tentative de transposition, d'interprétation littéraire ; le lecteur en constatera vite les limites, ou les outrances. Ce livre n'est cependant pas plus mauvais que bien d'autres.

     

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    EXERGUE

    Les exploits d'Ulysse, accomplis par la ruse et l'intelligence, me semblent méprisables ; car je sais très bien, moi, je suis largement payé pour savoir, que l'intelligence sans la force ne mène absolument nulle part.

     

    Mise en garde L'auteur ne croit ni à l'intelligence, ni au mérite, mais à la loi du plus fort : force physique, force séductrice, force calculatrice. S'il échoue, il n'en tirera nul enseignement. Il s'estimera plutôt victime, il élaborera plutôt les plus fourbes des scénarios, plutôt que d'admettre la moindre part de responsabilité ou la moindre chance de réhabilitation. Sa malhonnêteté intellectuelle pourra ainsi se déployer en toute impunité, sous couvert de ce quil appelle « la littérature ».

     

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    AU LECTEUR

     

     

     

    Lisez lentement. Lisez successivement. Ne cherchez pas à tout prix l'enchaînement. Tout se constituera en son temps, à son rythme. Formons une alliance où nous ne craindrons rien l'un de l'autre.

    Note

    Cet avertissement s'avère en effet de la dernière utilité pour ceux qui ne cherchent dans la lecture qu'un divertissement ; nous lisons trop vite, parfois même la télé allumée, quoique le son soit coupé... Mais l'alliance proposée ensuite, sans souci de cohérence avec ce qui précède (amenée par le simple contraste de « crainte » et de sérénité vient là comme un cheveu sur la soupe, sicut capillus in intrito.

     

     

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    PERE-HISTOIRE (1)

    Père-Histoire ayant expédié l'inconnu - gravé par son nom sur le monument aux morts - dans les camps du même nom (2), fut condamné au peloton. Mon père Noubrozi fut écroué par nos libérateurs (3) , en forteresse à Laon : commutation en droit commun ; quand la « cité » de la ville fut bombardée, Père-Histoire déblaya les corps dont une jeune fille anonyme à bout de bras ; il me dit que rien ne peut rendre l'odeur de la mort. Que rien n'en peut approcher. Dont rien ne donne l'équivalent. Odeur sui generis. J'en viens à penser que cette odeur donne faim ; les pisse-presse, après l'incendie parlant immanquablement d'une « ignoble odeur de brûlé ». Les plus précis hasardent : « sucrée ».

     

    Notes

    (1) Il s'agit du père véritable, historique en quelque sorte, de l'auteur, « Noubrozi » (voir cette œuvre, publiée dans le premier numéro de la revue « Le Bord de l'Eau » ; l'auteur se réfère ici à des faits platement exacts.

    (2) Cet inconnu, bien que je pense connaître son nom, reste ici anonyme. Il ne sera plus fait mention de lui par la s) uite.

    (3) Les Américains

     

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    PARTURITION

     

     

     

    Mes trois prénoms chrétiens sont Gaston, Lucien, André. Dieu dessécha mon âme, et purifia mes lèvres d'un charbon ardent; et Isaiae labra carbone ardenti purificavit.(4) La cathédrale de Limoges présente en bas-relief sous le buffet d'orgues les Douze Travaux d'Hercule, paganisme patent, dont nulle notice ne fait mention (5). André, l'Homme, deuxième prénom, fut d'abord le nom de mon second père, le médecin accoucheur. "Boucher !" criait ma mère , « Boucher ! » - le

    sang giclait! giclait partout ! sur les murs, sur le sol, les cuisses ouvertes de ma mère et la table aux

    pattes torses où la famille a mangé jusqu'à mes treize ans.

     

    Notes :

    (4) Dans l'Ancien Testament, les lèvres du prophète se trouvent ainsi habilitées à porter la parole de Dieu. C'est ainsi que notre auteur s'égale aux plus nobles figures bibliques.

      1. (5) Cette observation, exacte au demeurant, ne présenta aucun lien apparent avec ce qui précède, ni avec ce qui suit...

     

    ..."Me voici. Mes yeux sont d'azur baignés."

    Valéry, "L'Enfance de Sophocle"

     

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    GOYA

    Sans souvenir encore. Pourtant, passé le meurtre des serpents (6) , d'autres monstres se lèvent à l'horizon d'une mémoire antérieure, d'immenses jambes nues franchissent au loin en déchirant les brumes de longues étendues d'eau pâle, terre et mer emmêlant leurs contours indécis. Fermant un instant les yeux, puis les rouvrant, je m'aperçois que les visions s'estompent. Je porte au sommet du crâne l'ombilic ou la fontanelle des vies antérieures. Mère avant moi déjà vivante. Boute-en-train – pour étrange que soit le terme ,désignant un étalon  chargé d'exciter la jument, puis qu'on éloigne pour lui substituer, en douce, le véritable géniteur. « C'était un numéro » ajoutaient les commentateurs - définition de cirque ; jusqu'à une date toute récente, j'ai cru que lres circonstances sanglantes de ma naissance l'avaient transformée en créature dépressive, or, elle l'avait toujours été, comme tous les « rigolos ». Mais le visage de ma mère m'apparaît surtout, dans ma mémoire,

    comme celui d'une Gorgone, au hideux rictus (7)

    Trône à seize ans ma mère en costume d'Esther sur un cliché sépia parmi les jeunes pensionnaires entorchonnées de châles. "Un jour en classe » dit ma mère « à la question "qui fut le roi de la Lorraine en 1738 ? j'ai crié : Stanislas Leszczynski !" (8)

    Ma vie est le monde, et son histoire, ma cosmogonie.

    Notes :

     

    (6) Allusion aux deux serpents envoyés par Héra pour étrangler Hercule, encore au berceau. N'oublions pas que notre héros, de loin en loin, prétend se hausser au niveau du grand Héraclès ou « Hercule »(7) L'auteur exagère. Mais il ne renonce pas à transformer les évocations de son enfance en épisodes

    mythologiques, sans omettre les références picturales (Goya, Valéry, Sophocle – le foutoir...)

    (8) Deux circonstances où la Mère se trouve mise en valeur. Ce rappel se relie difficilement, là aussi, à ce qui précède ou à ce qui suit.

     

     

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    LA MORT DU DRAGON (9)

    Histoire de la mort du père d'Alcmène, Gaston-Dragon. Gaston, de « Vaast », prononcé [vâ], («gare St-Vaast »de Soissons). Saint Gaston initia Clovis aux mystères chrétiens - « Terre Guaste » signifie terre déserte, dé-vastée. Die Wüste. Un jour de verglas, 8 h 12, décembre 1945. Gaston-Dragon meurt écrasé par un camion-benne à betteraves, vide, tête broyée, plate comme un fromage au sang ; c'était de son vivant le « chien » du patron : le contremaître, celui qui aboie sur les ouvriers « Plus vite fainéants ! » Dur-à-lui-même-et-aux-autres comme on dit, universellement détesté à la sucrerie d'Aguilcourt Arrête ! Arrête ! tu viens d'écraser le père Liénard ! (là-bas en Picardie on ne dit pas « Monsieur, Madame », on dit « le père », « la mère ») - Mais je lui parlais y a pas une minute - Il vient de glisser sous tes roues !

    Quinze jours avant sa retraite. Quinze jours avant Noël. « Quand j'ai vu » dit la Veuve « arriver de loin le Maire, l'Adjoint, le Patron, tous en noir chapeau bas j'ai su tout de suite qu'il était arrivé quelque chose." Notables de campagne aux phrases convenues - il se retirait toujours pour que je n'aie pas d'enfant - « Tu les préfèrerais à ma fille (10) ! » - et cette fille était ma mère Alcmène absente ce jour-là, la Seconde Epouse du Dragon, debout, se prenait la Mort en pleine

     

     

    face. Si éloignée que fût ma mère, à dix kilomètres en ces temps si lointains où le bout du monde était l'autre chef-lieu de canton, juste le téléphone du Maire en cas d'urgence, elle fit un rêve : mon père était sans tête criait-elle je ne vois pas la tête papa papa s'il portait ou non un bandeau dans le rêve - si le sang (11) (...) - je ne sais plus répond-elle plus de tête plus de tête un souvenir coagulé comme à bout de souffle à bout de mémoire ; j'ignore encore jusqu'au bout si ma mère a pleuré crié je ne connais pas le tréfonds de ma mère (12). (En vérité Gaston-Dragon portait de larges bandes étanches et immaculées sur ce même lit d'exposition du corps où je devais plus tard enfant rejoindre Seconde Epouse devenue veuve, à sept heures du matin en été, mes parents dormant encore ; elle frappait doucement sur les conduits d'eau chaude, pour que je la rejoigne au sein de cette couche imprégnée de bergamote et d' « odeur de femme » - il faut un odorat subtil et affiné pour sentir le plus quintessencié des parfums. Je prétendis un jour en être incommodé. « Comment peux-tu » me dit la veuve «savoir ces choses-là ? » - ainsi donc loin d'en faire mystère les femmes admettaient comme allant de soi, reprenaient à leurs compte et maléfices cette appréciation révoltante... Ma mère Alcmène prétendit (j'avais là-dessus opiné de jour, en pleine cuisine) que j'avais dû « flairer » (c'était mon mot) parmi les jambes ouvertes de la bonne logée chez la Veuve et qui se fût au rebours de toute vraisemblance assoupie sur sa chaise en position propice - je ne me souvins d'aucune exploration, ni reptation, de cette espèce.)

     

    Notes :

     

    (9) Retour au thème de cet ouvrage : la mort accidentelle du grand-père, que l'on assimile à un dragon germanique...

    (10) Telles sont bien sûr les paroles incongrues qui résonnent à ses oreilles à l'instant même où elle apprend la mort de son mari, Gaston-Dragon.

    1. Questions que j'ai posées, plus tard.

    (12) Sept années ont passé, l'auteur évoque ici, par contraste, l'un de ses premiers souvenirs dit « voluptueux »

     

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    FIGURES DU PERE (13)

    Un père tout embarrassé, comme contaminé, de son entrave charnelle : Amfortas, Roi Pêcheur, Cophétua (« Que fais-tu là?) blessé, navré, mehaigné d'un coup de lance enmi les hanches non pas claudiquant mais bien dévergé, lacéré et castré ; à lui tout le miel et la résurrection selon son rite, lorsque la terre gaste reprendra couleurs de fleur et d'herbes, rameaux, bourgeons (14). Je consolerai ce père et oindrai ses parties de ce natron dont on conserve les momies car « il est plus grand mort encore que vivant. (15) Arthur roi des échecs - Arcturus : « L'OURS » ; à déplacer case après case, parcimonieusement, dont l'ultime campagne se fit contre le fruit de son inceste (Mordred l'Usurpateur) qui le trancha de son épée, tant qu'on vit le ciel entre les lèvres de sa plaie (16). ...Arthus figé, en son palais de Camaalot, dans une éternelle célébration de Pentecôte ou d'Annonciation ; premier célébrateur, démiurge de ce monde où nous vivons et mourons tous (17) ; sans aventure personnelle ni quête qui vaille, mais bien les ordonnant, les déléguant : tout ce qui part du roi se voit fondé, se déroulant, lui revenant, tout accomplissement s'estampille, s'authentifie par lui : assimilé de la main blanche (18) aux divinités de Rome, tout citoyen romain quoi qu'il fît en effet se référant au regard, à l'action d'une entité divine ; actions décalquées, répercutées à l'échelle du ciel, firmamentum, inscrits, portés en ombre. Père : aussi bien Wotan déchu, dépité dans l'amour des Walsung, héros humains et vaincus - ou Encélade, enchaîné sous l'Etna (19).

    Je fus adoré de mon père. Il se fonda sur moi. Ainsi les mortels rachetaient-il les dieux(20) ligotés de certitudes ; tout homme est Messie ; toute femme emmure dans le temps, de la naissance au grand scellement de la mort (21) . Ni le Christ ni Oreste ; ni même Isaac fils dAbraham (22) qu'il

    épargna ; je fus, avec mon père, juste un homme. Valant n'importe qui. (23)

    Notes

    (13) Sans lien direct avec ce qui précède, l'auteur à présent évoque la figure de son propre père, mari d'Alcmène. Il se le représente sexuellement mutilé, à l'instar du roi Amfortas.

    (14) C'est ce qui se produira lorsque le roi blessé recevra le baume guérisseur : tout son domaine refleurira.

    (15)Noter ici le disparate des références : d'une part, l'embaumement des momies égyptiennes ; d'autre part, les paroles prononcées dit-on par Henri III lorsqu'il aperçut au sol le corps de son ennemi Henri de Guise, qu'il venait de faire exécuter : « Qu'il est grand ! Il est encore plus grand mort que vivant. » Le roi de France put s'en apercevoir : il fut assassiné, par vengeance, moins de huit mois plus tard (1589)

    (16) Allusion ici à La mort le roi Artus, de Chrétien de Troyes ; l'auteur a rassemblé ici plusieurs souverains légendaires, tous frappés d'une forme d'impuissance, politique ou sexuelle.

    (17) Nulle part il n'est question de ces attributions du roi Arthur, ici purement imaginaires.

    (18) Il s'agit d'une sorte de magie blanche, qui assimilerait le roi Arthur aux divinités romaines ; il y en avait un grand nombre. Toutes les activités humaines possédaient un dieu. On ne pouvait agir sans se trouver sous le regard de l'un d'entre eux.

    (19) Dieu ou titan, réduits eux aussi à l'erreur ou à l'enchaînement.

    (20) Thème du père que le fils rachète.

    (21) L'homme sauve ; la femme est menace d'engluement.

    (22) Il ne manquait plus que celui-là.

    (23) ...Sartre, par-dessus le marché.

     

     

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    PREMIERE APPARITION DES EURYSTHEES

    Le roi de Mycènes, Eurystheus, dont le nom signifie « aux grandes forces », fut le beau-frère et le commanditaire des travaux d'Hercule (24). Un jour sur cet écran qui me tient lieu de ciel (25) sont apparues dans le jeu les Déesses Jumelles, au longues chevelures blondes, qui s'exprimèrent parlèrent ainsi : « Nous sommes les Eurysthées ; nous te révélerons les fallacieux accomplissements de la soumission (26) ; car si c'est bien par elle qu'on obtient ce qui surpasse toute rébellion, soumission s'accordant à Dieu, c'est dans la convulsion de la défaite et de la mort que toute grandeur se révèle, puisque le couinement du rat sous la serre s'inscrit à tout jamais dans le temps, dimension de l'homme dont l'éternel se trouve à tout jamais privé » (27). Lorsque Gaston-Dragon mourut, la terre s'arrêta ; seul celui qui meurt demande un nom sur sa tombe. Qui se soucie du nom d'une divinité ? «Ô Zeus, ou quel que soit le nom que l'on t'accorde... »

     

     

    Innombrable est le compte de ceux qui doivent mourir. (28)

     

    Notes

    (24) Ce personnage est relativement obsédant chez notre auteur.

    (25) Ecran d'ordinateur évidemment.

    (26) « On obtient tout par la soumission » - « Plus fait douceur que violence » - mais ce n'est bien souvent qu'une illusion : l'on perd plus, tout compte fait, que ce que l'on gagne...

    (27) ...Mieux vaudrait alors se faire écraser, mais dans la révolte et la plus orgueilleuse fierté...

    (28) Les phrases apparemment erratiques se rapportent à un sentiment d'immortalité divine accordée au grand-père Gaston-Dragon ; tant le souvenir transmis est demeuré vivace dans l'esprit de son petit-fils. Comme Dieu, ou la Divinité en soi , il n'aurait pas même besoin de nom pour être invoqué (la tombe de Gaston n'est plus visible, et se trouve à présent sous un croisement d'allées du cimetière de Guignicourt, indécelable ; c'est là qu'il faut certainement chercher la raison de ce brusque épanchement mystique).

     

     

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    PERE DECEDE (29)

    Père décédé disait le télégramme. Un certain Evguéni, père de mon père (30), passa dans l'opinion pour le mort : buveur, pourri d'asthme et bassiné d'eucalyptus. Le tampon de la poste indiquait '"GVIGNICOVRT". En cette époque les époux naissaient à trois lieues l'un de l'autre. Les cousinages étaient légion. Les types humains, appelés races, n'étaient que des ressemblances de familles. Mais les géographes ont cru, de bonne foi, qu'il existait de telles « races », vosgiennes, meusiennes, comtoises... Gaston-Dragon, Evgueni, un seul village, de quel père s'agissait-il ? Eugène Collignon, 1873-1945 ; époux de Sinne, Wisigothe, 1883-1959. Parents de mon père.

     

    Notes

    (29) La figure du père (ou du grand-père) bascule perpétuellement de la surévaluation à l'évanescence, à l'évanouissement. L'auteur oppose ici le père de sa mère (Gaston-Dragon), présenté comme un parangon de virilité, à son propre père, estimé lâche et pleutre.

    (30) Eugène Collignon, autre grand-père de l'auteur. Il n'existait aucun lien de parenté ni de ressemblance physique entre les deux grands-pères, tous deux nés près de Verdun, puis échoués, par hasard, à Guignicourt.

     

     

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    PAROLES RAPPORTEES

    De Sinne, Wisigothe (31) : A Guignicourt, la guigne y court. 

    - Pour être satisfait de son destin, toujours regarder au-dessous de soi.

    "Le vin d'Arbois, plus on en boit, plus on va droit" : Une carte postale du cru représente un incoyable (1795) vacillant sur son gourdin tordu ; ajouter à la consommation du vin d'Arbois celle du pastis (Evguéni), et le guignolet-kirsch (Sinne) - je n'ai jamais dit-elle à sa bru éprouvé le moindre plaisir avec mon mari. Mon père Noubrozi m'a dit : J'ai assisté à des scènes, mon fils, dont tu n'as pas idée (le poussant quelque peu sur ce sujet, j'ai cru comprendre qu'il s'agissait de bagarres à coups de chaises entre époux plus que fortement éméchés).

     

    Note

    (31) Epouse d'Evguéni ; mère de Noubrozi, père de l'auteur. Surnommé « Mon Colonel » par son mari. Mère Fouettard...

     

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    LE ¨PETIT HOMME DANS LE LIT DE LA VEUVE (32)

    Je parlais avec elle à sept ans, Veuve de Gaston Dragon, à sept heures du matin (voir plus haut) ; je lui décrivais une base militaire secrète, sous les glaces d'Arkhangelsk, où s'exterminaient les espions des deux camps. C'était l'an 4004 de notre ère ; la naissance du Christ passait juste entre nous et la Création du monde. Les Martiens, disait Veuve Dragon, possèdent deux mille et cinquante ans d'avance.  Les soucoupes parurent cette année-là dans le ciel, particulièrement nombreuses.

     

    1. Ou : l'auteur dans le lit de sa grand-mère, à Guignicourt

     

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    DEUXIEME APPARITION DES EURYSTHEES (33)

    Ce chapitre, où se précise la mission démesurée d'Héraklès, présente une fois de plus de nettes similitudes avec les indication de jeux vidéo ; le lecteur doit bien garder à l'esprit ces données du game boy, afin de ne pas céder aux désorientations. Les Jumelles Blondes ou

    « Eurysthées » empruntent leur nom à celui du commanditaire, Eurysthée, beau-frère d'Héraklès, afin qu'il accomplisse les « Douze Travaux d'Hercule ». Ce subterfuge littéraire (34) est destiné à introduire l'Olympe dans l'aventure somme toute banale d'une famille d'agriculteurs ouvriers lorrains. L'écran montre un char de feu sur fond d'étoiles, et deux immenses chevelures blondes retombent sur quatre reins ; les comparatistes évoqueront qui les Walkyries, qui Guenièvre, ou Yseut, princesses dignes d'amour (et d'abnégation).

    La voix des Eurysthées offre le sensuel métallisme des artefacts téléphoniques : structure hachée, voix gazées (mirliton, papier à cigarettes ?). De ces jumelles lovées, incurvées tête-bêche naguère dans la même poche utérine, émanent désormais deux souffles retournant aux mêmes bouches. Le voyeur ou le joueur éprouvent la sensation à la fois douce et confuse d'une masse de cheveux, étouffante un peu, sur les narines et la bouche. L'écran affiche ce qui fut la Mission même d'Héraklès : purger le Continent de tous fauves et reptiles. Je conclus hâtivement qu'il faut me concilier ma propre mère, en m'assimilant au père même, si célébré, de cette dernière : Gaston, ou Vaast, celui-là même qui jadis catéchisa Clovis, et périt sous les roues d'un véhicule utilitaire.(35) Les Eurysthées figurent toujours dans le ciel, sur un nuage en forme de char. Voici les chances, ou « armes » :

    1°) les avantages de mes adversaires ne seront ni la Peur qu'ils inspirent ni la Force, mais l'Envoûtement, la Fascination (appelée « charme », « pitié », « langueur ») (36)

    2°) étant l'offensé, j'aurai toujours le choix des armes (les autres, quoi qu'ils aient fait ou omis de faire, seront toujours dans leur tort.)

    J'éprouvai à ces voix de grandes voluptés, suivant de l'œil les profils sinueux des deux sœurs jumelles ; j'aurais enfin

    3°) le droit, sur mon lit de mort, de crier "Assassins, assassins" (titre de Philippe Djian) à tous ceux qui me soigneraient, devant tous vivre alors que je mourrais, infirmières décolletées, blouses transparentes et bordures de slips visibles (dans What (titre de Polanski) l'héroïne chevauche un vieillard agonisant, jupe relevée : Origine du monde au seuil de laquelle retombe foudroyé le vieux aux yeux brisés d'extase, murmurant "Que c'est beau". (37)

     

    Notes :

    (33) Personnages imaginaires, déjà rencontrés. Ces Jumelles aux longs cheveux blonds apparaissent sur l'écran

    de la console de jeux de l'auteur. Il semble bien qu'elles représentent ici l'éditeur, qui passe commande auprès de l'auteur lui-même.

    (34) ...et mégalomaniaque...

    (35) Confusion soigneusement entretenue entre Héraklès, cha rgé de tuer le dragon, et saint Gaston, ou « Vaast », ecclésiastique ayant réellement existé (à défaut de l'Olympe, du moins l'Histoire sainte...) Tous deux ont une tâche particulièrement difficile à accomplir : purger la terre de ses monstres, ou l'esprit de Clovis, roi des Francs, de ses démons païens. L'auteur multiplie les modèles de virilité, afin sans doute de n'en élire aucun.

    (36) Le thème du vaillant héros amolli par la traîtrise de ses adversaires, en particulier féminins, lui servira toujours d'excuse pour ne pas avoir accompli sa mission, pour avoir failli à son idéal. Nous sommes avertis : ce sera toujours la faute des autres, et l'auteur n'aura fait que succomber à sa confiance et à sa naïveté.

    (37) Soit une (Olympe), deux (Philippe D.), trois et quatre références (Polanski, Courbet). Je m'avance donc en toute sûreté. J'utilise désormais la première personne, afin de ne rien dissimuler de ma vanité. Le mot « vanité » signifie, à l'origine, « vacuité » (de « vacuus », « vide »).

    Les Eurysthées m'accordent en fait l'exorbitante autorisation de ne rien faire, de m'en trouver absous, d'accuser les autres, et par-dessus le marché de me plaindre d'eux. Est-il nécessaire de préciser que jamais éditeur n'a conseillé à son auteur de se conformer à de tels schémas ; il faut donc que ces Jumelles symbolisent tout à fait autre chose.

     

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    MISSION (SUITE)

    • Tu feras, dirent-elles (et leurs voix alternées (amœbées) (38) vibrent comme un écho la façon des anges d'Abraham) l'amour, aussi souvent, aussi longtemps que nécessaire ; « en effet, » poursuivait la seconde, « loin de nous l'idée que l'abstinence confère quelque pouvoir que ce soit". Tel Antée reprenant vigueur sitôt qu'il touchait du pied la Terre (sa mère), je recouvrerais mes forces sitôt que je suivrais à la lettre les indications confiées sur un phylactère (parchemin roulé passé dans la ceinture.) Muni de ce précieux viatiques et sans me battre ! j'affronte le monde entier, en évoquant les souvenirs de ces ténèbres prénatales, avec les précisions me permettant de reconstituer sur pilotis ma cité lacustre (ce concept popularisée par les historiens n'a peut-être jamais existé, les pilotis n'étant dit-on que des appuis de cloisons, le niveau des lacs s'étant alors élevé : c'est la deuxième thèse).

    Je me souviens d'immenses salles de mariage, de grandes formes d'hommes et de femmes enjambant l'espace, minuscule je cherchais à disparaître dans les forêts de jambes...

    Notes :

     

    (38) Les chants amoebées (prononcer « a-mé-bé ») sont utilisés lors de joutes verbales et poétiques entre bergers, tandis que leurs troupeaux nécessairement bucoliques paissent paisiblement...

     

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    CORPS A CORPS

    Les Eurysthées me convient à une lutte à trois (39) de type grécoromain dont je parviens à me dépêtrer (40), bien qu'elles se soient révélées plus musculeuses et souples que je ne pensais : plus d'une fois leurs clés m'ont ôté le souffle.  L'Ange ayant plusieurs fois touché terre demeura

     

    vainqueur, laissant au fils d'Isaac une boiterie de la hanche en signe d'appartenance. Les Muses

    (41) m'ont tordu à ras de sol, et les voici à présent qui râlent contre le sable (42) ; reprenant leur vol, elles m'assurent que je porterai à jamais la marque d'une extrême vulnérabilité : un point particulier du corps, comme un talon d'Achille mal baigné ; Siegfried mal baigné du sang du Dragon, portant dans le dos à mi-chemin d'épaules ce point "qu'on n'atteint jamais", emplacement funeste d'une simple feuille - sexe de femme entre les épaules ? - que le traître Hagen transperce de l'épieu (43) ; il n'est cependant pas inéluctable que je périsse un jour de la sorte : les livres m'entourent de toutes parts (44)

    Je me suis relevé fortifié ; une pénétrante odeur de tilleul (45) se dégagede mes épaules (dans mes vies antérieures je n'ai combattu qu'à mains nues, craignant que l'adversaire justement ne retournât mon arme contre moi ; recherchant le corps à corps et la morsure (Tu te bats comme une fille - j'en étais fier) (mais je refusai d'être femme, pour ne pas échanger de prison contre une autre (46) ) - (les Eurysthées me confirmèrent que les femmes exigent entre elles un certain nombre de contraintes que nul héros, fût-il (47) masculin, ne saurait affronter. Désormais je renonce à relater mes nombreuses entrevues avec les Eurysthées ; elles m'ont tant visité qu'elles flottent pour ainsi dire autour de moi comme la Cape d'invisibilité, die Tarnkappe (48)

    Notes

    (39) Il semble exclu de voir ici une représentation symbolique du triolisme ; cette note même cependant invite à la plus grande circonspection.

    (40) Le but de cette lutte est en effet d'immobiliser l'adversaire, à l'aide de figures appelées « clés ».

    (41) Autre façon de dire « les Eurysthées »

    (42) Tantôt les unes, tantôt l'autre (comme ici) ont le dessus.

    (43) Noter une fois de plus le brouillage des références. : bibliques, antiques, germaniques.

    (44) Il n'est pas précisé si les livres agissent à la façon d'un rempart, qui isole, ou à celle d'une armure, qui permet de vaincre l'extérieur.

    (45) Signe de victoire, mais aussi bien de vulnérabilité.

    (46) La digression n'est qu'apparente.

    (41) Ou « futile » ?

    (48) Procédé consistant à supprimer du récit une instance, des personnages dont on ne sait plus que faire, dissimulé sous une dernière pirouette culturelle, en l'occurrence germanique.

     

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    VOCATION DE PRETRE (49)

    C'est une bien belle église que celle de GVIGNICOVRT. Enfant, bigot, bien gominé, j'escaladais par le talus d'abside la pente glissante et couverte de ronces d'où tombait, pressé, impérieux, du clocher, le premier coup de la messe (50) . J'ai dérapé dans mes souliers dominicaux, serrant dans le poing une image pieuse où l'on avait cousu en scapulaire un coupon véritable de la robe de Marie. J'ai prié, pesté contre la boue, l'âme pure et les pieds sales. Franchissant enfin le porche, qu'il m'aurait suffi de découvrir en contournant le bâtiment d'église, par la grande entrée, comme tout le monde, je constatai que pas un paroissien ne s'était encore présenté.

    Déçu de leur tiédeur, fier de mon épreuve, premier de l'assemblée, j'ai attendu, à la fin de l'office, le prêtre dans la sacristie. Les enfants de chœur troussaient par-dessus tête leurs soutanelles rouges à dentelles douteuses sans mesurer un seul instant l'honneur insigne qu'ils avaient eu de côtoyer le Seigneur-même. A l'homme de Dieu j'ai déclaré « Je veux devenir prêtre » Or loin de s'extasier, ("Voyez ce jeune garçon ! il n'est pas comme vous ! il sera prêtre !") il ronchonna je ne sais quoi, me renvoyant à moi, petit merdeux. (51)

     

    Notes

    (49) Digression sur le catholicisme. L'auteur, en mal de références, donne ici uen version abrégée d'un souvenir d'enfance authentique (le souvenir, pas l'enfance. )

    (50) L'enfant ne s'est pas aperçu que le véritable porche de l'église se situait de l'autre côté, à l'endroit...

    (51) Il fallait bien caser ce souvenir-là quelque part.

     

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    MA MERE EN DELEGATION (52)

    Il me revint de racheter les pleurs de ma mère : toute jeune à GVIGNICOVRT, privée en son temps des funérailles de sa propre mère (« Tu n'iras pas à l'enterrement de cette traînée ») (53)

    (premier oracle de Gaston-Dragon) ma mère Alcmène fut déléguée en rattrapage aux inhumation paroissiales, représentant la famille. Un jour (54) ce fut son propre tour (ou « MA MERE EN REPRESENTATION ») (55) et je me suis placé le lendemain à cet endroit précis vacillait la veille (56) , perché sur ses tréteaux, le cercueil plein d'elle afin d' y flairer cette amorce de macération -

    que rigoureusement ma mère

    m'interdit de nommer ici(57)

    • de sournoise décongélation (visage d'un rose malsain [il manque un bout d'oreille - chuchotait ma fille épouvantée (58) - papa, regarde] ) ma mère tout entière drapée dans la robe de chambre plaquée sur ses chairs suspectesvolume abstrait (59) suspendu désormais à 120 cm

    du sol j'ai sentis ce lendemain, physiquement, la vibration d'une masse de chêne verni fantôme dont mon père l'instituteur m'avait jadis transmis la dénomination magique : parallépipède rectangle. Ma mère désira - des obsèques religieuses : "Si nous n'attendions pas » disait le prêtre « la résurrection, à coup sûr nous ne serions pas ici réunis" - c'était bien une réponse à cette faconde de mon père qui cabotina sans doute (60) : "Je ne crois pas à toutes ces histoires de Résurrection, de Bon Dieu, de jJugement" - du ton faraud de celui qui suça le lait sûri de l'Ecole Normale et républicaine. A qui on ne la fait pas. Sur le corps de ma mère le prêtre agita le goupillon, et ce fut tout. (61)

     

    Notes

    (52) Le plan de l'ouvrage consiste en un cheminement sinueux ; ici, l'auteur veut montrer combien il était difficile d'appréhender le caractère dépressif de sa mère.

    (53) Bien se souvenir que cette épouse indigne avait trompé son mari tandis qu'il combattait sur le front.

    (54) Beaucoup plus tard, le 2 août 1984.

    (55) Elle représentait, dans le rôle principal, et bien malgré elle, son propre enterrement

    (56) Et non pas « la vieille », humour.

    (57) Brassens, évidemment...

    (58) Ma propre fille, que je croyais ainsi éduquer à la mort, me reprocha plus tard de lui avoir imposé cette épreuve bien trop tôt (elle n'avait que onze ans).

    (59) Je reviens désormais au lendemain de l'enterrement, où je suis revenu, à la même heure, devant l'autel, à l'endroit précis où avait été déposé le cercueil de maman.

    (60) Lors de l'entretien supposé qu'il eut avec le prêtre pour définir les modalités de la cérémonie.

    (61) Paragraphe particulièrement difficile à suivre, en raison du glissement perpétuel entre le jour de l'enterrement, la veille de celui-ci (où peut-être mon père s'est entretenu avec un prêtre ) (mais je ne le pense pas), et le lendemain, où moi-même suis revenu sur les lieux ; j'y ai ressenti d'étranges phénomènes, peu perceptibles, ici amplifiés.

     

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    DE MA MISSION, ET DERECHEF (62)

    "Tue le Dragon » dit mon père ; « délivre-nous toi et moi en atteignant Gaston où qu'il se trouve, Enfer ou Ciel. (63) Jamais, mon fils, jamais ta mère Alcmène, telle que tu l'as connue, n'a pu admettre que je fusse en quoi que ce soit l'équivalent de son père des Terres Guastes (64) . Si tu te baignes dans le sang de ce Gaston-Dragon, il te révèlera son règne et sa longévité. Tu deviendras lui, et vous ne serez plus qu'un, moins maléfique pour moi, je sais que tu m'aimes. Pour toi tout bénéfice : pourvu à ton tour de toute supériorité, tu consoleras ta mère la tête haute, et ton père sera plein d'estime (65), et toi-même deviendras à ton tour Fondateur (66) . Il n'est pas exclu que le cycle se reforme parmi ta descendance - que t'importe ? » Il n'ajouta pas que j'aurais enfin dénoué le fil des générations, devenant père de mon père et de ma mère. (67) Je ne promis rien et fis bien ; mais il me défendit de l'imiter, ni de me soucier de lui. Ce qui me fut impossible. (68)

     

    Notes

    (62) L'auteur veut faire croire qu'il a volontairement commis une maladresse, sous forme de pédante répétition. En réalité, il s'agit d'un rafistolage.

    (63) En clair : « Débarrasse ta mère du souvenir de son propre père ; imite-le, remplace-le, mais débarrasse-nous tous de cette présence morbide. »

    (64) Nous rappelon que « Gaston » ou « Vaast » a peut-être pour origine le germanique « gouast », qui signifie à la fois « dévasté » et « désert ». Cela renvoie au roi mutilé Amfortas, dont le royaume était dévasté, jusqu'à ce qu'on trouve de quoi guérir son souverain...

    (65) Le père de l'auteur, Noubrozi, parle de lui-même, tel qu'il sera une fois délivré de ce pesant fantôme.

    (66) Fondateur d'une nouvelle dynastie, repartant de zéro, et parfaitement purifiée de ses miasmes.

    (67) Le pouvoir de rédemption que je m'attribue aisi s'étendrait aussi bien sur mes ascendants, mon père et ma mère, que sur mes éventuels descendants.

    (68) En clair : au lieu d'imiter Gaston-Dragon, père de ma mère, décédé avant que j'aie pu vraiment le connaître, j'ai fortement été imprégné par la personnalité de mon père, bien plus névrosé ; ma mission aura donc échoué. De toute façon tout ce monde-là est mort, « et moi-même je ne me sens pas très bien » (Woody, évidemment)...

     

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    ENQUETE

    Consultant alors les Eurysthées j'appris :

    • que Gaston, fervent joueur d'échecs, initia mon père son gendre à ce jeu pendant neuf mois d'état de grâce après les noces ; que jamais du vivant du Dragon, avant que la Roue n'eût fait éclater son crâne, mon père ne l'avait vaincu - la diagonale de l'Evêque ( Bischofsdiagonale) surgissant de l'angle opposé sans qu'il eût jamais pu parer la Tenaille de la Mort (Todeszange) ;

    • chose ignorée de tous les acteurs de cette histoire : l'homme des terres-guastes (69) ne pouvait se fléchir que par le recours à la femme (70) ; à tout homme il ne laisserait nulle chance, le combattrait à mort. En ce temps-là je consultai beaucoup. Or ma mère s'écria : "Jamais mon père ne m'a manqué de respect" - il est tant d'autres façons, Lotharingienne Alcmène, de manquer de respect à sa fille. (71)

     

    Notes

    (69) Est constamment désigné ainsi Gaston-Dragon lui-même, dont le nom (Gaston/Vaast) signifie « désertée »

     

    (70) J'ai donc fort peu de chances, en tant que garçon, de fléchir l'esprit courroucé de Gaston-Dragon, décédé

    de mort violente.

    (71) Ne pas autoriser sa fille à revoir sa propre mère, fût-ce le jour de son enterrement, constitue un traumatisme aussi destructeur que celui de l'inceste.

     

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    LES EBRANLEURS DU MONDE - ENOSICHTHONES (72)

    Mes investigations menées à bien (dans ce lieu idéal où l'on ne mange ni ne dort, où l'on demeure sans cesse éveillé sans fatigue, où le temps lui-même obéit à des lois inconnues) (73) j'ai reçu à nouveau la vision des ébranleurs du monde : Héraklès encore parut en ses dimensions véritables, torse nu de trois-quarts, tête, épaules. Effaré je contemplais cette expression massive, dominant de la barbe et des bras musculeux la plaine brumeuse où fuyaient les foules sur leurs chariots, traînant leur exode éperdu sous les cuisses mêmes du monstre (Francisco Goya y Lucientes). Je le vivais en ma vision, ce tableau, de toute ma frayeur ; craignant que le monstrum, signe des dieux, qui proprement démonstre leur puissance, ne se retournât. Devais-je en vérité m'affronter à ce Colosse, afin de refonder l'harmonie de leur Monde, recousant leurs lèvres et les miennes ? (74)

     

    Notes

    (72) Les Grecs appelaient ainsi Poséidon : l'Ebranleur du sol ; il présidait également en effet aux tremblements de terre.

    (73) L'auteur veut désigner ainsi, de façon inutilement alambiquée, ces régions de soi-même profondément enfouies, à l'abri des atteintes extérieures.

    (74) Il n'y a pas ici à proprement parler de succession chronologique ou même dialectiquement logique ; la réflexion procède à la façon d'une ellipse, revenant souvent sur ses pas, ou bien élargissant son champ d'investigation de manière imprévisible. C'est la seule justification que nous ayons pu trouver à ces redites et autres redondances de l'auteur.

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    DIEU EN SOI (75)

    Rien ne garantit que l'intuition, ou la raison seules, m'eussent mené sur la bonne voie : l'ignorance et la malédiction humaines l'emporteront toujours (76) De Gilgamesh à Faust, la seule chose qui importe est de se garantir, « seul animal » dit-on « qui sait qu'il doit mourir » : "Si vous goûtez de cet arbre de vie » - nous en avons goûté, nous sommes morts - « vous connaîtrez le bien et le mal » - nous sommes dévorés de différences - « et vous serez comme des Dieux » - car tout dieu abolit toutes différences, toutes contradictions poussées à l'extrême, et cependant fondues - toutes découvertes ne sont-elles pas conjointement le plus grand blasphème et la mort du dieu, son remplacement, sa succession ?

    Alcmène, mère mythologique et véritable d'Héraklès, répond à Zeus (il ne s'agit que d'une obscure famille picarde) : "Ne me parle pas de ne pas mourir tant qu'il restera un légume immortel" (Amphitryon 38 Acte II Scène 3). S'il n'y avait plus de mort, tenant compte des infinies possibilités des temps, toutes les virtualités successives ou simultanées de l'homme pourraient s'accomplir, il ne serait plus alors besoin d'une multitude d'hommes, et seul existerait Moi-Dieu ; qu'importerait alors qui je suis, ou mon nom. J'aime donc qui je suis à présent, nommé dans et par ma mort, mon corps et ses déplacements, et sur ma tombe on lira : Ci-gît Héraklès, homme de lettres - deux dates, le trait d'union. C'est donc pour l'épitaphe seule que je vis, le nom, et non l'éternité, son exact contraire.

     

    Notes

    (75) Le texte vise à se hausser au niveau de la recherche métaphysique. Nous avons ici des réflexions assez élémentaires, sincèrement ressenties, mais volontiers boursouflées.

    (76) Il ne s'agit donc plus seulement de neutraliser les forces maléfiques de Gaston-Dragon, mais de découvrir, ou d'approcher, à l'occasion de cette quête, les mystérieux rapports ou oppositions entre l'homme et le Divin.

     

     

     

     

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    LA MORT DU JUSTE (77)

    Gaston-Gustave, dit le Dragon (1885-1945), mourut sans que je l'aie frappé (78). Avant que j'eusse pu le faire, soit lors de ma petite enfance. L'affliction ne s'applique pas au tiède (79); Evguéni, évoquant les derniers sacrements de l'Eglise, prononça ces mots : « Si ça ne me fait pas de

    bien, ça ne me fera toujours pas de mal ». Et il les accepta (80) - l'affliction sincère, en revanche, vole à tire-d'aile vers Gaston maître-chien, ce qui désigne chez les betteraviers le contremaître haï de tous, l'accélérateur de cadences, dur à soi-même dur aux autres. Son crâne a fini broyé entre roue et verglas. (Pour moi je suis tendre à moi-même ; de dureté pour moi les autres se sont bien assez chargés (81). Lorsque Gaston-Dragon de nuit rentrait du bistrot, il aboyait à toute force en faisant gueuler tous les clébards enchaînés du village et les hommes juraient : Ce con de Dragon !(82)

     

    Notes

    (77) Retour sur la scène obsédante de l'écrasement du crâne. Peut-être l'auteur âgé de treize mois s'est-il rendu compte de ce drame qui frappait sa propre mère. Il serait utile de savoir à qui il fut confié durant cette épouvantable épreuve.

    (78) C'est en effet parvenu à un certain âge (non autrement déterminé) que le héros, si l'on peut dire, se vit confier par « les Eurysthées » la mission de se débarrasser, post mortem, de ce fameux « Gaston-Dragon » si envahissant.

    (79) Le « tiède », c'est Evguéni, grand-père cette fois-ci paternel, qui ne suscitait aucune affection ni d'un côté ni de l'autre, sorte de patriarche bourru, cloîtré dans l'alcools...

    (80) Nous rappelons que les deux grands-pères moururent à deux mois d'intervalle : Gaston-Dragon le 10 décembre 1945, Evguéni en février 1946. Mais le télégramme « père décédé », envoyé en décembre donc, était ambigu.

    (81) Cette réflexion est appelée par association d'idée avec la dureté du crâne.

    (82) Autre association d'idées, consécutive cette fois à l'emploi du mot « chien ». Le lecteur chercherait en vain une cohérence logique à ces textes.

     

     

     

     

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    LA TUNIQUE DU MORT (83)

    Sa mort me ronge à la façon d'une tunique enduite de poison (83) ; chair corrodée ; incorporation ; acrylique belge repassé à même le bras (84). Investi, revêtu de la Chair de Dragon, depuis le front, les mâchoires, jusqu'à la taille ; rival d'un mort qui est tout autre chose qu'un Arthur, Cophétua, le Méhaigné - dont une lance a cisaillé le sexe – celui (85) de mon père était l'harmonie même. D'abord nous proposerons « Les Oracles du mort » (86), Paroles de Dragon, objets, depuis des lustres, de vénération. Or ces formules, communes à tous terriens de mon pays lotharingien (« à tous les paysans lorrains »), témoignent de la plus vaine tyrannie. Ce sont vantardises. En dépit des idolâtries dont ma mère honora les moindres proférations du Dragon son père ; imitations scrupuleuses dans la mesure où la sexuation des voix les laisse entrevoir ; mais tout cela n'a pris naissance, ne s'est substratifié, que sur un amoncellement, sur un ciment d'atavique sottise. Sotte prérogative de la mort tenant à bout de bras je ne sais quel flambeau... (87)

     

    Notes

    (83) Allusion à la tunique de Nessus, qui provoqua chez Hercule d'horribles brûlures. L'auteur cherche toujours, en dépit du bon sens le plus élémentaire, à rattacher son expérience à celle des travaux et autres exploits d'Hercule, auquel il est diamétralement opposé... Quant à la tunique, les chrétiens ne pourront s'empêcher d'observer le rapprochement d'Hercule au Christ, tous deux suppliciés, tous deux envoyés vivants aux régions supérieures...

    (84) Fait divers belge authentique : une épouse avait cru bon de repasser en vitesse une manche de chemise en tissu synthétique à même le bras de son mari ; on imagine la suite. Le rire est facultatif.

    (86) Mon père, devenu gâteux, pissait devant moi pendant les promenades à l'hôpital d'Aubricourt, dont un médecin aurait volontiers coffré toute notre famille pour raison psychiatrique... Je crois qu'il exerce encore, ce connard...

    (86) Vont suivre à présent toutes sortes de propos que ma mère, Alcmène, jugeait caractéristiques de son père Gaston-Dragon, donc tout à fait dignes d'admiration, et qu'elle m'a transmis, afin de perpétuer sa mémoire.

    1. Contrairement à une croyance très répandue, la mort ne grandit personne. Elle est même d'une extrême banalité.

    2.  

     

     

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 21

     

     

     

     

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    DE LA FRATERNITE - DE LA TRANSMISSION (88)

    L'homme vit seul. La seule existence de l'homme est de se contempler. D'échanger d'un semblable à l'autre d'ineffables signaux : Je suis un homme. - Je suis un homme. Regarde-moi. Interprète-moi. Croâssements de corbeaux. Cacardements collectifs de bernaches sur les sables, en errance, à marée basse, avant de prendre leur envol. Signaux d'identité, valeur phatique – je suis ici - emphatique du discours - regarde-moi, je te regarde – fraternité animale perdue, ignorance réduite au pressentiment de l'espèce, fondue parmi les brumes, vers une destinée-destination commune ; liens sociaux, où se découvrent si tôt chez les hommes les aimantations de la cruauté. Il ne sert à rien en vérité de connaître un homme. Connaître un homme n'apprend rien. La multiplicité ramène à l'unité. (La multiplicité comme attribut de Dieu ?) (89)

    Notes

    (88) Attention, je vais philosopher.

    (89) Le raisonnement est celui-ci : un homme immortel connaîtrait à la fin toutes les destinées. Il serait Dieu. Mais comme il meurt, la multiplicité infinie des destins a besoin de sa multiplication pour se réaliser. Voir plus haut.

     

    25

     

    DU MAGNETISME – DES PÔLES

    Gog et Magog : dans les littératures juive, chrétienne et musulmane, personnifient les forces du mal. Nos Ecritures les peignent sous forme d'une double montagne. Rappelons que les forces juvéniles d'Héraklès défirent au berceau les deux serpents d'Héra. L'adolescent s'il veut vivre écrase les têtes de ses père et mère (l'Hydre aux cent Têtes ?) ; les émanations du Dragon mort ici pestilencisent et faussent les vibrations de l'un à l'autre entre Gog et Magog ; les adultèrent, les frelatent. C'est à l'enfant de déjouer, au-delà ou en deçà des magnétismes parentaux, les frémissements antérieurs, la menace ancestrale et diffuse du Dragon. Père et Mère ainsi transmettent leurs conflits couvés sous la menace immense où nous avons vécu. Vastes orages (Saint Vaast) (90), mous et inaboutis, brumes infiltrées sous les chairs.

    L'esprit méphitique de Gaston-Dragon, ni tout à fait mort ni dissous, sans absolution reçue BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 22

     

     

     

     

    ou donnée – fomente (91) un grésillement à la fois pesant et délétère, une dissolution de nerfs ; je parviens au pied des Monts Jumeaux « Gog et Magog » dans ce repli organique et chancreux appelé Guignicourt - à Guignicourt la guigne y court. (92)

     

    Notes

    (90) « Gaston » fait au nominatif « W/Vaast » (« vaste »).

    (91) En français : « provoque »

    (92) Vous aurez compris qu'il s'agit d'un itinéraire non pas matériel, mais spirituel, symbolisé par des lieux.

     

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    UNE VILLE ETRANGERE ET DETRUITE

    Plus tard je suis en train de vivre (93) en une ville étrangère et détruite où toits et terrasses abondent de ces herbes au suc jaune, herbe aux mendiants, qu'ils appliquaient (94) sur leurs plaies pour les ulcérer. Se dissimule en ces contrées d'arrière-gorge (95) telle cité aux crépis jaunes et gris, ou bien vieux rose, échappée aux tapis de bombes, souffrant sur son asphalte une irruption de vieux hommes niant leurs propres exactions (96) : Polonais, Hébreux...) : "Les prisonniers marchaient sur deux colonnes ; peut-être y avait-il des exécutions sommaires (Hinrichtungen) dans l'autre colonne. J'entendais bien des coups de feu. De mon côté je n'ai rien remarqué." (97) Vienne. (98) Décor, dédale poudreux où survivent vieux et vieilles aux yeux vides cachant sous leurs cabans des armes enrayées, non point tant toutefois qu'elles n'exécutent, de loin en loin, quelque cible choisie pour sa beauté ; je me souviens de certains noms, Arrigo, Nadia ; Martino, des territoires irrédentistes de Trieste.

    Autant de morts sans traces ; mais Roswitha donnait, de son deux pièces ouvrant sur les deux voies d'un pont autoroutier, des ordres de liquidation. Elle portait une perruque rousse et bouffante dont les volutes sales couvraient à peine sa calvitie. (99) Je la surnommais "Robespierre", certains affirment sans preuves qu'il s'agissait de ma mère (100) ; l'Hôpital Général (Allgemeines Krankenhaus) vantait le souvenir de son extrême compétence lorsqu'elle officiait, jadis, dans la section des grands vieillards (101). De retour en France j'écrivais à ma mère une carte postale, où je disais que Roswitha serait le titre d'un roman, d'une imagination en cours dont elle serait l'héroïne - je ne reçus pas de réponse. Depuis quand les Sibylles répondent-elles à ceux qui les BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 23

     

     

     

     

    consultent ? (102)

     

    Notes

    (93) L'auteur fait toujours semblant de raconter ses rêves. C'est le même procédé que celui de Nerval dans Aurélia, mais en nettement plus chiant.

    (94) Au Moyen Âge, bien sûr. Qui mendie encore aujourd'hui ?

    (95) Allusion au pélerinage proprement surréaliste de certains jacquaires derrière les dents du géant Pantagruel...

    (96) Allusion cette fois au roman Roswitha, du même auteur, auquel ce dernier espère bien que le lecteur se reportera ; le décor en est la ville de Vienne, où l'auteur vécut de 1978 à 1982.

    (97) C'est en effet par de tels arguments foireux que les gentils accompagnateurs des marches d'évacuation de camps (« Marches de la mort ») tentent de s'innocenter. A noter que le gouvernement autrichien a tout de même réussi un championnat de foutage de gueule international, lorsqu'il prétendit avoir été la première victime du nazisme par l'Anschluss, alors que les Autrichiens moyens n'auront jamais été les derniers à soutenir la politique d'Adolf (de « adelphos », le frère).

    (98) Qu'est-ce que je disais ?

    (99) Ces allusions vous deviendront claires si vous lisez Roswitha, de Bernard Collignon (je plaisante...)

    (100) Non, là, j'en rajoute.

    (101) On s'amusait bien, dans les services de nuit de la section « vieillards » . Depuis, en France, nous avons eu l'affaire Malèvre.

    (102) L'auteur a seulement consulté une généraliste, dont le prénom l'a fait flipper. De retour en France, il a effectivement écrit à cette praticienne.

     

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    DE GOG ET DE MAGOG (103)

    Gog et Magog sont les jumeaux de tous les maux (104) ; sur leurs chemins extérieurs ou secrets il m'appartient de recenser, au fond des ravins, des dépressions marécageuses, les taureaux et les hydres. Ces deux monts semblables s'enlevaient sur la plaine tels deux seins, écrêtés, ravinés - en vérité j'œuvrais pour la gloire de l'homme, la civilisation même (105) ; dans le réseau d'étroits boyaux reliant Gog à Magog je rencontrais souvent deux êtres malheureux et délétères, Père et Mère, cherchant en vain à m'entraver : fascination d'enfance, et du malheur passé (106) - eh oui, gémissaient-ils,  eh oui, d'une longue intonation fascinante(107). Dans ces tranchées j'avais subi ces BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 24

     

     

     

     

    tortures passées (108), sous les yeux ronds cerclés d'or (les phares chromés) du "Masey-Ferguson" (109), tracteur au mur sous cellophane, illustration sans fin de l'« Ephéméride Perpétuel » (« fabriqué à Etrépagny – Eure »). (110)

     

    Notes

    (103) Et on remet ça.

    (104) Au lieu de se livrer à ces jeux de mots à la con, l'auteur ferait mieux de rappeler que ces deux montagnes jumelles symbolisent le Mal dans les écrits mystiques, bibliques ou autres.

    (105) Et revoilà Hercule, qui rit quand il articule.

    (106) Notre héros qui se dresse à lui tout seul contre toutes les misères que lui ont infligées son papa et sa maman, perdu qu'il est dans les contrées mythiques, et de plus en plus empêtré dans ses références.

    (107) « Eh oui ! »m'a toujours semblé la formule qui résumait le mieux toute la condition humaine. C'est l'unique phrase que se renvoient les petits vieux sur leur banc, le menton appuyé à la crosse de leurs cannes. Pour une version plus comique, voir Javaloyès, Christine.

    (108) « Il s'agit de l'aveu de mes premières baises », devant ma mère éplorée ; mon père fit semblant d'être écœuré au point de ne plus vouloir me parler.

    (109) Illustration en noir et blanc, au mur de la cuisine de ma grand-mère ; elle servit plusieurs des années, seules changeaient les fiches de jours et de quantièmes.

    (110) Là, j'en rajoute ; ce sont les vieux harmoniums de campagne qui sont fabriqués à Etrépagny.

     

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    LA VEUVE EN SA CUISINE

    Assistait au supplice (111) la Veuve, Seconde Epouse, survivante, les traits carrés d'une calandre de radiateur, ne se départissant jamais de son rôle (112), ni des indélébiles contusions qu'imprime le décès violent de l'être cher, du sceau de l'épreuve sur sa face spongieuse ; seule justification de son être. Les enfants compatissent peu – âge sans pitié : je répétais sur ses genoux macchabée, macchabée, macchabée) (113). Sa cuisine aux quatre murs gluants de badigeon vert gras exhibait, détachait - faisant maigre pendant à l'énorme cuisinière en fonte ronflant d'une mangeaille à l'autre (il fallait préciser dès le repas fini fût-ce en pleine canicule ce que nous voulions pour le soir) - se détachait une pendule carrée (114), d'un vert blafard jurant sur le vert bouteille. Il en tombait le tic-tac lentement saccadé de la mitraille à vieux (115) –

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    « Et tout battait encore au cœur du Disparu. »

     

    Notes

    (111) Toujours cet aveu, que nul ne me demandait de faire ; j'étais sujet en ce temps-là aux accès de délire masochiste les plus vomitifs.

    (112) Grand-Mère Fernande arborait habituellement un air particulièrement rébarbatif et rogue.

    (113) L'écrasement de Gaston-Dragon ne remontait qu'à une huitaine d'années ; mais huit ans, pour un enfant , quelle éternité !

    (114) Vous avez bien compris n'est-ce pas ? En face l'une de l'autre, et de dimensions tout à fait différentes, la cuisinière et la pendule plate, accrochée au mur.

    (115) Oui, bon, Jacques Brel...

     

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    L'ENFANT, LE TEMPS (116)

    J'ignorais qu'il fût si proche encore (117), qu'il m'eût tenu lui-même dans ses bras : le temps commence pour l'enfant à sa venue au monde ; son atelier restait maniaquement rangé : gouges, poinçons, chignoles par rang de tailles sur le mur. Je sentais le parfum des copeaux (estompé au cours des années), je touchais l'établi couvert de cicatrices. Couturé. Gaston-Dragon irréparable avait tourné de sa main mutilée (scie circulaire) cette petite meule verticale et roussâtre que je lançais : accélération, extinction progressive, dans un mugissement de rame de métro – ces voies souterraines récemment découvertes (un voyage à Paris pour L'auberge du cheval blanc) me pénétrèrent de ravissement - je pouvais donc m'échapper ; les souterrains devant la meule s'étendent à l'infini, perdus à l'extrémité clignotante de longues lignes perdues - j'annonce à haute voix toutes sortes de noms.

    Avant de m'endormir je me chuchote une infinité de toponymes villageois, par ordre alphabétique. Je me souviens d'être allé jusqu'à « V ».

     

    Notes

    (116) Encore un paragraphe victimaire.

    (117) Gaston-Dragon, bien sûr.

     

    • BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 26

     

     

     

     

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    L'ENFANT, LE PÉCHÉ (118)

    Le temps de la Question Ordinaire sous les yeux cerclés d'or du Masey-Ferguson survient deux ans plus tard – au sein d'un temps immobile - quand je m'avise d'avouer à ma mère - n'est-ce pas dans ce gros volume d'Histoire Sainte – lis donc, tu nous foutras la paix - que je découvre entre deux gravures - Massacre des Macchabées / Daniel dans la fosse aux lions - l'assertion sans réplique suivante : les bons enfants n'ont aucun secret pour leurs parents. Je confie donc à ma mère l'étrange chose que nous commettions cousine Berthe et moi dans cet autre village - ah ! ce sont là de bien étranges époques pour vous autres - comment Valery Larbaud a-t-il bien pu parler sans frémir du "vert paradis des amours enfantines" ...?

    Cousine Berthe - qu'elle soit bénie, et à jamais - se branle au-dessus de moi, très loin, très longuement et très vigoureusement, comme font les filles, sans révéler jamais, sans m'expliquer ce qu'elle fait, tandis qu'à l'intérieur d'elle j'attends qu'elle s'achève, sans jamais révéler à l'enfant le plaisir qu'elle se donne. On me cachait des choses. Forcément, à un gosse. Juste avant je fais mes prières - on les recommencera les cochonneries d'hier soir ? - Tais-toi, tais-toi si tu veux qu'on puisse continuer – tout mon répertoire de prières m'affluait aux lèvres, Confiteor compris, je me vidais ensuite, tout l'esprit, pour m'étanchéifier ; pour me dédoubler ; me dédouaner, m'insensibiliser.

    Juste après l' « acte de contrition ». L'acte bien. Merveilleux. Extraordinaire. Bien que je ne connusse pas l'éjaculation. Ou puisque. Sous le calendrier « Masey-Ferguson » aux phares cerclés d'or ma mère feignait d'étouffer devant la Veuve Gaston en se couvrant les yeux de son mouchoir : "Mon Dieu !" - quel Dieu ? - mon père, écœuré, m'évita. Toute information, tout choc, me furent épargnés. Lorsque j'apprends un jour qu'ainsi se font les enfants je ne peux imaginer que je sois né au prix de cette ignominie ; je suis assurément le seul de toute la terre suffisamment dépravé pour imaginer semblable saleté, d'introduire son sexe dans le sexe d'une fille, fille du frère de son père – la chose est en vérité si lointaine que j'ai grand tort, promis à de si hautes destinées, de m'y attarder aussi sottement.

    Notes

    (118) Il me faut donc absolument y revenir...

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    L'ENFANT ET LE SING-KIANG (119)

    Reçu ce jour de Pékin l'autorisation formelle. Ou mieux l'injonction. De me rendre au Sing-Kiang (Xin-Jian) « région désertique ; élevage ovin ; extraction du pétrole » - sous réserve, sous restriction expresse de ne jamais franchir le Kunlun Shan (7724 m) limite administrative du Tibet (Xi-Zang. Je revis en rêve (120), du verbe « revivre », ces hôtels miteux d'oasis dont le gérant me poursuit d'étage en étage (Toi payer ! Toi payer !), ces toilettes pour femmes où je me réfugie, géantes, inondées, labyrinthiques, ces combles pourris couverts de gravats (Ecole de Pub du XXe ) et ce cimetière - avec ma propre tombe au fond, mal tenue, sable passant sous les quatre planches en haut de la pente – le porche entre ses deux piliers doriques, devant l'aiguillage du tram, le bordel juste en face et son juke-box bariolé comme un cul de mandrill.

    Le Sing-Kiang offre à l'exploration une matière inépuisable. Sur les plateaux brumeux qui le dominent j'évoque les jumelles Eurysthées que j'ai vues enterrées côte à côte se pelotant de leur vivant sur le lit de leur mort avec leurs blonds cheveux de nymphes. Ma mère Alcmène s'indigne : "N'avez-vous point de honte, entre sœurs? » En riant elles répondent « Non vraiment, dans six mois on est là-dessous ». Ce qui advint. La seule vérité je vous le dis consiste en ce sommeil qui se poursuit sans trêve au fond de nous de la naissance à notre mort.

     

    Notes

    (119) Et nous voici repartis pour des métaphores plus ou moins géographiques ; fastidieuses ou non, je ne saurais le dire... Mais quoi que vous disiez, je serai toujours d'avis contraire.

    (120) Ne pas oublier que l'auteur, d'après les sous-sartriens de sous-préfecture, a « choisi » la paralysie, a « choisi » de ne vivre qu'en rêve.

     

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    MISE EN PRESENCE (121)

    Gaston-Dragon s'étant glissé un jour sous la bête, le dos contre le ventre, sous les quatre jambes d'un cheval souffrant

    (Pris de tranchées. ("On purge bébé").

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    "Sentant sa fin prochaine"

    et le massant risqua ainsi sa propre vie : "Si le cheval se couche, la bête écrase l'homme » affirma l'assistance, admirative, ajoutant quand ce fut fini : "Ces bestiaux-là, ça sent quand même si on leur fait du bien."

     

    Notes

    (121) Le lecteur se voit désormais plus régulèrement mis en présence de Gaston-Dragon, dans sa vie quotidienne, telle qu'elle a été transmise par Alcmène à son fils, auteur de ces lignes.

     

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    ORACLES DE GASTON (122)

     

    1) pétant : "Si y pleut de ce vent-là, y tombera de la merde" (« y » prononcé correctement (fusil, sourcil) ; amuissement du "l" en finale ; nul n'a jamais dit "s'il"). Gaston-Dragon mange bien, boit bien – "On m'appelle : Bouffe-Tout-Boit-le-Reste" : ainsi se complimentent en Lotharingie les gros appétits ; des « Bouffe-Tout Boit-le-Reste » ; le comique provient de ce qu'après le « tout », il n'y a rien – puis brusque passage du quantitatif au qualitatif : il reste donc encore à boire ! Sa fille ma Mère m'a dit: « Je ne ne l'ai jamais vu soûl. ». Il disait aussi : « Un Pou(r)la Gueule » (ne pas prononcerle « r »). Ou bien : « De c'plat-là, j'en mangerais sur la tête d'un pouilleux ! » Pas une mauviette le Gaston-Dragon, mais un bon gros paysan lorrain Nam'donc, ("Notre-Dame donc" ?) qui récitait au lit "Notre Père qui êtes aux cieux" et s'endormait tout sec sans avoir fini sa prière. (« ...si fatigué qu'il commençait juste « Notre Père... » « ...et plouf ! il s'endormait.") La Veuve me mimait son élocution ensommeillée. Il n'y avait pas que la fatigue ; le père Dragon n'était pas le dernier à caresser l'amphore. Et c'est peut-être à ces beuveries campagnardes qu'il faut rattacher

    2) le deuxième oracle "Dégueule, cochon, t'auras de la rave", car tout cochon malade, atteint de vomissements - et celui-là ne buvait pas - se soignait par d'abondantes pâtées de raves. Un jour la Fernande, à la ferme, Seconde Epouse à venir, avait dû enjamber un cochon en plein passage. "Voilà-t-il pas que le cochon se relève et me trimballe à travers BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 29

     

     

     

     

    toute la cour de la ferme ; y avait pas moyen de l'arrêter."

    3) ayant mangé : "Débarrassez, sez !" Note préalable : sitôt que tel ou tel a dit ou fait telle ou telle chose, une seule fois - le voilà immanquablement affublé de l'imparfait de l'épopée. « Il fit » devient « fesait ». Cela prolonge, fige, répète ; fonde en coutume un évènement apogée.

    (exemple inverse : ayant schématisé sur une table d'écolier un coït, je fus sévèrement puni : "Passe son temps à dessiner des obscénités" – C'est une seule fois ! - Oui, mais c'est la tienne. ») Explication (« débarrassez, sez ! ») : à la fin du repas le café tardant, Gaston-Dragon tira d'un coup la nappe à soi, tout fut précipité au sol ; la répétition de la dernière syllabe se réfère explicitement au commandement militaire, qui se conçoit exécuté à la fraction de seconde.

     

    Note

    (122) Nous allons nous apercevoir que les expressions ainsi rapportées et transmises àson fils par Alcmène, avec toute sa piété filiale, ne consistent qu'en des expressions toutes faites appartenant, selon toute vraisemblance, au fond commun du discours populaire des campagnes de ce temps-là et de ce pays-là.

     

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    PASSIVITE DE SECONDE EPOUSE (suite du précédent)

     

    • ...et elle ne disait rien ?

    • Oh non, tu penses ! (123)

     

    Note

    (123) Astucieux, non ? Présenter la suite comme une rupture, très brève... A rapprocher de la « rime en écho ».

     

    xxx 59 10 19 xxx

     

     

     

     

     

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    IMPUDENCES (124)

    A ma mère "Est-ce que tu veux une demi-livre de bifteck sans enlever les os ?" - ma main sur la gueule. Alcmène jeune fille répondait en serrant les dents, à reculons comme un bête rétive : "Eh ben alors... Eh ben... - Dis que j'en ai menti ? dis voire que j'en ai menti ?" Un Dragon ne ment pas.

     

    Notes

     

    (124) Il est très malaisé de déterminer ce qui a bien pu suggérer à l'auteur telle succession de chapitre plutôt que telle autre. Ici, deux séquences brèves, destinées à montrer comment à cette époque un homme se faisait respecter de sa femme, et de sa fille.

     

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    ORACLES DECLAMES (125)

    "Nous disions donc, Mathéos" - prononcez "matéheausse" - que le bruit de la mer-d'empêchait les poissons de dormir" - Alcmène se demanda quelle avait bien pu être cette fameuse "Théôs" - j'imaginais quelque solide bellâtre entourant de son bras les frêles épaules d'une poupée en costume régional, contemplant la mer pour la première fois... ou plutôt un nommé "Mathéos" - de quel opéra-comique tenait-il ces formules - quel Parisien connu dans les tranchées (...) -

     

    Note

    (125) Reprise, donc, des paroles immortelles que ma mère a cru bon de me transmettre (et elle avait raison).

     

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    ORACLES CHANTES scato crescendo

     

    Il chantait : « Au bain Marie j'ai vu tes charmes

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 31

     

     

     

     

    « Au bain Marie j'ai vu ton cul » (« bain-marie, hihi !)

    Il chantait "Dégueule de tout ce que tu voudras

    "Dans les sentiers remplis de mè-è-è-rd- (feignant de se reprendre) - ...leuh... ("de merles", ah ah !)

     

    Il chantait « J'avais mis ma main dans la...

    reprenant « J'avais mis ma main dans la... eh merde, je n'sais plus ! » Mimer avec les mots la glissade dans la merde. Ou bien, au dernier moment, l'éviter, second degré paysan.

     

    Il chantait « Ah c'que c'est beau d'chier dans l'eau

    « On voit sa merd' qui nâ-âge

    « Si j'avais su qu'c'était si beau

    « J'aurais fait davantâ-âge.

    Virgile on vous dit. (126)

     

    Note

    (126) Il semble que cette fois, les notes en fin de §§ s'avèrent moins nécessaires.

     

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    DES FEMMES

     

    Un homme exprimait-il des idées tant soit peu favorables à l'émancipation féminine, Dragon grommelait :

    • Tout ça, c'est des opinions de pédé...

     

    Aux femmes du lavoir : « Vous lavez toujours ?" ("votre pucelage")(du verbe « avoir », évidemment). Elles répondaient "vieux cochon", "vieux machtagouine !" (127)

    A une qui courait, l'interrompant dans sa course :

    - C'est la fête au Paradis ?

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 32

     

     

     

     

    - Pourquoi ?

    • Parce que les seins dansent !

     

    XXX 64 07 02 XXX 39

     

    ETYMOLOGIE, tenant lieu de la note 127 :

    Je demande à ma mère, qui l'emploie sans malice, la signification du mot « machtagouine », qu'elle trouve très pittoresque, sans pouvoir le rattacher de près ou de loin à quelque particularité linguistique lotharingienne que ce soit. Gaston Dragon l'employait pour désigner plus vieux que lui : « Vieux machtagouine » ! Ce n'est qu'à cinquante ans passés que sa fille en comprend l'étymologie de ce mot : il désigne les vieux impuissants incapables de faire jouir leurs femmes autrement que par une pratique bucco-génitale réservée (croyait-on) aux (« Mâche ta ») - gouines.

    . C'est moi également qui apprend à l'innocente Alcmène, consultant les prescriptions d'un remède combattant le "prurit vulvo-anal", la différence entre "vagin" et "vulve" : ma mère ignorait ce dernier mot. Quant à Gaston-Dragon, il avait rebaptisé le village natal de ma mère : de « Vavincourt », dans la Meuse, (127) il fit "Vagin-Court".

     

    Note

    (127) En Allemand, « die Möse » signifie « le sexe féminin ». Trop fun.

     

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    SECONDE EPOUSE

    Il se retire d'elle. Tu préfèrerais tes propres enfants.

    Il l'appelle « la mère » : « Ho ! La mère !... » Elle ne le fut jamais. Pure malignité. Gaston Dragon sait parfaitement qu'il n'est pas question d'envisager qu'elle le devienne, ni par lui ni par aucun autre (j'appelai toute ma vie Alcmène "la mère", "maman" m'écorcha toujours la gueule). bouche). En revanche le grand homme plia devant Seconde Epouse : Fernande obtint que "la Simone" (c'est ainsi qu'on se surnomme) accomplirait l'essence de sa fémité en étudiant l'Art du BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 33

     

     

     

     

    Ménage à l'Ecole Ménagère de Guny. Ma mère interne retrouva chaque semaine, passés cinq jours ou plus de promiscuités scolaires, son trop faible bourreau embelli.

     

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    ECOLE MENAGERE

    Il existait en ce temps-là de ces écoles où les filles se voyaient confirmer qu'elles étaient bel et bien

    de vraies femmes, destinées par la configuration de leur sexe à "tenir un ménage", écoles où tout un essaim de Ménagères leur apprenait à coudre, à cuisiner, récurer, lessiver, ravauder.

    "Molière ne pouvait pas savoir que ces travaux ménagers si méprisés par Armande ("de se claquemurer aux choses du ménage") seraient un jour enseignées dans des établissements spécialisés comme une science" (« Les Femmes Savantes », éd.Belin, 1932, note en bas de page) [sic]. En tant que science.

    La femme à sa place.

    Notre plus grand comique, Molière.

    Ainsi s'imprégnait dans les cœurs de toute une génération féminine l'aigreur et la férocité de la répression bitardo-connassière. Alcmène apprend à foutre son doigt dans le cul des poules pour les aider à pondre ; ce qu'elle fait consciencieusement plus tard à son garçon, quand l'intestin rebelle et masculin tarde à fonctionner. D'ailleurs ça gouinait ferme à l'Ecole Ménagère. C'est ma mère qui me l'a dit. Ecole ménagère de Gouiny. « Mais c'est que les hommes nous respectaient, dans le village, quand on défilait pour les promenades ! il n'y en aurait pas eu pour nous adresser un seul mot déplacé. » Braves rustauds de ces temps-là... toutes gouines, dont elle... J'avais pris un air écœuré - qui es-tu, petit merdeux, pour juger ? Plus tard, je m'en souviens, ma mère minaudait sur le siège avant où est-ce que vous m'emmenez ? où on va comme ça ? - la peau plaquée hideuse sur son crâne - du fond de la petite bagnole d'ami (128) Alcmène s'extasia une dernière fois devant son bâtiment de bois l'Ecole Ménagère, conservé du fond des âges, avec son pignon brun, ses bardeaux opaques.

     

    Note

    (128) ...Un ami...

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 34

     

     

     

     

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    LE SOURIRE DE MA MERE

    Je voudrais revenir sur ce "hideux sourire" d'Alcmène

    ("...et ton hideux sourire

    "Voltige-t-il encore sur tes os décharnés") (129)

    lors d'une arrestation de mon père - il avait passé à l'orange. Le temps d'un sermon de flic, j'ai vu ma propre mère, depuis le siège du passager, se pencher, fardée à plâtre, de tout son long jusque par-dessus les genoux de mon père en souriant de toutes ses rides, pour charmer le gendarme, charme très exactement semblable, ce jour-là, aux grâces d'un transi (« sur un tombeau, effigie d'un cadavre plus ou moins décomposé. »). Voir sourire ma mère, la bouche en fer à cheval renversé, fut pour moi aussi obscène qu'un sexe ouverte dégoulinant de bave (mentionner ici les deux rêves où je fornique le squelette et les chairs de ma mère, couverte de bijoux, puis qui se décompose sur la plage en mugissant "n'as-tu pas honte de m'abandonner dans cet état ».

    Jason qui conquit la toison pourchassa et tua les Harpyes, oiseaux griffus qui souillaient de leur merde les mets de Phinée, vieillard aveugle, et s'envolaient hors d'atteinte en poussant des cris affreux.

    Je n'ai jamais beaucoup aimé Jason, ce concurrent surfait.

     

    Note

    (129) Vers de Musset, appliqués à Voltaire.

     

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    TRANSMISSION

    ...Ma vie débuta sur ce lit par cet homme, Gaston-Dragon, qui commença par mourir, et bien que je ne fusse ni ne susse rien, tout cependant déjà tenait dans mon berceau (que si jamais Gaston n'eût été aplati sous une double roue arrière, jamais sa fille Alcmène ne m'eût transmis tant de choses sur l'homme qu'il fut et qui me fit frapper dans sa main : "Plus fort ! Plus fort ! Ah ! tu seras un vrai Dragon !")

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 35

     

     

     

     

    Or j'étais dans le treizième mois de mon enfance. (130)

     

    Note

    (130) Ça va ? Vous suivez ? Vu, les imparfaits du subjonctif ?

     

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    MANQUEMENT (131)

    Quatorze du Bélier dans l'ère bâtarde (132). Gaston-Dragon déchire l'enveloppe adressée à sa fille : Ange pur, ange radieux – ainsi s'adressait à sa bien-aimée son fiancé mon père pas mal con, n'ayant rien trouvé de mieux qu'un librettiste de musicastre (133) pour exprimer son inflammation de cœur. Tandis que sa fille folle de rage poursuivait Gaston-Dragon à travers la cuisine, ce dernier brandissait la missive à bout de bras, vociférant grassement l'ignoble opéra suite de Gounod (ce Faust que les Germains couverts de honte n'osent appeler que Marguerite) : «Porte mon ââââme au fond des cieueueueueux...! »

     

    Notes

    (131) Ici Gaston-Dragon va faire quelque chose de pas bien du tout.

    (132) Quatorze avril du calendrier chrétien.

    (133) « Mauvais musicien ». L'œuvre de Gounod, Faust, étale tant de platitudes et de mièvreries petites-bourgeoises (c'est là que l'on peut entendre le fameux Air des bijoux) que les Allemands, rougissant en effet de l'insondable distance qui le sépare de son modèle, le Faust de Goethe, ne le désignent jamais autrement...

     

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    « LES BAS COULEUR PEAU D'CUL » (134)

    Pour l'éternité relative de la si brève consomption du corps humain, ma mère porte en son cercueil ces bas couleur peau de cul raillés par Evguéni. C'était le temps de la grande misère d'après-guerre, quand les filles allaient cuisses nues. Et l'Evguéni jusqu'à sa mort d'asthmatiqueet d'ivrogne alla répétant : « Tiens v'là la Simone (135), avec ses bas couleur peau d'cul ! »

    • Et j'étais mauvaise, disait ma mère, j'étais mauvaise !

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 36

     

     

     

     

    Notes

    (134) Allez, on change de grand-père. C'est du père de mon père cette fois qu'il s'agit.

    (135) Dans la réalité, ma mère s'appelait Simone et non « Alcmène » . Ça fait nettement moins prestigieux, mais au moins, c'est prononçable. Quant au grand-père, il disait évidemment « la Simone, avec ses bas », etc., et non pas « la Simone, cent trente-cinq », etc...

     

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    ULTIMA VERBA (136)

    ...Mon père à qui sa propre sœur disait par raillerie Amphitryon, ne veux-tu pas être curé ? - Non, non ! se récriait mon père. « Pourquoi n'épouses-tu pas l'Alcmène, qui est toute seule et bien malheureuse ? »

    « Nous marchions sur le bord de l'Alphion, disait-il (137) , près du pont démoli de 1918 ; et nous ne savions quoi nous dire...

    • Assez ! beugle ma mère sur son lit d'hôpital ; pas de passé ! pas de passé ! (voix forte, rogue) – et moi : « Veux-tu voir le curé ? » - il errait, le romain, l'apostolique, le cou perdu dans sa soutane, comme un diable en peine « a-t-elle encore sa conscience ? » demandait-il d'une voix timide - Je m'en fous ! a hurlé ma mère à travers tout l'étage. Le curé décampa.

     

    Notes

    (136) « Les dernières paroles » (du Christ je suppose) (n'oubliez pas qu'il n'y a plus que les fascistes à présent pour savoir le latin).

    (137) « Il », c'est mon père, Noubrozi, qui raconte sa vie au chevet de ma mère mourante.

     

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    AMOUR SACRE DE LA PATRIE (138)

    Ancien combattant de Sailly-Saillisel (Pas-de-Calais) : Gaston-Dragon portait la soupe en gros bidons. Moins exposé qu'au front. A ce qu'on dit. Jamais de « roulement » ; faut-il tant de métier pour nourrir le soldat ? L'obus dans la marmite. Trois morts.Ou les gros paquets de boue dans la soupe. «On bouffait tout. »

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 37

     

     

     

     

    Je me rends au cimetière militaire de Sailly-Saillisel. Je vois des gratteurs de tombes, groins de porc sur la gueule, pulvérisateur en bandoulière, projetant des gouttelettes au chlore, méphitiques, vert sombre, dans la pénombre crépusculaire, sur les dalles british, dont la pierre exsude un imputrescible lichen. « Tous pédés » disait G-D. « On leur sciait la branche par-dessous, dans les feuillées. Ils tombaient tous dans la merde » - et Gaston imitait les gargouillis indignés de la langue anglaise. Ça c'était de la vanne.

    La Marseillaise. Gaston-Dragon l'écoute au garde-à-vous, tandis que mon père s'est assis en tailleur, exprès, sur l'herbe : « Je ne me lève que pour L'Internationale. » Gaston grommelle : « Je te la lui ferais écouter la Marseillaise moi, à grands coups de pied dans le cul... »

    Gaston-Dragon a perdu (fait de guerre ? scie circulaire ?) une phalange. Un jour il réclame à l'administration une revalorisation de pension. Le préposé du guichet répond : « Pour avoir droit à la tranche supérieure, il faudrait que vous ayez perdu une phalange de plus. -Ma phalange, vous savez où vous pouvez vous la mettre, ma phalange ?

    Pendant la sonnerie aux morts, Gaston-Dragon se sent envahi d'une extraordinaire émotion. C'est comme un frisson de larmes et de fierté. Cela commence par deux notes plaintives et nobles, chevauchées à l'arrière par des fla de tambours à contre-temps : un, un-deux, un-deux trois. Puis tout s'éteint dans un dernier roulement assourdi, le linceul retombe sur la plus grande mélancolie du monde...

    Alcmène jeune fille a visité tous les charniers. Douaumont. Lorette, où reposent les six autres Soldats Inconnus. Elle en a contracté une haine farouche de la mort. Ce qui ne se compense absolument pas, pas du tout, par un quelconque amour de la vie : elle ne la hait pas moins. Elle raâle, ma mère, elle geint, elle gâche tout.

     

    Note

    (138) Ce sont des anecdotes, relatives à Gaston-Dragon, sur le même sujet : la Patrie.

     

    48

     

    SAPIENTIA DRACONTEA (« de dragon »)

    Pour mettre un terme aux discussions sans fin, que ce soit en matière politique, ou religieuse, mon BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 38

     

     

     

     

    grand-père Gaston-Dragon use d'une formule magistrale, ménageant toutes les susceptibilités ; pour peu que le ton vire à l'aigre, il coupe court : « Ecoute » dit-il, - tu as raison, et moi je n'ai pas tort. » Suprême sagesse -

    • FIN des oracles de Gaston.

     

    49

     

    • A MOI MAINTENANT (139)

    Je n'ai pu connaître l'épreuve de la guerre.

    Mon absence totale de ce qu'il est convenu d'appeler Virilité me permet en revanche de surmonter plus tard L'EPREUVE DE LA JALOUSIE.

     

    Note

      • (139) On le voit, la liste de mes épreuves réussies se limite à ces deux lignes ; il ne s'agit que d'un exploit négatif.

    50

     

    LES EPREUVES D'ALCMENE, MA MERE

    • Toute sa vie ma mère malade. Hideux sac à chagrin. Pourquoi ? Remontons un peu : Gaston-Dragon, poilu, cocu, la rime est bonne. On ne cocufie pas un poilu. Un héros. Beaucoup ont dû s'en accommoder. Mais pas Dragon. Dont le vrai fils, le Légitime, est mort (de la peste espagnole) tandis que le Bâtard, le fils de l'autre, a survécu. « On ne l'a jamais appelé que le Bâtard », dit ma mère, « je ne me souviens même plus de son nom » - honte au « bon vieux temps » : l'ivrogne, le boiteux, le cocu du village. Alcmène détestait tout ce qui rappelait le passé, jusqu'aux « films à costumes » : « Regarde-moi toute cette misère », disait-elle au milieu des plus belles mises en scène – « toute cette misère » - c'était vrai ; tout était miséreux dans le temps, préjugés, superstitions. Les hommes crevaient à trente ans et les femmes frottaient leurs linges tous les mois sur la planche.

    • Ma mère Alcmène, à sept ans, derrière les rideaux de sa fenêtre – Tu resteras à la maison pour garder l'bâtard - assista au départ du convoi funèbre du vrai petit frère. De mon petit oncle de BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 39

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    • huit ans, Lucien fils légitime de Gaston-Gustave, dans la boîte -Tu n'as pas su le garder en vie celui-là – sans qu'on me l'ait dit je suis sûr qu'il l'a crié à sa femme, Delphine Bort, comme Bort-les-Orgues disait-elle, Tu n'as pas su le soigner celui-là répétait Gaston-Dragon - et Bâtard de survivre, Alcmène réquisitionnée « Toi, tu resteras à la maison pour garder le bâtard »- bébé tout de même – voyant s'éloigner son petit frère dans le cercueil à travers la vitre et la pluie (140)

      • S'étonner après cela qu'elle ait été si malheureuse, si dramatique. Si malade.

    (140) Je sais bien que je me répète, mais je trouve ça si poignant...

     

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    SUITE DES EPREUVES

    Assassins, assassins... (141)

    Je vous parle d'un temps qui vous semble aussi révolu que la cour vue par Saint-Simon, le vrai, le Duc : cocufiage avec fruit (142). Mais cour misérable, cour de ferme plutôt que royale... Alcmène idolâtra son père à proportion du mal qu'il lui avait causé. C'est lui qui l'a coupée de sa propre mère. : jamais de pardon. Tu ne reverras plus ta mère ! Ma mère ne l'a plus revue ; fille de femme adultère, fille de répudiée. D'un coup, et sans interruption, de huit à seize ans. Cette année-là sa mère Delphine mourut, d'une crise d'urémie ; on ne soignait donc rien de ce temps-là ? Trente-huit ans. Elle souffrit tant pour mourir qu'elle tordit les barreaux du lit de la force de ses seuls pieds. Une mort à la Zola (143)

    ...Et Gaston-Dragon dit, et ce fut sa seule épitaphe, le seul véritable oracle : « Elle est morte par où elle a péché. » « Comme si une crised'urémie avait un rapport avec ces choses-là » dit Alcmène. (144) Interdite d'enterrement de sa mère. Le crime jusqu'au bout. Ne plus jamais parler. Interdiction de se souvenir. Je n'ai qu'une photo sépia de la Delphine.

     

    Notes

    (141) Titre de Djian. J'en suis profindément jaloux. Ce sont les mots que j'aurais aimé prononcer sur mon lit de mort, en grinçant des dents, pour maudire l'humanité entière. Depuis, je suis devenu tout mou.

    (142) On sait que le Duc de Rouvroy de Saint-Simon haïssait toute espèce de bâtardise, et contribua aux piétinements des bâtards de Louis XIV après la mort de ce dernier.

    (143) Voir la mort de Coupeau dans L'assommoir.

    (144) Les genitalia, bien entendu – les pudenda, « dont on doit avoir honte ».

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    VESTIGES D'INCESTE

    Ma mère me transmit scrupuleusement les mots les plus crus de Gaston-Dragon. Rien sur sa mère. Etait condamné toute dévotion non exclusivement consacrée au Héros, Ancien Combattant et Père. L'époux, le gendre, mon père à moi, ne fut rien. Alcmène laissa même entendre qu'il y aurait bien peu d'importance aux relations plus intimes qu'il n'eût fallu entre elle et moi. Quinze années sans plus séparèrent plus tard la fillette de sa marâtre, Seconde Epouse, triomphante et nouvelle promue : la Fernande, plantureuse, que j'ai connue, bien dodue. Alcmène accrochée à ses jupes cria : « Je vous interdis de coucher avec mon père ! » On riait très fort en ce temps-là des petits mots d'enfants.

     

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    LECTEUR INGRAT, MON FRERE

    Vous avez déjà cela sans doute dans vos familles : « Un homme parmi les hommes » disait Sartre « et qui vaut n'importe qui . » J'ai renoncé à me prendre pour Hercule. A représenter ma famille sous forme olympienne - voyez d'où vient l'expérience aux vieillards : du racornissement hormonal des méninges. La sagesse, fille de l''impuissance : quelle leçon...

     

     

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    LA FOLIE MA MERE

    Après la mort de Gaston-Dragon, Alcmène devenue folle fut internée à Sainte-Anne, l'asile d'Althusser, celui dont j'ai longé les murs blafards, et d'où l'on ne ressortait pas (existe-t-il encore un refrain de Bruant - "A sainte-A-a-a-nneûeûeûh..." (A Belleville, A St-Lazare) ? J'ignore, chose incroyable, combien de temps ce fut après l'écrasement du Dragon - il suffirait d'écrire, de solliciter tels témoignages encore vivants, les preuves tangibles... ont-ils conservé les archives ? J'ignore si ce fut bref. Insidieux. Mon père signa de sa main l'ordre d'internement – s'attirant une inextinguible et sauvage rancune : car le mari alors avait autorité sur sa femme.

     

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    L'ENFANT SANS MERE

    Je fus placé enfant à Trézels, dans l'Allier. Pensionnaire chez un vieil homme que j'appelai "le pépé de Trézels". (épisode très net encore du manège d'enfants, où son épouse et lui m'avaient emmené : - Tu fais un tour, et ça revient" – je pleure et ne veux pas monter - je ne reviendrais plus - peut-être ; le tapis roulant se déroule en ligne droite à l'infini, peut-être ; je ne crois plus aux explications d'adultes.

    Les portes de Sainte-Anne un jour se rouvrirent sur ma mère, à force de volonté : « Tu seras retournée sur le gril par tout un aréopage de médecins ; répète-toi je dois tenir – je dois montrer ma cohérence et tu seras libérée ».

     

    Notes

    (145) Mes notes se sont raréfiées. J'espère que vous continuez à comprendre ? Merci.

     

    56

     

    L'ENFANT STOÏQUE

    Douze ans plus tard : une éternité ! Je suis peut-être enfin débarrassé d'Alcmène (146) en danger de mort. Cette opération a pour nom la totale. Cette mutilation. J'ai vécu en pension (147) chez M.Hall, instituteur s'origine anglaise à V., père de trois enfants. Dans leurs albums je fait connaissance avec le Marsupilami dessiné par Franquin : je lis toutes ses aventures, je ris aux éclats. Dans une lettre à mon correspondant allemand j 'écris : "Die Unglück ist auf unserem Haus", piétinant la grammaire allemande : "Le malheur est sur notre maison". Je laisse lire mon voisin d'étude par-dessus mon épaule. Je me sens très intéressant.

    Je découvre chez Mr Hall ce merveilleux instrument appelé "kaléidoscope".

    J'ignore à quoi je dois attribuer ce brouillage permanent de toutes les époques de ma vie (148) Je compare cela aux transistors dont toutes les longueurs d'ondes se sont superposées, ne laissant ouïr qu'un inaudible, universel crachouillis - le vaste monde entier rendu définitivement incompréhensible. Tous âges confondus. Ma mère a survécu. (149)

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    Notes

    (146) Il s'agit de ma propre mère ; quelle inhumanité, n'est-ce pas ? - rien de plus banal en fait. Malgré tous les artifices plus ou moins littéraires, je ne parviens pas à persuader le lecteur que mon expérience m'a semblé exceptionnelle...

    (147) Notez le rapprochement des deux séjours chez autrui : 1946, 1958. Deux ans, quatorze ans.

    (148) Ce rapprochement du kaléidoscope et du transistor déréglé n'est-il pas éminemment suggestif ? NON ? Allez chier...

    (149) Et cette distorsion narrative ? Que dites-vous de ma distorsion narrative ? ...Vous ne savez pas ce qui est beau...

     

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    LE TOIT DU MONDE

    Le Sing-Kiang, à l'extrême nord-ouest de la Chine, est une étrange contrée. Tout le monde s'apitoie bruyamment sur le Tibet ; du Sing-Kiang on ne connaît que les déserts - ou les half-tracks ; cela s'étend sur des dizaines de milliers de km², bordé de vagues chaînes de montagnes à peine surélevées, dessinant sur la carte d'improbables boudins, dont aucun relevé orographique véritable n'est jamais effectué. Avec des lacs salés aux contours pointillés, sitôt gonflés sitôt taris. Faites rouler par milliers, pendant des siècles, les plus lourds et sophistiqués des engins militaires, faites gueuler par des officiers des ordres aussi gutturaux que la langue chinoise les puisse imaginer : jamais les rocs, les sables ou les neiges du Sing-Kiang, son ciel métallique, ne retiendront la moindre empreinte d'occupation humaine. (150)

     

    Notes

    (150) Oui je sais, ça vient là comme un cheveu sur la soupe. Et la liberté de l'artiste  ? - La liberté du lecteur consiste à ne plus lire. Et toc.

     

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    LA FEMME DU LAC

    Dans cette dimension prétemporelle m'apparut un lac bleu soutenu, de sel et d'acide, où flottait sur sa barque une jeune femme ; seule et droite sur le poison liquide teinté de curaçâo ; sans BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 43

     

     

     

     

    rémission dissoute au moindre geste dépourvu de précision. Elle ramait debout à petits coups presque immobiles. Ses mouvements s'étant progressivement amenuisés, son souffle suspendu, je parvins pied nu à la rive en même temps qu'elle. Si bien des femmes aux Enfers ont guidé les hardis voyageurs, Shub-ad-Ur Enlil, la Sibylle Virgile, et Béatrice Dante (151) , ce n'est que moi, Liliom, qui réduisis mes gestes aux berges de l'acide avec ces infimes précautions que l'on voit aux joueurs méticuleux levant tour à tour sans frémir les jonchets emmêlés. (152)

    Ce fut donc cette femme que j'aimai sur décision des Jumelles Eurysthées, ramenant du Sing-Kiang ces herbes dont je devins fou. (153)

     

    Notes

    (151) Noter que ces trois groupes de mots devraien tcomporter le verbe « a guidé » ; les trois seconds termes sont donc des compléments d'objet, des COD ( les instituteurs ont d'abord eu recours aux initiales, ce qui fait plus scientifique, puis à la suppression de la notion, au nom du juste combat de la goche contre l'élitisme. Noter que l'on ne met pas d'accent circonflexe sur le mot satirique « goche », car alors, le son [o] redeviendrait fermé, comme dans « gauche ». C'est pourquoi il serait si expédient d'adopter dans ce cas une graphie anglo-saxonne : the gosh (by gosh ! Tudieu ! )

    (152) Vous pensez bien que si je gigote au bord du lac d'acide, je risque des éclaboussures extrêmement dangereuses...

    (153) Traduction : les Eurysthées m'ont encoyé là-bas pour y rencontrer ma future épouse, et j'y ai cueilli de l'herbe qui rend fou, c'est-à-dire de l'herbe de la Liberté : enfin, je vais pouvoir fuir ma famille et me marier ! La liberté, on vous dit...

    ...Avez-vous observé que cette fois, le descriptif ou le visionnaire a fait place à des éléments narratifs ?

     

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    MA VIE

    Une ligne à construire jusqu'à totale érection de cette geôle (154) , dont la Femme à la fois constitue la cloison, la porte et la fenêtre, les barreaux, partie de moi-même (155) - c'est ainsi que dit-on Héraklès s'est extrait (156) d'Hippolyte, reine des Amazones, abaissé sous Omphale(157), heureux de filer la laine à ses pieds.

     

     

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    Notes

    (154) « construction de cette prison »

    (155) la femme est à la fois ce qui emprisonne et ce qui délivre ; mais peut-être tout cela n'est-il que « partie de moi-même », une imagination.

    (156) « a fini par plaquer »

    (157) Reine de Lydie, que le colossal Hercule, amoureux, a servi en tant qu'esclave, fileur de laine...

    Sens : La vie du narrateur s'est construite à partir de sa position vis-à-vis des femmes : seraient-elles sa délivrance, ou plutôt sa prison ? Il se demande s'il n'a pas gaspillé sa force à s'imaginer qu'il était leur esclave.

    Questions : Repérez le jeu des métaphores, en rapport avec les références mythologiques

     

     

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    A QUOI REVENT LES MERES

    Ce qu'elles deviennent. Alcmène chlorotique, aimante, pâmée entre les bras et les gants blancs d'un officier supérieur autrichien soutaché d'or.

     

    Sens : Il s'agit des rêveries amoureuses de la mère du narrateur (« Alcmène » : l'auteur aime à se rapprocher d'Hercule, avec lequel il ne possède nul point commun). « « Soutaché » : les uniformes autrichiens, avant 1914, comportaient des soutaches, c'est-à-dire des revers de manches brodés d'or sur fond blanc immacué. Le belle-mère de l'auteur, quant à elle, préférait les officiers russes, et les promenades nocturnes en traîneau, toutes sonnailles dehors.

     

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    MISSION ACCOMPLIE (158)

    A présent revenus de tant de chevauchées (159) nous contemplons ces photos éparses, infimes solutions de nitrate d'argent. "Je sens dit-elle (160) un ennui, la misère, une haine ; sur toutes ces photos d'enfance tremblées où je ne suis pas, autant d'imperfections techniques en noir et blanc de temps et de lieux si lointains sertis (161) par les gros cadres dentelés de ces clichés de pauvres" – depuis je vis dans une immense nuit (162), prenant les dimensions de la fondation du monde, nuit multipliée où je m'étends pour toujours auprès d'elle (163) , avant l'étincelante nuit de tous les tombeaux. Je vois de longs repas, des cafés d'où la fumée s'élève (164), où tandis que les BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 45

     

     

     

     

    tasses tiédissent naissent les phrases de nos lèvres, franges de rêves effleurant ces mondes d'ailleurs, étranges marécages qui nous dissoudraient.

     

    Notes

    (158) N'oublions pas que le narrateur a été investi d'une mystérieuse mission par les Eurysthées ; ces jumelles blondes représentent en réalité son éditeur, unique, mâle et brun. Eurysthée, dans la mythologie, fut le commanditaire des fameux Travaux d'Hercule.

    (159) Notez la confusion sciemment entretenue entre la mission du narrateur, la mythologie et la quête des chevaliers médiévaux ; en effet, Héraklès/Hercule n'a jamais à proprement parler « chevauché ».

    (160) « Elle » : Alcmène, mère du narrateur ; elle déteste tout ce qui se rapporte au passé.

    (161) « serties » : « entourées »

    (162) Le narrateur revient décidément à sa personne ; ce qui le fascine est cette continuité des nuits, qui se prolongent de l'autre côté du globe, pendant sa journée, puis qui reviennent, comme s'il n'y avait qu'une seule nuit continue, de l'une à l'autre, devant à la fin l'engloutir, comme de juste (« l'étincelante nuit de tous les tombeaux »)

    (163) « elle » : sa femme ? sa mère ? l'auteur n'évite pas toujours ces lourdeurs dans le sous-entendu...

    (164) de longues années durant, l'auteur achevait ses repas, en compagnie de son épouse (« mit Bobonne »), en devisant autour des tasses de café ; on parlait de rêves, mais sans aller trop loin, de peur d'être engloutis, et de ne plus savoir revenir dans le monde réel (c'était l'homme qui éprouvait cette crainte).

    Sens : après avoir accompli sa mission (mais il ne semble pas qu'elle ait porté ses fruits), le « héros » se repose en prenant du café en pantoufles avec sa femme.

     

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    TRANSMISSION, SUITE

    Les Eurysthées (163), dont je me disais libre, m'enjoignirent de formellement régurgiter, sur la tête d'innombrables disciples répartis sur quarante années d'existence, tout le venin du Dragon afin de m'en purger (164); toute cette impuissance et ce savoir qui m'étouffaient. Les disciples s'en emparèrent à leur guise. Ils dévorèrent mon viatique (« ce que le pélerin porte avec soi pour manger dans ses étapes. ») Sans cesse il en vint d'autres (165), et le temps fut sacrifié, car je transfusais tout le sang du dragon pour ne pas mourir ; en vérité je vous le dis ce furent de bien incontrôlés débordements, les jaillissements de la vasque d'un mort. Si les druides sont sanctifiés, c'est en raison de ceux qui les ont irrigués, et non d'eux-mêmes.

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 46

     

     

     

     

    Je ris de tant de nouveautés que l'on propose(166), car toute transmission, de toute éternité, consiste en un Maître assis sous son chêne(167) , dont il tire son ombre et sa susbstance ! ... répandant sur les disciples en cercle ce dont lui-même se dépouille afin qu'ils prêchent à leur tour la divine parole... Que les actifs aillent donc, tels des porcs, fouiller du groin entre les racines de l'arbre ; ils cherchent le fruit grossier des glands, afin de s'en goinfrer ; nous autres, touchés peut-être par la grâce, mortifions-nous, car nous ignorons le peuple : prêts à mourir pour lui, mais damnés, plus que quiconque, au moindre mouvement d'orgueil. Et croyez-moi, c'est difficile.

     

    Notes :

    (163) Il s'agit toujours de ces fades jumelles intermédiaires, portant le nom du commanditaire des travaux d'Hercule, sans lesquelles notre héros semble éprouver bien des difficultés à rassembler ses esprits...

    (164) Le narrateur prétend ici que les enseignements (bien minces) de son grand-père Gaston-Dragon doivent être transmis à ses élèves ; il purifiera le « venin » de ces paroles ancestrales et le transformera en suc nourricier... En réalité, le grand-père n'est aucunement responsable de tant de haines et de rancunes accumulées. Il s'agit plutôt de ce que l'esprit de l'auteur s'est cru obligé de thésauriser en son arrière-boutique, en réponse aux mauvais accueil de sa mère, et aux conflits conjugaux qu'il a subis, mais aussi abondamment provoqués...

    (165) D'innombrables élèves e collège...

    (166) Il s'agit ici des abondantes réformes, toutes plus inefficaces les unes que les autres, qui ont agité l'Education Nationale en un prurit incessant, durant les 39 ans et demi de sa carrière.

    (167) ...ou derrière son bureau en contreplaqué... ne voilà-t-il pas que notre narrateur se prend pour saint Louis à présent...

     

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    LES INNOCENTS

    J'ai lu dans Héraklès que l'infâme Euripide (164), m'avait imaginé, moi, héros éponyme, dans un accès de démence : je massacrais mes propres enfants ; et ce massacre atroce intervenait non avant mes exploits (on les aurait destinés à payer, à racheter ce meurtre), mais après eux : sans plus aucun rachat possible (165) ; juste pour démontrer l'imposition brutale du joug divin sur les épaules mortelles : ils devaient s'humilier devant les dieux (même Héraklès, fils de Zeus), sans se rapporter à leurs propres forces, entendez-vous, Mortels Actifs ? tas de cons agités ? l'éclat de vos exploits ! eh bien ! une minute, une seule minute de folie suffit à démolir le Temple de vos BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 47

     

     

     

     

    Gloires ! Ah ! Pauvres hommes d'action de mes couilles ! Aussi j'ai tué mes enfants, j'ai brûlé mes propres livres (166). Et quand mon œuvre s'est embrasée, le crépuscule s'est abattu ! (« les livres » en allemand se dit "Bücher", le bûcher : je suis le premier mortel à établir un tel rapprochement...)

     

    Notes :

    (164) C'est le seul qualificatif trouvé par Charles Péguy, dans la seule occurrrence de ce mot présentée par son œuvre

    (165) Notez ici l'incohérence de la métaphore : jamais il n'a été question que, tel Héraklès, je massacrasse mes propres enfants, mes élèves... Peut-être cependant l'envie ne m'en a-t-elle pas manqué (et réciproquement...)

    (166) Ah ! « celui-ci ne s'attend pas du tout ! » («Les Femmes savantes »)

    Questions (167)

    1. Montrez que la trivialité du langage exprime le désespoir d'Héraklès. (3 points)

    2. N'y a-t-il pas dans ce passage une survivance obstinée des thèses de l'auteur, qui à tout propos et hors de propos tient absolument à s'acharner sur tous ceux qui veulent agir, pour guérir le monde de sa souffrance ? (2 points) Montrez la contradiction avec la mission d'Héraklès proprement dit, qui voulait purger la terre de ses monstres. (3 points)

    (167)De telles questions devaient figurer à la suite de chaque petit chapitre. Mais j'ai la flemme, et le temps presse.

     

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    POUVOIR, FEMME ET SOLITUDE (165)

    J'ai lu que la Femme, à qui nous accordons tant de pouvoirs, n'a que celui de nous mettre au monde. Ensuite nous restons seuls. Abandonnés. Comme elles-mêmes. Et nous ne parvenons à être, à véritablement être, qu'à l'extérieur d'elle. Mon désespoir devient tel, alors, que mes larmes

    eussent pu submerger le bûcher de mes livres.(166)

    Je conçus alors, en un éclair, que la quête de l'identité, gisant en ces pages brûlantes (les miennes)

    ne pouvait rencontrer sa justification (167)

    ...que dans l'Eternité. Si tu es éternel, tu es Un ; étant Un, que t'importe l'Identité ?

    ET TOC. (L'auteur pense ainsi avoir résolu une extrême aporie)

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    Gaston-Dragon meurt, crâne broyé (168). Les dents enfouies dans la terre (169) , tout ce qui reste d'un homme - à moi transmis par Alcmène ma mère - donné à mon tour à deux mille disciples (170).

     

    Notes

    (165) Une fois de plus l'auteur va rejeter la faute de tout sur la Femme.

    (166) Ce n'est qu'un alexandrin.

    (167) Autre alexandrin, à condition de respecter la synérèse (« -tion » : une seule émission de voix.)

    (168) On le saura.

    (169) Seule preuve d'identité du mort ; les dents sont la partie du corps qui se décompose en tout dernier. En premier, ce sont le cerveau, et les parties sexuelles.

    (170) Ainsi donc les dents du dragon figureraient le contenu même de l'enseignement prodigué par l'auteur. Ce dernier devient (encore plus) confus.

     

    65

     

     

    DELITEMENT (171)

    Sous ce tumulus arasé par l'érosion errent les dents du Dragon (172) . Pour ôter, transporter la terre qui les couvre, on me demande 800 schékels d'argent ("Etablissements Schönsohn")(173). A présent sur Gaston-Dragon la terre est toute plate (174) ; sur sa corpulence de Fafner (175) : il se ceignait d'une large écharpe serbe, pour prévenir le tour de rein. Tombe et ventre éclatèrent. "Je suis allée le voir; dit Seconde Epouse, comme tous les matins ; la voirie n'était pas encore passée, sinon ils m'auraient prévenue" - autre époque - "pour me dire de ne pas y aller. C'était comme si on avait bombardé la tombe. Exactement comme un trou de bombardement." J''insistai.

    J'étais enfant. J'ignorais ce que donnait, ce que produisait, en vrai, "un trou de bombardement". Ce qui s'entendait pour un témoin de 14/18 restait lettre morte en 63 de l'Ere Nouvelle - "comme un trou d'obus ; tu vois ce que c'est qu'un trou d'obus, tout de même." Je me suis souvenu d'une exhumation chez Taupin, éclusier (176) : un petit crâne tout propret au fond de son entonnoir, chacun déclarant bien doctement qu'il s'agissait d'une religieuse enfouie là en toute hâte, droite sous les bombardement portant le brancard, indemne jusqu'à crevade et tombe et ventre éclatés donc de Gaston (autre exemple : à l'enterrement de Guillaume le Bâtard dit le Conquérant BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 49

     

     

     

     

    (15 août 1087), par forte chaleur, le corps éclata ; "tous les murs de l'église se couvrirent d'une effroyable bouillie sanieuse, assistants de s'enfuir, clergé en tête, hurlant au Diable." Le monographe ajoute que les évêques, précautionneusement, revinrent plus tard sur leurs pas, recueillirent les restes épars et procédèrent, en privé cette fois, à de plus sobres.) « Mon Gaston, » dit Seconde Epouse. c'était comme si je le perdais une seconde fois"

    N'empêche. J'aurais bien voulu voir ça.

     

    Notes :

    (171) Il s'agit de la décomposition de la tombe, mal entretenue, au-dessus des corps eux-mêmes en décomposition.

    (172) Les dents de mon grand-père se trouvent au-dessous de sa pierre tombale.

    (173) « Chœunn-zônn » : « beau fils »

    (174) La pierre tombale s'est cassée, on l'a jetée aux gravats ; le tumulus s'est aplati.

    (175) Fafner et Fenrir sont les deux dragons de Wagner.

    (176) M. Taupin était éclusier. Vous n'entendrez plus jamais parler de lui.

     

    66

    MISE AU TOMBEAU DE SECONDE EPOUSE (C'EST SON TOUR A PRESENT)

     

    J'ai refusé de la revoir en 77. Quand ce fut son tour. Ses restes tenaient deux misérables chaises en guise de tréteaux, dans un cercueil ratatiné – quand j'était petit, je jouais à prendre sur mes jambes Seconde Epouse tout entière, la suppliant de ne pas tricher, de ne pas se retenir, pour se laisser peser de tout son poids ; mais elle ne s'abandonna pas, pour ne pas me blesser. Pendant sa dernière maladie, les médecins de Reims l'avaient fait fondre. Quand on la mit en terre au-dessus du Dragon, Alcmène ma mère gueula comme un veau "Papa ! Papa !", en pleine cérémonie, au bord du trou. Comme une plaie rouverte. Il a fallu la retenir de sauter dans la fosse. « C'était répugnant", répétait mon père, « absolument répugnant". Mes parents dormirent chez une femme du peuple, meilleure amie de ma mère (177), qui témoigna toute sa compassion. Puis ils sont repartis, puis on avait oublié quelque chose, ils sont revenus, et la femme du peuple à ce moment-là s'est montrée extrêmement désagréable, et froide.

    Mon père a déploré cette attitude.

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 50

     

     

     

     

    PUTAIN ON LES AVAIT ASSEZ VUS TOUS LES DEUX.

    Mon père a toujours été un naïf.

     

    Notes

     

    (177) Cette connasse n'arrêtait pas de dire du mal de son mari. C'était là toute sa conversation.

     

    67

     

    SCENES D'HERITAGE

    Délégué plus tard au palais de la défunte (178), mon père Noubrozi trouva là tous les neveux qui ripaillaient comme des Vandales ; jamais ils ne s'étaient souciés de la Seconde Epouse, les neveux de La Fère. Leur père, frère e la défunte, était un pâtissier qui se tuait au travail à soixante-sept ans passés, pour sa femme. Tous étaient accourus, sauf lui, et se gobergeaient en grands soiffards : main basse sur la cave à vins, tous soûls comme Pégase (179), gambadant de la cave au grenier - "Pas un mot de regret, disait Noubrozi, pas le moindre respect, tous bourrés, une honte, une honte." Il était intervenu, mon père. Il était intervenu courageusement, ah mais ! quand les héritiers avaient brûlé toute une masse d'archives familiales qu'est-ce qu'on en a à foutre maintenant qu'elle est crevée. Il leur avait dit mon père, il avait dit, "Vous n'êtes pas malades d'allumer ce feu-là juste en dessous du poirier ?" - des arguments à leur portée - "vous voulez qu'il soit complètement foutu le poirier ?" Ils s'en foutaient les neveux, ils en étaient au raisin fermenté, et ça cavalcadait sur trois étages, "une honte mon fils, une honte".

    Elle avait bonne cave la Femme Dragon, elle aimait la bonne chère, elle avait reproché à mes parents de "vivre chichement", un souvenir de La Fontaine, "chichement", répétait mortifiée ma mère, "chichement". Pour ma mère, la répétition d'un mot sur un certain ton de mépris tenait lieu de suprême argument.

     

    Notes :

    (178) Il s'agit de la maison de Fernande, Seconde Epouse, après le décès de cette dernière.

    (179) Canasson de l'inspiration poétique. Cette allusion est ironique.

     

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 51

     

     

     

     

    68

     

    LA DERNIERE FOIS

    Je me demandais ce que je pourrais bien lui apporter pour améliorer son ordinaire ; Seconde Epouse n'aimait guère régaler, faisait même payer à mes parents leur entretien lors de leurs visites. J'achetai au dernier moment un gâteau et une bouteille de blanc ; Fernande - son véritable nom - refusa ma bouteille, m'envoya quérir à la cave un meilleur cru, plus doux - connaisseuse, avec ça... J'avais pris aussi de une bande magnétique. C'est surtout moi qui ai parlé, saccadé, tremblant de n'être pas naturel et ne l'étant pas du tout. Rien d'autre n'arriva rien qu'un profond ennui. Je répétais tout ce qu'elle disait. Je quittai GVIGNICOVRT en hurlant, au volant : "

    Ça sent la mort ! ça sent la mort!" - et ne m'arrêtai qu'aux confins du Département du Nord...

     

    Commentaire

    Ma quête d' Eternité aboutit dans une certaine mesure.

     

    69

    PEGGY DARK

    Je dois racheter les pleurs de ma mère. Ma Mère Peggy Dark : n'était-ce pas elle qui toute jeune, s'étant vu écarter des propres funérailles de sa mère, fut déléguée aux mises en terre de tout le bourg. Aux enterrements. De GVIGNICOVRT (Aisne) (belle église). ...Me faudra-t-il un jour, et pour le peu de temps qu'il me reste à m'en souvenir, porter mes pas à GVIGNICOVRT en cet endroit précis / que rigoureusement ma mére / m'interdit de nommer ici - où l'on (ex)posait sur leurs catafalques maints cercueils accompagnés par elle jeune fille, afin d' y flairer (moi) cette amorce de macération de chair sentie cinquante-cinq ans plus tard au lendemain de son enterrement dans cette autre église, sans style, à l'autre bout de la France et de cette vie - n'ayant pas même averti, pour sa mort la plus proche famille - en cette boîte où Peggy Dark le matin même, ma mère, décongelée, fraîche et d'un rose malsain [il manque un bout d'oreille !] - sanglée dans sa chemise à ramages oranges – espace donc au-dessus du dallage, au milieu de la nef, où je sentis physiquement, le lendemain de la cérémonie, la vibration morbide, mortelle, subsistante, exactement coïncidant avec ce volume appelé par mon père parallépipéde rectangle , à l'emplacement exact et vide désormais – du cercueil...

     

     

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    IMMORTALITE, SUITE

    Supposons que nous devenions immortels. Nous aurions alors en nous toutes les vies vécues : toutes les virtualités, avec la capacité de les réaliser toutes. Plus ne serait besoin que la vie se scindât alors en une multitude d'individus. Ou bien nous échouerions dans le marais infini de nos propres vies, marais-cage, où se décomposeraient au sol toutes nos mollesses, et la force des Choses (ici, serrement de gorge). Telle serait l'Immortalité, sans besoin même d'un chat bâtard, survivant des bombardements de toutes les Allemagnes (180). Il ne nous resterait plus qu'à trembler. Ainsi sombre(181) l'épopée d'un croquant (182) qui s'est pris, l'espace de 50 pages, pour Héraklès dit Hercule, fils de Zeus et d'Alcmène, elle-même fille d'Electryon.

    Notes :

    (180) Bébert.

    (181)  Part en couilles

    (182) C'est moi.

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  • Les grandes fêtes religieuses dernière version

    É P I P H A N I E

    L'Epiphanie est aussi appelée « la fête des Rois », et c'est encore l'occasion de partager un bon repas. Son nom signifie « apparition », de l'enfant Jésus aux Rois mages, qui ont suivi l'Etoile du berger pour s'en venir saluer le sauveur dans sa crèche.

     

    DATE, GENERALITES

    Le six janvier (depuis le Concordat de 1801), 12 jours après Noël, se fête l'Epiphanie. Douze jours : c'est l'intervalle moyen entre une année lunaire et une année solaire. Depuis que la naissance du Christ a été fixée au 25 décembre, les communautés chrétiennes ont interprété le 6 janvier de façon différenciée : l'Adoration des mages à Rome, et en Grèce, le baptême du Christ dans l'eau du Jourdain (ou ce qu'il en reste...) (13 janvier pour les catholiques).

    L'Evangile selon saint Luc parle de l'adoration des bergers, représentée dans les crèches ; Mathieu n'en parle pas, mais mentionne « les Mages d'Orient », sans dire leur nombre, ni leurs noms. Mais la tradition les appelle Gaspar, Melchior et Baltazar, offrant le premier de l'or, le deuxième de l'encens, le troisième de la myrrhe. Ces noms nous ont été transmis par la tradition. Un mage, c'est un prêtre persan, versé en astronomie ou astrologie (ce qui, à l'époque, ne se distinguait pas...) Cette date serait aussi la jour du premier miracle de jésus aux noces de Cana – peut-être les siennes...

    ORIGINES

    Elles sont païennes, et latines, comme il se doit. Certains affirment en effet qu'à la fin des Saturnales, où tout était permis, les Romains tiraient au sort (à la fève) un condamné à mort que l'on traitait comme un roi, puis qu'on exécutait : on est bien peu de choses..

     

    TRADITIONS

    Les orthodoxes lancent une croix dans un fleuve russe ou roumain soigneusement glacé, où les jeunes gens téméraires la repêchent à la nage. En Grèce, même coutume parfois : la fête est appelée « apparition de Dieu », « Théophanie », d'où sont dérivés les prénoms de Tiphaine et Tiffany. C'est

    autrement plus revigorant qu'une simple fève dans une galette : on « tirer les rois » ; cette fève peut être une figurine de céramique ; ses collectionneurs s'appellent des « fabofiles »le détenteur de la fève choisit sa reine. Chaque fois que l'un des convives lève le coude, l'assemblée s'écrie « Le Roi boit ! » (ou « la Reine boit »). Et l'on garde une part « pour les pauvres », « pour le Bon Dieu », ou « pour la Vierge » - justement, cette galette coïncidait sous l'Ancien Régime avec la période des redevances féodales.... .

      Que diable disait [M. Fergus] en agitant ses gros sourcils noirs) vient-on nous parler des mages et de leurs présens, à propos d'un usage dont l'origine profane est si bien connue ? Qui est-ce qui ne sait pas que cette plaisanterie du Roi de la Fève nous vient des Romains, dont les enfans, pendant les saturnales, tiraient au sort à qui serait roi du festin ? Cet emploi de la fève, pour interroger le sort, remonte aux Grecs, qui se servaient de fèves pour l'élection de leurs magistrats. Étienne de Jouy, L'hermite (tome V) termine ce récit en affirmant : — Je sais fort bien (répondis-je à mon savant en us) qu'on peut tout désenchanter à force d'érudition ; mais je vous avouerai que la lecture du mémoire le mieux fait sur l'origine du Roi de la Fève ne m'amusera jamais autant qu'une de ces fêtes de famille, devenues beaucoup trop rares aujourd'hui. »

    En Espagne, c'est plus souvent le jour de l'Epiphanie que les enfants reçoivent leurs cadeaux (en Amérique latine, « El Dia de los tres Magos »). Ne pas oublier que c'est la « Befania » et non le Père Noël qui distribue les friandises aux petits Italiens !

     

     



    SIGNIFICATION

    L'or de Melchior, l'Européen, représenterait la royauté du Christ (« le Nouveau Roi des Juifs »), l'encens de Gaspar, l'Asiatique, sa divinité, la myrrhe de Balthazar l'Africain, qui se récolte sous forme de suintement, la souffrance et la mort du Sauveur – on se servait aussi de myrrhe pour embaumer les momies... - et signifie d »e plus le don de prophétie. Nous pouvons aussi parler des trois Personnes de la Trinité, ou des trois âges de la vie (Melchior, barbu, est le plus âgé).

    Les protestants ont tendance à passer sous silence cette fête, peu conforme à la tradition biblique.

    BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 65

    LES FETES CHRETIENNES

     

     

     

    Quant à Benoît XVI, il a déclaré ceci : « La venue des Mages de l'orient à Bethléem pour adorer le Messie nouveau-né est le signe de la manifestation du Roi universel à tous les peuples et à tous les hommes qui cherchent la vérité''.

     

     

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    LES FETES CHRETIENNES

     

     

     

    LA CHANDELEUR

     

    DATE

    La Chandeleur : son nom vient du latin « festa candelorum » ou « fête des chandelles » (on les allumait à minuit). Ce jour, 40e après Noël, soit le 2 février (le 15 chez les orthodoxes) commémore la présentation au temple de l'enfant Jésus, et la Purification de la Vierge (après l'accouchement) (selon les prescriptions du Lévitique)

     

    Historique

    Comme toujours, nous pouvons retrouver des rites païens coïncidant plus ou moins avec cette date : Brigid, génitrice des dieux celtes, se fêtait le 1er février par des processions aux flambeaux dans les champs. Le 2 février, ce fut aussi en Europe la fête de l'Ours, où ce dernier sortait de son hivernage... ou rentrait se mettre à l'abri, comme un coucou suisse. On en profitait pour simuler des enlèvements (voire pis...) de jeunes filles... Certaines régions appelaient même ces réjouissances « chandelours », jusqu'au XVIIIe siècle !... Les Lupercales à Rome, pour la fécondité des troupeaux... et des hommes ; le 2 février, les Romains célébraient les Parentalia, qui s'achevaient par des veillées aux chandelles : on honorait Pluton, (« le Riche »), Dieu des morts, et son épouse Proserpine, fille de Cérès. St Gélase, pape (492-496), y substitue la Chandeleur, et fait distribuer des crêpes aux pèlerins qui se rendent à Rome. D'autres sources mentionnent Vigile (735-755) ou saint Serge (687-701)A partir de 1372, on célèbre aussi la Purification de Marie.

     

    Coutumes

    Puisque c'est le début des semailles, la farine qui reste de l'année précédente permet de confectionner des crêpes ! (« crispae » : « ondulées », en latin) Ce sont des tantimolles en Champagne, des vautes en Ardennes, des roussettes en Anjou, des crupets en Gascogne. Elles doivent retomber dans la poêle, surtout si l'on tient contre le manche une pièce d'or. Ou bien sur l'armoire – où elles doivent rester jusqu'à l'année suivante – mais pas toutes... Ce jour-là, les familles chrétiennes rangent la crèche, jusqu'à Noël...

    Quelques dictons :

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    LES FETES CHRETIENNES

     

     

     

    A la Chandeleur, l'hiver se meurt ou prend vigueur.

    A la Chandeleur, la neige est à sa hauteur (maximale) (au Québec)

    Rosée à la Chandeleur, l'hiver à sa dernière heure.



    Signification

    Les chandelles purifient le monde, et la présence du Christ l'illumine ! Il peut bien, par la même occasion, bénir les champs... Lumières et ténèbres, vie et mort, monde souterrain des graines, et des récoltes sous le soleil... tout se tient.

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    LES FETES CHRETIENNES

     





    LES RAMEAUX

    Généralités

    Lorsque Jésus fit son entrée à Jérusalem, sous les acclamations de la foule mais cinq jours avant sa crucifixion, il venait en pèlerinage au Temple, comme de nombreux Juifs à l'occasion de la Pâque ; et chacun agitait des palmes, ce qui n'est pas sans rappeler le rituel de souccoth : élévation du loulav (mêlés à une branche de palmier-dattier, du cédrat, du myrte et du saule).

    ORIGINE ET HISTOIRE

    A Jérusalem, on célébrait dès le IVe siècle l'entrée de Jésus dans la ville par une procession solennelle. Certaines représentations prouvent que cette fête fut célébrée tout au long du Moyen Age. Mais son véritable développement ne remonte qu'aux XVIe-XVIIe siècles. Depuis quelques années, Les Rameaux incluent également la célébration de la Passion du Christ, mais aussi... celle de la jeunesse.

    LITURGIE

    Le dimanche des Rameaux, les ornements liturgiques sont rouges. Cette couleur est le signe à la fois de la royauté de Jésus et de sa passion. La célébration comporte en effet deux parties : les Rameaux proprement dits, et la Passion (depuis la réforme de 1970, sous le pontificat de Paul VI). Le prêtre lit l'Evangile correspondant à l'entrée solennelle de Jésus à Jérusalem.



    COUTUMES

    La messe des Rameaux comporte un préalable : la bénédiction du buis, qui sous nos latitudes remplace les palmes. Mais ailleurs, d'autres rameaux sont utilisés : en Alsace et en Allemagne, du BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 69

    LES FETES CHRETIENNES







    buis mélangé de Katzenpfötchen (« papattes de chat », très duveteuses) ; en Pologneet en Russie, des branchettes de saule. L'Evangile de Jean (12,13) précise que c'était la coutume d'accueillir le triomphateur en agitant des palmes.

    Une procession, où chacun porte son rameau de buis béni, rappelle le triomphe (non militaire, celui-là) de Jésus. L'âne porte sur son dos une croix de poils bruns, depuis qu'il a porté le Christ... Dans le sud de l'Espagne, en Italie, au Portugal, en Corse, on trouve des palmes sans difficulté. Les Andalous suspendent des feuilles de palmier séché à leurs balcons : elles protègent contre les voleurs et les fantômes. Mais au nord de l'Espagne, ce sont des rameaux d'olivier que l 'on bénit. En Hollande, du houx. En Suède, une tradition antérieure au christianisme célébrait le renouveau végétal ; il ne fut pas difficile de l'intégrer aux coutumes chrétiennes. Un peu partout, les Rameaux sont appelés « pâques fleuries », en raison des nombreuse fleurs que l'on répand partout, comme jadis la foule sous les pieds de l'ânesse qui portait le Christ ! On dit en Corse que l'âne a cette croix depuis qu'il a été sanctifié en servant de monture au futur crucifié. En plus des rameaux de palmes, on porte aussi en Corse des rameaux d'olivier, signe de paix et d'abondance.

    Les buis bénits sont glissés derrière les crucifix dominant le lit des fidèles. On en place également sur les tombes. Et la combustion de ces rameaux, devenus secs, procure les cendres du Mercredi des Cendres, justement, qui est le premier jour du Carême.



    VOCABULAIRE DES RAMEAUX

    On appelle encore ce dimanche capitilavium, car c'était le jour où on lavait la tête des catéchumènes qui venaient tous ensemble demander la grâce du baptême, qu'on leur administrait le dimanche suivant : le jour de Pâques.

    BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 70

    LES FETES CHRETIENNES







    Le dimanche des Rameaux se dit en espagnol et en portugais Domingo de ramos, Domenica delle Palme en italien. En anglais, Palm Sunday, Willow, Yew, ou Blossom Sunday. Allemand : Palmsonntag. En néerlandais : Palmzondag. En danois et en norvégien : Palmsøndag, et Palmsöndagen en suédois. Niedzewa Palmowa en polonais (« dimanche des Palmes), Tsvenitas en bulgare (de tsvété, fleur).

    Revenons en France : «  Pâques à buis » en Picardie, « les Paumes » (« les palmes ») en Lorraine. En Limousin, les Rameaux s'appelaient Hozanne, Dimanche Ozannier ; aussi appelait-on « croix hosannière » la croix de carrefour et celle du cimetière, lorsqu'elle était ornée, puis en tout temps.

    SIGNIFICATION

    Le Christ fait son entrée sur un âne, pour annoncer la modestie de sa royauté, qui n'est pas de ce monde. Et chacun criait : « Hochannah ! De par ta Grâce, sauve-nous ! » Le nom de Jésus, apparenté à la même racine, signifie « le salut par Yahweh », « Yého - shouah », de « yash », « sauver ». "Seigneur, aujourd’hui commence la Semaine Sainte. Je ne veux pas que cette semaine ressemble à n’importe quelle autre semaine de l’année. Je ne veux pas demeurer indifférent aux mystères de ta passion et de ta mort. Ainsi je viens à toi dans la prière pour méditer et réfléchir sur ce qui s’est passé les derniers jours de ta vie sur terre. Chaque jour de cette semaine je veux prendre le temps pour contempler ces mystères. Aujourd’hui, dimanche des Rameaux, tu entres triomphalement à Jérusalem, accompagné des acclamations de la foule. Aide-moi en ces quelques minutes de prière à pénétrer plus profondément dans la signification de cette célébration."

    L'entrée des fidèles ce jour-là symbolise à l'avance la marche de l'humanité lorsqu'elle fera son entrée dans la Jérusalem ou dans le Paradis ; au choix : On ira tous au Paradis ou bien Oh when the Saints / Go marching in...

     

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    LES FETES CHRETIENNES

     





    P Â Q U E S



    GENERALITES

    Définition du dictionnaire de Furetière (1690) : Pasque : la plus solennelle des Festes qui se célèbre chez les Juifs en mémoire de leur délivrance de la captivité en Egypte, et chez les Chrestiens en mémoire de la résurrection du Sauveur. Pascha est un mot Hébreu qui signifie passage. On appelloit autefois dans l'Eglise « Pasques » toutes les festes solemnelles. On dit encore en Espagnol, Pascha de Navidade. » (d'où l'expression ¡ Felices Pascuas ! - Joyeux... Noël !) Les juifs parleront de la Pâque ; au Moyen Age, on utilisait aussi bien le singulier que le pluriel. Les orthodoxes préfèrent parler de « la Pâque ».



    PÂQUES CHRETIENNES ET PÂQUE JUIVE – GENERALITES

    La fête de Pâques marque la fin du Carême et célèbre la résurrection du Christ. La mort de Jésus étant célébrée le Vendredi Saint, et l'Evangile affirme qu'il est ressuscité le troisième jour, il s'agit donc du dimanche suivant, car les Romains, les Grecs et les Hébreux comptaient le premier jour. Certains affirment que la fête catholique de Pâques (le même jour que chez les protestants) serait décalée pour ne pas coïncider avec la Pâque orthodoxe, ni juive, cette dernière religion ayant de plus fourni le nom de cette fête de la Résurrection du Christ... laquelle se produisit durant la semaine de ladite Pâque. Il est vrai en effet que le concile de Nicée décida de calculer la date de Pâques de façon qu'une telle coïncidence fût le plus possible évitée...



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    LES FETES CHRETIENNES

     





    DATE

    Les Pâques chrétiennes se célèbrent donc le quatorzième jour de la lunaison de printemps (ou, si ce jour était un vendredi, au lendemain, samedi) (ou, de préférence, le dimanche qui suivait) (autrefois, la date de Pâques pouvait tomber un jour de semaine). Voici la formulation exacte : « Le dimanche qui suit la pleine lune venant après l'équinoxe de printemps » (fixé au 21 mars), soit entre le 22 mars et le 25 avril. » Le calcul de cette date s'appelle le « comput », à partir de la « lune de comput », qui n'est pas la nouvelle lune réelle, mais fictive, en rapport avec un calendrier lunaire perpétuel, d'où une variation minime. De nos jours, on se fonde sur l'épacte de l'année, qui est le quantième du mois lunaire à la date du 1er janvier, calculé à partir de la nouvelle lune (où cette dernière est entièrement invisible à l'œil nu.

    Mais Vatican II (reprenant en cela les conclusions du concile de Nicée en 325) ne s'opposerait pas à l'instauration d'une date fixe pour la fête de Pâques. De cette date dépendent également celles des fêtes « mobiles », Ascension, Pentecôte (cf. infra).

    L'Eglise d'Orient, séparée du catholicisme depuis l'an 1054, n'a pas accepté la réforme du pape Grégoire XIII en 1583 : le décalage atteint de une à cinq semaines avec les célébrations catholiques (le printemps orthodoxe commence début avril) – sans compter un second décalage de 4 ou 5 jours, les orthodoxes se fondant sur un calendrier lunaire devenu inexact. Nous fêterons cependant Pâques le même jour en 2011 et 2014.

    Le Vendredi Saint est férié aux USA et en Alsace-Moselle ; c'est ce que l'on appelle, en Allemagne et en Autriche, le Karfreitag.

    Autrefois, la fête de Pâques était célébrée toute la semaine.



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    LES FETES CHRETIENNES

     





    DATES A VENIR

    2011 24 4 2012 8 4 2013 31 3

    2014 20 4 2015 5 4 2016 27 4 2017 16 4

    2018 1 4 2019 21 4 2020 12 4 2021 4 4

    2022 17 4 2023 9 4 2024 31 3 2025 20 4

    2026 5 4 2027 28 4 2028 16 4 2029 1 4

    2030 21 4

    Pour finir : le lundi de Pâques, férié en France, n'a aucune signification religieuse.

    RESURRECTION

    Les chrétiens célèbrent, à Pâques, la résurrection de Jésus. Cela s'est passé aux environs de l'an 30, puisque nous avons appris plus haut que le Christ est né, selon toute vraisemblance, en 6 avant lui-même... Tous les croyants savent que Jésus fut livré aux Romains par le Sanhédrin ou Conseil des Juifs (qui ne l'ont donc pas tué eux -mêmes : la croix est un supplice romain ; des Juifs l'auraient lapidé) ; c'est le scepticisme de Ponce-Pilate (« Qu'est-ce que la vérité ? ») qui a permis sa crucifixion ; il semble que le gouverneur de Judée ait cédé aux pressions d'une certaine partie de la population – pour ne pas avoir d'histoires, dirions-nous. Ce qui est, juridiquement, impossible, compte tenu de la législation romaine.

    Certains affirment que plus tard, bourrelé de remords, Pilate se serait retiré au cœur de la Suisse, pour se précipiter dans le lac des Quatre-Cantons : le mont qui domine ledit lac s'appelle en effet « Mont Pilate ».

    Un très ancien culte célébrait la mort du dieu Atys (après autocastration), et sa résurrection le troisième jour au pied d'un pin, que les fidèles portaient en procession au sein d'une grande liesse au cours d'une grande fête appelée les « Hilaria ». Le dieu solaire Mithra est lui aussi ressuscité le BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 74

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    troisième jour. Les chrétiens assurent que de telles célébrations n'auraient été que de grossiers brouillons, ayant précédé la seule véritable révélation finale. Mais l'idée était dans l'air... Le Coran contient, pour sa part, cette sourate étrange célébrant la croix : « Ils [les Juifs] ne l'ont ni tué ni crucifié ; mais il le leur sembla ! Et ceux qui disputaient à son sujet sont eux-mêmes dans l'incertitude : ils n'en ont aucune connaissance certaine, ils ne font que suivre des conjectures, et ils ne l'ont certainement pas tué. » (Coran, IV.157). Ce passage a donné lieu à beaucoup de débats et de controverses entre chrétiens et musulmans.

    LITURGIE PASCALE

    Les ornements liturgiques sont blancs. Le temps pascal court du jour de Pâques à la veille du dimanche de la Trinité. Le Jeudi saint, premier jour du « triduum pascal », on dit la messe qui rappelle la Cène : ce soir-là fut instituée l'Eucharistie, reposant sur la transsubstantiation (le pain transformé en corps, le vin en sang du Christ) ; à cette occasion est rappelé le récit de la Pâque juive (Exode 12, 1-14)? Comme Jésus aurait lavé les pieds de ses disciples, le célébrant lave ceux de quelques-uns des fidèles, et le Pape ceux de ses hauts dignitaires (c'est le « lavement des pieds »). Le Vendredi Saint se déroule le Chemin de Croix, à trois heures après midi. Le samedi saint, chacun fait silence, et se recueille ; il est interdit de sonner les cloches, par conséquent, de célébrer quelque mariage ou baptême que ce soit. Et le soir, depuis Paul VI, commence la célébration de la Résurrection.

    Le cierge pascal est la présence vivante du Christ. Dans la cire est gravée une croix, mentionnant le millésime de l'année, portant un Alpha et un Oméga par-dessus et par-dessous la barre horizontale : « Je suis l'Alpha et l'Oméga », le commencement et la fin de toute chose.

    Le jour de Pâques, il est obligatoire de communier, depuis le 4e concile de Latran (1215) ; s'il y a un seul jour de l'année où l'on doit le faire, c'est en effet le jour de Pâques, à la messe. On dit que l'on « fait ses Pâques ». Il faut pour cela s'être confessé auparavant, et avoir reçu l'absolution d'un prêtre. BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 75

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    C'est aussi ce jour-là que le Pape, du haut de son balcon, bénit « la Ville [de Rome] et le Monde » (bénédiction Urbi et Orbi). Enfin, les catéchumènes (adultes demandant à recevoir le baptême) se font toujours baptiser à Pâques ; ils reçoivent aussi la Confirmation.

    VOCABULAIRE PASCAL

    Ne confondons pas, en français, la « semaine sainte », qui précède Pâques, à partir du dimanche des Rameaux (« Pâques fleuries »), et la semaine qui suit, dite « semaine de Pâques ». Le dimanche de Quasimodo est appelé « Pâques closes » : les premiers mots du premier chant de la messe en latin de ce jour-là sont « quasi modo geniti infantes – tels des enfants nouveau-nés... »



    En italien : Pasqua En néerlandais : Pasen En russe : Paschha

    En espagnol : Pascua En libanais : Fessa'h En basque : Pazko

    En portugais : Páscoa En roumain : Paşti En breton : Pask

    ...et le plus surprenant de tous, en arménien : Zadig, ce qui signifie « Résurrection ».

    Les noms anglais et allemand (Easter et Ostern) rappellent celui d'une déesse de la fécondité, mentionnée par Bède le Vénérable, « Ostara » ou « Eâstre », de la même famille que Ost / East / Est; la religion chrétienne a toujours préféré adapter les religions préexistantes au lieu de les nier ou de les combattre – du moins, à ses débuts...

    Pendant cette journée les orthodoxes se saluent par les mots : «  Christ est ressuscité ! » Христос васкрсе, (« Christos vaskrse ») et l'interlocuteur répond « Il est vraiment ressuscité ! » - Bаистину

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    васкрсе (pour les Grecs : « Χριστός Ανέστη ! » Christos anestè ! « Αληθώς Ανέστη ! » (Alithos anestè !)

    COUTUMES

    La Résurrection marque la fin du Carême (« Quadragesima ») (« de quarante jours »). On fabrique à cette occasion des agneaux en biscuit, on distribue des œufs ; en Grèce, où les réjouissances de Pâques dépassent celles de Noël, on mange l'agneau pascal, autrement plus riche en signification que notre dinde de Noël !

    LES ŒUFS DE PÂQUES

    Cette coutume des « œufs de Pâques » provient sans doute d'un culte de l'œuf antérieur à la religion chrétienne, et situé à l'équinoxe de printemps (précisons que s'il existait tant d'œufs à manger à Pâques, durs, nous l'espérons, c'est qu'il était interdit d'en consommer pendant tout le Carême (période de jeûne en ce qui concerne la viande et les œufs). On les ornait, on les peignait de toutes les façons. Il s'agit donc de célébrer la fécondité de la nature. Noter que l'œuf a également sa place sur la table du séder, lors de la Pâque juive, où il symbolise, cette fois, le deuil de la première destruction du Temple de Jérusalem, qui s'est produite le jour de Pessah. Les œufs peints s'offraient aussi en Egypte et en Perse antiques ; ce sont là des symboles universels parfaitement interprétables.

    Pour en revenir aux œufs de Pâques proprement dits, on ne les voit en France qu'à partir du XVIe siècle : il ne s'agit donc pas d'une survivance païenne. En Hongrie, les femmes et les fillettes peignent les œufs, qu'elles offriront le lundi de Pâques à celui qui les aura arrosées d'eau ou de parfum ; en Russie, on porte des œufs au cimetière sur les tombes de la famille.

    Ce n'est qu'au XVIIIe siècle qu'on eut l'idée de vider un œuf frais pour le remplir de chocolat... Mais dès Louis XIV, des œufs recouverts d'une feuille d'or étaient offerts à ses courtisans par le souverain lui-même ! Louis XV, quant à lui, offrit un gigantesque œuf de Pâques à sa maîtresse : il contenait une statue de Cupidon, dieu du désir... quelque chose de bien peu chrétien au BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 77

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    sens où on l'entendait alors ! Et chacun sait les prodiges accomplis par Fabergé à la cour des tsars: ses œufs sont de magnifiques œuvres d'art ! - le premier date de 1884, à l'occasion du mariage d'Alexandre III.



    LE LIEVRE DE PÂQUES (en allemand : die Osterhase)

    Quant au lapin, c'était à l'origine un lièvre. Nous trouvons des traces du culte du lièvre dès 3500 ans avant l'ère chrétienne ; il était sacrifié à la déesse du printemps Eostre, déesse-mère : c'est en effet un animal particulièrement prolifique ! On le rencontre à nouveau dans le courant du XVIe siècle, où il est censé garnir le jardin d'une quantité de petits œufs, que les enfants cherchent avec application dès leur réveil, au matin de Pâques. Les différentes couleurs des œufs s'expliquaient en fonction des herbes que le lièvre avait mangées la veille ! La couleur la plus anciennement connue est le rouge, symbole de l'énergie vitale, devenue celle du sang du Christ. Récupérations théologiques : la coquille est le corps ressuscité du Sauveur ; le blanc d'œuf en est l'âme et le jaune, la divinité...En Suisse, c'est le coucou qui cache les œufs ; en Westphalie (province allemande), le renard ! Et en Alsace, bien sûr, la cigogne.

    LE POISSON DE PÂQUES

    Les initiales du mot « poisson », en grec, peuvent signifier « Jésus, Fils de Dieu, Sauveur » : Hièssous, Théou Huyos, Sôtèr, ΙΧΘΥΣ, ichthus. Les chrétiens se reconnaissaient entre eux en échangeant ce signe ou mot de passe. Le signe de croix fut institué plus tard.



    L'AGNEAU DE PÂQUES

    En Alsace, l' « Osterlammele » ou « Lamala » est un biscuit en forme d'agneau. . L'agneau représente à la fois, bien entendu, celui de la Pâque juive, que les familles hébraïques sacrifièrent

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    avant de s'enfuir d'Egypte, et celui des Pâques chrétiennes : l'Agneau de Dieu représente l'innocence du Christ, sacrifié pour nos péchés : « Agneau de Dieu, qui enlèves les péchés du monde, aie pitié de nous. »  Sur le tableau de Van Eyck, visible (moyennant finances) à la cathédrale St-Bavon de Gand, le cœur de l'agneau mystique laisse jaillir son sang dans un calice d'or. Ce même sang permet la relation avec Dieu via le Christ : « C'est pourquoi Jésus aussi, pour sanctifier le peuple par son propre sang, a souffert hors de la porte. » (Hébreux 13, 12).

    LES CLOCHES DE PÂQUES

    • Les cloches ne doivent plus sonner, en signe de deuil, depuis le Vendredi saint à 15 heures (instant précis de la mort du Christ en croix) jusqu'au matin de Pâques, où les femmes constatèrent sa résurrection. Tant que le Christ est mort (visitant les Limbes), la clochette de l'office elle-même, qui retentit au moment de la consécration, est remplacée par une crécelle en bois. En Italie, on attache même le battant des cloches. D'après la tradition, elles sont allées à travers les airs à Rome, où le Pape les bénit, et en reviennent, munies d'une paire d'ailes, en carillonnant joyeusement, avec une profusion de cadeaux, là encore des œufs, véritables ou en chocolat.
    • A propos de cloches, on processionnait en Angleterre de maison en maison le lundi de Pâques pour soulever les jeunes filles, à trois reprises, sur un fauteuil garni de fleurs ; cela leur portait chance. Et le mardi, c'étaient les filles qui soulevaient les garçons !

    LE CIERGE DE PÂQUES

    Il est allumé ce jour-là, en tant que présence vivante du Christ dans l'Eglise (« Je suis la lumière et la vie ». Une croix est gravée dans la cire, avec les quatre chiffres de l'année, ainsi que la première lettre de l'alphabet grec (« alpha ») et sa dernière (« ôméga » ) : le Christ est le commencement et la fin « Je suis l'Alpha et l'Ôméga ».

     

     

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    PROVERBES DE PÂQUES

    Se faire poissonnier le jour de Pâques : s'engager dans une affaire, lorsqu'il n'y a plus aucun avantage à en espérer.

    Se faire brave comme un jour de Pâques : se parer comme en un jour de fête.

     

    SIGNIFICATION DE PÂQUES

    Il est pour le moins fâcheux, là encore, d'entendre uniquement parler de Pâques en termes de chocolat et autres frivolités. Les chrétiens, du moins les Français, seraient-ils donc les plus « profanisés » des peuples monothéistes ? nous serons bien toujours les fils de Voltaire et d'Emile Combes, héros que n'ont point subis les autres religions. Pas un seul livre de ce nom en notre langue pour expliquer aux enfants la pâque juive ou chrétienne, et pourtant, croyants ou pas, les jeunes Européens doivent connaître l'origine et le sens de ce mot, de cette fête, s'ils veulent pouvoir comprendre une crucifixion de Rembrandt, une pietà de Michel-Ange ou la Passion selon saint Mathieu de Bach.

    Le plus simple est de se référer à la Bible (Exode, 11) : Pâques fut à l'origine une fête des bergers nomades qui sacrifiaient un agneau en l'honneur de leur dieu. Nous avons vu plus haut que ce sacrifice commémorait le passage de la Mer Rouge à pied sec, tandis que les armées du pharaon s'y trouvaient englouties... La Pâque juive devint la plus importante des fêtes pour les Hébreux.

    La Pâque chrétienne célèbre la mort et la résurrection du Christ. De même que Moïse guida les Hébreux pour les sauver de l'esclavage, de même le sacrifice de Jésus, fils de Dieu, nous a-t-il racheté de l'esclavage de tous nos péchés. On emploie le pluriel, « Pâques », pour désigner la fête chrétienne, mais la Pâque juive a influencé son homologue chrétienne. Bien sûr, leurs dates respectives sont toujours proches, puisque les évènements de la vie du Christ (qui rappelons-le était juif...) auxquels cette fête se réfère se sont déroulés durant la semaine même de la Pâque juive (le 15 nissan, correspondant aux mois de mars et avril).

     

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    LA CENE

    C'est au cours du dernier repas du Christ que ce dernier institua l'Eucharistie (« action de grâces), à savoir la transformation effective (transsubstantiation) du pain en corps du Christ, et du vin en sang du Christ : « Pendant le repas, il prit du pain, et après avoir prononcé la bénédiction, il le rompit, le donna [à ses disciples] et dit «Prenez, ceci est mon corps ». Puis il prit une coupe, et après avoir rendu grâce, il la leur donna et ils en burent tous. Et il leur a dit : « Ceci est mon sang, le sang de l'alliance... » (Marc, XIV). Moins abruptement, les luthériens préfèrent parler de « présence du Christ dans l'ostie » ou « consubstantiation »).

     

    VALEUR DE LA COMMUNION

    Il s'agit de la confirmation sur le mode rituel du mystère de l'incarnation, sans lequel il n'y a pas de christianisme : est chrétien en effet celui qui croit fermement que le Christ, fils de Dieu,

    s'est incarné, afin de relier à tout jamais le ciel et la terre, rachetant ainsi le monde d'ici-bas en l'arrimant, en quelque sorte, au monde d'en-haut, au monde céleste, au monde de Dieu, où la mort est inconcevable. « Dieu se révèle comme celui qui a pris le parti de l’homme jusque dans le plus ignoble, du côté de ses échecs, de ses peurs, de ses angoisses et de sa mort. Un Dieu qui a vécu à l’extrême ce que chacun de nous peut vivre, et nous affirme que l’amour va au-delà de la mort. Un Dieu qui se révèle dans la mort sur une croix et dans l’inconcevable de la résurrection, (…) qui se révèle dans la toute puissance de l’amour. (…) L'idée même de résurrection rencontra les plus grands obstacles chez les premiers croyants, qui ne pouvait, justement, y croire.

    Pâques protestantes

    A Pâques, Dieu nous rencontre dans l’impossible... » nous dit Noémie Woodward, pasteur, depuis 2006, du Bocage Normand, et qui ajoute qu'elle préférerait quant à elle que le jeûne du Carême, au lieu de nous « préparer » à Pâques (auquel rien ne saurait nous « préparer ») serait mieux indiqué, « plus protestant », après cette fête, pour rappeler que rien ne peut s'accomplir sans la grâce de Dieu. Alain Joly, pasteur lui aussi, trouve qu'il est plus opportun de tenter l'évangélisation à Pâques plutôt qu'à Noël : «  A Noël, on s’agite dans les magasins. Dans le temps du carême, il y a une plus grande disponibilité d’ordre spirituel ».

    Noter l'initiative des Eglises réformées du Poitou, qui organisent avec les bénédictines de Pié-BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 81

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    Foulard, à Prailles, une marche de l’aube pascale : à 6 heures du matin, on marche en silence dans la nuit, on lit les Evangiles. De même, Pierre et Jean sont accourus au tombeau pour le trouver vide... Parvenus au monastère, tous, catholiques et protestants, se mettent à prier et à chanter « au moment même où la lumière du jour commence à emplir la chapelle. » Les baptêmes se font volontiers le jour de Pâques, puisqu'ils sont eux aussi une résurrection, un « passage » de la mort à la vie éternelle, vers où Christ nous montre la voie. « Nous devons garder ferme ce souci de l'accueil que nous avons déjà et avoir l'audace de partager avec tous cette bonne nouvelle qui nous fait vivre. Pasteur Robin Sautter.

    • Pasteur à Romont, Luc Ramoni rappelle que les protestants mettent plus en relief la fête de la résurrection que celle de la naissance, car la résurrection est l'espoir que tous les hommes un jour ressusciteront, au moins sur le plan spirituel. Les catholiques se focalisent plus sur les souffrances et la mort du Messie – à Romont existent des processions, avec pleureuses. Tandis que les Réformés ne voient plus le Christ sur la croix, où il n'est plus (les temples ne comportent pas non plus de « chemin de croix », et les protestants ne sauraient « processionner» ni déployer de fastes , ils ne reçoivent pas de « message » ni de « directives » de la part du pape. Le carême invoqué plus haut permet plutôt chez les protestants de participer à des actions humanitaires, en signe de communion.   « Nous voulons faire connaître le protestantisme et communiquer de façon positive sur son pluralisme, issu de notre esprit de liberté », affirme le pasteur réformé Jean-Yves Peter. « Nous voulons montrer » ajoute un autre « que nous sommes capables de travailler ensemble » (avec les catholiques). Luc Ramoni : « La foi est avant tout une démarche personnelle, il faut cesser de culpabiliser les croyants qui se sentiraient à leur aise dans une autre communauté que celle de leur origine.» Ce pasteur est un exemple parmi tant d'autres, car il n'existe aucune hiérarchie de type papal ! « Pour nous, Pâques, c’est tous les dimanches, la Pentecôte aussi » : la mission de l'Eglise n'est-elle pas de rappeler ce message de Pâques : « Par sa mort et sa résurrection, Jésus-Christ me rejoint et il me sauve. » L'Eglise réformée se veut essentiellement accueillante, comme on l'a si peut été avec elle.

    Ses cultes sont « joyeux et accueillants », « permettant à chacun d'approfondir ou de découvrir librement la foi. » « Oui », affirme le pasteur Sautter, «ayons l'audace de croire que nous pouvons aider notre prochain en témoignant de notre confiance en Dieu ! »

    Réformés et catholiques

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    Les propos ici recueillis pourraient faire croire que les réformés et les catholiques vivent sensiblement la fête de Pâques de la même façon. Mais les protestants accordent à cette célébration plus d'importance qu'à celle de Noël : car tous les hommes naissent ; or, seul le Christ a vaincu la mort, seul il est né pour la seconde fois, preuve pour le croyant qu'il est à jamais fils de Dieu, et promesse de résurrection pour tous les autres fils de Dieu que nous sommes... Jamais les Protestants ne s'attarderaient sur la représentation culpabilisante du chemin de croix : ce dernier n'est jamais représenté dans un temple. Et même, le plus souvent, la croix reste vide, car Christ n'y est plus, « il est avec nous » (Luc Ramoni)

    Nous avons voulu profiter de ce chapitre sur le sens de la fête de Pâques pour montrer que les Catholiques et les Protestants, quels qu'aient pu être jadis leurs affrontements, diffèrent essentiellement sur les accents qu'ils mettent plus volontiers, les uns ou les autres, sur tels ou tels aspects de la foi chrétienne, sur telles ou telles approches de Dieu. Mais tous, Protestants, catholiques, orthodoxes, se reconnaissent en la personne du Christ.

     

    CONCLUSION

    Assurément les évènements qui gravitent autour de la mort du Christ n'ont qu'une attestation historique assez problématique. Mais ce qui importe pour le chrétien, c'est la nouvelle signification accordée à la Pâque juive : l'ange qui « passe », qui « omet » les portes des juifs accorde la vie aux premiers-nés d'Israël ; or, alors que rien ou presque ne vient dans la Torah nous promettre une vie après la mort (les sadducéens, chez les Juifs, n'y croyaient pas), la résurrection du Christ nous garantit une vie éternelle, une Terre Promise... éternelle. La croix, instrument de supplice, devient ainsi la clef mystique ouvrant la porte de la survie individuelle. D'où le cantique : « Ave, crux, spes unica, Salut, croix, unique espérance. »

    Pour le croyant, Pâques nous fait passer de la mort à la vie, du désespoir et du néant à la pleine jouissance de la vie éternelle : nous déposons le poids de nos péchés (d'où la communion reçue ce jour-là) et nous entrerons au royaume de Dieu, [mourant] avec le Christ et [ressuscitant] avec lui comme le dit l'apôtre Paul. Pour ceux que cette croyance laisse dubitatif, mais qui ne renoncent pas à croire en la valeur profonde du message christique, le Christ, en esprit, restera BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 83

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    toujours en nous, vivant, jusqu'à la consommation des siècles. Ceci afin que nous ayons la volonté, afin que nous recevions la grâce de la transformation de notre vie spirituelle.

    Il est bien entendu tout à fait loisible de réinterpréter les survivances des rites préchrétiens dans le sens chrétien : l'œuf représenterait ainsi la vie nouvelle qui nous attendrait après notre résurrection... La signification de l'agneau se révèle particulièrement riche : le livre d'Isaïe (53, 5-7) nous assimile à un troupeau de brebis égarées, écrasées sous le poids des péchés : le fils d'Abraham, sur le point d'être sacrifié par son père, semblable à l'agneau qu'on mène à la boucherie. A une brebis muette devant ceux qui la tondent, n'a pas ouvert la bouche. Et ce sacrifice préfigure celui du Christ dans le Nouveau Testament. Le bélier que trouve Abraham devient l'Agneau de Dieu : « Le lendemain, [Jean-Baptiste] vit Jésus venir à lui et dit : « Voici l'Agneau de Dieu, qui ôte le péché du monde » (Jean, I, 29).

    Il n'est pas sans intérêt pour finir de mentionner une interprétation mystique de la fête dePâques, Jésus se délivrant enfin, par sa mort et sa résurrection, de la prison terrestre...

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    A S C E N S I O N

     

    GENERALITES

    Nombreux sont les personnages qui furent enlevés au ciel, comme Hercule, Romulus, Elie, ou Mahomet. Chez les chrétiens, poursuivant la chronologie du récit évangélique, l'Ascension célèbre la remontée du Christ aux cieux, d'où « il reviendra à la droite du Père pour juger les vivants et les morts ».Marc 16, 19

    Le Seigneur, après leur avoir parlé, fut enlevé au ciel, et il s'assit à la droite de Dieu. Voir aussi Luc 24, 50-53, dont le récit est plus complet « Etant donc réunis, ils l'interrogeaient ainsi : « Seigneur, est-ce maintenant , le temps où tu vas restaurer la royauté en Israël ? » Il leur répondit : « Il ne vous appartient pas de connaître les temps et moments que le Père a fixés de sa seule autorité. Mais vous allez recevoir une force, celle de l'Esprit Saint qui descendra sur vous. Vous serez alors mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et en Samarie, et jusqu'aux extrémités de la terre. » A ces mots, sous leurs regards, il s'éleva, et une nuée le déroba à leurs yeux. Et comme ils étaient là, les yeux fixés au ciel pendant qu'il s'en allait, voici que deux hommes vêtus de blanc se trouvèrent à leurs côtés ; ils leur dirent: "Hommes de Galilée, pourquoi restez-vous ainsi à regarder le ciel ? Celui qui vous a été enlevé, ce même Jésus, viendra comme cela, de la même manière dont vous l'avez vu s'en aller vers le ciel." Seuls ces Actes des Apôtres mentionnent la durée de 40 jours de présence supplémentaire de Jésus sur terre (I, 6) : C'est encore à eux qu'avec de nombreuses preuves il s'était présenté vivant après sa passion; pendant quarante jours, il leur était apparu et les avait entretenus du Royaume de Dieu. (Actes, I,3) Du fait que le jour de Pâques lui-même soit compté parmi les quarante jours, l'Ascension coïncide toujours avec un jeudi.

    La scène se serait déroulée à Béthanie. Quarante jours après Pâques, il annonce le retour de l'Esprit-Saint, troisième personne de la Sainte-Trinité. Le Christ servira si l'on peut dire de médiateur auprès de son Père, afin d'apaiser son éventuel courroux.

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    RITES Les ornements sacerdotaux sont de couleur blanche. Pour commémorer la disparition corporelle du Christ, on éteint le cierge allumé le jour de Pâques. Les fidèles chantent : « Tu as brisé la prison des Enfers, tu as délivré les captifs de leurs chaînes, et par un glorieux triomphe tu règnes en vainqueur à la droite de ton père. Que ta miséricorde se porte à guérir nos maux, et donne-nous de jouir de la bienheureuse clarté de ta face. Toi, notre guide vers les cieux, notre voie, sois l'objet de notre amour, sois notre joie dans les larmes, et la douce récompense dans notre vie. »

     

    Pourquoi une Ascension ? Le rapprochement avec celle du prophète Elie s'est souvent imposé aux exégètes : comme Elie cheminait avec son disciple Elisée, le premier lui demanda, s'il arrivait qu'il fût enlevé dans les cieux, ce qu'il pourrait léguer à son disciple. Elisée répondit : « Que me revienne une double part de ton esprit ! » Elie reprit alors : « Tu demandes une chose difficile ; si tu me vois pendant que je suis enlevé d'auprès de toi, cela arrivera ; sinon, cela n'arrivera pas. » Or, comme ils marchaient en conversant, voici qu'un char de feu et des chevaux de feu se mirent entre eux deux, et Elie monta au ciel dans le tourbillon. Elisée voyait et il criait : « Mon père ! Mon père ! Char d'Israël avec son attelage ! » puis il ne vit plus et, saisissant ses vêtements, il les déchira en deux. Il ramassa le manteau d'Elie, qui avait glissé, et revint se tenir sur la rive du Jourdain (II Rois, II, 1). Sur la Croix, le Christ l'a invoqué : lamma sabbacthani, pourquoi m'as-tu abandonné N Espérait-il qu'Elie descendrait sur son char pour le sauver de là ? Le symbole même du ciel ne peut être passé sous silence. Toutes les religions en font le séjour de Dieu ou des dieux (« Notre Père qui es aux cieux... »). Quand une personne meurt, son âme est supposée s'élever, ou gravir une haute montagne. L'Ascension du Christ est cependant exceptionnelle en ce sens qu'il est monté aux cieux après sa mort et sa résurrection, donc tout vivant... Située entre Pâques et la Pentecôte, entre la résurrection du Christ et l'effusion de l'Esprit Saint sur le groupe des 4apôtres, l'7Ascension ne peut être comprise qu'en lien avec ces deux événements.
    Si le Ressuscité a voulu apparaître à ceux qui l'avaient suivi et cru jusqu'au bout, c'est non seulement pour apaiser leur crainte que tout se soit achevé au sommet du Golgotha mais pour les

    encourager à transmettre son message, tout en étant sûrs de sa présence. Pas seulement en gardant le souvenir d'une vie et d'une parole qui pouvaient changer radicalement le sens de leur existence, mais en ayant la certitude que l'homme qui les avait appelés était, bien plus que l'envoyé de Dieu, BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 86

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    bien plus que le messager de Dieu, Dieu lui-même en la présence du Fils. L’Ascension nous rend plus présente, plus actuelle, la pensée du ciel : pensons-nous assez à notre demeure permanente ? Pour la plupart des chrétiens la vie dans le ciel n’est qu’un supplément – qu’ils se représentent très mal – de la vie terrestre. La vie dans le ciel serait en quelque sorte le post-scriptum, l’appendice d’un livre dont la vie terrestre serait le texte même. Mais c’est le contraire qui est vrai. Notre vie terrestre n’est que la préface du livre. La vie dans le ciel en sera le texte, et ce texte n’aura pas de fin. Pour employer une autre image, notre vie terrestre n’est qu’un tunnel, étroit et obscur – et très court – qui débouche dans un paysage magnifique et ensoleillé. Nous pensons trop à ce qu’est maintenant notre vie. Nous ne pensons pas assez à ce qu’elle sera. " Nulle oreille n’a entendu, nul œil n’a vu… ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment (Is 64,3) ". La présence du nuage indique bien le caractère symbolique de ce qu’on pourrait appeler l’aspect physique de l’Ascension. La nuée qui enveloppait le tabernacle et guidait Israël dans le désert constituait le signe visible de la présence divine. La disparition de Jésus dans un nuage n’est pas une imagerie grossière. Elle signifie que la fin de la vie terrestre de Notre-Seigneur a été l’absorption de son Corps glorifié dans le sein de Dieu.... Le ciel ? Qu'est-ce au juste ? Il n’y aurait rien de théologiquement impossible à ce que le ciel soit un " lieu ", transcendant notre espace empirique. Mais, en tout cas, le ciel est un état : un état de bonheur parfait. Ce bonheur consiste premièrement et essentiellement dans la vision de Dieu – la " vision béatifique " – et l’union intime avec les Personnes et la vie d’amour de la Sainte Trinité. La participation à la vie divine, source de toutes les perfections et de tous les bonheurs, est un océan de joie infinie. Secondairement nous trouverons en Dieu et auprès de Lui toutes les personnes et les choses dont il est le principe. Voilà ce que nous pouvons dire avec certitude du ciel – un mystère. Plus simplement, pensons à ce que peut être la vision constante de Notre-Seigneur, la vie auprès de lui, une vie pénétrée par la sienne et à jamais fixée dans la sienne. Les quarante derniers jours du Christ sur cette terre ont souvent été rapprochés des quarante jours précédant Pâques, jours de pénitence appelés Carême, mais aussi des quarante jours de jeûne du Christ au désert, des quarante ans d'errance du peuple juif dans le Sinaï. Sans oublier les « quarante jours et quarante nuits » du Déluge, ou les quarante années des glorieux règnes de David et de Salomon. Cependant l'Evangile de Luc ne mentionne pas cette période de quarante jours avant l'Ascension du Christ : ce dernier apparaît aux pèlerins d'Emmaüs et remonte aux cieux le soir même ou le lendemain. Notons que les disciples espéraient une restauration de l'indépendance d'Israël, au sens politique du terme. Or le Christ après sa résurrection n'a délivré aucun message BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 87

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    exceptionnel, qu'il soit politique ou spirituel, rien qui puisse en tout cas supporter la comparaison avec la richesse de sa prédication antérieure...

     

    Paroles protestantes

    Certains ne fêtent pas cet évènement, au nom d'un certain pragmatisme : pas plus qu'à la culture en effet, notre monde d'ici-bas ne semble apprécier les préceptes divins. Nous serions même quelque peu déchristianisés – bien que les guerres ou les rivalités économiques ne semblent pas avoir été moins virulentes en d'autres temps paraît-il plus chrétiens... Les Chrétiens ne sont qu'une minorité, le vrai Chrétien « un oiseau rare », disait Luther. C'est bien pourquoi le Christ serait retourné aux cieux :solidarité donc entre la terre et le Ciel, car sans ce dernier, nous ne pouvons rien faire. Appui secret certes, lueur bien voilée, mais c'est bien ainsi que le Christ apparut aux pèlerins d'Emmaüs : « Je ne prie pas seulement pour ceux qui sont là mais encore pour ceux qui accueilleront la Parole et croiront en moi» - c'est de nous qu'il s'agit, si isolés que nous puissions être. C'est à nous d'être les instruments de Dieu, car après l'Ascension viendra la Pentecôte, qui dispersera la parole de Dieu à travers le monde entier (...) Souvenons-nous du message oublié, la Bonne Nouvelle, et ne nous figurons pas que nous réinventons le monde... Notre foi, ancrée dans le passé, tend à toute force vers l'avenir, qui sera unité : « Que tous ils soient un comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi » dit le Christ - car il est si difficile de vivre en harmonie, même au sein d'un même pays, d'une même paroisse, d'une même famille. (…)

    Respectons le genre de vie auquel nous invite l'Ascension : l'effort vers une sagesse spirituelle dans une vie disciplinée, ennemie des excès, amie de la prière. Après l'Ascension de leur Maître, les disciples se sont retirés dans la chambre haute pour attendre le retour du Christ ; imitons-les, tenons-nous prêts pour le retour de Jésus. Plus austère peut-être, et plus recueilli, le Protestantisme délivre un message qui ne diffère pas, sur la plupart des points, des aspirations de la communauté catholique.

     

     

     

     

     

     

     

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    A S S O M P T I O N

    Elle suit la Dormition de la sainte Vierge, maman de Jésus, qui s'endormit entre les bras des anges et fut emportée vers les cieux ce jour-là, miraculeusement soustraite aux maltraitances de la décomposition corporelle. Les protestants n'y ajoutent pas foi, car elle ne figure pas dans les Saintes Ecritures.

    Sous l'Empire, le clergé, auteur par ailleurs d'un « Catéchisme Impérial », ne manquait pas de souligner que cette date, le 15 août, coïncidait avec la naissance de Napoléon, en 1769 ! c'était aussi comme il se doit la fête nationale. Quelle qu'en soit en tout cas la raison, les congés « de l'Ascension » et « du 15 août », agrémentés de ponts souvent transformés en aqueducs, ne sont pas près d'être universellement respectés...



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    PENTECOTE

     

    GENERALITES ET DATES

    Du grec classique Πεντηκοστή, le « Cinquantième » (jour) après Pâques, fête mobile donc, le 7e dimanche, soit 7 fois 7 jours, pour compter à l'ancienne, dix fois 24 heures s'étant écoulés depuis l'Ascension : dans un grand bruit de tous les vents, les apôtres virent sur eux descendre du ciel douze langues de feu , et chaque auditeur, présent sur la place, put les entendre prêcher dans sa propre langue : c'est le phénomène de « glossolalie », provoqué par l'Esprit Saint, véritable inversion et conjuration de la confusion des langues de la tour de Babel. La foule se trouva dans une grande stupéfaction : comment un tel phénomène avait-il pu se produire ? L'Evangile ainsi fut prêché à travers toute les nation, quels que fussent leurs langages, et les Apôtres en reçurent une irrésistible impulsion

    De même, le jour de Chavouoth, la communauté juive a-t-elle reçu le texte fondateur de sa religion, celui de la Torah, des mains mêmes de Moïse descendant le Sinaï. Jésus avait annoncé à ses disciples, le soir de la Cène, la venue du Saint-Esprit sous le nom de « paraclet » (« le Défenseur ») - les musulmans interprétant cette parole en faveur du Sceau du Prophète, « qui fera ressouvenir les croyants de tout ce qui a été annoncé par la Parole de Dieu ».

    La Pentecôte est particulièrement célébrée parmi certaines communautés charismatiques.

     

    LITURGIE

    Les ornements sacerdotaux sont rouges, pour symboliser le feu de l'amour divin que le Saint-Esprit est venu apporter dans les âmes. Les chrétiens chantent « Viens, Esprit Saint, remplis le cœur de tes fidèle, et embrase-les du feu de ton amour. » (Veni, creator Spiritus, mentes tuorum visita...) Les protestants y ajoutent des psaumes luthériens ; ils ont célébré la Pentecôte à Bercy en 2009, et l'immense salle est également retenue pour 2010 et 2011.

     

    LUNDI DE PENTECÔTE

    Jusqu'au concile “Vatican II”, le lundi de Pentecôte était une fête d'obligation au cours de laquelle l'Eglise catholique s'adressait aux nouveaux baptisés et confirmés. C'était un jour férié depuis une loi de 1886. Nous savons tous les débats enflammés dont il fut l'objet lorsque le BERNARD COLLIGNON FETES RELIGIEUSES 90

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    gouvernement français, dans son désir de gloire, voulut le supprimer en 2005 afin d'attribuer le bénéfice de cette journée, par l'opération du Saint-Esprit, à l'entretien des personnes âgées. L'opposition à cette mesure fut des plus extrêmes, en particulier à Nîmes, où la Feria se déroule le jour de la Pentecôte et le Lundi qui suit. La Feria de Pentecôte, à Nîmes, est une véritable fête de cinq jours : corridas, encierros (lâchers de taureaux dans les rues), déambulation sur les boulevards des troupes musicales appelées « penas », joutes sur les canaux des jardins de la Fontaine, défilé carnavalesque de la Pégoulade le mercredi soir... Des pétitions furent signées...

    Des rencontres écuméniques (à Taizé, Saône-et-Loire) où participaient de nombreuses communautés protestantes en particulier allemandes, sentirent également leur existence menacée par l'instauration de cette loi discutable. Heureusement, tout s'est résolu dans la plus grande souplesse...

     

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  • Fédora ("L'intrusif")

     

    DJANEM 1

    Ma Lefth, mon Ithaque, éphémère et définitive, tu ne m’as plus suivi. Tu crains que ma vie ne te refasse faux-bond. Dans mon ménage tout va mieux. De loin en loin ton aile m’effleure encore. Malgré mon inaction. Le monde et tout ce qui concerne la vie réelle s'éloignent, car la vraie vie ne fut jamais mon affaire. Juste ne pas me confier à un mur.

    Petit-Keller

     

     

     

    1. II

    Olegario tient à cœur de porter négligé, lui qui s'est vu contraint de torturer sous l’uniforme. Léna rappelle Djanem adolescente dite Lefth, en plus jeune, adolescente, rebelle, branlée à mort ; l'Argentin regarde Léna en coin et patiente ; cet homme besogne sa mère à toute heure. Mais sitôt Fedora en répétitions (rôle de Madge dans Les sylphide) le bourreau dÉtat revient avec sa clef, multiplie les entretiens, offre de menus présents. Tous deux lorsque revient la mère assistent de l’étage à ses bruyants retours en décapotable, vêtue de sa cape sombre ; au volant Hernandez, premier sujet dans le rôle du Prince, tout sourire et pédé.

    Il effleure sa taiIle en ouvrant la portière - « tous les voisins le voient ! », crie Olegario. Léna se retire sans perdre un mot.

     

     

     

    1. 2

     

    Maltraitance, de mère à filles.

    D’autre part : Lazarus n'est point Nils, mais se sert de lui. Je ne l'ai jamais surpris en si flagrant mensonge. À quel point mon ami pouvait me calomnier sitôt la porte refermée, je le savais. Je ne peux donc aimer une Femme que préalablement passée par ses pattes ? (... elle y est retournée, à ce corps, «de même que le chien à ses vomissures »). Je l'aime sans m’y résoudre. N’est-ce pas plutôt d’étiqueter sur chacune de mes angoisses Djanem pour me feindre amoureux ? ...certains, qui s’agenouillent, s’imaginent croyants.

    Déroulement satisfaisant des premiers cours. D’abord elle s’habille en tailleur sobre, à l'opposé d’une l'aguicheuse, en épouse de pasteur ; distance et vouvoiement. Djanem s'affolant sobrement, cherchant ses documents épars, dans un mouvement d'ailes, et j'imaginai pour elle maintes insoumissions scolaires, l’acceptation du premier emploi venu, pour finir la fatigue et le retour aux sources classiques, bac et certificat d’études.

    Le cours à domicile est le moyen tout trouvé de faire fortune, dure bien plus qu’une heure : aller-retour, échanger de politesses. Le donneur de leçons se concentre sans cesse. Ni bavardage, ni digression, mais une tension constante : quelques textes, des vers archaïques. Les Cours à Distance révélaient ma prédilections pour le décorticage ; c’était cet immortel passage de Nerval (mort en 55) où Sylvie reçoit dans les branchages d'un grand chêne les attraits de la divinité.

     

    *

     

    Nous habitions Lazarus et moi, non loin de là, une cabane de rondins aux multiples recoins, obscure et souvent bricolée, avec ses marches intérieures. Mon bureau donne sur une pelouse que la Garonne imbibe aux moindres crues. Le battant du volet, ouvert d'une poussée sur les vignes vierges, rebondissait souplement vers moi, voilant le jour, et j'allumais le col de cygne, afin de préparer mes cours ; et je m'imaginais les dire. Un certain après-midi je me suis surpris à murmurer : Djanem.  

    (Je me figure maints marivaudages, où chacun tourne et se rajuste, cherchant ses assurances.

     

    *

     

    Je l’ai joué préceptoral : étendue des connaissances, glissements d'idées tissant partout leurs fines trames - associé bien plus qu’enseignant : souple hameçon. Je la fis lire. Une articulation d’ocarina, douce et gracieuse ; tandis qu'elle inclinait la tête sur son texte, je lui lançai d'intenses regards il faut aimer ses élèves, ce que je faisais sans contrainte ; et comme elle lisait à haute voix Ronsard, et que je prolongeais le plaisir de l'entendre, je rencontrai lancé soudain d’en bas son regard décryptant – j’étais démasqué. La seconde fois, elle m'introduit dans sa cuisine  : « Je n'aime pas Corneille me dit-elle, des histoires de mecs : gloire et gouvernement ». Questions et réponses s'enchaînent. Tandis qu'elle s'applique à lire je lui prodigue encore ce regard chargé de tendresse accordé sans espoir à toutes -j’use de ce regard que je prodigue à toutes - Cessez disait un jeune homme de vouloir nous prouver à quel point... vous nous aimez.

     

    J’offre à Djanem mes dents de lait dans une boîte en métal blanc. Je trouve obscène ce gauche témoignage d’un amour de mère ; à présent je serre Djanem au point que le souffle nous manque.

    Rendre mes dents serait m'inverser le temps, quitte à les jeter sous ses yeux au premier caniveau.

    Il existe une femme épousée devant maire et prêtre. Nous avons vécu pied à pied. Elle est restée figée dans son sourire, peignant sur toiles d’étranges créatures aux sexes sans repères. Souvent je m'absente. Elle me remercie quand quand j'effleure ses lèvres ; en aucun cas ne transparaît ma moindre satisfaction. Elle reprend d’anciens projets ; Arielle prolonge le respect fictif et la crainte affectée ; mais les réserves de Djanem sont reçues comme autant de promesses à jamais improbables. Depuis ce temps Djanem porte à même la peau dans leur étui mes dents de lait au sein de son cœur.

     



     

     

    1. F. III

    Lorsque Fedora revient par le 6028, ayant confié sa fille pour vingt jours à son amant, elle aperçoit un embonpoint venant de bien plus haut. Olegano s'éclipse en sa tanière, où ses victimes se succèdent ; mensonges et grands serments font bien mauvais ménage. Léna, quinze ans, renonce à l'IVG : quelque chose en moi dit-elle s'est soulevé contre l'avortement, comme un triomphe de l’instinct ; mais l’être humain surmonte les précocités.

    Fedora pour sa part cesse de s'exhiber aux côtés de Mathieu Hernandez, conducteur homo notoire. Linda, fille illégitime de Léna et de l'Argentin, traînera derrière elle un père encore en fuite et idéalisé. Sa mère, Léna, fut elle aussi brimée ou rejetée. Et c'est dans ces structures familiales que nous avions l’ambition de nous immiscer, à notre profit. Notre propre épouse Arielle serait une éternelle évanescente. Les hommes n'ont pour se brancher sur l'infini que ce petit pont de chair, dont les femmes se gaussent fort - l’une d’elles ne m'écrivait-elle pas : "Je veux faire l'amour avec toi", et comme je lui répondais en mêmes termes, estima très cinglant de rétorquer "je n'ai pas dit coucher avec toi, j'ai dit faire l'amour. S'il te plaît, ne m'écris plus » - ô long pataugement, ô courte connerie…

     

     

    1. 3 MANQUANTE

     

    1. IV

    Premier été. Fenêtres mansardées, vue sur le plateau : des prés secs et jaunes enclos de pierres, deux hangars de tôle qui bêlent de l’intérieur dans des relents de crottin. Hannah Schulmann, juive de Pologne, médite sur son couvre-pied. Entrent sans frapper Fedora, Léna, Linda, petite-fille, mère et grand-mère. La plus jeune à huit ans parle, pense et réagit comme à six : « Chez Louvier », fin de saison. Fedora est un mythe. Elle dit : « Tu as dû en croiser des milliers de mythes comme moi je réponds non, que c'est impossible, collectionneurs s’abstenir, « quand j'aime c'est pour la vie » Me laisseras-tu dormir si je place mon lit à même, sous les tuiles ? - Non. » Par ma faute trois générations s’entassent et cohabitent à suffoquer dans la mansarde contiguë.

    À peine y peut-on y tenir tous souffles emmêlés. La Lozère est pauvre. La location coûte un bras. Une coursive d’étage longe à l’intérieur tout le bâtiment, trois portes surbaissées y donnent en batterie, vis-à-vis de trois lavabos rétro fermés : ablutions antiques et gants rêches. Premier lavé, premier levé, j’ai déambule seul.

    Piques

    Sur un portail, cloué comme un nocturne, un Notre Père dactylographié : “Ne récite pas Notre Père si tu n'es pas fermement décidé à respecter ses préceptes”. Le Chrétien place si haut la barre qu'on n'y peut atteindre. Dimitte nobis debita nostra - remets-nous nos dettes » (prudemment) - comme nous les remettons aussi à nos débiteurs - pour ne pas faussement comprendre « à proportion de ce que nous pardonnons nous-mêmes ». Trace d'un temps où l'argent tenait lieu de réparation, où le péché, où le remords, tenaient au déshonneur de ne pas rembourser. Cocteau père s’en est flingué. Le nom du père abbé des Flavies est Nunhes, Angolais rigoureux. La vie s’achève au bord d’une falaise dont le bord bientôt se dérobera devant nous, tandis qu'à plat ventre et sous le vent nous rampons.

    La paresse aux Flavies de Lozère fut grande. En attendant les toilettes des femmes, je reviens à l'abri dans la soupente obscure. M'assois pour lire sur le matelas où Fedora aurait pu reposer. 80 watts d’ampoule flashent sur quatre étagères en bois, toute l'existence et la vie des Leloup, tenanciers, homme et femme, laquelle s'est massacré la main dans un broyeur à grains.

    Je feuillette en désordre une rangée compacte de publications locales (chansons, catéchisme écolo, céramique et terre cuite) plus un gros album de Poilu (Carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier) avec ses encres violines et ses textes à la Sergent Major : les gens du peuple écrivaient à nous faire honte, entre deux croquis de cantonnements.

     

     

     

    1. IV

     

    Question : “Me laisseras-tu dormir si je place mon lit à même, sous la soupente ?” Je réponds que non. C'est par ma faute si trois générations femelles s'entassent dans la mansarde contiguë. À peine y peut-on y tenir dans la mixture des souffles. La Lozère est pauvre, il faut bien vivre ; mais la location est exorbitante. Une coursive tient la longueur du bâtiment. Trois portes sous-marines y donnent en batterie ; vis-à-vis, trois lavabos, fermés, permettent une ablution antique avec des gants rêches. Premier lavé, premier levé, premier sorti. Je déambule seul. Sur un portail, cloué comme une chouette, un Notre Père dactylographié : “Ne récite pas Notre Père si tu n'es pas fermement décidé à respecter ses divins préceptes”. Le Chrétien place si haut la barre qu'on n'y peut atteindre. Dimitte nobis debita nostra - remets-nous nos dettes » (prudemment) - comme nous les remettons aussi à nos débiteurs - pour ne pas faussement comprendre « à proportion de ce que nous pardonnons nous-mêmes ».

    Mais pardonne, absolument.

    Trace d'un temps où l'argent tenait lieu de réparation, où le péché, où le remords, tenaient au déshonneur de ne pas rembourser, de ne pas compenser son délit, son offense.

    Le nom du père abbé des Flavies est Angelo Nunhes, Angolais noir et rigoureux. Je n'imaginais pas autre chose : la mort guettait, nous avions tous dix ans de moins. Aujourd'hui c'est la décrépitude qui nous cerne. Elle sera suivie par la grande falaise dont le rebord bientôt se dérobera devant nous, tandis qu'à plat ventre et sous le vent nous rampons aujourd'hui. La paresse aux Flavies de Lozère fut grande. En attendant les toilettes des femmes, je reviens à l'abri dans la soupente obscure. M'assois pour lire sur le matelas où Fedora aurait pu reposeF. Une lampe brutale flashe sur quatre étagères de bois, toute l'existence et la vie des Leloup, tenanciers, l'homme et la femme, laquelle s'est massacré la main dans un broyeur à grains.

    Je feuillette en désordre une rangée compacte de publications locales (chansons, écologie, céramiques), plus un gros album de Poilu (Les Carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier) avec ses encres violettes et ses missives plume Sergent Major : les gens du peuple écrivaient à nous faire honte en ce temps-là, entre les croquis de leurs cantonnements.

     

     

     

    D 4 MANQUANTE

    F V

    Celui-ci rapporte qu'on n'a pas formé sur place de gros faisceaux d'étendards le jour de la Mobilisation, mais qu'on a pleuré, femmes et hommes - “la fleur au fusil” sera pour d'autres fois. Je découvre le Journal de Madame Leloup, sombre narration d'amour et de cul avec les Pente ; depuis, chaque famille (ou communauté) reste sur son quant à soi. Juste six cents mètres et trente ans plus bas. Au troisième rang d’étagères, juste derrière L'occitan sans effort - tout un matériel de peintre. Nous avons emprunté, pour ne jamais les rendre, les tubes les plus chers : Rouge de cadmium, Jaune de Naples, oubliés là en toute confiance, pour compenser la bouteille de gaz laissée vide par les précédents, payée de notre poche.

    La Louve aux yeux gris, je l'ai culbutée sur un lit qu'elle retapait de son bras en biseau. Ce fut bref, nous n'avons plus recommencé. L'avant-veille encore elle grommelait, tandis que je réclamais un fer à repasser : « Je ne vais tout de même pas “brancher ma centrale” pour repasser une chemise... » Ma centrale... «comme si on avait besoin de linge impeccable en vacances ! » - une planche, trois fers...

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  • LES ENFANTS DE MONTSERRAT QUE L'ARTISTE ME CONTACTE POUR LES DROITS MERCI

    C O L L I G N O N

     

    L E S  E N F A N T S  D E  M O N T S E R R A T


     

     

    AVANT-PROPOS

     

    L'histoire de COLLIGNON HARDT VANDEKEEN est on ne peut plus banale. Contraint comme tant d'autres à la nécessité de s'adonner à la profession, ainsi qu'à une épouse, qu'il ne consent à aimer toutes deux qu'après une période probatoire de vingt-cinq années, il ébauche une trentaine d'œuvres. Et du 25 juillet 1997 (nouveau style : 2044) jusqu'à sa mort (28-11-2047, n.s. 2094) il n'a eu de cesse qu'il ne fût systématiquement revenu sur tous ses textes, suivant en cela cette réponse faite à Bernard C. un certain 12 juillet 1996/2043 ; le grand écrivain populaire le contemplait avec incrédulité : c'était dur à faire, un roman ; il fallait "se documenter", "se mettre dans la peau des personnages", souffrir...

    "Pourquoi n'avez-vous pas édité plus tôt ?

    - Parce que c'était mauvais ; je vais les refaire.

    Clavel s'est montré stupéfait, mais n'a pas contredit son obscur interlocuteur. Plus tard, il confiera qu'il l'avait trouvé "triste" – or Collignon H. Vandekeen n'était pas triste, mais résolu : il comptait sur l'éternité.

    Les biographies littéraires exhibent toutes sans exception un point désespérant : celui où le héros, promis jusqu'alors à quelque destinée obscure, bascule d'un coup vers la lumière. La phrase fatidique immanquablement s'ouvre sur "Il rencontra..." - et comme le lecteur ne peut se satisfaire de cet inexorable couperet, il va fouillant, désespérement, tous les interstices (mais il n'y en a pas), susceptible de justifier rationnellement, tant soit peu, ce dur décret.

    En vérité je vous le dis, malheur à celui qui tombe en littérature – et qui s'aperçoit, mais un peu tard, que là-dessous, au fond du trou - règne la foule.

     

    X

    Hautes croix à contre-jour, soleil blafard ; croix tendues de lierre, grumeleuses, croix squameuses et lézardées, ronde des croix tout autour de ma tête. Je suis étendu dans la boue, sur une sente herbue où je gis, la jambe repliée sur la cuisse – trois pas au-dessus des morts : je les entends là-dessous qui grignotent - un crâne sous l'argile va cherchant - croix inclinées sur mon berceau fangeux où mon corps pèse et pose, immobile et voguant. La terre chauffe et la glaise s'agglutine, mes bottes sont lourdes. Traversant l'herbe détrempée montent les souffles qui chavirent : au ras du sol voici les rêches pubis des adolescentes, au-dessus desquels s'érigent les tiges des laiterons.

    Les mouches saines bourdonnent sur et dans mon crâne vivant. Si quelqu'un survenait, au sol comme je suis, je me verrais contraint d'inventer un malaise. Lent ballet de croix - soleil à travers la brume, insidieux - je me lève. Rassemblant mes gestes avec parcimonie, concentrant mes jambes sous mon cul engourdi, ramant la boue de mes bras emplumés, j'émerge, enduit de bave, poil ébouriffé, les yeux collés, tout vacillant. M'ébroue, les pieds dans la boue de mes bottes, et mène grand tapage. Je me passe une main hésitante sur le visage. Un pas, deux pas : mes pieds sont transpercés. D'une touffe je les bouchonne et me coupe le pli des doigts, me repeigne. Partout des croix, jusqu'à ce que mes cils, collés comme au pinceau, se soient désenglués.

    Il est sept heures et je m'étire. La petite pluie de l'aube drape sur mon front ses pans de toile. Croix lépreuses, croix celtiques aux bras outrepassants gainés de mousse, croix meringuées où Jésus meurt de tout son corps de stuc aux souples mèches alignées – le ciel se dégage. Ma nuit, je l'ai passée sur la route en bas rectiligne – je la vois d'ici qui s'enfonce au loin : contre le ciel plombé de l'aube, les croix de Montserrat m'avaient fait signe, et j'avais décidé de m'y rendre, là-haut, pour les toucher ; au coucher du soleil le vent avait soufflé, d'un coup ce fut la nuit et tous les chiens se mirent à hurler. Jetés contre les grilles à deux crocs de ma peau. Je me suis dirigé sur la trace irrégulière d'un ciel à peine moins sombre entre les cimes, puis sur les reflets plombés de l'aube.

    La pente gravie je suis allé donner puis m'effondrer contre la porte du cimetière ; deux mètres à quatre pattes dans la boue naissante et je me suis abattu. Au matin je voyais les tombeaux jetés bas ou dansant sur le soleil levant. Je me suis redressé reniflant. Je frotte mes habits - série de raclements de gorge dont les pelotons attendent l'extinction totale avant de tirer. Ultimes brumes s'écharpant aux quatre coins des tombes – bêtes bougonnes dans l'aurore, tombeaux noirs, ferreux, moussus. L'un d'eux plus terne, fendu, cimenté, militaire sous les petits coups de brise. Le soleil froid joue sur les marbres, je suis dégueulasse, j'ai faim ; des appétits incongrus me traversent, de viscères aux tons de pieuvres éclatés sur les dalles – en souriant je sentis, aux pommettes, une vive tension. L'allée du cimetière se spatulait autour d'un piédestal sans croix Mission 84 Mes pieds se sont alourdis de gravier. J'ai chié appuyé lourdement de dos derrière d'un caveau, sous les yeux d'un crapaud figé là.

    Puis m'étant rajusté j'ai lentement dansé dans le jus de mes bottes, pétrissant de mes bras tout un orchestre : mes bottes brillent de rosée, je suis bien propre. Sur les tombes les photos bistres de ceux qui vont mourir, le nez rongé les yeux caves d'enfants souffreteux – Qu'est-ce que vous foutez là – le Vieux ! - casse-toi, tu te gicles ! à peine relâché tu rappliques pourquoi ils t'ont libéré nom de Dieu – Je sortirai si je veux (cauchemar) j'ai poussé la grille, longé le mur d'enceinte ébréché "Que feriez-vous devant un mur infranchissable ? - Je scruterais les lichens, trous plâtreux, fourmis - "Bonjour !" A quelques mètres se tient un petit homme jaune essoufflé véritable qui tient par le guidon son biclou et me salue d'une voix rauque et perché. Pinces à vélo sur pantalons flottants, béret basque et col douteux d'ecclésiastique.

    Sous ses aigrettes ses yeux de loup me fixent avec une intensité joyeuse : "Vous n'êtes pas d'ici ? - Non." Je mens. Mal rasé comme moi, pomme d'Adam saillante et touffes sortant des oreilles, de part et d'autre des petits yeux délavés. Une haleine anisetée s'échappe de ses lèvres coupantes : "Je suis Breton" dit-il - je n'en ai rien à foutre - dans le silence le pédalier croque un grain d'acier. "Vous avez de la famille là-dedans ?" désignant le mur - "vous êtes le fils Ménestrel ?" Je suis démasqué - "vous avez sa démarche – ce je ne sais quoi d'une jambe sur l'autre" (le pas chancelant, je sais, cou tendu regard vague) "vous ne me connaissez pas : l'abbé Meneau ! c'est moi qui fais le catéchisme aux enfants !" la nouvelle du siècle en effet - "très bouillants à cet âge-là - ça répond sans réfléchir !

    • Oui.

    • Ce n'est pas un endroit ici pour passer les vacances."

    • Il glousse et déglutit. Sa pomme d'Adam monte et redescend "Au revoir donc Monsieur Ménestrel !" il me secoue la main sur une dernière bouffée de Ricard - "à très bientôt !"

    •  

    • Il s'enfonça du côté de l'aurore, et, autour de ses chevilles, le falzar drapeautait.

     

    X

     

    Seul à sept heures entre les pierres et les grincements de coqs - un chien gueule en contrebas - la route en gravillons se redresse et percute l'église à cent pas – pignon ajouré où berloque une cloche sous son arche comme un kyste oublié. Plutôt l'allure d'une grange ; tassée-boulée, recroquevillée, l'église tend son flanc mal crépi au fond du terrain vague mi-place mi-cour ; à main gauche une ligne d'habitations blanches ébréchée de jardins dévale sur moi, sur la droite la place indécise enlace un arbre, se heurte à un roc d'achoppement, monte au calvaire, s'évase en panorama : j'ai sous les yeux toute la vallée, de Puy-l'Evêque à Villeneuve, infestée de villas blanches comme des œufs de fourmis ; c'est là que grouille cette terre infestée d'hommes où renâcle la vermine au pied du lit avant d'affronter la fonderie.

    Face à moi très loin l'autre versant découpe ses serres de calcaire sur le ciel vif - à mes pieds la falaise à l'assaut de laquelle monte un enchevêtrement de ronces et de boîtes à conserves, plastique en bouteilles et lianes : tout un fourré de décharge, de fleurs d'orties parmi les cartons. Entre l'arbre et la croix une butte témoin ou tuque hausse son occiput herbu. Le fossé qui m'en sépare se creuse en U, à profondeur d'homme, j'y descends pisser ; par-dessus, le surplomb me fixe de ses orbites aveugles, alors braguette en biais j'ai empoigné, crevé ces gros yeux morts comme avant moi tant de gosses de Montserrat - et je me suis hissé sur la plate-forme de 4m², à pic sur trois côtés, hantée de possibles chèvres - le vent désarçonne ma tête, ronfle à mes tempes, l'arbre au-dessous de moi s'agite - j'entends deux chiens japper, plus bas encore sur le chemin jaune un tracteur pétarade parmi d'autres rocs informes.

    Je suis resté ainsi longtemps sous les boulets du vent, blasonné de soleil, ouvrant les bras et dansant crucifié dans mes bottes, frappant mes cuisses du poing sans craindre ni gouffre ni souffle, dans l'haleine ici purifiée des bâtiments d'usine. Puis le ciel s'est décanté, le soleil donnait. Les yeux rougis je suis redescendu. Sur la place je vois Chez Gignard, avant c'était L'iguane on le voit encore autour de l'œil-de-bœuf au premier - autour de la place les volets bâillent et claquent sur des trognes ébouriffées - bigoudis somnolents, faciès avachis ; sur le seuil de l'ancien Iguane l'aubergiste, croupe jambonneuse pardon madame tape un paillasson est-ce qu'on peut déjeuner ? L'hôtesse redressée me toise comme un évadé - ...la mansarde, au premier, elle est toujours libre ? j'ajoute que mes bagages arriveront en fin de matinée - Mais ce n'est pas un hôtel ici Monsieur vous ne reprenez donc pas votre ancien logement ? (regard fuyant) – Pas question. - Trois semaines mais pas plus". C'est une brune boulotte, que je ne reconnais pas, cinquantaine, accroche-cœurs – large face aux yeux fixes et lâches à la fois – comme un cache palpitant – sans régularité - sous les paupières.

    Assez hagarde dans l'ensemble. "Monsieur Ménestrel ? - Plaît-il ? - Faudra vous raser." Elle tourne le dos ; je la suis, poussé par le vent – soudain abrité par la grande et sombre salle d'hôtes que le jour ne parvient pas à tout à fait désobscurcir ; une lourde table en bois tient le centre, un vaisselier me fixe de ses plats ronds. Je m'assieds sur la banquette au skaï crevé. Mes yeux distinguent l'horloge que je touche de l'épaule, et les murs écaillés tout autour. En cuisine la Gignard prépare les tartines et le bol qu'elle apporte, pathétique, sur un plateau de faux teck avec geisha, fleurs de pommiers roses et mont Fuji : petits pots ronds, lait, café, quatre sucres dans la coupelle ; tasse bleue myosotis, rondelles de pain, confiture, miel, serviette en papier de riz "et voilà" dit l'hôtesse.

    Qui sent le vin. Puis, couvrant les cris de coqs, s'élève la complainte de l'aspirateur. Alors le Vieux est entré. Ramassé tout en deux. Econome de ses pas. Le voici qui gagne la banquette. Qui s'assoit, crissement de ressorts, le rembourrage qui crève en hernies. Le Vieux s'appuie des deux mains sur sa canne, front engoncé sous sa visière. Je soulève la cafetière au bec obtus, maintiens le couvercle avec le pouce. Le café noie dans le creux les pieds du vieux sage, son drapé bleu, sa barbe; ses yeux bridés disparaissent. Reste seul émergenat sur la faïence un chignon bleu cerclé d'or – tandis que du bout des fesses, par lentes reptations latérales, ouvert, fermé, ouvert, fermé, le Vieux est parvenu jusqu'à ma gauche, au pied de l'horloge où pend le balancier comme au fond d'une blessure ; il passe l'angle et d'un sursaut s'assoit face à moi sur le siège que j'avais oublié d'écarter – me fixe de ses yeux vitreux au-dessus d'une lèvre ondulante Je t'ai fait peur dit-il.

    Je m'incline et déglutis ; ses doigts sur le bâton tiennent juste par le nœud des veines. Par la porte de l'office passe et disparaît la tête inquiète de Gignard qui tourne et pivote sous sa vitre opaque. Le Vieux doit avoir ici ses entrées. Qu'il entre ou sorte ou s'installe ne doit pas avoir d'importance. Subrepticement la Gignard traverse la pièce, tire d'une étagère un verre à pied, l'emplit de rouge à ras bord et le présente au vieux. Puis s'esquive. Il boit sans bruit, repose doucement le verre : "Ma tombe n'est pas encore creusée" - crève donc - ses doigts m'ont serré le coude, ses lèvres entrouvertes les miennes rétractées je chie dit-il des bouts d'intestins – j'imagine la migration massive d'une horde cellulaire partie de son visage qui soudain devient criblé de trous suintants – tandis qu'à ce moment passe par la porte interne la grosse tête affairée de la femme : Baisez-lui donc le creux de la main - je m'exécute Et maintenant ça suffit tu fous le camp - le prend aux épaules vieux Pue-la-Mort casse-toi dégage

    Vous ne pouviez pas l'empêcher d'entrer ? - je hurle - Monsieur réplique-t-elle je suis ici chez moi - C'est moi qui paye Frau Ginhardt !" Le cancéreux se retourne en vrac, doigt tendu : Demain c'est mon enterrement – Mais chassez-le bordel chassez-le !- Gignard le vire à grands coups de poings dans le dos – retourné sur le seuil À demain ! - il gueule – elle retombe assise face à moi carotides battantes "Un abruti" dit-elle "ça ne desserre pas les dents de huit jours et d'un seul coup ça vous saute dessus – je la coupe Et le remplaçant ? (baissant la voix) - Ça fait tout de même bien trois ans qu'il est là monsieur Ménestrel, on voit bien que vous écrivez", ("vos yeux", "vos pieds", "votre façon de marcher", je vide mon café dans l'exaspération la plus complète "il n'y a rien à faire par ici dit-elle, ce n'est pas un endroit pour passer des vacances" - elle pose les coudes sur la table.

    J'apprends que depuis mon départ, l'oncle J.

    • dort dans son cercueill

    • boit chez lui, tout seul, "mais jamais soûl"

    Que Berthe, mon épouse

    • se drogue ("des yeux de droguée !")

    • chante la nuit ("une sorte de messe, mais pas de chez nous") (rite arménien ?) "c'est des drôles de gens votre famille monsieur Ménestrel – je coupe net, prétextant la fatigue - toute une nuit sur la route - Vous désirez visitez la chambre ?" et s'avisant soudain de ma tenue, de mon épuisement : "...Pas de bagages ? ...suivez-moi..."

    •  

    X

     

    Pourçain Chevennes a livré mes valises en fin de matinée, tête ronde et blême sous le pare-brise de sa Peugeot. Je le connais depuis cinq ans ; je passe mes vacances à proximité de lui, dans le respect de nos indépendances. Nos deux corps disparates n'en font qu'un. Du bras gauche ouvrant le coffre il tend à bout de l'autre deux valises - c'est un colosse, une puissance, une rotondité. Ses tapes me fichent régulièrement une quinte de toux. Avant même que j'aie pu le débarrasser, il confie les bagages à l'hôtesse dont il dédaigne l'affabilité, puis m'entraîne sur le siège avant ; la Gignard nous suit des yeux sur toute la descente. Pourçain : "Direction Fugny. J'ai besoin d'outils de jardinage. Un terrain tout en friche. J'aimerais laisser ça propre, voire cultivé" (au bureau, Chevennes cale ses cent kilos sur un rond-de-cuir, sous les néons ; dès le mois d'avril le voilà parti (l'est ou le sud) pour défricher : un corps-à-corps pioche en mains souliers dans la glèbe).

    Pourçain bêche, fouit la terre, "où tu seras bien assez tôt" lui dis-je. Se coltine des brouettes de pierres, pleure dans les fumées de ronces, trimballe sur les sentiers à vaches, bouffe comme quatre ; puis, soûlé de glaise, éreinté, les doigts toujours fermes, il abat d'une traite ses huit pages par jour : De l'intercession de la Bienheureuse Vierge Marie dans l'obtention des grâces sanctifiantes. C'est le titre. Sur la façon d'empoigner la bêche, de guider la faux, de récolter un essaim, il est intarissable. Sur son traité, motus : du bout des doigts il me tend parfois un feuillet soigneusement replié, de façon à ne laisser voir que trois lignes. Je lis tout. J'ai pour consigne de ne pas lui en souffler mot.

    A Fugny, Pourçain choisit son matériel avec maniaquerie, soupèse les fers de pioche, étourdit le vendeur de considérations techniques. Puis nous roulons 10 km au sud : Daussac. A flanc de colline, sous le château de Puycalvy, Chevennes a loué pour trois semaines une bicoque à volets verts. J'ai passé chez lui mon après-midi. Parcourant sa friche ou galipe, montant avec lui jusqu'aux barbelés du château, et poussant du pied les cailloux - Chevennes tend le bras pour prévenir ma chute : "Regarde." De sa main libre il désigne, à l'autre bout de la clairière, un rucher de vieux tonneaux sciés en long : "Baisse-toi." Il chuchote. Nous traversons l'espace libre. De chaque touffe de buissons monte un bourdonnement de mouches à miel. "Je resterais là des heures", dit-il. Chevennes m'invite à ramper vers les planches d'envol. Une abeille descend doucement son avant-bras vers sa paume : "Tu as vu ses corbeilles ?" C'est une butineuse, selon l'ancienne nomenclature ; l'insecte progresse sur la peau glabre, traînant ses pattes alourdies.

    Quand nous nous sommes relevés, le soleil a plaqué sur nos nuques un baiser de métal, que nous lissons de nos mains sèches ; nos tympans vibrent, les yeux s'emplissent de points d'or, et la touffeur ferreuse des herbes râpe les sinus. À l'odeur nous découvrons un cadavre de chien : l'animal gît sur le flanc, le poil foulé par l'agonie. "Je ne le voyais plus depuis trois jours", dit Chevennes. Il est allé chercher sa bêche neuve, a découpé dans l'herbe un carré d'argile, creusé à deux pieds de profondeur. Puis d'un coup de bêche précis, Chevennes décolle sur le fer la dépouille, la dispose au fond avec douceur ; hébété j'ai suivi l'impact des mottes sur le poil blanc peu à peu recouvert.

    Bientôt le corps est enseveli. Chevennes a comblé la fosse, tassé le monticule à petits coups de plat. "Tu restes déjeuner ?" Tomates et carottes. Au yaourt nature l'accablement culinaire me prend. Chevennes s'est allongé. Je lui dis que je sens trop de courants d'air, que je veux partir. Il me ramène au milieu de l'après-midi sans que nous ayons échangé un mot de plus – "dépose-moi au pied de la colline" – je ne l'ai plus revu de cette fois. J'ai coupé à travers champs, à contre-pente, puis franchi les murets des jardins en lanières. Des vieux dont je traversais le terrain m'ont fixé sur leurs chaises d'un air abruti, sans répondre à mon salut.

    Vers la droite le plateau s'abaisse, plus bas encore le cimetière ; devant moi s'ouvre un corridor ouvert entre plâtre et gravats, qui monte et débouche à l'arrière d'un garage éventré : ce sont des orties, des parpaings, deux sommiers défoncés, de la tôle ondulée sur le sol. Des poutrelles, un établi et son étau, trois pneus, un châssis –des murs crus aux jointoiements baveux ; puis cela donne sur la rue. Après ma nuit à la belle étoile et ce repas spartiate, l'escalade m'a épuisé. Devant la porte plein cintre (vitres et rideaux) la Gignard m'attend (plantée là depuis ce matin ?) - qui m'a vu d'en haut monter sans détourner ses yeux. Je déteste marcher ainsi au-devant de quelqu'un, sans savoir s'il faut sourire ou baisser les yeux en feignant de ne voir qu'au dernier moment - sourire gêné, coudes écartés c'est moi tu peux pas te pousser grosse conne "Ça tape fort aujourd'hui monsieur Ménestrel - Oui. - On croirait l'été. - Oui.–Vous montez vos valises ?" Feignasse.

    Je gravis l'escalier, la Gignard hissée à ma suite que j'évite comme je peux "Voici votre clef (s'essoufflant) (clef-de- saindoux-clef-luisante-ouvre-moi-la-porte) les gonds couinent (cage dorée / rage codée) la logeuse au cul. Ma chambre est tapissée d'ocre jaune, chaud, à motifs de flammes, cœurs découpés par le soleil dans les volets dont les battant s'ouvrent en craquant (ajoutez de l'huile – "versez, versez !" - burette aux chiffons gras ) "Vous êtes ici chez vous" - retombe, femme, retombe - la porte se ferme en grondant, les murs me renvoient bondissant rugissant viande rouge - ce cuivre contourné de la lampe à pied – au plafond le lustre - j'accepte avec enthousiasme – tout ce luxe ! ici, à Montserrat !

    À présent seul dans la poussière et le soleil (les valises attendront) je tombe sur le lit bottes aux pieds, les yeux dans le plafond crémeux. Réveil à 18h. Je suis redescendu tout courbatu, titubant à travers la salle à manger ; comme la route s'inclinait je la suivis, franchis la plaque d'herbe et me trouvai parmi mes morts encore. Croix nappées de rouge au couchant, herbes parcourues d'ondulations, panorama où les ombres s'allongent. Mes yeux rabaissés suivent les moulures des tombes et les fleurs fatiguées, mille mains passent sur ma nuque au pied du mélèze où mon père mène le chœur incline-toi et creuse, délivre-nous du poids des pierres j'ai répondu je ne peux pas extirpant mes pieds du sol suppliant – tandis qu'au ciel le soleil se fêle et que le Christ – vite énumérer pour ne pas sombrer : sentier – plantain – la dalle à droite et son anneau plaqué bronze – mes chaussures et moi. CE QUI PRÉCÈDE : SV 111

    Les voix s'estompent et ma nuque s'assouplit ; repassant le portillon je parcours de la paume le mur extérieur à présent qui monte en rond. La logeuse essuie ses mains sur un tablier sans forme T'as vu du pays? - me tutoie ? ...la Gignard que je ne connais pas ? Je crie Au cimetière ! il y a de la place ! - Rien vu d'autre ? Je la COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 11

     

     

    bouscule. Sur la table la soupîère lourde au couvercle adipeux qui se retrousse pour la louche et filet de fumée ; l'assiette creuse à fleurs la serviette et l'anneau des cailloux j'ai vu des cailloux - Tu es resté une heure au cimetière ?" - tournant le couvercle sur le poing, la vapeur monte sur ses joues, la logeuse me sert et referme dans un bruit de broc à cul. "Je mets la télé ? - Non." Son bras retombe : – Tu restes quinze jours ? - je crie Pourquoi ? il y en a qui attendent ? - Ce n'est déjà pas gai ici à Montserrat, si en plus vous passez votre temps au cimetière" - la soupe glisse entre mes dents comme l'eau dans des vannes non ce n'est pas gai "N'est-ce pas ? comme tous les cimetières ! depuis votre départ... – Je ne suis jamais parti – Ce n'est pas ce que je veux dire – écoutez : ils ont voulu moderniser le cimetière : du gravier, du goudron, et les herbes ont repoussé là-dedans c'est moche" - ma cuillère va et vient soleil liquide, boule chaude, poireaux - tandis que l'hôtesse intarissable commente les vertus comparées des champs de la mort – "celui de Frèdezaygues monsieur, tout en terrasses, la marche du bas au niveau du mort d'au-dessus", s'extasie sur l'Ariège, "avec de l'herbe sur les tombes une vraie pelouse, des oiseaux bien au frais - vous seriez bien là, tenez, à Camarade" – Camarde ? - " près Montfa" elle me fixe, poitrine montueuse, gros poignets, de grosses articulations partout.

    Je me suis mis debout bras ballants mes mains osseuses en pinces, des jambes interminables mais jamais tout à fait tendues, comme un géant sur un vélo – genou saillant, pied mal assuré quand j'étais jeune poursuit-elle j'en ai vu des cimetières – Vautré, Cuzbor - mais maintenant que mon mari - elle n'a pas imaginé que cet hôte osseux aux cheveux en brosse – voûté, fuyant – comme creusé de l'intérieur – aux habits gris, col ouvert et teint pâle – commissures abaissées des enfants qui pleurent - l'eût à ce point saisie – pomme d'Adam rêche roulant sous la peau "sitôt" - pense-t-elle - "que je l'ai vu il m'a retournée – Meneau dit qu'ils se sont parlé – même au-dessus du mur il l'avait repéré collé contre le sol" - ce qui domine chez moi Ménestrel au contraire c'est ce sentiment de petitesse, tête en baudruche dans le vide - épaules remontantes, pieds à angle droit au bout de mes tibias levés trop haut dès qu'il me semble (bien à tort) attirer l'attention - "Tu ne ressors pas après dîner ?" Il faudra m'expliquer, recadrer solidement cette pétaude - première femme hélas qui peut-être me désire bientôt cette graisse palpera mes côtes, extirpera les trois replis de mon sexe caoutchouteux sous le gland terne strié en long d'un gris rose morbide je vais me reposer lui dis-je t'as l'électricité là me suit des yeux COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 12

     

     

    jusqu'en haut des marches – ma porte bruyamment poussée loquet fermé – juste aussitôt sous moi le bourdonnement du téléviseur. Chez moi sous l'ampoule la douche jaune du papier peint vieil or où les meubles s'incrustent à la façon des diptères fossiles pris dans la résine. La chambre est en forme de battoir asymétrique, où le lit à gauche bossue son museau de marsouin, tandis qu'un vague rideau à droite mène l'œil vers le faux Louis XVI à cylindre : le triptyque, visiblement rajouté, semble soutenu par deux jeux de tiroirs vides à boutons d'ivoire que je tire et pousse jusqu'à les bloquer ; surface brune à méplat de cuir incrusté, papier buvard, encre et petit bloc.

    Je m'allonge à même le tapis de sol rond suivant du doigt le grand Magen David vert à six branches ("Ventre", "Bouclier") - la tête juste au-dessous du lavabo – j'aurais aimé une alcôve andalouse afin d'y transpirer (j'avais à l'école un grand lit de fer où j'ai passé la nuit d'avant le placement d'office) mais ce soir dans mon réduit j'ai travaillé comme un brave jeune homme studieux jusqu'à onze heures. Hélas nulle foule ne s'est pressée, sous ma fenêtre pour admirer le front blême et pensif de l'artiste en gésine, pas même un chat ; pris de mauvaise humeur j'ai fermé les volets, tourné bruyamment la crémone et me suis mis au lit.

     

    X

     

    Le lendemain, des tourbillons des cris me désarticulent en pleins songes : des chocs sourds, un branle de cloches mortes - bulles de verre bleu écarquillées, formes translucides saignant de mes deux bras - j'ouvre à la volée le battant qui claque sur la pierre et je me penche ; c'est le cercueil du Vieux que l'on le porte en terre, lapidé, caillassé par une horde d'enfants. Coffre à cancers qui gronde et se répercute sur les épaules des porteurs arc-boutés à contre-pente ; le curé, Meneau, grave et ivre, balaie les nues de sa bannière rose où s'enfle une madone – à des obsèques, une madone ? - et le village entier s'agglutine sur les seuils, les femmes larve au ventre ou sur le bras, les époux qui se faufilent visage pincé, talochant au hasard.

    Je crache aussi sur ce cercueil mais un doigt me pointe, une pierre me frôle en sifflant, on crie Carcasse et Poche à pus - la plupart des habitants restent tassés contre les murs ; et brassant ce tumulte la cloche obstinée qui s'éraille. Le couvercle s'entrouvre et retombe comme un clapet, le Vieux là-dessous tord la tête et renvoie les insultes – roulis, tangage, cailloux qui frappent, porteurs COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 13

     

     

    qui glissent, bois qui craque. Le mort s'étrangle de rage et la cloche cogne - tandis que le curé, pâteux, psalmodie Dieu seul immortel. Un croque-mort bronche sous la pierre puis deux, puis le troisième bien ajusté trébuche - le cercueil pique du nez, bascule et se fracasse, le vieux J. jaillit tout debout, tous se débandent, porteurs, enfants, chefs de famille. L'abbé s'en est allé donner, de crochets en glissades, contre un grand mur, et, longuement, à grands hoquets, les deux mains sur sa hampe, dégueule. Jonas rassemble ses six planches devant l'assistence pétrifiée, traînant le couvercle qui racle et tressaute – j'entends l'homme geindre sous le bois – tandis que derrière les vitres, le doigt sur la bouche, les mères empêchent les enfants de pleurer ou de rire.

    Je suis descendu prêter main-forte à Jonas qui claudique sous la charge ; hissant les planches sur l'épaule je l'ai soutenu agrippé à mon bras ; au sommet je reçois un caillou dans le dos. À gauche dit le Vieux - le muret surmonté de barres verticales (taches de rouille sur la pierre) masquait et démasquait naguère la silhouette en blouse de mon père - la mort est une brouille éternelle. La cour, selon la saison, de sable ou de poussière, d'où la vie m'a chassé comme un cancre - où mon père, le mort, a vraiment marché, détruit ses nerfs, et disparu. Je reconnais ce frottement de porte où le mastic s'écaille autour des vitres, la même poignée de faïence, l'odeur javellisée de la cuisine.

    Et derrière les grilles s'avance aujourd'hui d'un pas ferme l'Usurpateur tête basse plongé dans un livre ; il coupe à angle droit, repart, décrit un demi-cercle puis s'éloigne, hésitant, pivote pour finir vers nous ventre en avant. Ses yeux se plantent à 25cm des miens derrière les tiges en fer mal repeintes – sourire mécanique – et le curé Meneau, qui nous a précédés - déjà dessoûlé grand con ? crie le Vieux – paraît à son tour sur le seuil ; le Remplaçant du père nous tend à baiser sa main potelée entre deux barreaux – tandis que s' échappent du livre retourné six ou sept images pieuses et signets qu'il ramasse de l'autre, genou en terre. Sur la pièce de titre je lis Jules Verne Michel Strogoff ; l'oncle et moi déchargeons sur le sol nos planches meurtries - "Vous prendrez bien un verre ? attention à la marche - je sais.

    Le curé nous introduit alors, comme chez lui, dans le logement de fonction : "Ils m'auraient fait un mauvais sort" dit-il, "à moi, l'homme de Dieu." Le Vieux se laisse tomber sur son banc sans rire le long du mur l'œil éteint - je le frôle sans qu'il ait cillé – suis passé tout étourdi de la lumière à la pénombre –sur ma gauche une fresque en pied de Strogoff, toque, pelisse et cartouchière ; icône COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 14

     

     

    où rien n'est oublié, du bout des bottes aux deux revers de veste - les yeux trop grands et fixes que j'ai peints moi-même - tu mens par la gorge, Usurpateur ; c'est mon propre père, frère du Vieux que tu vois sur le banc, qui l'a esquissé puis brossé deux mètres cinq d'officier du Tsar puis il a posé ses pinceaux pour ne plus les reprendre. Mon père tête basse encore marchait en lisant jusqu'aux grilles esquivées juste à temps le bourdon répétaient les élèves Bourdon le Bourdon bzzz - Monsieur Brenner me tend ma chaise "Monsieur Ménestrel je vous prie – pardonnez-moi - le seul ici dont la tête m'échappe" – il rit – "ne peut être que le Fils arrivé de la veille" – il s'assied près de moi comme le Vieux d'hier - le sang loin sous la peau – le nez de biais chaussé de lunettes de fer qu'il remonte sans cesse d'un doigt sec.

    Sur son front perle une moiteur perpétuelle ; menton fort, grosses lèvres engagées dans la chair, marbrée de pâleurs autour des yeux – respiration courte de type gras - mouchoir aux lèvres - à part moi je chantonne l'Usurpateur a des yeux de tigre mou – de tigre mou – "Porte-nous" pour "apporte" – "les cassis"– exaspérante aphérèse méridionale - tandis que Meneau, dégrisé, trottine jusqu'au buffet – la nuque du prêtre en perspective entre les portes ouvertes - et tire à reculons (les pieds de verres entre les doigts) trois ballons et la bouteille j'ai horreur du Kir au goulot menaçant pas tant ! pas tant ! - "délicieux !" – Assis dit le maître et le prêtre s'assoit. "J'aime beaucoup" dis-je "Voyage au centre de la Terre – Brenner et le curé m'approuvent sans chaleur en se raclant la gorge.

    L'Usurpateur avale ; Meneau le prêtre oscille du buste, se ressert – je vois sous le renfoncement de mon buffet l'aiguille du Grammont bloquée sur Oslo peut-on capter Oslo de Montserrat ? Fit alors son entrée sous la traverse interne ma propre épouse en jupe droite gagnant en oblique la porte par où je suis entré ; elle engueule à mi-voix le Vieux assis dehors qu'elle ramène tout trébuchant par le coude. Devant nous tous deux puis repassant par la même porte intérieure qu'ils ont refermée sur eux. Je serre les yeux pour conserver sous mes paupières leur empreinte. "Vous êtes revenu" reprend le prêtre "sur les lieux du crime" - tu faisais moins le fier hier matin, l'abbé, le long du mur aux charognes.

    Brenner sort d'un tiroir une photo scolaire qu'il pose entre les verres ; il y tient lieu du père sans son livre ni blouse, et sur les bancs vingt filles et dix garçons dont Meneau du bout de l'ongle désigne le plus franc d'allure - Brenner qu'hier encore je ne connaissais pas me serre le poignet - "C'est Farradji" dit Meneau, "Marc, juif baptisé" – petit bruit sec de ses lèvres - penché vivement COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 15

     

     

    sous la nappe je vois chez le maître assis des hanches plus amples que les proportions tolérées chez un homme à trente ans - qui prend la parole à grands fragments de phrases vacillantes "Tous resplendissants" dit-il "me transperçant comme un Sébastien qu'éclabousse tout un peloton d'archers – mais n'imaginez pas..." – s'imaginer ? - il remonte ses verrres sur sesyeux d'eau morte - et m'entraîne soudain (il me vient à l'épaule) jusqu'à ce grand portrait sur le mur : "Jure" dit-il exalté - "jure devant Strogoff..." – jurer quoi ? - ...mon livre avance..." – il charge le mot "livre" de tout le poids des temps obscurs où les Bibles aux fermoirs ouvragés s'enchaînaient aux pupitres des clercs – il ne m'en reparlera plus - vous contemplerez ce jeune homme – puis se reprenant vous vous mettrez tout au fond de la classe – nous rejoignîmes nos places et le prêtre impassible déroulait ses phrases.

    De nouveau leurs deux voix se succèdent sans suspensions ni poses tandis que mon regard tâche à nouveau de saisir l'équilibre indécis entre ombre et lumière sur ces deux visages - sur le front du maître s'est accentuée la moiteur, tandis que sur sa tempe grésille comme un long brillant la branche de monture bon marché. J'ai reposé mon verre : l'Usurpateur m'invite à son travail - je reste évasif ; il me glisse alors trois billets que j' accepte. Mon épouse ressort de la chambre et me raccompagne sans un mot.

     

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    Le lendemain j'ai gagné le pupitre du fond comme un cafard, m'introduis recroquevillé dans un bloc-pupitre d'Everitube marque déposée, le souffle court. Coup d'œil immédiat sur les crânes : épis en bataille et tresses tordues, barrettes ou coupes en brosse, relents de parfums pas chers et de pieds; devant moi une fille nattée serré sur cuir chevelu gras. Puis vingt nuques opaques, galets couverts d'algues. Brenner là-bas juché du buste, sanglé, cheveux pommadés. Osant portant une blouse élimée de mon père – épaules tombantes - avez-vous tout compris ? Les nuques peu à peu se différencient. Se sexualisent. Les dos, les encolures. Les oreilles qui bougent et captent ; coudes écartés, pieds qui s'agitent avec indépendance, multiples pattes arrière d'une hydre grattant le sol. Un profil parfois vers moi lance un éclair, dardant jusqu'au fond de l'œil - et vite se ravangaine. Ici se déroule, se joue le rite et la liturgie du chef et de la meute – et COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 16

     

     

    quand les têtes plongent le cours achevé, d'autres jusqu'ici muettes se redressent comme autant de tortues tendant à bout de bras les éventails bruissants d'exercices finis : "compléments d'objet" k-pl-m-d-bj "du verbe donner" d-v-b-d-n - bourdon, bourdon hanneton, chacun veut voir l'insecte, le toucher, le nourrir mais Brenner l'enferme sous un petit pot "pour après" - récréation ! Alors, en dernier, lentement, je me déplie de mon siège, tempes bourdonnantes, contorsionné parmi les tables jointes ; titubant, déchiffrant les plateaux creusés de cœurs et de culs – pour m'encadrer dans la porte sur cour : Brenner doigt dans le nez à côté des latrines balance d'un pied sur l'autre son tronc de plantigrade.

    Je reste retranché au pied du perron jambe gauche au soleil pliée sur le mur et la main dans la poche. Sous mes paupières passe du rouge et du bleu. J'entends des cris perçants de fillette égorgée - un babil sur fond de comptine, etc. Brenner insensiblement parvenu près du puits condamné - comme un sommet de tour tout enfouie - s'accote à la margelle et scrute sa cour, tirant parfois sur ses yeux glauques la paupière nictitante du rapace, et se pase le cou-de-pied sur le tendon. S'il se déplace tous instinctivement l'évitent. Quand je me risque enfin c'est lui qui m'évite. L'air chaud révèle des relents d'urine. Deux fillettes en confidences s'interrompent à mon passage. Brenner claque des mains ; tous les enfants se rangent. Il me précède et je m'assois pour cette fois bien devant eux à l'angle du tableau ; nul ne se souciera plus de moi, je les aurai tous en face. Les voici plus indéchiffrables encore : lèvres bulbées ou veules, regards bas, morve froide et fluide incessamment reniflée. Même les filles ont aux genoux des croix de sparadrap ; se touchent toutes sous les tables. Il m'a bien floué, le marchand de chiards ; rien qui vaille à l'exception de celle qu'à présent je reconnais, tressée de noir foncé, qui me fixe par-dessus tous de l'avant-dernier rang. Je me place de biais pour dégager l'angle. Brenner appelle Vincent V., rouquin, osseux, chaussé de pompes à bout relevé comme des coquenots d'evzone ; jambes marquées de plaques et genoux de mercurochrome.

    La chair de ses cuisses vire au gris volaille et s'entunnelle sous le short trop large ; on devine un slip sale, un sexe incirconcis rèche et puant, le prépuce farci de fromage. Sa chemise bouffe entortillée au maillot de corps, au tricot de peau comme ils disent : trikôdpô, trikôdpô. Au niveau du nombril on voit son tronc par l'échancrure. Vincent soulève une aisselle ammoniacale ; ayant tracé trois mots d'une craie lente et gourmée, il laisse reomber son bras. Ses traits reflètent la stupidité COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 17

     

     

    d'une gomme à crayon ; tourné vers le maître il laisse voir la transparence porcine de son oreille (cheveux courts, ternes - propres).

    "Marc !"

    Silence.

    L'enfant s'avance à grands pas – le défilé patrocléen de ses genoux - peau mate et ferme - je le reconnais sans faute au droit fil de ses épaules et de ses reins – qu'y voit-il donc, l'usurpateur ? Prends la craie – de sa voix nette et feutrée l'enfant calcule et trace au-dessus de ma tête l'inévitable bissectrice, saluée par l'admiration de tous ; à l'exception de cette fille aux cils battants – teint d'olive et nez finement busqué – velours de lèvres et visage effilé – qui sans avoir frémi accueille à son côté son double de grâce et d'esprit. Comme ses cheveux caressent le papier, Nadine – on l'a nommée - les écarte de la main. Mais lorsque à son tour un dernier tiers de classe agite sa rustique impatience, je ne peux plus le supporter ; les enfants d'ailleurs ne me voient plus, mes yeux passent avec ennui d'un visage à l'autre, mon nez détecte leurs sueurs suspectes.

    Profitant de ce que le maître, debout de dos, remet une composition, je hasarde mon cul au-dessus du siège ; à pas de loup, à pas comptés, tortillant le pied entre estrade et corbeille, toutes épaules hautes afin de cacher mon visage, et coudes aux aisselles, insidieusement, traîtreusement, je gagne la sortie, et dans un beau mouvement d'éloquence me flanque en plein dans un putain de bordel de poêle à charbon qui passait là par hasard. Aussitôt et d'un seul coup d'un seul, toute la classe se lève dans un gigantesque raclement de pieds, et me lâche un vigoureux "Au-re-voir-mon-sieur-l'Ins-pec-teur" sans une fausse note. Puis les culs se rabaissent comme à l'exercice, et je n'ai plus qu'à m'éclipser.

    Alors que j'atteins mon logis, une galopade me fait retourner : "M'sieur ! M'sieur !" - Vincent reprend son souffle – "le maît' d'école i'm' fait vous dire qu'i veut vous voir chez lui à six heures, après la classe. - Dis que j'irai." Il repart au galop en comprimant un point de côté. Pour moi, je dois me changer : l'anthracite, ça tache. Ma chemise est foutue. Je m'essuie les mains. Quand les enfants se sont dispersés sous ma fenêtre je me suis écarté sans bruit. Puis la nuit est tombée dans le bruissement des feuillages ; redescendant à l'heure convenue mon escalier de bois, je fus pris dès le seuil par un lointain ressac d'orchestre, puis ce fut une une volée de cuivres qui soudain s'abattit sur le bourg - un chien fou file en glapissant sous l'Apocalypse tout poil hérissé – et

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    à mesure que je monte vers l'école une vague sonore me roule jusqu'au bâtiment qui tremble et vibre, lézardes palpitantes, vitres bredouillant dans leur mastic ; par la fenêtre s'échappe l'haleine en fusion de Richard Wagner brassée par Knappertsbutsch - tandis qu'éclatent aux timbales, titanesques, les deux rebonds du Pas de Fafner - trombones beuglants, cordes en échos – répétées, vibrantes, bestiales, schlaguant en mesure le piétinement du grand Dragon. Brenner m'a crocheté le bras et projeté au centre où les vibrations acquièrent, au croisement des glaives orchestraux, une véritable consistance.

    À travers un vertige vitreux j'aperçois le dais d'une cathèdre où trône Marc l'enfant qui me cède sa place - le bois sombre m'écartèle sous le diaphragme et jusqu'aux mains qui frémissent gantées de fer sur les deux accoudoirs ; Marc s'est blotti contre mon épouse étirée de trois-quart sur le divan pourpre et comme l'enfant ne sait où poser le bras c'est elle qui le place au-dessus de son sein. Sans quitter le volume du Siegfried qu'elle tient, de l'autre main elle prend Marc et le baise au visage par trois fois. Debout l'Usurpateur coulisse à son gré les curseurs de sa table d'acier tandis que l'enfant descend vers la gorge sa main de porcelaine. Sur les derniers mots du drame Gott des Feuers "Dieu du Feu" enfin s'abat le silence.

    J'ai dégluti péniblement. Devant moi les phalanges de Berthe se sont repliées sous l'étoffe. Comme je frissonnais Brenner a fermé la fenêtre et je suis resté là recroquevillé que désirez-vous maintenant monsieur Ménestrel du Mozart peut-être il me nargue j'ai répondu Jean-Sébastien Bach l'Usurpateur sort sèchement de sa pochette le Bien tempéré dont il sature aussitôt les aigus j'ai grimacé - Vaisseau fantôme ? - j'ai décliné son offre bien que je possède chez moi, très loin, l'intégrale de Toscanini ; Marc silencieux recueille à son oreille Dieu sait quelles recommandations de mon épouse et vient me tendre une main nonchalante que je suis sur le point de baiser. Dans sa capeline Berthe le raccompagne, s'attarde avec lui sur le seuil et dans un froissement d'étoffe revient s'assoir le front dans la lumière.

    Sur son visage s'élargissent les yeux trop aimés à leur tour usurpés. Sa peau, ses dents, prennent des lueurs de patine. Brenner incliné sur l'enceinte peaufine la sourdine aux glisseurs, veille au défilement du disque, l'œil et l'oreille à l'affût - voilà dit-il en redressant la tête - le vinyle claque au fond de la jaquette – un tressaillement parcourt les ampoule vous mangerez bien avec nous, monsieur Ménestrel ? je décline encore prétextant l'émotion. Berthe levée dans la pénombre COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 19

     

     

    rouge où luisent les balustres du dressoir me saisit à mon tour sur le seuil au-dessus du poignet Ils t'ont donc relâché dit-elle et sur ses talons Brenner se dandine un disque entre les mains - la porte en se fermnant frotte comme avant - ma tête bourdonne. Sur son banc dans la nuit le Vieux me suit des yeux jusqu'au bas de la pente aux lampes tressautantes. Chez la logeuse tout est sombre. La grande table du bas reluit sous une ampoule de tabernacle ; deux plats superposés renferment entre leurs valves une portion de fricot refroidi. Je lis sur une enveloppe "il est trop tard – vous pouvez porter le plat dans la chambre ne faites pas de taches sur le drap bon apétit [sic].

    Dans l'escalier de bois j'ai tenu les assiettes en équilibre tremblotant. Sur le palier le néon tartine un halo sinistre ; je mange et je m'étends. D'abord des rêves alanguis de vapeurs brunes, glissades en barque sur le Nil, éclairs d'ibis fendant le ciel bistre et fondant sur moi, ptérodactyles - je me relève ; pisse trois gouttes dans le lavabo, absorbe trois gorgées d'eau tiède au robinet puis me recouche. Rabats les draps sur moi, retape l'oreiller qui se raffaisse, le rejette et le remonte sur mon ventre où il me pèse – mon mollet d'un coup me vrille de la cuisse aux orteils : si je tends la jambe le pied se tord et réciproquement - derniers frémissements sous la peau tendue. Mon souffle se fait plus large et le menton retombe - un Bouledogue énorme me poursuit autour d'une cour sans issue, ses yeux féroces se détachent et me poursuivent pour leur compte, soudain mués en piranhas dont les dents me tailladent les talons - une heure du matin.

    Soif. Pépie. Lavabo, verre à dents - je repisse - à côté quelqu'un respire avec effort. L'air est plus froid. Je renoue ma cordelière et me rallonge, mes pieds débordent et gèlent, cette fois je rapporte le verre plein qui se renverse Merde. Une heure et demie. Wagner, poêle à frire entre les dents, louche furieusement vers Brenner et se lance à sa poursuite en brandissant son ustensile - je suis devenu Brenner et Wagner gagne sur moi, mon cul se pèle : Wagner me passe en deux foulées, se rue sur ma femme - vu de dos il semble un bouledogue – Berthe hurle - apparition du Prêtre au fond d'une fosse - à joyeux coups de pelle il projette crânes, tibias, vertèbres. Son visage suinte de pus, ses gencives exsudent une sanie verdâtre.

    • Il me jette à la tête une poignée d'ossements où je reconnais un lavabo, dans lequel je me mets à pisser - la main sur le sexe je me rue au lavabo - faïence froide sur les cuisses - deux heures. Mes draps qui font des plis. Reniflements. L'Usurpateur, armé d'un tibia, COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 20

     

    •  

    • étrille la poêle de Wagner qui, à poil sur une brouette de fossoyeur, trépigne à quatre pattes en pétant. Survient Chevennes à bicyclette, pissant de biais dans un lavabo portatif – qu'il vide sur Brenner qui se transforme en bouledogue et le poursuit autour de la brouette, la brouette culbute et je me prends la lampe sur la gueule. Putain trois heures. Bain de brun, brun de bure. Des cuculles de moines, énormes cucurbites, sur ma couche s'inclinent. Vapeurs de requiem, je glisse, tout s'apaise, huit heures carillonnent, je suis vanné.

     

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    Lundi 17 avril 1967. Personne ne se souvient plus de ce temps-là. Dans ma bouche une langue lépreuse. Ciel bas. Mon bol vidé je tâte dans ma poche le Réflex à rideau métallique ; première tombe juste à gauche, haute, austère, à colonnettes grecques ; puis trois dalles disloquées, fleurs artificielles, pots renversés. Allée boueuse. Flashées aussi les pierres plates en porte-à-faux sur le coffrage Glossowski, Kerentchyk, Mourawyek – les Polonais ne font ici ni vieux os ni fortune ; à droite les portails cossus, frontons aux lettres dédorées, anneaux de bronze. Sur les flancs, les couronnes raides et noires interprètent la mathématique des veuves. Deuxième, troisième rangée sous l'encorbellement du talus où se nouent les racines.

    Deux mélèzes jumeaux dominent le surplomb. Plus à droite une horreur blanchâtre où deux anges massifs renversent des torches vert-de-gris ; au pied des mélèzes, sous les broussailles pubiennes du talus, règne un vigoureux étagement de feuilles. Je ne retrouve plus la tombe de mon père : ou bien mon père est mort et sa tombe inconnue, ou bien il vit, et sa tombe est vide. L'oncle Jonas qui siège sur son banc n'est rien d'autre à son tour qu'un vil usurpateur. Tombeaux frais de pierre claire moins trempée, dont la facture exhibe un goût systématique du quelconque. Puis le sol s'aplanit, le gravillon succède à l'argile, la mousse glisse entre les dalles – huit exactement, mal étayées – terre instable et fissures.

    Plus loin l'herbe, gourmande, attend ; derrière le muret la vallée tombe, vivante, fertile. Retournant sur mes pas je cherche vainement l'endroit du sol où j'ai dormi, ressors de l'enclos dans des fumées d'herbe qu'on brûle, et rase sur main droite le mur extérieur sous les retombées de COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 21

     

     

    ronces ; reçois dans le cou les gouttes d'eau des épines – dérape et débouche, en écartant le dernier arceau, sur un champ labouré comme un sein qu'on déchire. Sous moi Montserrat, tandis que, juste devant, le sol se creuse en auge ; sur mon cliché cadré de biais les toits semblent s'empiler dans une houle de terre – tuiles en biseaux, décrochements de charpentes, soupentes, appentis, cheminées, toitons - je gagne un avant-poste en piétinant des tessons d'assiette : une bâtisse enfouie où s'effritent les murs – pierres closes ou volets ballants, repues de charognes végétales. Au sol gisent aussi d'indéfinissables ustensiles – et sitôt tourné le coin, c'est une façade, vivante, pimpante, crépi rose, boîte aux lettres bleue ; grille au minium et géraniums de même.

    L'église juste en face, déserte entre ses pierres d'angle (grosses et petites alternées), poteau de ciment faisant contrefort. Crépi gondolé cette fois, bistre crade, en chevron ; croix plate prise dans l'enduit d'où dégoulinent deux traînées de rouille – j'étais plus près de Dieu en bas, parmi les tombes – sans oublier sur le côté la porte étroite et rouge des cagots et cagotes, plein-cintre, sertie d'un collier de pierres alternées de même. plates. Condamnée mais quand même. Et brimballant dans l'arceau du fronton, la vieille cloche en fer, veillant sur les volets du bourg que commencent à franger, jusqu'au coucher de tous, d'étranges éclairages internes (Montserrat ce matin tout désert encore et percé d'air frais).

    Le couvre-pied retient sur mes genoux ce cliché de travers dont le papier photo ne jaunira jamais - Polacolor 210. Tous les jours je regagne mes rocs à fleur de plateau, briards de pierre accouplés sous le calvaire au-delà desquels en direction du Lot dévale un profond à-pic, sous une autre tenture de ronces verticales où je me glisse : dégoulinade de boîtes à conserves, culs de bouteilles et quincailleries ; gobelets tordus, paquets de lessive tripes à l'air, deux vases de nuit. D'asthmatiques touffes d'orties parsèment cette rhamada de faïence en pente raide. Je broie des couvercles, dérape sur la fonte sale, expédie d'un coup de pied un carton qui part se prendre dans une touffe d'échardes - mes rocs altiers baignent dans ce cloaque, escaladés de hautes lianes ligneuse – aspérités – anfractuosités - enchevêtrements.

    Je me prends coups de griffes et balafres. La descente se dissout en boues innommables - je me raccroche à des tiges qui me scient les doigts et de justesse me rétablis sur une sente qui longe la base en surplomb, comme un col dentaire ; en contrebas s'ouvre une excavation qui forme une espèce d'alvéole ou orbite en arcade ; un mur de moëllons verdis obstrue aux trois quarts une COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 22

     

     

    espèce de bauge au fond d'argile. Une toile de sac, un poêlon : je m'accroupis les genoux au menton, tête effleurant la roche : ma main frôle une espèce d'épaule, une ébauche de crâne – et le petit mur de parpaings gris marqués de cendre. La torpeur me gagne. Ainsi la prisonnière à la croisée, dans l'espoir du libérateur. Ainsi l'enfant qui dresse entre le monde et lui sa pyramide de rites. Plénitude, entre plaisir et du vide, mal-être et jouissance – un envol de plomb, un puits sans parois creusé vers le ciel.

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    Il a plu tout ce jour et tout le jour suivant. J'ai travaillé. Ma fenêtre donne sur la brume ou la pluie. Traité de phonétique. Ma cendre tombe à même le parquet - préfixes, infixes, parfaits sigmatiques - assimilations de gutturales : je parcours la pièce, retenu aux murs lorsque le sang rafflue dans mes jambes. J'ouvre les battants par où me vient ce jour piqué de gouttelettes, referme. A midi, à sept heures, le repas, toujours seul, dans la salle du bas. J'avale et remonte. Un soir on gratte à ma porte : la Gignard, haletant, la main sur la poitrine. "Ces escaliers..." Je grimace un sourire. "...Vos cigarettes...! je ne dérange pas ? - Entrez. - ...bien installé ? tout ce qu'il vous faut ? - Mais oui." Se laissant glisser dans mon fauteuil elle tend le paquet rouge et or, d'où je tire une Bastos : "Non" dit-elle "pour moi, c'est autre chose".

    Elle sort de son corsage un brûle-gueule hollandais qu'elle bourre du pouce avec ostentation et renvoie sa première bouffée ; ses ongles vernis coupés ras luisent comme autant d'écailles sur un fourneau de pipe où brunissent des ailes de moulin bleu ; le tuyau en cou d'embryon pointe sur ses lèvres – "Je vous étonne ? - Que fumez-vous ? - De l'eucalyptus. Pour mon asthme." Je demande s'il est vraiment indiqué de fumer.

    "...de l'eucalyptus ? ...et puis ce n'est pas mon heure.

    • Mon heure ?

    • ...de crise.

    Je m'agite, cherche quelque chose à offrir. "Vous avez déjà offert" dit-elle. Un froissement d'étoffe : "Tenez". C'est le montant de mon loyer.

    Elle me rend l'intégralité de mon loyer. Ne pas réagir. Les écailles pianotent sur le fourneau, la respiration sibilante se double comme d'un écho – de l'autre côté du mur : "Que trouvez-vous

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    d'étrange en moi ? - perdu ! tu as parlé : "...Que vous me rendiez mon argent. - ...Mais avant cela ?

    - Rien de particulier... peut-être - un pressentiment ? - Lequel ?" ...Une femme grasse au front bas, aux mains lourdes - le nez busqué – sans sveltesse ni taille - les yeux délavés – brûlant de se faire décerner Dieu sait quel brevet d'originalité - mes doigts dansent sur l'accoudoir - je me sens devenir potelé, moi aussi, ivoirin, front blême et mat et cheveux crêpés - Tu as une autre femme dit-elle - Ça m'étonnerait. - Elle habite Gourdon. Rue Danglars. - C'est faux. - Je sais d'où vous sortez" Comme tout le monde. Si vous le dites. - Et c'est toi qui l'as quittée..." - je sursaute - "...je ne vous demande rien" - puis se rengorgeant : "Moi, j'ai un mari". De son tuyau de pipe elle désigne la cloison :

    "Paralysé".

    Je reprends mon souffle. La Gignard s'incline vers moi : "Sauf la tête. Et le bras. Ça fait six ans. Tu l'entends peut-être." Elle me prend le poignet. "Il parle seul. Pour se distraire. Tu comprends, il est paralysé ; le locataire d'avant se plaignait. De ses plaintes. Du lit qui craque. - Il y a eu un homme avant moi ? - Un vieux, comme toi. - J'ai vingt-neuf ans ! - C'est ce que je veux dire. Il en avait soixante, il se plaignait du bruit. Mon mari faisait ses exercices - il commençait à y arriver, mais l'autre se plaignait. Il payait son mois." Je tends vivement la main vers les billets – elle interrompt mon geste : "Pour vous, c'est différent. - Dites-moi pourquoi je suis vieux.- Vous ne m'avez pas répondu tout à l'heure.

    - Tout le monde est différent. - C'est pour ça que vous êtes vieux." Quand elle se redresse son genou me frôle. Je me recule. "Il est vieux, ton mari ? - Plaît-il? - ...votre mari ? - Il a des petites lunettes. Il est tout chauve, avec une tête ronde." Silence. Bouffée d'eucalyptus – craquement de boiserie. "Je suis marié depuis six ans ; le 25 mai 61. - Ce jour-là dit-elle, mon mari est tombé ici même, raide, là-dessous.

    • Là dessous ?

    • Le tapis n'y était pas."

    Nous ne nous entendrons guère ce soir. La Gignard se soulève, se rassoit, croise les jambes - mollet courtaud, veiné de bleu comme la pipe.

    "Votre dame n'est pas paralysée ?

    • Bien sûr que non.

    • COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 24

     

     

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    • - Qu'en savez-vous ? - vous avez deux enfants", décrète-t-elle après m'avoir dévisagé. C'est exact. "Ça vous fera dix ans de plus.

    • C'est ma femme qui les a voulus.

    • Les femmes sont vieilles dit-elle.

    Il ne sera plus jamais question d'enfants, ni de femmes en général.

    "Vous mettez du caoutchouc ?

    • Je ne supporte pas le caoutchouc" (mon père utilisait un mouchoir à carreaux et hop ! tu coiffes le sexe) – demain, changer de sous-vêtement. Puis l'attirance et le sommeil se font invincibles - cette femme en vérité s'exprime comme si nous nous étions toujours connus "Je m'appelle Hélène" dit-elle en rapprochant son siège. Nos genoux s'effleurent, les miens sous le coton gris les siens dans la graisse - la lampe de cuivre reluit sur sa face en boule et la pipe brille comme une demi-sphère de saindoux bleu, avec son moulin d'Alkmaar couleur mousse humide ; d'infimes variations statiques y font courir de fugitives étincelles. Hélène pose à plat sa main sur la table, me regarde en dessous :

    "...Depuis votre départ on ne parle que de vous.

    • Je ne vous connais pas."

    Baissant la voix : "Dites-moi ce qui vous attire à Montserrat.

    • Mon père est enterré là.

    • Votre père n'est pas mort. C'est vous qui l'êtes à sa place. Il se fait passer pour son frère. Vous regrettez votre patrie de dessous terre. Vous êtes toujours à mâcher l'herbe des morts, votre bouche sent la terre.

    • D'où sortez-vous, Hélène Gignard ?

    Elle parle d'un héritage, "du côté de [s]on mari" – pour ne pas laisser la maison vide. Puis garde le silence, tapote sa pipe. Reprend : "Vous étiez allongé dans l'allée du cimetière – terre ! terre ! comme un coup de clairon ; il faudrait un mot plus lourd, plus étouffé, du velours sur la pelle et le cercueil et le corps, plus tard, dans les interstices – la terre finit toujours par infiltrer le couvercle savez-vous".

    Je rêvais.

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    "Je suis fille de fossoyeur. Mon père fouillait le sol. Il m'interdisait de courir dans l'allée. Je restais assise sur la brouette, écoutant s'enfoncer le tranchant de l'outil. Parfois mon père s'y appuie et me regarde sans sourire. Il a dans les yeux la couleur du labour. Souvent au fond du trou le sol s'entrouvre sur l'ivoire. Mon père alors pose sa bêche dont le manche arrondi dépasse de la fosse. Il recueille accroupi les étranges fruits de la mort, les remonte un par un, se courbe et se relève et les dispose entre mes jambes au fond de la brouette.

    "Quand elle est pleine, il me roule dedans, parmi les côtes et les tibias. Je ris quand un cahot leur fait toucher mes cuisses, j'entends se mêler au pépiement des oiseaux le crissement de la jante en fer sur le sable : "Un jour me dit mon père tu seras un ver, puis un oiseau."

    "Arrivés au charnier derrière les buis il m'enlève sur ses épaules : "Regarde, ma fille, bientôt nous serons comme eux". Alors il cabre sèchement la brouette, les os se précipitent en cliquetant ; par l'ouverture de la trappe en tôle je distingue sous moi une pyramide poreuse où chaque trou semble un œil ouvert ; mon père referme le vantail, d'où s'exhale une bouffée d'humus ou de tourbe. Nous revenons en silence.

    "Je m'égarais dans les allées, courant malgré l'interdiction, m'asseyant sur les tombes écartées, voyant passer le ciel. Le froid du marbre perçait sous mes jupes. Je me sentais enracinée aux corps que je foulais."

    Elle soupire et se tait longuement. Saisit mon poignet, le lâche - se relève et me tend la main – ce qu'elle ne fait jamais – comment vous appelez-vous ? - André Ménestrel - puis elle prend congé non sans récupérer d'un geste indifférent les billets sur le plat du bureau ; j'ai poussé les verrous. Me suis lavé les mains bien à fond et les ai longuement flairées jusqu'à ce qu'elles ne sentent plus que le savon. Puis je me suis couché dans la nuit noire.

    X

     

    Souvent je rejoins l'Usurpateur. Je tapote la vitre et gagne ma place en fond de classe, ils ne me voient plus mais je les connais tous. Marc n'est pas au premier rang mais à droite vers le mur. Il semble dormir ou prend la parole à son gré sans lever le doigt comme font tous les autres, ce que Brenner n'accepte que de lui - privilège approuvé de tous comme en tout ordre social - obéissant à sa propre lumière, au-dessus de lui, mais soumis et souple quand il le faut comme s'il craignait de la COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 26

     

     

     

    perdre à jamais. Je sus qu'il mourrait jeune ou resterait enfant. Il change de place, lit seul ou reprend le cours au vol sans un faux pas. Où qu'il s'assoie règne autour de lui un halo de plénitude, les énergies croissent plus lentes et plus profondes : un travail faufilé sous ses yeux, une tête près de lui redressée plus digne, une lumière transmise au voisin de pupitre. Puis Marc se fixe au troisième rang - et si nul frémissement n'a pu la trahir, Nadine s'est pétrifiée d'un coup : la fixité de sa nuque et de ses yeux ont pris acte de tout l'abordage - cette fois Marc s'installe à demeure, dispose classeur et livres en rempart.

    Se plonge dans son travail, tandis que Nadine crayonne sur son coin de table et se penche très fort sur l'allée comme pour inspecter les lignes du plancher. Tous deux enfin s'absorbent dans l'application. Lorsque vient la récréation, Marc se lève brusquement. Sa barricade vacille. Nadine, assise, la consolide et se met à ranger méticuleusement, pour être bien la dernière à sortir. Déjà Brenner gagne la cour, planté, mains aux poches, au bas des marches, le regard au dedans ; c'est pourtant ce même homme qui balbutiait, voici plusieurs jours, devant deux verres de cassis pleins. Sous les yeux de Marc à trois pas de là, deux garçons face à face miment les gladiateurs, après un cours sur les jeux du cirque : mouvements ralentis, étirés, paupières plissées.

    Le lourd mirmillon lève et baisse son bouclier devant le bas de son visage ; l'autre, le rétiaire, enroule par saccades sur son avant-bras son filet - soudain décoche son trident : l'adversaire accuse le coup puis ils se poursuivent dans la poussière.

    "Ici les gladiateurs !

    - Je veux être 000000000Provocator !

    • Tu seras Chevalier.

    • Mets ton casque.

    • Du sang !

    • Je ne suis pas prêt.

    • Banzaï !

    Et la trompette dit taratatan tara

    Marc lâche son mouchoir.

    Les combattants revenus face à face miment sous ses yeux le méticuleux adage du guerrier

    COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 27

     

     

    " Touché !

    • Même pas vrai !

    Le rétiaire balance son arme - Marc immobile - le gaulois cramponné sur ses cuisses en serpettes déjette lourdement ses pieds deux par deux puis s'arrache au sol juste quand le filet l'enveloppe : scarabée dorsal membres tressautants – tandis que le rétiaire, trident haut levé, fixe Marc dont le pouce s'abaisse. Le vaincu tend la gorge où le trident se fiche en vibrant, émet docilement deux ou trois convulsions et laisse retomber sa tête ; Marc découvre un sourire acéré, Brenner n'a rien perdu, sa leçon porte ses fruits. Nadine cependant assise près du puits dans le renfoncement sur un billot de bois - où mon père jadis fendait les bûches pour l'hiver – drape ses jambes d'une robe qu'elle a - tandis que ses premières dames accourues de la grille battent des mains et sur deux rangs se prennent deux par deux les bras tendus, tournoyant sur elles-mêmes, chassant leurs mèches d'un coup sec de tête et se scindant soudain devant la reine en saluant.

    Puis elles partent en tourbillons et recommencent. Nadine tresse ses nattes en comptant – trois-quatre les croquenots qui frottent – les mollets d'allumettes en piqué - bouches closes chacune à son rythme fredonnant tandis que les yeux vagues deux grandes accroupies près de la Souveraine frappent leurs genoux sur trois notes obstinées à la quinte. Claquements de mains, pertes d'équilibre - rires, et si l'une d'elles en s'inclinant frôle la reine celle-ci tend sa pointe finement chaussée, s'incline sur sa gorge et se dresse en fouettés pour les tourner à sa guise du doigt comme autant de figures d'argile.

    Les filles bondissent cinq-six et la cadence immuable ramène à point nommé ce grand battement de pieds où les jupes s'envolent sur les genoux durcis - toutes à présent si près des gladiateurs : l'agonisant s'agite et les suivantes s'enfuient en queue de comète ; Nadine seule a fixé Marc dans les yeux - le gladiateur pour la troisième fois sur un signe du pouce - meurt. Nadine rejoint d'un bond ses favorites saisies par l'épaule, toutes trois chuchotant trois vers les grilles. Marc s'est tourné sans les suivre, quant à moi je trébuche sur une porte basse et dans l'ombre urineuse un front surpris s'est relevé : je me suis vivement reculé car l'eau giclait sur le ciment.

     

    Second jeu - l'appel retentissant de Marc perché sur le pilier du préau :

    "Où sont... les serfs ?"

    COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 28

     

     

     

    Tous les enfants s'arrêtent net.

    "Où sont... les serfs ?" (traînant sur la nasale) voix cassée, têtes qui se tournent, mon cœur se perd – "où sont... les serfs ?" - les voici tous, garçons et filles, dans une extraordinaire litanie discordante venue du fond des âges à travers cent générations d'enfants : souvenir enfoui d'une immémoriale jacquerie, terrible échange entre maîtres et sujets - et ça fait :

    "Où sont... les serfs ?

    • (chantant) ...dans la forêt !

    • Qu'est-ce qu'ils... z-y font ?

    • Ils y... travaillent !

    • À quel... métier ?

    • De chaaaarpentier !"

    • Les groupes halètent, les yeux vissés dans ceux d'en face, bouches béantes

    "Faut-il... les tuer ?

    • Non ! crient les serfs, mains tendues, non !

    • Où sont... les serfs ?

    Une quarte plus haut :

    "Dans la... forêt !

    ...........................................................................................................................................

    "Faut-il... les tuer ?"

    Ils crient que oui, cette fois oui, l'impatience a grandi, l'envie de tuer, d'être tué, s'est faite irrésistible, il serait de la plus extrême inconvenance d'ajouter un couplet de plus, de prolonger l'intolérable attente, oui, oui, les serfs détalent, les cris mêlés jusqu'au ciel qui se tait, la bête humaine pourchassée, traquée entre les branches abattues, parmi les cognées jetées là, ou peureusement brandies dans la mort, pour le bon plaisir du sang bleu. Mais avant que les serfs à leur tour ne deviennent seigneurs – le sifflet rompt net le Grand Jeu dont moi-même jamais je n'ai compris l'énigme ; hallucinés, les enfants se placent sur deux rangs – et dès le second coup de sifflet, rejoignent leurs bancs, tandis que le maître les renferme ; j'ignore s'ils ont pensé aux cerfs, les animaux, qui possèdent, eux aussi, des bois, et dont le nom, même au pluriel, se prononce au COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 29

     

     

    choix [sèr] ou [serf] – je n'ai entendu ce chant qu'ici, à Montserrat (de même ici la mélopée des multiplications se chante-t-elle, et nulle part ailleurs, sur une note plus haute, pour plonger dans le grave : /- . )

    Marc se rassoit près de Nadine. Elle dit :

    "Je ne t'avais encore rien donné."

    Tirant de sa poche un coquillage poli comme l'ongle.

    Marc murmure "Tu m'as déjà donné beaucoup", puis ils se taisent, et Nadine a fermé les yeux.

     

    X

     

    Marc, l'Abbé, la Fille.

    Le garçon sous la croix de bois bistre écaillé ; replié sur la première marche du calvaire, les yeux fixés au sol. Nadine en face sur le banc boiteux de l'église regarde droit devant ; puis ramène ses nattes et sourit - ses yeux dans le soleil surexposent Marc et le nimbent ; entre eux toute la place. À l'opposé l'abbé penché sur son garde-boue vérifie sans fin les tendeurs du porte-bagages, glissant de l'un à l'autre enfant son regard vitreux à travers les rayons. Se redresse, assujettit son paquetage, éprouve longuement la selle de la paume, accote le vélo contre l'arbre et traverse à grands pas la place vers le porche de l'air affairé de celui qui mon Dieu a encore oublié quelque chose - les enfants se regardent et le prêtre à nouveau les sépare, un objet quelconque à la main - puis il repart lèvres serrées, pantalon sur les chevilles (les amants sourient) le revoici qui rebrousse chemin - la place, et le pantin qui passe et repasse – les deux enfants s'avancent et se rejoignent sans parler.

    Un coup de vent dans les feuillages ; ils se sont éloignés sur le Chemin de Tuiles sans se toucher, les yeux glissant ensemble sur les pierres du chemin ; devant la croix sombre à contre-jour le prêtre défile à vélo, raide et solennel, j'entends braire les freins dans la descente. La lumière a frappé le mur d'église comme un tir de peloton. Les enfants s'éloignent. En moi se creuse le vertige familier. Longtemps après qu'ils ont disparu, le vent frissonne et se disperse et je m'aperçois que je tremble - Tristan, tu es mort d'amour à treize ans.

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    X

     

    Jeudi je m'éveille d'excellente forme ; à l'ouverture des volets je suis surpris par un petit froid vif. Je remonte à grands pas vers la place ; six garçons s'acharnent sur une boîte à conserves qu'ils se renvoient de l'un à l'autre en se bourrant les côtes. Leurs semelles crissent. J'entends des cris de filles sous les rochers. Au pied de la croix Farrradji mains dans les poches reçoit la boîte qui saute entre ses pieds, la renvoie de toutes ses forces et passe en courant tout près de moi, son souffle me bouleverse. Il se mêle au groupe et s'en retire sans ôter ses mains des poches et comme un croche-pied l'a fait vaciller retourne s'assoir – alors je commets l'erreur de renvoyer du pied gauche et je crie, je me précipite, mon rire puéril rebondit sur les murs - à ma grande confusion je suis resté seul, tous adossés au crépi de la nef ; j'expédie la boîte au dépotoir.

    Les autres s'enfuient sauf Marc et ma voix tremble :

    "Qu'est-ce que tu chantais dans la cour ? ...l'histoire des serfs ?

    • Tout le monde chante ça.

    • Ça date de quand ?

    • On m'a appris comme ça.

    - Tu aimes bien ton nouveau maître ?

    II secoue la tête de droite et de gauche comme souffleté, Tu aimes Wagner ? Il plante ses yeux dans les miens :

    "T'es un con."

    Il se dégage en raclant le mur, se retourne en courant T'es un con ! se heurte à Brenner et disparaît. Brenner est décomposé. Je le traite de larve et de cloporte il répond que j'en suis un autre je dis tu m'espionnes ? il pose la main sur mon bras Viens, viens donc - On se tutoie ? Nous remontons la rue - personne aux fenêtres : "J'ai l'abbé chez moi - mais vous vous connaissez je crois" – nos voix baissent et nous montons toujours : "Qu'est-ce que cette Gignard est venue foutre ici ? - C'est la maîtresse de l'ancien curé celui qu'on a viré – toi-même, qui t'a relâché ? – je dégage mon bras. J'ai demandé si le nouveau curé serait à jeun : "Lui, ivre ?" - ...Si tout le village n'est pas au courant... - Jamais il s'interrompt, m'arrête : jamais tu m'entends une goutte d'alcool - que ce COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 31

     

     

    soit bien clair entre nous". Trois filles nous croisent en courant – "...A midi Ménestrel, midi pile !" - je dépasse le bois de pins, franchis le talus venteux où je me prends les pieds dans l'herbe Au nord dit le fascicule se trouve le monument des Francs-Tireurs - les Prussiens tirèrent d'abord dans les bras, puis les jambes, s'acharnant à les maintenir en vie le plus longtemps possible jusqu'à la ceinture dans les ficaires (horizon immédiat) l'obélisque gris plaqué de lichens au centre d'un carré pelé que délimitent des festons de grosses chaînes :

    "...ASSASSINES PAR

    LA BARBARIE PRUSSIENNE

    LE 28 JUIN 1870"

    Les noms : Jean Debordeau, instituteur 1840, François Otzik, postier, 41, Gérard Mornand, instituteur, 37 - Un peu plus bas :

    ILS SONT IMMORTELS

    ΑΘΑΝΑΤΟΙ ΕΙΣΙΝ ATHANATOÏ EÏSIN (athanatoï eïssinn)

    Un vase d'étain renversé, (...) le replace (...) tulipes artificielles (...) simplicité grandiloquente (...) le vent canonne à mon oreille (...) - que sont venus faire ici les Prussiens – "Ainsi donc" dit Gignard "vous allez chez ces Messieurs" feuilletant nerveusement le volume qu'elle lit debout sur le pas de sa porte "Michel Strogoff ? - Non, Le serpent de mer - une bouffée ?" Je décline. " ...avec l'abbé Meneau ? - Pourquoi pas. - Meneau... eh bien, c'est Meneau, il faut le connaître..." (elle tourne les pages trop vite) " ...vous n'êtes pas du tout... - Oui ? - ...du tout son genre." Je monte m'enfermer à double tour. A midi pile je me présente chez Brenner, Farradji sort entre mes jambes, le maître disparaît dans la cuisine où Berthe s'affaire ; je prends place, les quatre plats font la roue, ma femme fourchette au poing vient me demander très bas (ton précipité) si je compte rester - Je ne sais pas Tu ne sais jamais rien - repart dans le bruit des casseroles.

    Meneau paraît sur le coup de 13h - au même instant Raymond ressort de la cuisine, Berthe sur les talons C'est lui ! s'exclament-ils c'est l'abbé Meneau ! - le tirant chacun par une main – tous deux le dépassent - "mais" s'écrie-t-il à ma vue "voici notre vampîîîîre !" - il pose ses pattes sur moi - "permettez que j'accole (étreinte sèche) Ménestrel Fils, que je le congratule" je ferme les narines "Vampire ??" couine l'Usurpateur - "Figurez-vous nasille le prêtre "que nous l'avons trouvé tout allongé dans le cimetière un vendredi matin" – "Ridicule" ai-je dit, Berthe prend ma main, Meneau COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 32

     

     

    nous bénit tous trois avec affectation, Brenner charge les verres d'un alcool tiède, Meneau s'assied sur la cathèdre, mon tabouret m'est enlevé d'une main preste et remplacé par une chaise paillée. Ma yèche léêhhol dit le prêtre qu'est-ce qu'on mange ? Berthe apporte une pleine assiette de hors-d'œuvres maigre et jaune, jaune et rouge ! - Ma gueule" dit Meneau "est un damier – on m'appelle Jeu de Dames" j'interviens : "Tire-la-Queue aussi on se demande pourquoi Pour sonner le glas dit le maître et je réponds Raymond depuis six mois tout est électrifié les trois autres me fixent comme si j'avais roté : "Que savez-vous donc exactement des vampires monsieur Ménestrel ?" Je ne réponds rien.

    Il se verse à boire - ceci est mon sang ses petits yeux luisent, Berthe exhibe des incisives de fumeuse, il se ressert ce petit génie, ce juif comment déjà – Farradji" coupe Brenner - Mais reprend le crapaud couteau pointé pourquoi tant de leçons particulières - Berthe tressaille – ...où vous participez Madame - sans doute – nul apparemment n'a informé ce crétin d'Eglise qu'ils ne sont pas mariés sans quitter ma femme des yeux l'abbé plonge un bras sous la table et rattrape sa serviette. Brenner, prenant une inspiration : ce garçon – n'interromps pas - doit faire honneur - " ses doigts pétrissent l'air - je serre une fourchette dont le manche figure un serpent sur un cep – je surveille siffle Berthe – ...nécessité pédagogique ? insinue l'abbé - "Je veux qu'il soit" reprend Raymond - "...licencié" – Parlons licence dit le prêtre (et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté) - et non pas "les hommes qu'il aime" ignoble niaiserie trahison confirme l'abbé - ils ne vont pas parler de Dieu ? ils ne vont tout de même pas parler de Dieu ? - Farradji est aussi dans vos mains s'écrie le maître "c'est toi qui l'as converti" ce mot comme craché Tes confessions valent bien mes leçon de soutien je dis "gorge" Berthe me fout sa main sur la gueule "Evidemment" dit Meneau fielleux ce sont poursuit Brenner des entretiens librement consentis - dégagés des miasmes d'encensoir – Qui vous dit" s'écrie le prêtre "que mes leçons soient moins libres - vous croyez-vous seul ici-bas ?

    - Mais la peur ! Mais l'Enfer !

    - Vous avez donc des motifs de le craindre.

    - C'est ainsi que vous régnez.

    - Par tous les siècles des siècles.

    - L’Enfer est sur terre - quand nous mourons, nous sortons de l’Enfer.

    COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 33

     

     

     

    - ... per omnia saecula saeculorum.

    - Tu récites, Curé.

    - Que récites-tu donc toi-même Brenner – on me dit de drôles de choses sur ta classe Raymond : liberté ! - tu parles de nature et de liberté quand Christ est vivant -

    - Qu'en sait l'Eglise ?

    • Dieu est amour !

    • Qu'en a fait l'Eglise ?

    • Saint Jean n'est pas une tapette !

    MOI : Qui dit cela ? - Berthe pivote Toi tu nous fous la paix L'abbé tourné vers moi : Qu'en pensez-vous ? Je réponds Jamais (ils ne pigent rien) à moi, c'est à mon tour c'est bien six fois n'est-ce pas que vous avez traversé la place ? - Il les a comptées ! Il les a comptées ! Ménestrel ! fils ! toujours présent toujours planté où qu'on se trouve ! - Je regardais c'est interdit ? - ...regardé les jupettes ? (ignoble gouaille agenaise) - ...ou les shorts cingle Brenner - ..et où veux-tu qu'il aille ? gueule Berthe – LE PRETRE, écarlate : Au cimetière ! il y a de la place ! Un temps. L'abbé se prend le nez. Dévie fourbement sur les branlettes, décèle chez Nadine des comportements bizarres, Berthe se tord de rire - tout cela ne m'apprend pas dit l'Usurpateur ce qui s'est passé sur la place et posément je rapporte que les enfants se sont vus, fixés, promenés sur le Chemin des Bruns vers Biscarry.

    Brenner :

    - Nadine est brillante mais finira par laver la vaisselleBordel crie Berthe ils sont trop verts et bons pour des goujats – douze ans, Nadine a douze ans - Meneau sans perdre une bouchée repasse à Farradji qu['il a] vu si souvent communier – ...depuis quand s'est-il converti ? - ...quand il tend sa petite langue à l'hostie... - Suffit coupe le maître - ...se livre aux plus pieuses méditations... – Ta gueule - Berthe : Que d'esprit ! L'abbé porte à sa bouche un monticule de hors-d'œuvres : "Brenner" (il mâche) nous avons tous les deux charge d'âmes ; la sienne est de premier ordre " - ...il voit le Christ" ajoute Berthe d'un ton où je cherche en vain l'ironie. - Nadine - poursuit l'abbé bouche pleine – comme elle s'est vite formée !" - ses yeux fuient de toute part et sa peau prend des tons de COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 34

     

     

    citron cuit, bouche abaissée dans ses traits veules : "...Belzébuth même... - assez parlé de soi dit Brenner. Chacun se sert en viande avec avidité - Meneau concède il faut laisser l'enfant vivre sa vie - je lis sans erreur sur les traits de Brenner qu'il dévore aussi dans la vie sans même y prendre garde les traits illuminés de Marc c'est à moi dit-il à moi seul d'apprendre de lui Meneau bave conserve-nous notre ange sur la terre – quant à Nadine, moi, moi qu'ils ont relâché, j'ai vu sur sa bouche et ses lèvres ce même éveil de fille que tous les Maîtres répétait mon Père tous entends-tu connaissent sur ce que font les filles - et l'Usurpateur lui aussi connaît ce que savait mon père alors Berthe lui claque un plat de tomates sur la gueule et de deux si bien que Brenner hébété se torche et que la vinaigrette coule sur ses joues - un dernier grain collé comme un furoncle

    Berthe éclate de rire bouche fendue sur ses dents de fumeuse - Marc et Nadine se tenaient par la main je le jure surtout se taire et que la fange les épargne - les propos portant sur les corps d'enfants et les plaisirs qu'ils ont votre Isaac dit Meneau qui s'essuie confesse d'étranges choses – .Ah, passons au rôt proteste Brenner en rotant, Berthe lui flanque une fourchette entre les dents nous mastiquons – bien des fois je l'avais entendue confirmer que les femmes souvent privilégiaient l'esquive digitale et grâce aux tubes volés de compazine en abondance je puis à présent transmettre ce qui suit ce que les gens disent -

    • ...qu'ils disent !

    • ...l'éducation de Marc...

    • ...a-t-il un père ?

    • ... qui n'a pas de père ?

    • Adam répond Berthe.

    • Colomb !

    • ...à quel métier ?

    • ...ivrogne ! dit le prêtre, ivrogne ! - bouche tordue

    • ...garde-champêtre rectifie Brenner - que dis-tu Ménestrel ?

    - Rien, rien.

    • Pour de bon ?

    • ...c'est un prêtre a fait Berthe.

    • COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 35

     

     

     

    • D'où vient-il ?

    • Saint-Isaac ; c'est un Pardulfien.

    Le curé demande si Marc est libre.

    • D'aller-venir, chez moi, d'en sortir...

    • Pas de mère ?

    • Moi répond Berthe.

    Meneau la cloue du regard.

    • ...Six ou sept ans, puis elle mourra, l'enfant sera libre.

    • Le père est vivant, bien vivant, errant.

    • Errrant ?

    • Vagabond !

    • Il se loue ?

    • Se prostitue ?

    • Se loue. Chez des apiculteurs.

    • Où le trouve-t-on ? dit Meneau

    • ...bourré, dans un fossé - vers Bigourdon.

    L'Usurpateur pose sur son bras une main égrillarde. Berthe, souriant : "Sa mère est directrice à Sainte-Claire de Montaux j'y ai fait mes études". C'est faux. À travers la fumée nous contemplons nos faces transpirantes, leprêtre et ses renvois mal réprimés, Brenner et son flegme de viande malade, ma femme qui renifle. Le blair du curé pique sur les caroncules de son cou - légumes au fond des plats – merdes d'or - nos têtes et nos plats - faïences couleur ocre et son – grouine la dent, clapote l'auge - midi s'étale, sauces et coudes sur le bois de la table. Hoquets. Chaussettes libres et boyaux sifflants. Nous pelons des sanguines juteuses. Brenner allume un cigarillo qui pue dont la fumée stagne.

    Nous ne nous levons plus (le père apiculteur viendrait velu, les mains pleines d'abeilles ; étranglerait doucement l'enfant) - Berthe apporte les cafés sur un plateau de cuivre roux et le bleu camaïeu des tasses cylindriques verse dans nos gorges tout le fiel d'Arabie – frippements de lèvres COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 36

     

     

    (le bon café se hume) - souffles recueillis - cercles tremblés brisant à fleur de lèvres – puis, au fond des bêtes, l'étincelle se fraie sa voie, les mollets se défourmillent Je vous entraîne dans mes combles - nous suivons Brenner dans l'escalier (que j'empruntais souvent) dont la spirale s'enracine au coin du vieux buffet. Ses degrés sont étroits, tout récemment fourrés de laine rouge - "et nous voici chez moi" dit-il tandis que ses talons devant mon nez s'immobilisent de façon horripilante – à mon tour à présent d'émerger, tout le buste cerclé dans une trappe ronde au ras d'une bibliothèque circulaire complètement bouleversée depuis ma mort civile. Et talonné par le prêtre sur la dernière marche je prends pied – tandis que Brenner, traçant ses diamètres à la course, ouvre à la volée tous les battants de mansardes Lumière ! - mehr Licht - de l'air, de l'air ! – écartelant les moisissures – et je trébuche sur le fil mêlé.

    Partout les rayonnages circulaires couvrent des murs – d'où Brenner dans le vent jette à pleins bras des étagères Tout écrit s'exclame-t-il Volé, Pesé – Thécel, Pharès complète le prêtre Amour Mort et Vie - Ordre alphabétique, Ordre d'en haut ! quille en l'air feuilles en vrac tome XV de Kant ou Nietzsche, Armel ou Sully Prudhomme premier Nobel Bon potage, bonne sauce ! et ce disant Brenner nous lance les livres par grands moulinets de cuir et d'in-8° - Meneau grimace de toute sa face de coing – tout transpiré, pensé ! – bouquins disloqués refermés en tombant dans un bruit de couvercle le plus instruit de Montserrat crie-t-il ne suis-je pas le bélier du troupeau – In libris omnia dit le prêtre Tout est dans les livres" et je pense très vite Gospoda pomilouÿ – Seigneur prends pitié – éléïssonn car tant de livres gisaient sur la laine de chèvre à mes pieds Si Dieu m'accorde Amour et Vie tout est perdu Brenner et l'Autre s'arrachent alors un manuscrit grenat plein d'épais paragraphes en écriture noire alors je hurle Lâchez ça serrant le cou du curé qui plisse des yeux en arc-boutant son petit corps d'ivrogne.

    Nous combattons gonflés de sang tandis que des doigts je cherche ses veines – soudain surgit Berthe sortie de l'escalier qui gronde Ménestrel, debout ! je me redresse d'un bond, Brenner au sol ne bouge plus ma femme tient à bout de main le Vindex du Vieux - mon bras d'un coup retombe comme une chiffe - Ta gueule – je déglutis toutes épaules tremblantes et l'arme pivote sur Brenner Et celui-ci qu'est-ce que j'en fait ? Je dégringole à reculons tous les degrés marchant trois jours trois nuits sans l'interrompre entre Montserrat, Condezaygues et St-Aubin, glissant, poussant les pierres, achetant de quoi vivre chez les regratteurs les plus reculés de Vergniols à Lacaussade COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 37

     

     

    - trois nuits froides abreuvées de rosée – le vent sur ma tête effrangeant le brouillard – j'ai vu les enfants penchés sur le puits jambes tendues têtes jointes ; Nadine rabattant sa jupe face au vent ; les herbes où broute l'âne, tous deux sautant à ses naseaux, la bête patiente qui se détourne, Marc présente des touffes et les répand sur son dos. Plus tard encore escalader dans le sous-bois la carriole abandonnée sur ses roues grêles ; se jeter des barbes de seigle que Nadine retire de ses tresses. Je ne reviens que pour eux - Où passiez-vous les nuits ? - Jamais bien loin – ou bien marchant tous deux dans les herbes - Je veux revoir mes enfants - Quels enfants ? - Je vous arrête - il m'entraîne en mairie pour voir le grand cadastre – J'ai la garde des clés dit-il.

    Nous repérons tous les lieux-dits de Montserrat l'Usurpateur dans mon dos, respiration forte et casquette ; il suit du doigt tous mes sentiers du Bécrasse à Barrau, de Rodes à St-Lazare. Dans ces ronces je me suis fourré le long du Pêtre, chaque pas pour s'en sortir décomposé par petits gestes et d'abord le pied décollé du sol puis l'épaule pointée, l'arcade à protéger tête en biais. La terre défoncée sous le purin des vaches qui trottent pesamment vers moi, stoppant juste avant le fil électrifié. Route de Couly je croise le couple qui s'enfuit – chaque aube me voit repartir aux lieux-dits selon leurs noms - le vent carde mes chimères - à mi-journée je reviens efflanqué, palpitant, la pente encore à gravir.

    Si c'est par le plateau à midi dix j'assiste bien caché à la sortie des classes et distingue Nadine et Marc dont souvent l'image allégeait mes errances - ils sont devenus le point de mire de tous et la circulation de tous leurs songes - l'homme suspend ses coups de bêche et la femme au-dessus de l'évier son plat, les plus âgés parlent du temps - tous les regards de Montserrat les prennent au gluau ; les vieilles se taisent en sifflant sourdement, chacun veille avec des gestes devenus furtifs comme d'un ours au-dessus de son miel. J'attends mon heure en les cernant - sans jamais m'adresser à quiconque - par là me dit-on par là. Farradji loge au Grand Brétou (acquis vers 1835 par un Rennais) et Nadine à Montauthézac, sur un très ancien cimetière.

    La Gignard connaît les indices et rien n'échappe à sa solitude je crois tout ce qu'elle dit Vous tenez donc des fiches, monsieur Ménestrel ? Un jour vers Escoufanel c'est eux qui m'ont surpris : avant que j'aie pu me défendre ils m'ont renversé, lui sur mes tibias Nadine sur mes côtes sans dire un mot, ils m'ont barbouillé le visage et les pieds nus de ruta putrida en m'ôtant les souliers puis ont décampé vers Fontigou.

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    X

     

    Devant chez moi se trouve un vieux banc sang-de-bœuf comme la porte. Une planche pour le dos deux autres pour s'assoir bien boulonnées dans leurs montants de fonte et nos quatre fesses alignées – sa pipe, mes songes. À quinze jours de là je me fusse offusqué devant ce gros tas bleu en vigie à qui j'eusse dû, dès le bas de la pente, adresser mes grimaces ; à présent je m'assieds près d'elle. De loin en loin nous émettons un mot, un soupir, un rire parfois. Si l'un de nous veut rentrer il dit "Je rentre". Le plus souvent nos yeux dérivent sur la place ou la vallée, glissent au long de la rigole ou frissonnent dans les branches. Tandis qu'elle tire sur sa pipe en cadençant le silence de petits souffles oppressés, je la sens pour ainsi dire s'alourdir sur ma poitrine, sur mon épigastre comme un poing - affermissant la torpeur d'un réseau tactile – au point que l'arracher de moi serait m'arracher moi-même.

    Comment pourrait-elle autrement que moi concevoir le monde - comment ne le pourrait-elle pas. C'est par elle d'abord qu'il se capte, d'elle qu'il émane et se répand. Alors sourdait au fond de moi, au sein du différent, nos rivalités – ce soir sont apparus Nadine et Marc, débouchant à vingt pas, dansant d'un pied sur l'autre et battant l'air de leurs mains jointes : le garçon riait les boucles sur le front - le soleil se brisait sur les plis de la jupe où jouait le genou de la fille, effilée sous la peau ambrée. Passant devant nous ils sont entrés dans l'ombre, si beaux que je me suis senti vrillé de part en part, tirant sur mes chaînes. Alors s'est élevée en moi cette voix sifflée, rêche, imperceptible en son commencement : les voici qui nous ignorent et leurs yeux sont vides – ils nous ont traversés ! - en bas tout droit le cimetière, le savent-ils ? - j'ai sursauté tandis qn'ils dévalaient la pente où leurs cris rôdent pour l'éternité entre les murs d'épaulement – puis sans plus écouter j'ai suivi le soleil la tête environnée de fulgurances et je suis descendu sur leurs pas.

    Lorsque la chaussée plongea et que l'horizon immédiat m'eut entraîné dans sa chute à main gauche, Montserrat se gonfla comme un nuage sur son roc - les maisons découpant sur le ciel couchant leurs créneaux inégaux prêts à s'effondrer – le mur seul soutenant le plateau. Sitôt qu'il s'interrompt accourt jusqu'à la route une coulée hirsute de ronces et d'orties, puis l'ombre règne et se rencogne - au-dessus s'érigent les sexes glabres des rochers que cernent, à leur pied, l'ordure et la vérole ; il souffle de ce lieu un relent de terreau. L'ombre étend peu à peu sa patte humide. Un chien COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 39

     

     

     

    • aboie furieusement. La route croche vers la droite, vers le soleil – mais c'est à gauche, vers le pied des rocs, que part une piste d'herbe où je m'enfonce ; le sol remonte et je dérape replié comme un singe sur les racines – soudain ce murmure brisé si différent du chuintement des feuilles : les ronces m'agrippent et se rabattent, m'entravent au sein même de leur souple nasse épineuse. Alors je discernai ce que mes yeux depuis longtemps se figuraient - dans l'ombre glauque un visage plus sombre au creux du rocher – ayant focalisé la faible lumière du lieu j'aperçus et compris les têtes accouplées des deux enfants sans m'être avisé seulement de m'être silencieusement débattu.

    Le jeune homme a placé dans le creux de son bras les traits olivâtre de son amie, tous deux s'exprimant devant sans se tourner comme pour s'adresser aux rameaux et aux vivants j'ai un amoureux disait-elle et il demandait d'une voix blanche s'il était grand et quel âge il avait.

    - Il a vingt ans. Il vit à Montauban.

    - Je n'ai pas de chance comme d'habitude.

    - Mais moi je t'aime bien maintenant.

    - Dis-moi comment il s'appelle.

    - C'est le fils d'un ami de papa.

    - Où est ton père en ce moment ?

    - Au Brésil, au Gabon. Il voyage.

    - Le mien je ne sais pas. Il est parti. Je suis tout seul avec maman.

    - Ma mère, elle dit comme ça que la tienne, elle boit.

    - Pas tant que ça ! Et puis le samedi ça compte pas.

    • La dernière fois c'était mercredi.

    • En tout cas la mienne elle me bat jamais. Pas comme la tienne.

    • C'est pas vrai !

    - Moi plus tard je ne boirai jamais ; et puis toi non plus."

    Les feuilles frissonnent.

    - Tu voudrais, si on se mariait ?

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    • Les jours pairs dit-il, c'est moi qui commande.

    • Avec les 31, je commanderai plus que toi."

    Ils rient tous les deux. Le soir descend.

    "Tu veux des enfants plus tard ?

    - Trois garçons trois filles !

    - Comment ça fait ?

    - Quoi ?

    - Quand ça passe ? (esquissant un geste) – ça fait mal ?

    Nadine hausse les épaules : "Il faut pousser, comme ça, très fort" – elle écarte les jambes fais voir ? lui prend la tête entre les genoux Ta culotte est blanche - Et alors ? Elle presse sa gorge entre ses mains le docteur il a dit comme ça que je devais porter un soutien-gorge – ma cousine elle a treize ans, elle veut pas en porter elle trouve ça moche - moue péremptoire – elle est bête - Marc se relève et tend la main la fille se dérobe, se ravise : Tu es mon amoureux tu as le droit. Il promène sa paume avec lenteur, Nadine reste fixe et les yeux vagues.

    - C'est tout dur, dessous.

    - C'est le soutien, je t'ai dit !

    - Le soutien ?

    - Nous les femmes on dit "soutien" c'est plus court.

    Il dégrafe le chemisier tandis que Nadine lui guide la main sur la peau mais refuse de toucher plus bas pour voir - je sais ce que c'est dit-elle.

    - ...avec ton amoureux ?

    - Non. Lui, il ne m'a jamais rien montré.

    - Alors, c'est pas ton amoureux ?

    - Si, je te dis ! mais comme ça, sans rien.

    - Tu ne l'embrasses pas ?

    • Une fois , pour ma fête ! Tiens, là...

    Elle montre un point sur sa joue.

    "Tu ne veux pas m'embrasser moi ?"

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    • Nadine accepte. "Regarde", dit Marc – Ça ne te fait pas mal comme ça ? Il répond que non, que ça lui fait "comme du courant". Passant les doigts sur son propre corps moi aussi dit la fille – attire la main du garçon qui résiste je sais ce que c'est – Tu ne sais rien je vais te montrer - Moi aussi répond Marc je fais ça - le docteur dit que ça détraque les nerfsA ma mère il a dit que j'étais très nerveuse - On doit être deux grands nerveux" – Nadine : T'es sûr que ça rend pas fou ? - le garçon hausse les épaules c'est un grand qui m'a appris – elle reste inclinée sur lui je suis sueur aux tempes et les yeux fous - les épines percent mes doigts - leurs deux visages lourds et graves - la frange en fin rideau dérobant son regard de fille l'essentiel - au-dessus d'eux les feuilles découpées les souffles jumeaux brisés, les ronces étouffées qui mêlent leurs piques un insecte a passé sur ma joue - l'éclair blanc qui palpite – Nadine à son tour à bout de doigt – soudain dans l'ombre face à moi juste dans leur dos deux yeux dilatés deux yeux d'homme – recommence, recommence – le garçon l'empoigne et l'entraîne d'un coup sans répondre - je le referai dit-elle te le referai les enfants s'enfuient trébuchants Ta mère va te battre c'est sûr leurs corps serrés s'échappent dans le fourré.

    Brenner s'est déplié. Ses os craquent et ses yeux remontent du gouffre
    ils n'ont pas pu me voir pommettes pourpres pas pu me voir je détends sans un cri ma jambe pétrifiée l'Usurpateur me prête son épaule aucune excuse nous foulons l'herbe rêche au-dessus de laquelle ont couru deux sexes d'enfant - peux-tu marcher dit-il et je me sens blessé. Dans le soir tout à fait tombé nous remontons la pente – je sens son souffle irrégulier ; bien que je puisse désormais marcher sans aide ma main presse encore son épaule. Un premier réverbère s'allume en tressautant et son halo mesquin nous blêmit tous les deux. Les poteaux réguliers exhibent un par un leurs lueurs flageolantes jusqu'au dernier, près de l'église.

    Puis ce sont les grands arbres et l'école où brille sur le seuil une lumière humaine. Le Vieux tout assis masse sombre gronde à notre passage et l'intérieur aspire - l'abat-jour magenta, les appliques électriques et la table de chêne aux reflets assourdis de forge ou d'autel. Sur le sofa sombre la femme attend drapée jambe nue, pas autrement surprise de me voir – de son brûle-parfums flottent vers nous des bouffées opiacées Tu les as vus dit-elle et comme elle se lève pour COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 42

     

     

    effleurer des lèvres le front du Maître je m'aperçois qu'il cerne mes épaules de toute la longueur de son bras ; Berthe à reculons regagne le divan - nous nous sommes assis face à face, nos yeux se sont accommodés : les murs ce soir-là montraient leurs photos encadrées, mêmes visages et mêmes mains ardentes parmi les souffles enfumés. L'Usurpateur parle bas chaque mot répandant sa poudre veloutée. Berthe interroge de sa même voix sourde. ( un réfrigérateur s'éteint dans un spasme) leurs doigts palpitants se cherchent Elle presse Brenner en se touchant les jambes et j'entendis (encore) miroir des anges et le glaive rectiligne d'Onan sur lequel se brise la voix du maître "Je vois" disait-il "cet enfant sans répit devant moi - mes lèvres affolées" j'entends (aussi) peau translucide et dure de l'ange masturbateur et l'éclair (inévitable) de ses cils battants - "tel que moi seul le connais, tel qu'il s'ignore" – et ses épaules pleines de sanglots.

    Brenner glisse aux genoux de mon épouse, bras renoués autour d'elle à la taille, et je n'ai plus aperçu dans la pénombre amarante que son crâne et ses semelles de biais sur le sol - la fille voilà ce qu'elle veut savoir mais moi j'ai tout dévoré des yeux, les doigts sous l'étoffe blanche, la brusque et délicate ondulation du majeur hésitant qui s'attarde et revient, saccade et se reprend – qui pressent sa technique et l'exerce (animation du débit de la voix) – épiant depuis mon nid de ronces et sans rien en perdre les ondes du visage et la phalange aveugle - geste enfin résolu qui sent l'approche du plaisir et le pourchasse obstinément, écrasant d'un doigt forcené la palpitation de la chair (exaltation perplexe) et la résolution sauvage de la vierge qui, rompant tout barrage, flaire l'orgasme et le pourchasse obstinément, écrasant d'un doigt forcené la palpitation de sa chair.

    Je me suis moi aussi heurté au même inaccessible que cet Homme qui encore à l'instant me serrait l'épaule - mais s'ils pouvaient encore apercevoir, lui ou elle, si imparfaitement que ce fût, le reflet d'une équivalence, il ne me restait, à moi, aucun stratagème, aucun subterfuge, physique ou mental, qui m'eût donné accès aux plaisirs solitaires des filles : si absolument, si essentiellement étrangers. Non pas même simple inversion anatomique, dont la symétrie m'eût approximativement rendu compte : il s'agit bien moins en effet du rapprochement des deux en un - que de l'abrupte altérité de l'un et l'autre. Berthe jupes hautes à présent bloque la tête de l'homme - ses yeux fixant le ciel au-delà du plafond – quand je ressors l'obscurité me prend d'un coup.

    L'orage dont les feux lointains languissaient vers le nord s'était enfin alourdi sur les lignes et tout Montserrat gisait sous une cape de bitume. Des coups de vent nerveux froissaient les

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    feuillages. Arrivé devant ma porte je tâtonne de la clef lorsque ma main se prend au filet de ses doigts convulsifs monsieur Ménestrel si tard sans prévenir - la soupe froide - je m'inquiète– Je n'en vaux pas la peine je vous jure - Vos yeux restent vides – loin - sans attention à moi qui vous sers - l'électricité jaillit : sur la table l'assiette et le brouet coagulé Je n'ai pas faim – Plus aucun soin de vous monsieur Ménestrel, dehors par tous temps à toute heure – s'étant affairée autour du plat - ou tout renfermé sans manger ni boire – vous vous débridez le foie monsieur Ménestrel.

    - J'écris, madame Gignard.

    - Vous écrivez ? - vous traînez vos savates de Saint-Aubin à Savignol à Condezaygues – on vous a vu" (on m'avait vu) "tout creusé tout battu comme un chien qui tire sur sa chaîne - La marche me muscle ! - ...juste la force de tomber sur le banc – vous croyez que je ne remarque rien parce que je reste là sans bouger à fumer mon eucalyptus" - elle me prend le bras son genou s'emboîte sous ma cuisse et je vous laisse souffler, je ne vous parle pas, je ne sais pas parler, je n'ai pas fait les études...

    • Ça ne fait rien Madame Gignard.

    • Je ne dis que des bêtises.

    "Et comme vous non plus vous ne dites rien – que vous ne faites pas la moindre attention à moi" - je ris pour la rassurer, la main sur la poignée – vous préférez les enfants monsieur Ménestrel – vous les avez suivis longtemps - jusqu'au bout (se reprenant) vous leur avez parlé peut-être - elle demande si je leur ai parlé...! Elle cherche de quoi s'assoir - si j'ai entendu ce qu'ils se disaient - ne rien répondre - je les vois tout serrés dit-elle blottis l'un à l'autre et leurs yeux - ne peuvent se détacher ou bien – plus bas, voilé – sans se voir - le garçon mord un brin d'herbe – demande à mi-voix sans bouger tu aimes rester avec moi - Nadine répond oui le garçon tourne doucement la tête pour ne pas se rompre le cou et de son doigt touche les nattes le sein la fille tressaille il ôte la main – contemplation - torpeur - la fille replace la main à moins que de lui-même il n'entrouvre la blouse et s'exhibe à son tour – à mesure que ses yeux s'enfoncent et que sa main talquée palpe le vide Hélène a dépouillé toute trivialité ses traits sa voix se sont

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    • désembourbés, son visage épuré - face à cette femme où s'enlacent confusément désir et insinuations - je n'ose penser "mémoire" – il me remonte au cœur d'indicibles turpitudes - peut-être que la fille reprend-elle insensiblement faufile sous sa jupe une main contre sa propre chair et le garçon demande Que fais-tu" – la main d'Hélène alors d'un coup s'abat vers ce triangle où le ventre des femmes s'effile et pointe au creux des jambes ; son poing puissant pétrit à pleine paume le tissu froissé. Devant moi se précisent insistantes Nadine et tant d'autres qui devant moi masquaient leur plaisir sous l'irrécusable écran de leurs doigts – révoquant, annulant ma présence et jusqu'à ma nécessité.

    • Un vertige me souleva et je me suis rué sur elle abattue sur les draps où nous avons sombré comme deux outres qui se crèvent. Nos corps se sont acharnés dans le vacarme – la Gignard gémissant sous mes petits coups secs sans plus éveiller le plus petit tonus dans ces chairs grises où couraient des houles de graisse – et nos souffles épais parcouraient la nuit - j'ai rebondi j'ai replongé crapaud captif tandis que ses talons mordaient mes reins fils de la morte disait-elle pile mes os, broie-moi en dedans – cercueil rejeté, dévalé de haut en bas le long de ses filins - la terre a tout son temps à la terre appartient la dernière parole – sur moi la sueur étendit sa patine à mon tour je gémis Comme tu sembles me dit-elle retrouver tes forces un voile sans nom m'obscurcit les yeux - d'un dernier coup de reins j'ai dégorgé le large flot putride de toutes mes sanies échauffées - car tu revis au contact de tes morts.

    • Soudain contre le mur un coup sourd. Je me dresse, puis deux, puis trois coups, une grêle ébranle la cloison, une voix étouffée hurle Tmouri ! Sfazi ! - la vieille me rejette et saute à bas du lit - rajustée, fuyant, dévalant les marches, porte battante. Hébété je me rhabille. N'entends plus rien. Un rai de lumière sous la porte opposée. Je la pousse. Au creux d'un halo, dans le nimbe anémique d'un faisceau confus – la petite tête osseuse d'un homme gisant là, d'une jeunesse impossible et frêle, aux traits effilés comme érodés du dedans ; peau plaquée comme un masque sur les pommettes COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 45

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    • et l'os frontal, suggérant une telle friabilité que la tête à la moindre torsion se fût résorbée sur l'oreiller sans plus rien y laisser qu'une pulvérulence nacrée. Je fis un pas. L'homme défolia longuement ses paupières, soutachées de larges cernes ; deux orbites immenses noyèrent son visage, tandis que sous la couverture qu'il avait tirée jusqu'au menton se devinaient les contours anarchiques de membres déformés. Tirant de ses draps une petite main tétanisée, il me pria d'approcher. J'ai repoussé la porte et me suis avancé - de près, sa maigreur était intolérable.

    • Il me désigna d'abord, d'un geste de pitié hilare, les abattis épars qui bosselaient sa couverture. De ses yeux en pattes d'oie il se mit à rire en remontant les épaules. Pendant une heure ou plus nous sommes restés assis, moi le bien portant, lui l'araignée aux cuisses un instant suspendue sans que j'aie pu détourner ni regard, ni oreille - et lui, le nabot, convulsé de quintes, recroquevillé sur ses rires – formait au sein de sa caverne un joyeux polypier. Une heure ou plus il s'est raconté, avec dans la voix quelque chose d'ébauché, de déploratoire; son épouse l'abandonnait des jours entiers, oubliant parfois de lui porter sa nourriture ou de le changer – tandis que lui, par temps de soleil, voit s'avancer vers son lit sans jamais l'atteindre une flèche qui reflue passé quatre heures vers la fenêtre. "Rien sur les murs ! elle a raison, pas d'images, pour quoi faire ? - mais moi – fauchant l'air de son moignon, je m'occupe, savez-vous ? - sfazi, tmuri – repoussant sa couverture – avez-vous compris ce que je criais ? - accès de toux - comprenez-vous ceux qui vous parlent ? savez-vous ce que vous dites ? - reprenant son souffle - "...et d'autres fois, elle me gâte, elle me gâte bien – tout le temps avec moi, elle me nourrit, je bave et je pisse – mais elle me refuse les images : elle a ses raisons".

    • Il me raconte Montserrat, toute mon histoire - "...et si elle inventait ? si Montserrat n'existait pas ?" – je reste pétrifié - "vous voyez bien qu'il ne sert à rien de discuter – je suis le seul - à parler ma langue – à penser dans ma COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 46

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    • langue – ousfazi – je l'ai entendu galoper – vous aussi – comme tous les autres avant vous" - je me suis tu - "si on ne peut plus... si on ne peut plus comprendre ? bien fait pour ma gueule – pour vous tous !" – l'homme remonte les épaules, écarquille les yeux - "quand elle vient – c'est pour me parler de paralysie – me montrer ses grosses jambes – regarde tes genoux elle me dit tes tibias – bitt hhibuasz, ivvivitt bogöt – et tes pieds) tu ne peux plus bouger plus jamais marcher courir jamais - jamais – un cercueil en zig-zag voilà ce qu'il te faut" – et moi je ris je les emmerde c'est moi le moins paralysé du village".

    Il s'étrangle de rire : "la grosse... la grosse... elle bouge pas – tout sur place – vous ai bien foutu les jetons juste pour tout vous faire rater – "salope", "ordure" - chaque consonne par la suivante, le "o" donne "u" prononcé "ou", le "u" donne "a" ; le "p" donne "r" je saute le "q" - par sens inverse : roujina, ikchoka, ça vous intéresse comment je baise ça vous fascine parce que je pue, parce que je fais sous moi dunnyabi djzuhhpi comme une charogne l'évolution phonétique monsieur, phonétique, c'est scientifique, et mes ossements bien comptés bien tripoté mes abatis ça l'excite - à pleine main qu'elle s'empale et quand je me suis vidé ça lui fait toujours ça en plus d'ordure à laver" - il pousse un immonde gargouillis je détale sous les insultes et franchis haletant le palier jusqu'au lit où je tombe.

    De l'autre côté de la cloison l'avorton s'agite et s'étrangle, réclame sa ration, Hélène monte en hâte, la porte se ferme et c'est le silence.

     

     

     

     

     

    F I N D E L A P R E M I E R E P A R T I E

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    D E U X I E M E P A R T I E

    L'abbé bouscule les cintres, les morveux de chœur s'empêtrent dans leur aube Fous-moi ça dans le coin près de l'armoire le prie-Dieu racle sur les tomettes – Farradji, convoqué sous quelque prétexte, regarde les gamins Quel âge as-tu à présent, Marc? - Douze et demi m'sieur l'abbé" – Meneau se frotte toujours les mains après la messe - un petit lavabo d'angle qui crache - Gaspard file-moi les burettes avant de les flanquer par terre - il rattrape de justesse les flacons et les range dans le corps de buffet aux portes coincées - approche un peu (à Marc, passant l'étole par-dessus tête) qu'est-ce que j'enlève ?

    • C'est vachement facile, ricane Gaspard.

    • Je ne t'ai pas sonné.

    • L'étole ! répond Marc en haussant les épaules.

    • ...et ça ?

    • C'est l'manipule, nasille l'escogriffe – l'abbé se tourne d'un coup vers lui – qu'est-ce que tu fabriques avec ce plateau ? ...fous-moi le camp - non, toi, tu restes ; on ne t'attend pas,

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    je suppose ? - Pas cette fois. - Pas cette fois, ironise le curé. Gaspard détale – CUL BENI!! - Marc lui lance un croc-en-jambe, qu'il esquive. "Et ça qu'est-ce que c'est ? -C'est l'amict.

    • Pourquoi tu rigoles ?

    • Parce que tout à l'heure j'ai failli répondre "un cintre".

    L'abbé hausse les épaules en refermant les portes de la penderie, puis encore celles du buffet ; quand il s'est retourné ses traits ont viré : blafard, les yeux torves sous les aigrettes, les lèvres torsadées ; les pommettes restent flasques et jaunes. Marc se fige. "Tu crois peut-être que c'est seulement pour te faire réviser ta liturgie ?" Le sourire s'accentue. Les portes du buffet se rouvrent en bâillant.

    • - Je ne veux pas me confesser !

    • Qui te parle de te confesser ? ...tu prépares bien ta première communion ?

    • Oui m'sieur l'abbé.

    • Tu dis tes prières ?

    • Tous les soirs.

    • Tu sais que ça ne suffit pas ? ...qu'il ne faut pas faire de conneries ? ...rester bien élevé ?...

    • Oui m'sieur l'abbé.

    • Tu crois que tu fais tout ton possible ? ...Tu sais ce qu'il a dit, le Christ, sur le mont des Béatitudes ?

    • Aimez-vous les uns les autres.

    • Tu sais bien ton catéchisme ; tu aimes Nadine ?

    • Ne le répétez pas.

    • Répéter quoi ? ...à qui ? à ta mère, entre deux cuites ?" L'abbé suspend sa dernière soutane :

    "Il y a des choses qu'on apprend sans confession.

    Tourné vers la penderie, Meneau soulève un par un les vêtements sacerdotaux : l'étole, dignité du prêtre ; le manipule, "travail et souffrance" ; les fait longuement glisser au creux de sa paume, d'où ils retombent en frémissant. Il empoigne soudain son cordon :

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    "Et ça ? ...la chasteté. Et qu'est-ce que c'est, la chasteté ?

    • C'est pas baiser, m'sieur l'abbé.

    Meneau encaisse. Pointe le doigt sur la braguette de Marc :

    • C'est quoi ça ?

    - Des traces de bougie, m'sieur l'abbé.

    La phalange retombe "Et tu ne peux pas faire ça... proprement ?" - la voix brisée.

    • Tu y arrives, toi ?

    L'abbé s'assoit. Marc l'imite. Le regard de Meneau ne cesse de fuir - "...quand tu sors avec Nadine... vous jouez, ensemble ? ...vous vous promenez ? raconte.

    • Raconter quoi ? tu sais tout.

    • Vous jouez aux billes ? Vous vous promenez ?

    Le garçon fait oui de la tête.

    • Et rien d'autre ?" Marc demeure stupide. Cette question ne peut pas lui avoir été adressée. Il n'a pas pu l'entendre. Il hausse une épaule et fixe le pavé. "...parce que s'il se passe autre chose, c'est très grave, vois-tu. Ce serait le péché contre la pureté – le Septième Commandement – à six semaines de la Communion Solennelle - comment peux-tu recevoir en toi le corps de Jésus si ton propre corps est souillé ? " Il attire à lui le garçon par l'épaule : "Dis-moi franchement - je ne suis pas là pour t'engueuler – mais vous vous embrassez, Nadine et toi ? ... Tu la caresses ?

    • Elle aussi.

    • Bon, vous vous caressez. Longtemps ?

    • On se parle, aussi.

    • Et puis ?

    • Eh bien, on se caresse.

    • Les bras ? Les épaules ?

    Les joues brûlantes, Marc désigne lui-même l'Endroit. Puis, après une horrible

    • COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 50

     

     

     

     

    hésitation, il balbutie : "Il y a un liquide qui sort." Meneau baisse la voix : "...Et sincèrement, Marc, tu trouves ça... joli ? ...Tu crois que je vais te laisser communier dans cet état ? Faire une communion – sacrilège ?"

     

    Que celui qui n'a jamais eu affaire au prêtre dans le silence poisseux d'une sacristie me jette la première pierre.

    "Tu ne crois pas que tu devrais un peu... nettoyer, purifier tout ça, une bonne confession bien nette, hop ! et qu'on n'en parle plus ?"

    Hop !

    Marc relève la tête.

    " - ...et le maître qu'est-ce qu'il dit de tout ça ?

    - On lui a rien dit. Alors il dit rien.

    - Mais il ne vous voit pas, dans la cour ?

    - On ne joue pas ensemble. Elle, c'est avec les filles.

    - Il vous a déjà vus vous embrasser ?

    - Qu'est-ce que ça peut lui faire ?

    - Je suis sûr qu'il vous a dit quelque chose.

    - Il dit - de ne pas avoir de préjugés, qu'on devrait se marier à partir de la cuberté...

    - ...devant Nadine ?

    - ...devant tout le monde – mais il est fou – et puis pour les dictées il va trop vite.

    - Et ta mère ?

    Marc baisse la tête.

    - Et qu'est-ce que vous faites exactement Nadine et toi ?

    - Ça te regarde ??

    • L'homme de Dieu doit tout savoir ! - la sacristie vibre. "Dieu, répond Marc, n'a pas besoin de toi pour tout savoir ; et il sait tout mieux que toi. Et il y a des choses que je ne dirai pas, que tu ne sauras jamais.

    • COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 51

     

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    - Nadine et toi, vous irez tous les deux en enfer. - C'est pas vrai, c'est pas vrai. Je me fous de ton Christ. Le maître dit que dans cinquante ans y aura plus de curés." L'abbé saisit le bras de l'enfant.

    Il sent sous son poing les muscles qui se tendent nous irons de village en village, et je le montrerai au peuple, et nous prêcherons.

    L'enfant dit qu'il n'y aura plus de diable, ni de péché, que Dieu pardonnera à tous.

     

    Voilà ce que je prêcherai.

     

    "Confession demain 8h. dit Meneau - tâche donc d'amener Nadine, aussi...

    - Je ne me confesserai pas à un espion !

    L'enfant s'enfuit. Un sourire farouche étreint la face du prêtre. Il se tourne et claque les portes de la penderie.

     

    X

     

    X X

     

     

    Depuis ma dernière nuit avec la Gignard, la situation s'est clarifiée. Très vite elle m'a proposé une autre chambre. J'ai acquiescé avec empressement : à travers les parois poreuses commençait à s'insinuer une insistante et fade odeur de pharmacie et de macération ; lorsque j'éteins le lustre, que la lampe de chevet diffuse son terne éclat, les glaces biseautées révèlent toutes leurs tavelures. Le blanc du lavabo se tache d'ambre maladif ; alors j'imagine, au moment d'ouvrir le lit, mon pied frissonnant à terre et l'autre engagé déjà sous le drap, je ne peux plus cesser d'imaginer à la toucher cette misérable tête parcheminée, ce crâne bossué, ces mains boiteuses – vision apparue, disparue, ici les yeux, ici le front, les orbites, ce rire en balafre sur le plafond, la tête entière encore découpée COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 52

     

     

     

     

    sous l'abat-jour de cuivre – comme au même instant de l'autre côté du mur, à peu près au niveau de mes chevilles, elle doit se détacher sous une ampoule nue. Les doigts sur l'interrupteur, malgré moi tendant l'oreille, je finis par distinguer – j'ai besoin de distinguer - le soliloque éreinté de l'infirme, qui ne dort pas, qui ne dort jamais, empilant ses syllabes, et son souffle à travers le plâtre chaque soir m'atteignait. À trois heures enfin j'étendais le bras vers ma lampe oxydée, craignant qu'une poigne surgie du néant ne me saisît, à en hurler. À peine si le jour m'apportait quelque répit. Au sein du travail même le plus absorbant, mon attention à vif me transmettait les plus infimes craquements ; je passais le plus clair de mon temps dans une guette épuisante.

    Aussi quelle délivrance quand la Gignard m'installe au rez-de-chaussée, dans une espèce de remise, avec un lit et des étagères passées au brou de noix : une pièce tout en longueur au flanc de la cuisine. Le premier coup d'œil montrait que le mur, épais et suintant, était auparavant extérieur, mais récemment percé, afin de rattacher au bâtiment un genre d'appentis. Je me débarbouillais devant l'évier, à l'eau froide. Un trou dans l'autre mur, garni d'un cadre vitré, tenait lieu de fenêtre sur rue ; l'autre ouverture donne sur la vallée. Désormais toutes les nuits la Gignard me rejoint, mais pour rien au monde je ne veux remonter à l'étage.

     

    À présent les scènes décisives vont se succéder.

     

    Un vieux débat toujours mourant, puis renaissant, se poursuivra sans trêve dans les bouches du Prêtre et du maître - sexe et négation, innocence et crachat. La première scène se passe le soir même du refus de Marc de se prêter aux attouchements du curé, que j'exècre et envie de toute mon âme : sous le ciel gris l'abbé remonte à grands pas la grand-rue, tendant et crottant à chaque enjambée sa soutane qui claque. Au sommet de la pente, Brenner dans sa cour d'école ôte son pied calant la bûche sur le chevalet - la bûche tressaute, la scie se tord dans l'aubier - le prêtre a surgi de face, sauvage, hérissé, plein d'alcool - "Vous passiez ? - Je venais." D'un geste ils s'indiquent la porte de la cuisine. "Cassis ?" Brenner va COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 53

     

     

     

     

    verser, le prêtre le coupe d'un geste, Berthe s'approche en douce. "Vous recevez bien ici, dit-il, et plusieurs fois par semaine, le jeune Marc Farradji ?" - sa main ouverte sur la table.

    - Nous n'allons pas revenir là-dessus ?

    - Pourquoi vous énerver ? qui vous empêche de mettre à votre enseignement la dernière main - même sur accompagnement de Wagner, après tout s'il aime la musique ce petit -

    • Je vous ai demandé comment vous tripotez le cul des bigotes à confesse ?

    • Ah, parce que vous...

    • Bordel de merde ! hurle Brenner.

    • Mon ami, vous allez trop avant ; et vous soupçonnez mes accusations avant même que je songe" – Berthe se crispe - "à les formuler - je me permets pour le moins de douter fortement que Marc puisse tirer profit de ces entretiens privés

    J'apprends" réplique Brenner "aux enfants - plus les miens que les vôtres il me semble – à ne croire qu'en eux – sans honte" - le voici dressé tout hagard - "sans fabriquer de puceaux de séminaires ni de gougnottes de pensionnats – et si c'est pour entendre ça que tu as bougé tes fesses de curé tu vas l'entendre - OUI Farradji se branle tu dois connaître et au lieu de lui apprendre que ça rend dingue je lui dis moi que c'est aussi con que de se brosser les dents, que ça n'a jamais fait mal à personne pas même au Pape et s'il veut tripoter Nadine grand bien leur fasse" (...) - où nous peinons cependant à le suivre c'est lorsqu'il suggère que les adultes eux-mêmes puissent "leur enseignent ce qu'ils se font entre eux" - mais "la macération à coups de goupillon jamais ! jamais !" - il s'arrête hors de souffle.

    • Meneau assis n'a pas bougé sa main d'une ligne paume à plat sur la table – et là-dessus Brenner tu crois que je vais me draper dans ma soutane et ma dignité -

    • ...facultative depuis 62.

    • Quoi donc ?

    - ...la soutane.

    • ...tu es à deux doigts d'avouer ce que tu viens presque de dire– que déjà tu es passé COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 54

    •  

    •  

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    •  

    • à ce stade d'enseignement – passé à l'acte - les bruits courent, Brenner - à la première alerte tu es viré – Berthe coupe Ta gueule - ..Voyez la femme et son museau de fouine - Je prends dit-elle la défense de cet homme – le prêtre s'est ratatiné de haine – Je veux rugit Brenner que tes martyres baisent -

    • ...le blanc de tes yeux est plus lubrique que le sein des femmes...

    • BERTHE C'est nul

    • ...as-tu déjà...

    • BRENNER NON.

    • Peut-être te contentes-tu de...

    • MERDE.

    • ...de regarder" - l'abbé Meneau guette une dénégation qui ne vient pas – Brenner dénoue les bras de sa complice tandis que le curé le crochète au coude - Raconte.

    - Encore !!??

    - Ta femme sait tout.

    Berthe : Je ne suis pas sa femme – le Vieux s'est glissé dans son dos - planté là - les yeux démesurément fixes dans l'ombre - tout son poil blanc debout - Brenner et le curé s'empoignent - le Vieux balance d'un pied sur l'autre - Ton silence est un aveu halète le curé - Quel aveu ?

    • Jure que tu n'as pas regardé.

    • Je jure que je n'ai pas dit si j'avais regardé.

    • Tes yeux fuient.

    • Je ne rougis de rien.

    • - Tes mains tremblent.

    • C'est de te voir. Mes actes ne me troublent pas. Moins que toi.

    • "Mes actes".

    • Je n'avoue rien.

    • COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 55

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    • L'orgueil te possède.

    • La vérité.

    • Berthe éclate de rire.

    • Confesse-toi.

    • C'est une manie.

    • Samedi neuf heures.

    • Tu te fous de moi, curé."

    Le prêtre soudain desserre le poing :

    "Même pas". Quand il passe le seuil l'Usurpateur se sert un grand verre de rouge. Le récit reprend lorsque Marc et Nadine, assis côte à côte sur un mur envahi de lichen, alignent leurs quatre cuisses nues : les yeux droit devant, le vent dans les cheveux. Ils ont posé les mains de part et d'autre - une main, puis deux jambes, deux mains immobiles, deux jambes encore aux socquettes tirées. Je passe devant eux. Lent, vieil oiseau. Fixant de biais leurs bouches fines, leurs fronts clos, et sous le cou ce petit creux où se débat la veine – la fille met pied à terre et s'agenouille ; cueille une herbe qu'elle brise en quatre, en huit, jusqu'à ce qu'il n'en reste plus que des fibres – tend pour finir ses mains vers le garçon qui saute à son tour.

    Le dos rond, à pas traînants, poussant les pierres - ils aspirent et se cambrent à mesure comme un attelage, leurs doigts ne se lâchent point, parallèlement sur le chemin qui descend vers les tombes.

     

    XXXXXX

     

    "Je ne repars pas sans absolution !

    Les anneaux de l'isoloir crissent sur leur tringle. Brenner se campe bras en croix face à l'autel. Il n'a jamais dit s'il avait la foi. Du confessionnal ne monte ni son ni mouvement. Le voile empesé retombe vertical. L'œil file vers le portail ouvert sur les dalles savonnées de soleil ; l'air extérieur

    COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 59

     

     

    dissipe l'encens rance et le moisi ; Brenner entend sans réaction claquer dans son dos les pas de Nadine - droite en jupe blanche sous la voûte verdâtre. S'agenouillant au seuil du Grand Pissoir, à l'opposé de la loge d'où Brenner vient de surgir. Je vois de mon poste l'envers de ses sandales en biais, socquettes, genoux blancs sur le bois, mollets sous le tissu plissé. Présence obsédante des hanches et du pubis ondoyant, pressenti, chair incisée persistante à quelques décimètres à peine de ces doigts du prêtre dans leur isoloir. D'où je suis je n'aperçois que le rideau qu'elle a tiré de dos sur elle tandis que le tissu du prêtre, imperceptiblement, respire, comme on flaire.

    De son côté tête basse et debout l'Usurpateur semble prier. Soudain j'entends un froissement ; le panneau du Grand Meuble s'ouvre en sursaut, le prêtre jaillit, blême et convulsé - le confessionnal branle sur ses gonds dans un vilain bruit - les talons de la pénitente battent en retraite dans le coin gauche. D'un coup sec de tenture le prêtre la dévoile, à demi-dressée, tournant vers lui son visage traqué. Il l'empoigne et la pousse dans sa cabine où Nadine retomber - Brenner tourné d'un coup voit le prêtre à genoux dans la loge du pénitent : Nadine par la trappe coulissante dit alors relevez-vous mon Père – et le curé s'est redressé appesanti, sur un genou puis l'autre.

    Nadine à son tour s'est levée substituant aux convulsions du prêtre sur l'étoffe le sceau de sa féminité ; voici que le prêtre sur elle a tracé la croix de l'absolution, qu'elle s'est signée à son tour et vite a disparu sous le porche où l'attendait l'autre ; maître et prêtre alors se tiennent à bout de bras, le menton de Brenner s'anime d'un léger tremblement, je me suis renfoncé derrière mon pilier. Le prêtre délivré monte enfin seul les degrés, ouvre en cliquetant le tabernacle, puis élève le calice, et dans un glissement de lin boit ce qu'il pense être le sang du Christ ; sa pomme d'Adam descend et le vin roule sous sa gorge. Il redescend les marches pour offrir sans s'incliner le sacrement de communion à son faible acolyte.

    Quand il fut remonté fermer le tabernacle pour entrer dans la sacristie, Brenner a sorti l'hostie de sa bouche et l'a fourrée dans un mouchoir blanc. Puis sans génuflexion il sorti à grands pas ; la porte du confessionnal, restée ouverte, bâillait encore sur ses gonds.

     

    X

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    Le lundi, Marc et Nadine furent séparés de part et d'autre de l'allée centrale. Cette demi-mesure dévoila ce qu'elle était censée dissimuler. Marc et Nadine évitèrent de croiser leurs regards. Parcourant son estrade comme un chemin de ronde, l'Usurpateur leur décochait d'insistantes œillades. Son allure, jointe à l'incertitude de son débit, jetèrent le trouble dans la classe, qui à plusieurs reprises se dissipa fortement. Ce soir-là, très tard, la fenêtre du premier resta allumée.

     

    X

     

    Le lendemain, dès l'ouverture du portail, une pluie battante contraignit les premiers arrivants à chercher refuge sous le préau. Les nouveaux venus s'y abritaient à mesure et se groupaient silencieusement, garçons d'un côté filles de l'autre. On n'entendait que le tambourinement creux de l'eau sur les tuiles. Marc et Nadine restaient chacun fondu dans leur groupe. Les classes entrèrent d'elles-mêmes. Les murmures, les raclements de pieds cessèrent d'un coup à l'apparition tardive du maître, cravaté, empesé - costume, pantalon strict et souliers noirs. Son front ruisselait. Vincent referma sur lui la porte avec empressement. Le maître monta au bureau, laissant derrière lui une trace perlée.

    "Asseyez-vous."

    La classe s'exécuta sans le quitter des yeux. Il s'est adossé au mur, mains dans les poches. Au bout de sa tête penchée, ses yeux fixaient le sol. Il agita faiblement les lèvres. Soudain il rectifia la position : "Sortez vos cahiers." Froissement collectif. L'instituteur trace au tableau la morale du jour: Respecte ton corps. D'habitude la leçon finit là. Mais aujourd'hui le maître semble vouloir poursuivre ; résignés, les enfants prennent position. Respecter son corps. Ils ne comprennent pas. "Peut-être qu'y faut se laver tous les jours ?" ...Vincent cache ses mains sales. "Mes enfants..." commence le maître – On dirait le curé – On dirait la radio - ...nous prend pour des bébés –"...je n'ai pas besoin de vous apprendre ce que c'est que la pureté" – une petite à lunettes se penche pour tirer sans bruit un petit dictionnaire de son cartable. Vincent contemple ce bout de cuisse blanche découverte - "...quand un enfant meurt, le cercueil est tout blanc – vous devez conserver cet état

    COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 58

     

     

     

     

    d'innocence" – il parle lentement – Farradji entre ses dents Tu faisais moins le fier devant l'abbé – Restez propres non seulement sur vous mais en vous" - appuyant sur le en, comme si de ce mot seul découlait une évidence irréfutable Ta gueule toute la classe a sursauté ; Brenner figé, terreux - je ne vous demande pas de mépriser - récitant - votre corps –la voix patauge et Vincent tend l'oreille – "choses mal élevées", "certaines lectures", "certaines habitudes" – "bientôt vous franchirez le seuil de l'enfance" – Quand je serai grand fait Vincent je veux faire dentiste – la voix du maître plonge en un murmure précipité dont le premier rang perçoit seul quelques bribes il est question de méfiance, de certains camarades plus âgés - parfois même de votre âge -

    • M'sieur, qu'est-ce que c'est, la masturbation ?

    La question fuse d'une voix claire. Vifs murmures. La masturbation, c'est... c'est... et d'abord" (crescendo) qui t'a donné la permission de crier comme ça en plein milieu de ma phrase – d'interrompre le Maître quand il parle - toi là-bas oui toi, apporte-moi ce papier "on se b" - on se quoi ? on se barbe peut-être ? c'est mon cours qui vous barbe ? qu'est-ce que vous avez tous aujourd'hui ?" Nadine blême comme plâtre - une profonde ride au frontVincent lève impulsivement le doigt - "M'sieur alors, les grandes personnes, elles sont pas pures" – le bruit croît encore - pardon si parfois j'ai pu vous sembler – vous choquer - si je – berçant de lourdes phrases épineuses - vous ai fait perdre – ne savez pas le prix - si vous pouviez tâcher d'être - un peu moins – pardon – Marc traverse l'allée d'un pas, pose la main sur l'épaule de Nadine, Vincent cède sa place le dos rond Je parie dit Nadine que c'est sa pénitence - tous deux fixent Brenner d'un regard rapace demain répètent les enfants, qui n'écoutent plus chasse aux champignons - Vincent nage des deux bras, on rit autour de lui, le maître reste court mains ouvertes lèvres tombantes au beau milieu de sa période peaufinée jusqu'à plus de minuit qu'il froisse convulsivement au fond de sa poche - tous dès qu'il s'est tu miment une vaste ovation muette - Nadine, bouleversée, pose la tête sur son bras tendu, et son cœur saute à grands coups.

    •  

    • T R O I S I E M E

    •  

    • P A R T I E

     

    Poème retrouvé au fond d'une poche

     

    Montserrat, Montserrat,

    mi -flambeau, mi-glaive

    et glaise

    bave

    Sacrilège fiché dans l'aube

    si haut, si raide,

    Qu'il faut ramper

    Déraper

    Montserrat sur ses boues entassées

    Tes horizons d'étain

    D'airain le vent

    Sexe serpentant

    Angoisseuses tendresses

    Nuées d'écharpes lourdes

    Sur nos sursauts

    Sur nos replis amalgamés

    De tout ton poids t'enliser -

    T'effondrer pourrissante

    ni flamme ni bûcher

    Bovin dissous dans sa propre souillure

    (caetera desunt)

     

    Il reste moins de quinze pages à lire. Et cependant nous n'avons pas décrit, identifié le village de Montserrat, au nord-est de Sadre, à quatre kilomètres de Mélec-Saint-Pons ; les temps que nous vivons sont hélas si obtus, si réfractaires à toute notion même de littérature, que nous comparaîtrons quelque jour devant leurs juges pour peu que Dieu sait quel St-Office de tourisme ou vice-adjoint bardé de fraternité s'imagine "reconnaître" la bourgade ici "stigmatisée". Quand on arrive à Montserrat par la route du sud et que, laissant sur main droite le cimetière, on a gravi la pente de l'église, deux rues se présentent : l'une s'épanche sans limite fixe, mourant d'abord dans l'herbe au pied du calvaire et des chênes, au fond d'une place ; puis repartant plus large, seuil d'église d'un côté, hautes graminées de l'autre, elle débouche sur l'école et file droit vers le plateau.

    L'autre rue, à gauche, d'abord on ne la voit pas : juste un poteau de ciment, puis tout de suite une chicane qui s'étrangle entre deux murs de meulières. Les enfants de Montserrat qui la prennent se font aussitôt avaler par la pierre ; ce n'est bientôt plus qu'un rang de maisons face aux deux ânes dans leur enclos. Sitôt passé le dernier poteau règne la friche, et, au loin, ce hameau sans nom où personne n'a envie d'aller. C'est à cette frontière, derrière la haie et le fossé, que se tient la "maison du bedeau". Jamais aucun bedeau n'en a franchi le seuil ; jamais la paroisse n'a été assez riche pour cela. Simplement, par un trait de génie, l'habitant de Montserrat a su conférer à cette revêche bâtisse le nom lourd, le nom plein de "bedeau", pesant ses tonnes de meule, écrasant sur le sol ses quatre murs aveugles, avec un volet fermé de planches – étage sur étage, verticalement close.

    Au hasard régulier de ses tournées interparoissiales, Meneau, le curé, l'abbé, comme on veut l'appeler, y séjourne. Il pousse la porte et sur la terrasse exiguë, le noir dans son dos, les aigrettes baissées, il se livre aux textes saints, fixant parfois un point devant lui. C'est là qu'il se tient, assis sur le muret, lorsque Brenner franchit d'un bond le talus. Le prêtre lève les sourcils, ses yeux battent, le bréviaire se referme : "Je t'attendais.

    - Eh bien non. Peut-être, peut-être oui as-tu vaguement pensé à moi en rangeant tes burettes – mais pour ce que j'ai à te dire, non, tu ne m'attends pas." Le prêtre glisse entre les pages un signet noir.

    Tu y es retourné dit-il Traître s'écrie l'Usurpateur, pourrisseur, assassin puant, etc.- cet enfant que je suis – Meneau le projette à l'intérieur, d'un coup d'épaule - pénombre, canapé de bordel - même si je ne t'avais pas suivi dit le prêtre je vois le vice sur ta gueule – Ose me dire - curé - que tu n'as regardé que moi – lui fermant la bouche - Brenner le mord et recrache sa main : Tu ne pardonnes pas la joie crie le maître ce sont les yeux, leurs yeux, pas les mains qu'il faut regarder – quel os as-tu faim de ronger curé de Montserrat – Meneau se tient la main sans mot dire tu crois peut-être que je vais gémir au pied de ta putain de croix - oui je suis retourné sous le rocher – mesurer tes ravages - un prêtre est passé sois heureux mes enfants se détournent et se fuient –

    • Tout péché porte en soi sa pourriture.

    • Le pourri c'est toi curé qui épies pour te pimenter la paume -

    • Je le préserve de sa turpitude

    • Mon frère l'abbé connaît bien sa casuistique - suis-moi, contemple ton œuvre, regarde en face où mènent huit jours de terreur prêtre ivrogne

    Dieu est alcool" – il se laisse entraîner - glissant tombant par l'entonnoir d'ordures les voici haletants accroupis accrampis dans la glaise épineuse Je viens de les quitter - en contrebas les deux enfants sur l'herbe et l'argile agitent leurs bras tressés accélérés jusqu'à salivation de ce petit pissat blanchâtre - les traits tirés - Nadine s'essuie on ne fait plus que ça murmure-t-elle - d'un coup Marc se redresse Regarde !! Nadine crie, tous deux jurent Salauds putains d'ordures vous voulez regarder ? tenez, tenez ! Marc s'exhibe et les hommes décampent pesamment à l'opposé dans les fourrés vers le plateau, piétinant et glissant à quatre pattes Nadine a montré son cul Pauvres cons sales merdes -

    • Le lendemain il n'est question dans Montserrat que du magistral coup de poing que Brenner a déchargé, au milieu de la place, sur l'oreille du curé.

     

     

     

    X

     

    A compter de ce jour les masses vont fausser le jeu de ce délicat équilibre. Auparavant il reste à rendre compte d'une démarche particulièrement pénible tentée par devers moi - j'avais jusqu'ici joué le rôle confortable de l'espion mais quand je le vis Brenner debout dans l'embrasure de ma porte (j'avais reconnu sur les marches ses pas imperceptibles) j'étais sûr et certain qu'il me tiendrait ce double langage de la “responsabilité” tenu sans cesse et sans pudeur ceux qui ne l'appliquent pas prendre tes responsabilités - tes, jamais mes - aidez-moi Ménestrel aidez-moi je vous en supplie - les traits ravagés le poing tendu pour frapper je n'ai plus que vous – Je n'ai rien à t'offrir – il tombe dans ce fauteuil où je ne suis jamais qu'il me rende l'enfant - Les roses blanches tournent sur l'enceinte il veut le garder dites-lui qu'il n'a pas le droit même au nom de la morale même au nom de Dieu - à présent Dieu – "je l'aime avant lui c'est moi qui le premier... - Moi je n'aime personne – Quand mes enfants s'aimaient j'étais fier de veiller sur lui participer de lui qui comprenait toutes mes paroles voici des roses blan-an-an-cheu-eu-euh "Tu penses aux flics, Raymond Brenner ? - Cette fois-ci ce n'est pas moi pas moi il reprend A présent dans ses yeux ni questions ni réponses juste le sol quand je le croise et ses lèvres qui bougent à vide - il n'y a devant mois qu'un homme ordinaire et jaloux d'un garçon de 13 ans je ne me contenterai pas de miettes ce n'est donc pas la première fois Meneau est un vieux bouc - l'enfant pour moi seul tout de suite le serrer l'étouffer comme ce vieux bouc se le permet peut-être – pour moi il sera - moi, c'est tout, c'est tout, à Vérone si je veux tirant de sa poche une liasse Berlin Barcelone – réponds, Ménestrel, réponds – ses épaules flageolent - Berthe s'est enfermée avec le Vieux - la Silva chante Du gris Fleur de misère Où sont tous mes amants Brenner gueule Je te fais pitié Ménestrel - tu oses avoir pitié ?! Je me penche sur lui, murmurant à même sa joue Qu'il se tue ou qu'il parte au plus vite et le plus loin possible et j'ajoute Ne renonce pas ne renonce jamais Brenner se raidit Je te rends ta femme dit-il Trop tard je réponds Trop facile Brenner – il me prends le cou – à peine a-t-il relâché sa pression que je répète à mon tour pas ma faute pas ma faute il me coupe en hurlant Tu as regardé avec nous sous le rocher. Tu as regardé, Ménestrel et je réponds en

    m'essuyant "C'est juste" - Brenner se détache - tourne dans son dos la poignée en me fouillant des yeux outre moi - ressort à reculons - resté seul et vide j'interromps le disque - Nadine hurle d'en bas le nom de Marc au diapason de la Folie puis de tout son corps frappe la porte sang-de-bœuf - la Gignard la reçoit dans ses bras Marraine marraine ! je dégringole l'escalier - l'enfant porte au front une longue estafilade Une honte monsieur Ménestrel - sa mère la bat plusieurs fois par jour - j'apporte de l'armoire à pharmacie des compresses Excuse-moi pour le monsieur mais c'est pas un secret - laisse-toi essuyer qu'est-ce que t'as encore fait - ta jupe tachée de vin - enlève-moi ça que je te donne autre chose - passée dans la chambre elle cherche "du propre et du sec" "Si c'est pas malheureux - qu'elle est maigre voyez-moi ces jambes, de vraies allumettes – n'aie pas peur monsieur sait ce que c'est, c'est adorable n'est-ce pas mais il n'y a rien là-dedans on boit mais ça n'a rien à manger tourne la fille debout devant moi sur le lit, me la présente sous toutes les faces le sexe à hauteur de ma bouche, ses mains palpent les chairs – frôlant de ses lèvres les bras, la poitrine, le ventre et la renverse sur le lit lui soulevant des deux mains le bassin - Nadine se débat faiblement.

    Tandis que j'avançais pour prendre ma part le tocsin se mit à sonner à toute force j'ai couru vers la fenêtre, toute une population absente jusqu'ici s'est ruée sur la place de l'église, les hommes transportant des pioches et des seaux d'eau froide ils ont enfoncé le porche - à l'intérieur Brenner en bras de chemise pendu à la corde tire comme un possédé, le chanvre se pèle et fume par le trou de voûte ils sont là-haut les enculés je vais les faire descendre - deux hercules s'avancent sur lui, tous s'attendent à le voir tomber l'écume aux lèvres, les deux s'accrochent à son épaule chacun d'un côté attention aux tatanes ! Il est dingue ! Brenner secoue la tête et happe dans le vide en lançant des ruades.

    Les hommes trébuchent et reviennent à la charge, ceinturent l'homme et se suspendent à ses bras – le serpent de corde fouette et se tord entre les jambes qu'est-ce qui se passe ? - complètement bourré ! - T'as vu ses yeux ? t'as ces yeux-là toi quand t'as bu ? - les asssitants courent en tous sens, reviennent sur leurs pas, se heurtent - quelques-uns reviennent du plateau hors d'haleine : "Le curé n'est pas chez lui ! - Marc non plus ! - Et sous le rocher vous avez cherché ? - C'est là qu'on est allé tout de suite ! - Et la fille ?" Des groupes se

    dispersent au pas de course. On s'y est mis à quatre pour venir à bout du sonneur en le soulevant par les pieds, en lui mordant les mains. Trois hommes accourent avec de grands gestes : "Chez sa mère non plus ! non plus ! - Et la mère Gignard ? t'y as été ?" Ils dégringolent la pente à grand bruit de souliers. Déjà ils tambourinent à la porte en fêlant la vitre. Têtes congestionnées, moustaches aiguës :

    "Où est Nadine ?

    • Sa mère la demande ! Il faut que ça s'explique !

    La porte s'ouvre.

    • Et qu'est-ce qu'elle fout chez vous ?

    • Et à poil en plus ?"

    Je suis sa marraine.

    - Ça suffit la mère Gignard on vous connaît, on va appeler les flics et ça va pas traîner - là- haut les hommes entraînent l'Usurpateur qui brame - quatre formes penchées sur un corps, qui trébuchent et jurent - la corde achève son agonie sur le dallage. Je me retrouve nez à nez avec une dizaine d'hercules de village bien échauffés Toi non plus le Bordelais fais pas le malin, ça fait assez longtemps qu'on te voit traîner

    • T'as même dû coucher avec le curé ! ça fait une belle brochette !

    • Laisse-le René, tu vas te salir.

    • Ferme ta gueule on t'a rien demandé casse-toi et vite

    • Viens ici pauvre gosse, tu ne sais pas avec qui t'es tombée...

    • Rajustez-la au moins.

    • Allez viens voir ta mère fille de pute !

    • La touche pas gros porc c'est pas sa faute !

    • Chez nous on n'aime pas les anormaux.

    • Et on reviendra, la mère Gignard ! faudra s'expliquer !"

    Ils repartent en claquant la porte à toute force et entraînent Nadine au milieu des bourrades "Je la

    prends chez moi dit une femme moins excitée ; je vais retrouver sa mère" c'est nous qu'on va la trouver sa mère ! ils s'éloignent vers Monthézac, j'entends crier Marc ! Père Meneau ! Hélène s'est affalée sur une chaise, les bras ballants, et s'est mise à pleurer sans secousses, gémissant par intervalles comme un chiot blessé. Je la regarde avec un immense dégoût.

     

    X

    20 mai

    Il faut partir – ce ressort inexorable – la pluie tombe et noie le paysage. Hélène rejoint assidûment son mari paralysé. Je reste seul, enfermé - Farradji n'a toujours pas été retrouvé. Les gendarmes sont alertés.

     

    21

    Dans le cimetière est apparue la veille une fissure qui s'est élargie en fin de journée. J'apprends que Brenner, l'Usurpateur, a été interné dans une maison de repos, à la Préfecture. Il a plu toute la journée. Je n'ouvre pas ma fenêtre.

     

    23 mai

    Après quatre jours (4) chez la mère Poitou, Nadine est envoyée à l'internat de filles de Furnes. Elle va faire des ravages. Les recherches pour retrouver Marc et le curé sont demeurées vaines. Cette nuit j'ai rêvé de mon père.

    Aujourd'hui je fais mes valises.

     

    24

    Il a fallu évacuer la maison T. - trop près du ressaut. Celle des Gardets à son tour menacée. La pluie toujours. En fin de matinée le mur du cimetière s'est effondré sur la route en contrebas ; on distingue à mi-hauteur dans l'argile l'affleurement pentagonal des vieux cercueils. Une déviation est mise en place.

    25 mai 196...

    Le vent se lève sur la route luisante. Je me retourne encore – ciel lourd - les croix, les croix de Montserrat

     

     

    Libos-Marmande-Bordeaux-Belvès février 2016-décembre 2017

     

     

     

    F I N

     

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  • Du péché de chair pour une meilleure approche de Dieu

     

     

    B E R N A R D

    C O L L I G N O N

    D U P É C H É D E C H A I R

     

    POUR UNE MEILLEURE APPROCHE D E D I E U

    PERSONNAGES

     

    MAATZ Pascal, docteur, né le 23 août 1967, 36 ans. Exerce à (47) Moncap

    Divorce prononcé aux torts du mari, lui-même.

    Aide-manipulateur : Fat Kader Ben Zaf, patron de bar-expositions. Énorme et « jovial ».

    Pascal a pour maîtresse Madeleine Bost, ancienne boulangère devenue prostituée rue H.. L'emmène avec lui à Châteauneuf-en-Bousse ; Madeleine connaît la buraliste locale, ancienne pute, comme elle. Participera, sans grande conviction, à un stage de sculpture au bord du Bassin d'Arcachon.

    .

     

     

    François dit Frank NAU, son demi-frère, FILS DE MEDECIN

    Marchand de chaussures. Magasin à Vergt-du-Périgord. S'intéresse au tarot.

    Aide-manipulateur d'Annelore Mertzmüller :

    Père Duguay, espion à Châteauneuf-en-Bousse, surveille la strip-teaseuse Annelore Mertzmüller. Epie les femmes dans les couloirs obscurs de l'hôtel de Boutthes.

    François dit Frank a pour maîtresse Annelore Mertzmüller – strip-teaseuse pieuse – qui connaît très bien Madeleine Bost. La strip-teaseuse est séquestrée à Châteauneuf-en-Bousse par le Père Duguay.

     

    Les deux femmes ignorent, au début, que leurs deux amants respectifs sont demi-frères.

    COLLIGNON - DU PÉCHÉ DE CHAIR DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU 3

    Terra incognita

    L'expression roman mort (« plus du tout de fiction, de l'information ! ») prête à rire depuis son apparition, début XIXe siècle. Voici

    Du péché de chair dans la connaissance de Dieu.

    Entreprise « qui n'eut jamais d'exemple » où nous avons ébauché ou dégrossi nos marionnettes.

     

    Il est deux façons de rejoindre Dieu. :

    1° l'orgueil mathématique : quelques initiés ou mystes, en fins d'asymptotes, effleurent Dieu sait quelle image de Dieu

    2° l'humilité de a) celui qui ne mange ni ne chie

    b) celui qui admire en son miroir chaque partie de son corps créé, «  rendant grâce » à mesure, puis une fois pour le tout  : « Seule et unique prière ! » - ce prêtre exagère. Tous les prêtres exagèrent.

    Nous n'emprunterons ni cette voie, ni les autres.

    En revanche :

    - soit une strip-teaseuse  et deux hommes.

    - Grand A Maatz, né juste après la dévaluation du franc malien ; son nom signifie, en germanique, « le nigaud », « le niais ». Son âge restera fixé à 36 ans, le vôtre. Il a votre taille. Lieu de naissance et signes particuliers : les vôtres. Nationalité  française. Études de médecine, externe 4 ans puis 3 ans d'internat. Thèse : « Soins primaires et Outils de veille », mention passable.

    - Grand B Nau.

    	
    
    
    
    
    
    
    

    COLLIGNON - DU PÉCHÉ DE CHAIR DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU 4

    
    
    
    Pour NOS AMIES LES FEMMES  faisons léger. Sous forme de mots croisés par exemple. 
    
    
       1    2    3    4    5     6    7  8  9   10
    1   	P    U   T     A    S    S   E   R   I    E  
    2	R    +    +    C    O   U   R   E  +   N 
    3	O   N   A     N     +  C    O  +   A   C
    4	S    A   L     O     P   E    S   +  N   U   
    5          T    +    +     N    O   R   +   C  U  L
    6	I     C   H     +    +    +    L   I    S  E
    7          T    R   O    N    C   H    E   R   + R
    8          U    R  S     U    L    E    +   A   R  A
    9          É    +   T     +    E    +   N    G   +   +
    10       +      +   +    C    A    B   A    E   R   T
      1      2    3   4     5     6   7     8   9   10
      
    HORIZONTALEMENT
    	1. État naturel de femme 2. Qu'il se dépêche. Patron des deux sexes, honoré de maintes libations. Kéza , noblesse gasconne 4. Paradoxalement, à celles qui ne veulent pas. Comme un cul. 5. Nord sans d. Préoccupation essentielle 6. Avant liebe dich. Demoiselle de Bécaud  7. Activité fine 8. Qui rit quand on l'encule. Qui rit. 9. Nouvelle Gauche. 10. Au cabaret, c'est le bordel. . 
    VERTICALEMENT
    	1. Rare au masculin. 2. Demi-pute de Zola. Casimir, Raymond, Roger (dans l'ordre) 3. Aluminium. Soigne la chtouille. 4. Ce qu'elles disent toutes. A poil. 5. Syllabe d'enculage. Ne pas tourner autour. M. et Mme Pipe ont une fille. 6. Le comble de l'horreur. (...) - suie-moi le cul. 7. Prétexte à chasteté. Largeur. Fin de la pute précédente 8. Parfois du cul. Sur la bite du bizuth. 9. Pas Dei. 10. Sodomie programmée. 
    	Reste à placer :  vulve, clite, con, poil.  
    
    

    COLLIGNON - DU PÉCHÉ DE CHAIR DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU 5

    
    
    
    LE TROU DU QUIZZ
    Êtes-vous une femme ? 
    				Oui        _
      				Non       _
    				Autres     _
    Aimeriez-vous être 
    				Pute         _
    		        	Cultivatrice         _
    			Strip-teaseuse     _  
    Vous masturbez-vous ?
    				Jamais      _
    				Jamais      _
    				Jamais      _
    Aimez-vous les hommes ? 
    				Ben…        _
    				Euh...       _
    			C'est-à-dire...      _
    Votez-vous
    				À droite   _
    				À gauche   _
    				Au centre  _
    Votre mec porte-t-il 
    				À droite   _
    				À gauche   _
    				Au centre  _
    Votre tour de poitrine
    				90 C         _
    				85  D        _
    				A   10       _
    	----->    		cuirassé coulé.

    COLLIGNON - DU PÉCHÉ DE CHAIR DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU 6

    
    
    
    	    Le docteur Pascal Maatz habite chez lui tout clos. Grand et chauve, couronne bouclée grisonnante et fêtard, nombre de partenaires sexuels imposant, du moins pour un homme. Fut également marié, puis divorcé, à ses torts : Ludovika née Hirschheimer avait accouché la quantité, considérable en Occident, de trois enfants – ce matériau fera l'objet d'une autre narration. En ayant donc par-dessus le crâne, rendue fébrile et vindicative par tant de passades extranuptiales (rien de tout cela ne semble présenter la moindre vraisemblance : je ne vois que désert sexuel tout autour de moi...), Ludovika obtint la garde exclusive des trois garçons. Certains pensent qu'elle épousa son avocat, grand amateur d'enfants. 
    	Ils seraient tous partis dans le Cantal : au bout du monde. Le Dr Maatz connaît la route ; en remontant vers le nord-est par Fumel et Rouget, on gagne vite Aurillac, voire St-Flour. Mais à quoi bon. Confiscation donc de descendants âgés aujourd'hui de 8 à 14 ans, qui oublient leur père corps et bien. Rien dont l'homme se détache aussi aisément que des liens de paternité (Pascal Maatz ne dispose pas d'une sensibilité exceptionnelle : comment supporter, sinon, d'entrer ainsi, professionnellement, et par effraction, dans le corps des gens ? - exception faite cependant de ses émotions pieuses dans son oratoire, trop chaud l'été, trop froid l'hiver, juste  sous les tuiles du toit, où nul ne doit avoir accès).
    Il en change lui-même les fleurs. S'y livre à des ostentations secrètes de piété : acteur et public. Enfant déjà il installait, sous ses combles, une chapelle à Marie, nourrie de représentations saint-sulpiciennes : fades crucifix, chromos de madones – sur le sol un Antoine au discret cochon. Adulte à présent, Pascal célèbre son culte sur un prie-Dieu rapetassé, face à quelques objets larcinés sur les tombes (depuis, saisi de contrition, il demande pardon aux morts), sans oublier la grande Vierge tout en bleu et Thérèse  Gobe-Glaires (de Lisieux). Il se recueille ainsi entre deux consultants, leur faisant croire à des urgences. Fâcheux pourtant qu'on le voie redescendre de sa soupente en remontant, à la dérobée,  sa braguette. Il fréquente Bordeaux, 18 rue H., une habitude, selon Mauriac in Genitrix : Madeleine, de la  génération du  baby-boom (45/69) : propre, rangée, en gris, pas trop physique, la cinquantaine honnête avec un sac à main cabas  ; un peu popote, une fois par quinzaine, pour l'hygiène. 
    Le docteur ne veut pas savoir qui passe avant, qui passe après - « quatre ou cinq fois par jour lui dit-elle, on n'est pas des vaches tout de même » . Un jeudi sur deux. Il pourrait aussi bien séduire n'importe quelle femme dans un délai raisonnable – mais  pas que ça à foutre [sic]  

    COLLIGNON DU PÉCHÉ DE CHAIR DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU 7

     

     

     

    	
    							X
    
    	Grand B
    François dit Frank Nau, cadet et chaussurier, naquit d'un autre père. C'est un lunatique, à qui survint la fantaisie de transformer un jour sa maîtresse Annemari-e (diphtongue germanique) - en pénitente du strip-tease, sans qu'elle ait pu toutefois y renoncer tout à fait. François dit Frank a souvent traqué chez lui, ou chez l'autre, la névrose de haut vol, sans pouvoir pourtant frôler ces hauts portails de la folie. François dit Frank n'a pas brillé par ses études ; ce n'est pas qu'il se soit particulièrement vautré dans la cancrerie : simplement, rien de ce qu'on appelle choses de l'esprit (la médecine ?) ne l'a véritablement passionné.  Le choix des chaussures, après tout - l'hygiène des pieds, jusqu'aux bonnes ou petites manières, gestes pour mettre ou ôter ses souliers, ne révèlent-ils pas l'homme et l'âme aussi sûrement que ses furoncles ou ses rythmes cardiaques ?  
    
    François dit Frank, passé vendeur après stage à Fougères (mise en place, fichier clients), s'est porté acquéreur d'un atelier du Périgord. Tourne sur les marchés, négocie ses ventes, ce qui lui rembourse l'essence et l'usure. La camionnette s'ouvre à tribord par un auvent latéral, exhibant les chaussures en boîtes carton ou transparentes : Zaramion, Lady-Top, Princesse Alyne. Il faut bien vivre. Et, pour l'orgueil, affichant prix et délais, du sur mesures, « couture trépointe ». Lui reviennent parfois des éclairs hors-saison sur son passé, ou sur l'argent qu'il devrait à Pascal,  s'il prenait cruauté à ce dernier de se faire rembourser. François dit Frank ne ressemble à son frère que par l'implantation de ses cheveux,  dégagés à mi-crâne et blancs, depuis la trentaine. 
    	Outre les souliers haut de gamme et l'étude de la langue tchèque (hommage à grand-mère Agata), François dit Frank Nau s'intéresse au tarot, sans en tirer bénéfice,  mais non sans conclure, en privé, sur certains indices : leur pléthore démontre nécessairement une trame explicative, ou l'autre. Le nébuleux devient déduction ; rien qui s'oppose plus aux logiques mathématico-médicales ! D'où, chez notre cartomancien, ce flou de l'âme et ce vice artistique : talmudiste ou catholique, marxiste ou freudien - quoi que vous puissiez ruminer ou concevoir, quelles que soient vos restrictions les plus personnelles - toujours l'un ou l'autre de ces vagues devins parviendra à ficher sa flèche au milieu de vos cœurs. 
    	Chaque lame reçoit de lui seul désormais sa signification, à sa guise. C'est pour ne pas COLLIGNON        DU PÉCHÉ  DE CHAIR DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU	8
    
    
    
    
    entacher le renom de son frère, médecin généraliste ! qu'il affiche l'identité controuvée de Frank Nau. Il n'a pu le faire inscrire à l'état civil, mais se désigne ainsi sur son auvent de camion : "Frank Nau, Fort-Saint-Jacques, Dordogne ». François dit Frank est un homme "sensuel, sans problème" - sens. ss. pb. Ils sont tous deux fils officiels d'un cardiologue nantais, rigoriste, qui préfère au bâtard son légitime. Renchérissant dans le convenu, la mère adore  ce petit François, son "fils en coton" comme elle l'appelle. Bouclé avant même d'avoir blanchi. Dès la mort de ses deux parents, voici trois et quatre ans, Frank Nau manifestera de grandes dispositions hétérosexuelles, comme si en vérité la vie lui avait ôté le capuchon des yeux ; sa maîtresse actuelle est une Germanique, issue des Mertzmüller de Rauffendorf, aus einer großen Familie. Une grande blonde à tresses postiches, strip-teaseuse « en scène et à domicile », et qui n'accorde à ses peepers que la stricte abstinence. 
    	Que François dit Frank Nau, 1m 68, savetier (s'il en reste) à St-Jacques et Fougères soit parvenu à s'attirer les bonnes grâces d'une telle femme, une artiste ! tient du miracle : sociétal, conjugal - lui, le raté ("...ton frère a décroché son diplôme de médecine !") baise l'une des plus belles Èves de France et d'Allemagne. La mère, sans jalousie, demeure en excellents termes avec son fils, l'admirant même plus que l'autre : nul ne contestera qu'il soit plus facile, à y bien regarder, d'escalader sept années  d'études après le bac, dont deux en externat même indemnisé, que d'inscrire sur ses tablettes non seulement une femme, ce qui en soi constitue déjà un exploit, mais l'une de ces athlètes glacées qui lèvent la cuisse en cadence ou se déloque savamment, fût-ce de Rodez à Béziers à mille francs l'entrée sans le champagne.
    							
    							X
    
    	Pascal, pour sa part, exerce en contrebas d'un de ces bleds que surmonte un axe départemental, en l'occurrence Salbez-Moncap-Faucon. Le pharmacien occupe un recoin humide place Arbrissel (1047-1117). Potard et toubib se renvoient leur clientèle entre catarrhes et matins de cuites : le Baron d'Yeul se laisse boire et le brouillard tient bien la route. Entre les deux caducées, le simple et le double, se  dresse la Salle des Fêtes au fond d'une fausse impasse - jusqu'à la chicane d'un sentier mal rembourré de tuiles, qui mène sous le nez des vaches et plus si affinités. Moncap, sept cents habitants,  façades et pavés noirs. 
    
    CHAPITRE DEUX 
    CONFIDENCES NON DE FEMMES – PREMIER DÉVOIEMENT		9
    
    
    
    	Ne pensons pas que deux confidentes se limitent à parler de cul ; nous évoquons ici pourtant, loin des métropoles, une horizontale en rupture de passes et son amie dont nous parlions plus haut, Annelore Mertzmüller, strip-teaseuse. Le piquant de l'affaire est en effet que la maîtresse du chaussurier et celle du médecin se connaissent et se croisent depuis trop d'années : Annelore offre en scène son cul dans une aura de compassion bouddhique, tandis qu'Madeleine Bost, ex-boulangère, se vendait naguère en métropole bordelaise pour 3 francs 6 sous, tarif Palais-Royal. Or les deux amies parlent le moins possible de sexe. Leurs assises se tiennent dans un salon de thé du quartier piéton, à Saintes (Mediolanum Santonum). Comme elles sortent d'une vie mouvementée, elles comparent leurs voyages. 
    	Elles n'ignorent pas qu'elles possèdent chacune son homme, sans se douter d'abord  que ces deux-là soient frères, de noms différents mais de mère unique, et lorraine. Les deux amies connaissent les itinéraires, et s'échangent recettes et adresses de routiers : « abondants, mais si bruyants ! » - puis vont chasser plus loin. 
    						X
    
    À Châteauneuf-en-Bousse , au pied de cette place forte aujourd'hui renfrognée dans la neige, se cache le monument négligé de Robert du Plessis-Bertrand, que les livres d'histoire ne mentionnent plus. Mais nos demi-frères pour leur part découvrent un club de chasse, où se rencontrent des paysans forcément madrés, aux yeux non moins finauds, tous inoffensifs et reposants tant qu'il ne s'agit pas d'héritages ou de bonnes mœurs (nous disons "en-Bousse", nous excusant à l'avance auprès de l'équipe municipale, qui devra bien se résoudre à ce que l'on ne parle pas uniquement de sa commune en termes de dépliants touristiques). L'amitié entre femmes, dans l'imaginaire de l'homme, n'est trop souvent qu'une possibilité d'infinies consolations après une baise trop rude ou ratée, l'homme  n'offrant souvent d'autre choix que l'allégresse du soudard ou la flaccidité de l'ivrogne… 
    	Il existe à l'écart de la route un hôtel au bas du plateau, vers le sud. Là s'est confiné un simple client ; il a monté la butte et l'a redescendue vers le nord dans la neige d'un chemin creux, cherchant le monument si encensé jadis par son maître d'école, aujourd'hui cénotaphe si délabré, où Robert du Plessis-Bertrand sur son lit de mort  reçut des Bavarois les clés de la ville. Son corps se décomposa sur les chemins, et l'on dut procéder à une totale éviscération puis ébullition. Mais en  COLLIGNON        DU PÉCHÉ  DE CHAIR DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU   10
    
    
    laissant derrière soi la Tarenne, l'homme lui a très précisément tourné le dos ; il remonte vers   le bar-tabac, bredouille et réfrigéré, face au portail roman. « Quelle température fait-il ? » demande la patronne à la cantonade.  -  Cinq sous zéro, répond-il. « Dix ! s'indigne la buraliste, moins dix ! - Je ne pense pas répond-il. La bonne femme prend vivement l'assistance à témoin pour fustiger ce plateau pourri coupé de tout on les voit défiler sur l'autoroute en  bas, y en a pas un qui monterait s'arrêter ici - Madame, vous habitez un pays que vous ne méritez pas – mais il se tait. La tenancière prend parfois trois semaines pour arrondir sa bourse sur le trottoir de Limoges ou Bordeaux et se fait relayer par une collègue : roulement de roulures. L'inconnu repart en sortie de bourg, Hôtel Citarel, surchauffé ; se change, enfile son veston de curé, descend dîner. 
    	Deux couples en table 10 ; Pascal Maatz et son ex-boulangère en rupture de tapin, Madeleine Bost ; plus, sa meilleure amie, Annelore Mertzmüller, de noble famille schwartzwaldienne,  avec François dit Frank Nau. Tous quatre mangent, boivent et s'agitent beaucoup ; l'ambiance vire à la baise d'après le dessert. Le prêtre anonyme repart dans sa chambre, guette par la porte ouverte de la salle de bain la bande son d'un coït acharné. Il se branle deux fois au-dessus du bidet, pour éviter les saloperies des chambrières, soigneusement hurlées à voix basse : il est dérangé çui-là tout seul la nuit et des traces dans les draps,. Les femmes, en effet, ne laissent aucune trace. Petit-déjeuner : 
    	« Qu'est-ce qu'il m'a mis hier soir ! (chuchoté) et toi ? 
    	 - Il n'a pas pu, il était trop soûl !  
    	Madeleine rescapée du trottoir confirme l'échec du docteur Maatz. Si petite, moche et terne - bouclée grisonnante -  que c'est elle qui doit baiser le mieux. L'ouïe exacerbée du curé gris souris chope les  miettes au-dessus des tasses.  
    	- Et le corbeau ? 
    	- ...un client - il part juste après. » Telle est très souvent la coutume chez les femmes : à tout échec au pieu, consolation lesbo. Entre femmes ça ne compte pas - les hommes, c'est curieux, pensent très exactement le contraire. Le prêtre paye ostensiblement.  Tu vois bien ! murmure la Mertzmüller, à la limite de l'audible. Il flâne faussement dans le hall d'entrée,  voit les deux amies gagner croit-il le  couloir des chambres – pas d'issue par là – puis revient sur ses pas : moquette rouge muqueuse, chaque porte entrouverte émet de troublants effluves. Puis la ventilation forcenée (-5°) décèle au loin les ombres ambiguës des femmes de service, faisant de son cheminement toute une gynécographies ; second échec : les fesses flétries (par trop d'hommages ou trop de négligence) l'auront éventé. 
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     Alertées par ce bon père en civil dont la fausse indifférence évite jusqu'au moindre frôlement de pain ou de cuillère, elles se sont entendues, au quart de cil, pour un refuge plus sûr. L'ecclésiastique fureteur se demande ce qu'elles ont toutes à jouir d'une façon si particulière. La solution serait que Mertzmüller, Annelore, strip-teaseuse, baise de tous ses centimètres carrés de peau, sans la moindre extériorisation, simulatrice à rebours (feindre de ne pas jouir), tandis que l'homme se contorsionne. C'est ainsi que les deux amies tenaient les deux frères dans l'ignorance ; eux non plus n'ont rien révélé, aussi chaque sexe s'imagine avoir dupé l'autre. Annelore après l'amour fait bouffer ses cheveux sur son front. 
    	Madeleine, bigote et pute, reste simplement moche ; elle baise le pendentif en croix qu'elle n'a pas quitté, chaste ce matin-là, en dépit des assauts médicaux plus qu'avinés. Annelore de son côté se livre dans sa solitude à la macération, mortifiant sa chair exhibée par des jeûnes, pour éviter sur scène les traces d'un éventuel fouet de discipline. La flagellation -  expiation définitive - elle l'envisage contre un pilier d'église, juste la veille de sa retraite. Ce qui n'est pas demain la veille. Précisons si ce n'est déjà fait que le père Duguay (l'espion d'hôtel, c'était lui ! d'où la fuite ! ah le con!) est curé de cette paroisse. Madeleine ne l'a pas reconnu.  Annelore, bien évidemment, si. Elle ne l'a jamais décrit. 
    	Elle  a rejeté tout scandale entre les petits pains et les cafés. L'impudent François Duguay ne sera ni petit, ni chafouin - ni énorme ni maigre, ni rien de ce que sont les curés dans les livres, mais parfaitement banal, si ce n'est un penchant vers l'espionnage masochiste, et, jadis, une propension à faire l'original dans les fonds de bistrots pour attirer l'attention des hommes à l'heure de la fermeture, puis s'éclipser sans conclure… Quant à sa bonne, la soixantaine, bigote en sauce,  teint de pruneau, ex-jeannette et guide, elle n'a pas du tout le sexe fripé, comme se le figurent les mécréants, mais une vulve à peu près vierge, parfaitement constituée, par analogie avec le zizi qu'il nous fut donné d'apercevoir sous les draps d'hôpital, vivement soulevés, où gisait un curé de C., agité par les drogues. 
    	Moi qui vous parle, j'ai entrevu un zizi de curé, et il n'était pas pédophile, je le jure. 	
    	
    
    
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    DEUXIEME DÉVOIEMENT
    
    Le but du jeu est d'établir un savant basculement, de la Vie à la Mort (au masculin comme il se doit, der Tod), de l'ascétisme à la joie s'il se peut. Or passant quelque jour par l'immense cimetière de Limoges, j'y fus frappé par une épitaphe poignante, sur une plaque émaillée : 
    			"A MON MARI – A SON ŒUVRE"
    accompagnée d'un autoportrait  à l'encre sous verre bombé, assez bon, sans plus ; d'autres portraits ornaient trois dalles voisines, comme si les amis du défunt avaient poussé l'abnégation jusqu'à se faire inhumer dans la même section. Mon dos fut alors parcouru d'un frisson. Je fus aussi frappé, à Limoges, mais plus subsidiairement, par la carte postale représentant "l'Hôtel de  Ville" d'Alfred Leclerc, "construit à l'imitation de celui de Paris" ;  ce qui serait risible, si je n'avais pas assisté à un spectacle théâtral extraordinaire, où tout s'explique : une troupe locale avait ressuscité le sinistre cabaret du Dernier des Hommes à St-Cyr-sur-Morin, Zone crapuleuse des années 25, dans une   nostalgie pathétique. 
    	Venu à Limoges pour me changer d'air (à chacun son budget), je retrouvais le dépaysement, au creux même du dépaysement : ces comédiens limousins non plus n'aimaient ni leur ville ni leur époque. Je voyais sur la piste des Limougeauds et  Geaudes clamant (...archifaux!) la soif inextinguible d'un Paname inexorablement  passé et dépassé - celui de Joséphine, celui de Paul Poiret ; d'un Paris aspirateur de tous les arrière-grands-parents arrachés de leurs vertes prairies bien fauchées d'Ambazac ou de St-Yrieix .Spectacle à tordre les entrailles, grandiose, ringard, englué quelque part dans les marécages des second et premier degrés. Beate Hoffmann, bonne du curé (« pute le week-end à Bordeaux rue H. » - ce serait drôle) s'enfuira peut-être en compagnie de l'essuyeuse de verres au fond du café de La Teste (Gironde), formant l'un de ces si nombreux couples de femmes en cavale. 
    	Quant au docteur Maatz, client occasionnel, il deviendrait si bouffon dans ses oraisons, là-haut sous les combles, qu'il s'en suiciderait. Mais les poutres sont trop basses.  Je calomnie mes personnages.
    
    							X
    
    COLLIGNON   DU PÉCHÉ  DE CHAIR DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU CHAPITRE TROIS									13
    
    
    
    	Les hommes communiqueraient par téléphone car ceci se passait en des temps très anciens. N'est-il pas préférable d'entendre une voix humaine au bout d'un fil ? telle est du moins l'opinion courante. Les personnages féminins se déplacent, personnellement, plus volontiers. Il faut de nos jours que les femmes figurent le mouvement, après avoir symbolisé du fond des âges l'immobilité ("L'homme est le voyageur, la femme est le clocher", disait à peu près le plus mauvais  Musset).
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    CHAPITRE QUATRE 
    TROISIÈME DÉVOIEMENT
    
    
    
    		Ben Zaf. Tête rouge, bouche toujours ouverte comme une carpe sur la berge. Perpétuellement vif, gros et hors d'haleine. Le docteur Maatz fait sa connaissance à l'occasion d'une exposition, car Fat Ben Zaf tient galerie, et le toubib veut persuader sa maîtresse autrefois pute, Madeleine Bost (9 rue H.) à présenter au public ses productions plastiques. .Naîtra entre ces deux hommes, le médecin et le gros tenancier,  une complicité inexcusable entre deux êtres opposés, au nom de l'art. Maatz parle donc ainsi à son complice : "Je veux que tu trouves merveilleux, incomparables, les sculptures de mon "habitude" (il le tutoie d'emblée, lui explique brièvement ce qu'il faut entendre par "habitude") « et que tu le fasses savoir, partout autour de toi ».  
    Le patron de bar-galeriste commande à travers salle un "Bourbon Quatre  Roses" pour lui et son client. Toujours haletant, toujours soufflant : Sa Vitalité est épuisante  Il boit peu. Offre des orangeades avec ou sans vodka. Madeleine, pute-sculptrice, assiste cette fois aux entretiens suivants. Il s'agit donc d'exposer ses sculptures : laides, pyramidales, cubiques ou sphériques  plus ou moins   barbouillées, emboîtées, râpées, lissées. Le gros Ben Zaf se montre enthousiaste. Une fois sifflés les orangeades et le bourbonsmall batch petit lot ») le contrat est signé. Madeleine Bost est tirée d'affaire, 2-64-03-05-61-0814. Elle sculptait déjà entre deux passes. Le petit studio près du lit à « deux places l'un dans l'autre » devenait exigu. « Moi, je sculpte » précise-t-elle. « Les autres ne sont que des installateurs ! des étalagistes . »  - Madeleine, ôte ta poutre… Parfois même elle soude au fer Conrad 50W.  
    Ben Zaf répète en boucle c'est inimitable - ça n'a rien à voir. Les critiques sont assassines : "L'esthétique du panier à salade" (Les Aventuriers) - parfois les critiques écrivent vraiment ce qu'ils pensent. « Ce qu'elle sculpte tient debout, n'importe où, s'adapte à tout, noir ou blanc, gris, rose. » François dit Frank Nau, chaussurier, encourage du fin fond de l'Ille-et-Vilaine la maîtresse de son frère. Le docteur Maatz : « Surtout ne pas déprimer ! » La médecine selon lui se tient stricto sensu entre le laisser-faire naturaliste et le minimum interventionniste. Pascal, dans sa pratique et dans ses goûts, s'oppose à l'acharnement thérapeutique. Il serre dans son portefeuille un formulaire en ce sens COLLIGNON   DU PÉCHÉ  DE CHAIR DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU    15	
    CHAPITRE QUATRE
    
    
     Mourir Dignement. Don du foie, de la rate et du cœur (ce qu'il en reste dit-il). Jamais le pieux docteur Maatze n'est  parvenu à faire modeler par sa maîtresse la moindre Maternité ni Pietà. Il est vrai que certains artistes ne se font aucun scrupule de dégager, dans le creux d'un bois flotté, à coups de gouge, une boule surmontée d'un crâne : "La Vierge", déclament-ils, "avecques son Enfant" (ou ce qu'on voudra). Le docteur prie toujours quant à lui devant sa Vierge bleu ciel dès qu'il en a l'occasion. « Mais pas devant des sphères » dit-il. L'amant d'Hélène -  sculptrice d'occasion - joue le bon prince et paye tout. Dans ces relations improprement qualifiées de "machistes", c'est aussi bien la femme qui protège l'homme. 
    	De l'autre côté de la table à café standard grenouillent le gros Arabe et son bourbon : "Ben Zaf, "Fils du Vent" -  « Fils de rab » rectifie le docteur – Kader lui jette un regard noir - « ...je prends 20% à la vente. L'exposition se fait dans le bar : rez-de-chaussée, mezzanine, à votre choix. Toute sorte de compartiments et de recoins, bien éclairés de partout, grande surfaces exposante. » Le bar occupe la totalité du rez-de-chaussée, mezzanine à balustres sur trois parois. Le plancher pose sur des entrecroisements de pilotis, face au port  envasé 14h/24 – embarcations sur le flanc à marée basse. Sous le plafond se suspend une pinasse Bonnin Frères à hélice 1909 : L'Amicale, à mi-hauteur, passée au brou de noix. 
    	Juste sous la quille, un comptoir biface en longueur alla spina (long mur aux deux extrémités duquel viraient serré les chars de course– perchoir des parieurs téméraires). Et de partout, Bordeaux, Lyon, Rodez, accourent peintres et sculpteurs pour profiter des effluves de fraîchin et de brai de calfat. Ben Zaf s'essouffle, boit peu, tend sur son ventre à bout de bras des contrats que chacun signe et parafe. L'exposition tiennent les plus grands pans de  mur auprès du bar, ou les surfaces lambrissées sur deux niveaux. Pas question d'accéder à la pinasse qui fracasserait tout sous sa chute. Ben Zaf de plus se flatte d'une excellente initiative : inviter un big swing band à péter les tympans, avec piano dans le fond et sexagénaires hilares sur la photo du site, trompette, rythmique etc ; (Ben Zaf n'y connaît rien) « juste pour le vernissage" - contresens aussi barbare que « Jazz en Quercy » ou de Haute-Provence au pied des vieux murs, dont les meilleurs tutti évoquent au mieux l'harmonie du verre pilé au fond d'une lessiveuse -ou si vous préférez, une soirée Salsa-Clé-en-Main ?
    	Mais 20 % de réduction ne sont pas à négliger. Devoir se brailler dans la gueule pour s'entendre parler pousse à l'indulgence, et les buts du Dr Pascal, pour l'instant, restent encore obscurs.
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    CHAPITRE CINQ
    
    
    
    Le Père Duguay à Châteauneuf, espion auriculaire, s'est vu précisément délégué auprès d'Annelore M., strip-teaseuse au grand cœur, qui se fait troncher en chambre après avoir offert en scène son spectacle à Dieu. Le prêtre connaît aussi Fat Kader ben Zaf à la Teste, près d'Arcachon. Tout ce petit monde bouge beaucoup. Chaque demi-frère (le médecin, le chaussurier) s'est mis en tête, un moment, de corrompre, quelle qu'en soit la manière, la maîtresse de l'autre : celle du pieux Généraliste, celle du Godassier ; comment s'y prendre ? Pascal prépare toute une casuistique, afin de paralyser petit à petit la strip-teaseuse de son frère dans le filet du péché, on ne peut plus étranger à cette dame. 
    	Or ce premier projet s'avère intenable : trop de consultations, trop de contestations, de pages à composer, trop de soi-même à jeter dans une tâche frivole ou dans un trou sans fond : devenir célèbre et rester soi-même ? un tour de force ! bien sot qui place sa survie sur une si hasardeuse barcasse - écriture, lecture, qu'est-ce donc que cela ? Chacun se borne donc, en définitive, à défigurer sa propre maîtresse, et, sans le savoir, court au désastre  : en effet, une telle individualisation des tâches les perdra tous deux. Le Père Duguay, mandaté dans un premier temps par les deux frères, ne rendra donc plus ses rapports qu'au spécialiste du pied, François dit Frank Nau. 
    	Le prêtre espère à présent voir, et non plus entendre seulement, telle ou telle femme en train de baiser, au lieu de se branler lui-même misérablement à l'abri d'une cloison au-dessus du bidet (pas de tache, évacuation immédiate). ...Après son espionnage donc des corridors d'hôtel, le Père Duguay (ni grand ni petit, ni chafouin ni ventru ; c'est déjà trop qu'il soit ordonné prêtre) a regagné son église en lave, dont le porche un peu de  biais fait à peu près face au bistrot-cartes-postales, de part et d'autre de foutus courants d'air. Il ne se sent chez lui que dans son église, multipliant les signes de croix, recueillant les maigres aumônes des troncs : St-Antoine, Ste-Thérèse (qui a vraiment sur sa photographie des traits de paysanne).
    Il ne se rappelle plus quelle autre, ou peut-être la même, fut obsédée dans son agonie par la vision d'un grand mur gris. « Le Christ est peut-être un grand mur gris". Duguay prie à genoux bras en croix, ou de tout son long sur les dalles quand le portail est clos. Toute exubérance est en effet honnie du peuple autant que du Clergé, qui s'est bien juré de mettre au pas les visionnaires et autres saltimbanques ; Duguay a tout intérêt à se méfier des vieilles salopes qui ont viré son prédécesseur, lequel avait émis des doutes, pendant son sermon, sur la virginité de Marie ; il en avait été de même COLLIGNON   DU PÉCHÉ  DE CHAIR DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU    17
    CHAPITRE CINQ
    
    
    
    pour le précédent, parti visiter Nazareth avec le Denier Jubilaire, au lieu de le donner aux pauvres. Duguay passe un peu trop souvent derrière le vieil autel, celui qui ne sert plus, pestant contre les chandeliers fendus sous la crasse. Il se souvient aussi d'un soir où, de son vivant, perdu dans les Landes, il s'était réfugié en tenue laïque au fond d'un bistrot avant fermeture. Et à son insu (donnez-moi mon Dieu pleine maîtrise de mon corps) avait multiplié tics et mimiques au point d'attirer l'attention d'un client du cru. Ce dernier s'était détourné des autres, et le contemplait depuis le bar d'un air étrange. Duguay s'aperçut alors, avec un horrible malaise, qu'il avait dragué cet homme, et qu'il ne lui faudrait pas trois minutes avant que cet inconnu ne le rejoignît à sa table et ne l'invitât chez lui tous volets fermés. 
    	Duguay s'éclipsa in extremis et ne voyagea plus. Depuis, il se cloître dans son église : verrou poussé, génuflexion, traversée de la sacristie - trois marches de plus, et le voici au presbytère mitoyen. Parfois il salue l'autel en claquant des talons, bras tendu. Jamais Monseigneur n'a eu vent de lui ni de sa paroisse. Pourtant le prêtre est bien dingue. Son invention favorite était le téléphone, qui, sans posséder encore (à cette époque) la magie de l'informatique, permettait déjà de réduire les contacts au seul son de la voix : il obtenait instantanément, dans la discrétion, ce musulman du Bassin d'Arcachon qu'il avait connu jadis Dieu sait comment. Tous deux, Kader Ben Zaf, bien grossi, et lui, prêtre ordinaire, obéissent aux directives des deux frères : Pascal, médecin, et François dit Frank Nau, vendeur de chaussures. 
    	Mais ces deux-manquent d'envergure, et de résolution. Ils se contentent de prendre des nouvelles, comme un maquereau « relève le compteur », mais sans la moindre trace d'arrogance. Ben Zaf se charge donc, en définitive, de l'ancienne prostituée, Bost, et l'héberge pour rien dans sa soupente, lui faisant enchaîner stage plastique sur stage plastique : Maatz l'a persuadée, quant à elle, de se sculpter sculptrice, lui fait miroiter les prestigieux débouchés d'un café-galerie visité depuis Paris. Depuis, Madeleine ne quitte plus guère le Bassin, glaise au four après glaise au four. Cela lui convient.  Son amie, la Mertzmüller,  là-haut, s'effeuille encore sur les scènes de Tarbes ou  Montluçon, et n'en démord pas : c'est faire œuvre pie que de montrer son cul, œuvre divine. 
    	Annelore affirme avoir préservé plus de cent trente pédophiles du passage à l'acte – à moins qu'elle ne les y ait incités, car il est formellement interdit aux effeuilleuse de se prostituer sous peine de renvoi immédiat ; elle excite, puis se dérobe. Que reste-t-il au soulagement des hommes ? pour certains pervers, la réponse va de soi. Mertzmüller Annelore apprécie pourtant l'acte de chair : à COLLIGNON   DU PÉCHÉ  DE CHAIR DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU    18
    CHAPITRE CINQ
    
    
    
    chaque assaut charnel du marchand de chaussures, elle émet un grand cri, comme à l'hôtel de Châteauneuf précisément où le Père Duguay appréciait, de manu, son art du cantabilé amoroso ; les injonctions  de François dit Frank à son âme pusillanime et damnée restaient confuses - à moins qu'il ne se fût agi de faire toucher du doigt l'irréparable séparation de l'âme et du corps ? ...conception qui révulsait, précisément, le père Duguay. Parfois, le prêtre se prenait à détester son Église. Et tandis que son commanditaire François dit Frank s'essoufflait à suivre l'effeuilleuse de Néris à Forges-les-Eaux, le bon père, pour sa part, demeurait sur le plateau, en retrait, jaloux de reprendre pleine autorité sur elle, et craignant les pédés de rencontre. 
    	Les deux frères pensaient asservir leurs maîtresses respectives, leur faire payer ce qu'ils n'avaient jamais vécu : être femme. Il faut en vérité que ces deux-là soient bien frappés. Qu'ils aient beaucoup de temps ou des réserves sur leur compte. Leurs activités en effet s'effilochent. La demi-fraternité n'aboutit qu'à l'éventail restreint des demi-mesures. Jamais ils n'auraient songé tous deux à se concerter, à échanger de longues stratégies. Chacun pour soi : est-ce que ce sont des manières ? Les deux maîtresses ne les voient guère que de loin en loin, uniquement pour un coup, « une passe ». Les dialogues restent brefs, si les actes sont prolongés ; la corvée n'est pas coûteuse. En vérité, chacun, ici, chacune, pense à autre chose. Il faut donc nécessairement que les acolytes, Père Duguay sur le plateau et Fat Kader sur le bassin, fassent fausse route. 
    	Sinon c'est à pleurer. Les deux supposées victimes, rappelons-le, se consultent régulièrement, non seulement à Châteauneuf-en-Bousse, comme il est normal entre belles-sœurs de la main gauche (ayant fini par l'apprendre), mais aussi, ce que les hommes ignorent, dans le fameux café vieillot, religieusement conservé, de la zone piétonnière à Saintes (Charente Maritime).

    COLLIGNON DU PÉCHÉ DE CHAIR DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU 19

    CHAPITRE SIX
    
    
    
    
    			« Allô ? Fat Kader ben Zaf ? tout baigne à La Teste ! » C'est le mot de passe. Kader fait fête à l'autre bout du fil à son ami Duguay, prêtre et acolyte en manipulation : oui, dit le cabaretier ; mademoiselle Bost, ex-boulangère des trottoirs, mord à l'hameçon, se pose en artiste, et commence même à sourire. Des stratagèmes sont élaborés pour écouler ses œuvres, grâce à quelques habiles galeristes et commissaires priseurs. Quant au curé, là-haut sous sa Margeride, que peut-il prétendre ? Avoir persuadé Annelore de s'enterrer quelques journées par mois à Châteauneuf-en-Bousse (1280 mètres), pris d'assaut par Robert de Montbrond (1370) – tient déjà de l'exploit.  	En vérité pourtant, les  négligences et le dilettantisme des commanditaires ont abouti à ce constat : les seconds rôles ont pris le pouvoir. 
    
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    	Annelore Mertzmüller, comme nombre de mystiques, éprouve souvent une nécessité de discipline et de rachat : entre ses tournées, soumises aux aléas de crépusculaires imprésarios, elle se livre à des retraites, conjugales sinon monastiques, auprès de  François dit Frank Nau, marchand de chaussures, en son hôtel Citarel chambre 8 – sans toutefois dépasser le fétichisme des jarretelles, ce que la  femme (en quelque sorte) estime dégradant - so gemein !  soupire-t-elle, so erniedrigend ! Mertzmüller jouit peu. Quant aux autres décrochages, Mertzmüller les consacre à ses bronches, pour les soustraire aux tabagies passives sous les voûtes des caveaux et autres bars à musique.  « Nous irons » dit Frank « à Châteauneuf-en-Bousse, ou bien La Chaise-Dieu ». 
    	Va pour Châteauneuf. Le père Duguay se rengorge, abreuve là-haut sa victime de  casuistique, invoque les grands jésuites du XVIIIe siècle, les RR. PP. Habert et Valla. Pensée rococo dit-il. Annelore lui prête une oreille indécise ; le cadeau visuel de sa chair nudée aux messieurs (et dames) très chics et d'un certain âge lui semble encore bien plus personnel que toutes les pénitences et réconciliations. Les reproches de frivolité la laissent de glace. La translation de sa beauté (toute palpation serait du dernier déplacé) relève non seulement les virilités flapies mais aussi  à ses yeux son propre niveau de conscience, infiniment supérieur aux raisonnements vétilleux d'un jésuite. 	Cependant, Annelore étouffe. Les frères commanditaires ont laissé carte blanche à Duguay. Ils se sont fait, sur le Bassin ou sur les hauts plateaux, supplanter. Les demi-frères soudoyeurs n'ont rien pris au sérieux, ni les entraves ni leur amour. Le temps des donjons n'est plus, mais des têtes vides et des cœurs de papier. Ce que  Duguay n'a pas prévu, c'est qu'Annelore est de plus en plus attirée par Beate Hoffmann, servante et dentellière ; car l'amitié (tout sexe hors sujet) se révèle souvent plus ardente que toute autre attache de convention. Aucun rapport avec les compensations que l'on s'octroyait entre femmes, quand Pascal et Frank (calibre 420) partent en chasse. Tout reste bien compartimenté ; Annelore la strip-teaseuse consolide, au fond des campagnes, des relations plus solides qu'entre filles de salle. Elle rejoint, au second étage du presbytère, la bonne du curé, bossue d'origine allemande elle aussi, la soixantaine. Qui recoud, reprise tout, aubes, surplis réglementés par Vatican II. « Au contraire de mon métier », dit l'effeuilleuse en souriant. 
    	La sexagénaire invente et brode à satiété ses vêtements sacerdotaux, comme avant la tenue du Concile. Elle en coud même de très excentriques, inspirés du cinéma (cardinaux à roulettes ?). Il règne entre ces deux femmes, Beate und Annelore, dans cette mansarde à l'armoire profonde, d'impalpables affinités. D'emblée, elles se parlent en allemand - Annelore ne trouve à l'employer sur scène que dans ses pastiches de Marlène, longue et grave - qui ne lui conviennent pas. Quel plaisir de converser avec Beatrice, qui préserve ce Hochdeutsch suranné de Luther, prononcé en lettres gothiques... Nul ne les comprend, pas même le Père Duguay, qui se targue de germanisme, niveau guide touristique : n'a-t-il pas rédigé la notice Châteauneuf-en-Bousse und seine Umgebung (« et ses environs »), dont une touriste du Mecklembourg lui a renvoyé à sa grande honte un exemplaire abondamment rectifié, qu'il dissimule mais consulte. 
    	Les deux femmes baptisent leurs conversations d'un beau nom français : « Les Entretiens de la mansarde » ; ils portent sur la nomenclature des habits ou ornements, dans les deux langues ; sur les points et figures de broderies et brocarts. Ces envoûtantes litanies bilingues pourraient aussi bien tirer de l'ombre ces solides armures des combattants terrestres, reîtres et chevaliers d'Auvergne et de Dauphiné sur les rives du Rhône, entre St-Clair et Condrieu - de celles que portait précisément vers 1330 Robert du Plessis-Bertrand. … Après de longs silence où toutes les deux cousent (Mertzmüller lève ainsi de mémoire ses patrons de scène), les propos s'orientent inévitablement vers les grandes manœuvres des Mâles et des faux-culs (falschen Fünfziger, « faux quinquagénaires »…) : « Je vous sauverai de toutes ces manigances chère amie, croyez-moi ! » Beate (« Sœur Beate », dit le prêtre) se chipote souvent avec le Père Duguay, de ces petits accrochages entre cousin/cousine passé l'âge de se tripoter – comme s'ils l'étaient en vérité.
    	Le sujet de ces escarmouches est souvent de savoir l'usage auquel il convient d'attribuer les grosses pièces de 10F de la quête, 
    
    
    CHAPITRE SEPT
    
    
    
    Bien que la fille Bost, prostituée rangée, participe aux orgies modérées de Châteauneuf (quand le Docteur à jeun s'y rend en vacances), il lui reste son « ouverture sur le Bassin » ;  là-bas, sa principale alliée reste la propre épouse de Fat Ben Zaf. Autant ce dernier, directeur de son stage, rouge et haletant (combien de temps encore ?) répand autour de lui le vent et l'agitation, autant sa compagne se cantonne, attentionnée, à l'office du bar. Le jour du vernissage, le swing band bien tonitruant s'était montré commode pour elles deux : par-dessous le vacarme des cuivres, elles vaitn découvert un de ces tunnels de fréquences bénies des sourds et audibles d'eux seuls. 
    	Mais qu'un intrus survienne – qu'est-ce que tu peux bien entendre avec le son si bas -  et force le volume -  et tout se brouille ; le sourd ou la sourde se lève et s'en va. « BCBG » est le surnom donné par Fat Ben Zaf à sa femme. Femme aux longs cheveux blonds serrés en queue de cheval, meilleur et seul appui d'Madeleine, dont elle n'ignore pas l'ancienne vocation. 
    
    
    
    
    CHAPITRE HUIT
    
    
    
    
     De pères différents, Pascal et François dit Frank Nau, ne s'étaient véritablement connus que vers leur 22e année, s'étant bornés à quelques cartes de vœux. Leur mère s'était remariée . Elle  exalta le premier fils, celui d'un avocat, aux dépens du cadet, fils de médecin, futur marchand de chaussures : « Tu te rends compte ? pour un fils de médecin ? -  Oui maman.» Quant à l'autre géniteur, celui de Pascal Maatz, il était resté seul, ombrageux ; il avait livré son fils à de sombres études de médecine, ayant pour sa part préféré le droit. Lorsque le fils Maatz eut enquillé avec succès ses trois années de DFG, il éprouva donc le besoin de connaître son demi-frère François dit Frank, le marchand de chaussures. 
    	La première entrevue manqua de chaleur : le futur docteur Pascal, outre une sacrée bougonnerie, manifesta déjà les inquiétants symptômes d'une bigoterie de fraîche date : « Bigot, bougon - bien la peine de faire des études », lui reprocha François dit Frank. Lequel courait marchés et foires, du Maine-et-Loire au Tarn,  s'approvisionnant si nécessaire en cuir car il cordouanait lui-même à l'occasion, « pour  ne pas perdre la main » ; il possédait la faconde des vendeurs publics, ne la quittant que pour sa compagne, envers laquelle il se montrait, de façon très inattendue, plus réservé. Il arrivait même qu'il la corrigeât, devant son propre frère. Il reçut de ce dernier une lettre particulièrement mortifiante : « Tes plaisanteries » écrivait Pascal, « atteignent un niveau de platitude jamais égalé. Tu manques de la plus élémentaire ambition .» François dit Frank, malgré son nouveau prénom, restait mou. 
    	Passé six mois de bouderie,  la correspondance reprit, mollement : santé, comptes commerciaux, ou bien, côté médecin, de fastidieuses évocations de paysages. Soudain tous deux se découvrirent, au hasard de ces confidences écrites qui surviennent en pleine indifférence, pour meubler : un goût de possession, d'emprise, sur leurs maîtresses respectives, « à moins qu'elles ne les possédassent eux-mêmes » : la seule idée d'une telle inversion jetait les deux femmes dans le fou-rire. La mère des deux grands garçons s'étant ces entrefaites entichée de secondes noces  aux bras d'un amant bolivien, les demi-frères se revirent plus librement à Fougères, puis à Moncap (Lot-et-Garonne) où Pascal exerçait obscurément, puis à Châteauneuf-en-Bousse, en Lozère, où survinrent les premières copulations plus ou moins ardues, assez souvent simultanées : cela faisait longtemps que les deux maîtresses se consolaient l'une l'autre.
    	Les deux frères se découvrirent aussi, ou se forgèrent, un goût commun pour la chasse et l'ennui. Ils décidèrent, à huis clos, de briser une fois pour toutes leurs femelles, par désappointement de les faire mal jouir. « N'en disons rien », chuchotèrent-ils, « car la vie de province est dure » - les deux fils, orphelins de pères, délaissés de mère, se devaient de prendre leur revanche !  La terne pute Madeleine Bost serait promue grande artiste départementale par un Maghrébin scrupule.  Et l'autre, l'étincelante, die prinkelnde Annelore Mertzmüller, offrant sur scène un corps savamment dévoilé, apprendrait d'un curé haut-languedocien, le Père François, voyeur, l'ineptie, l'hérésie de ses  porte-jarretelles et autres ornements, et la supériorité autrement gratifiante de la prière.
    	Périlleuse double manœuvre, échanges bâton-bâton avec doubles saltos. Les filets tiendront-ils ? Entraîneurs : Fat Kader Ben Zaf, en son bar du Bassin, et sur le plateau, le père Duguay. Monique, épouse du tenancier girondin, et la bonne, Beate Hoffmann, feraient tout, chacune dans son angle, pour graisser les barres, pour que les hommes tombent. Ainsi s'expient les sexes. Du fond de son antre, Fat Kader déploie toute une panse d'enthousiasmes afin de justifier l'alliance hideuse entre swing et peinture, où les brames du cuivre assassinent sans remède toute velléité de sensation plastique. 
    	Parfois c'est un tableau, heurté du coude, qui s'effondre au sol. On époussette, on replace.  Dans l'ignorance de Wagner, Fat Kader accomplit le Spectacle Total. 
    
    						X	
    
    		Le remodelage dévolu au Père Duguay semble plus ardu : Mertzmüller dispose d'arguments liturgiques imparables : prenez et mangez-en tous, car ceci est mon corps. Un tel dévoiement ne peut s'ancrer que dans le vice ! Pascal Maatz quant à lui flagelle son esprit sous sa soupente et les yeux de sa Vierge en plâtre peint. « Je ne suis pas croyant » dit-il « j''accomplis des rites ; mes universités, mon positivisme, m'interdisent tout basculement mystique. »  Et ce qu'il mime devient ce qu'il croit. Le médecin ne veut rien prouver ; il se trouble hors de sa spécialité. Foi, doute ; médecine, échouent dans le monde réel en dépit de nombreux hybrides et de tous les cyborgs. Voilà pour le Salut. La Charité ? de nos jours, les soins gratuits, chers aux fouriéristes, ne sont plus nécessaires : la SS concrétise, cautérise toutes les légendes. 
    	Le médecin prodigue à tous sa substance charitable. Peut-être manque-t-il à Maatz d'être le docteur des pauvres. L'amour terrestre enfin, comme il le mène,  empile les imperfections. Rien ne distrait donc Sa Morosité. Ses sports favoris sont portés au pinacle, puis au pilori, jusqu'au tennis « qui détraque le poignet » (« sport » vient du français « desport », « divertissement ». Madeleine Bost, ex-tapineuse de la rue H., qu'il exile et cloître non pas en Margeride à portée de griffe du Père Duguay - quelle folie de réformer celle qu'on devrait tuer – mais dans une lourde brasserie testerine, sous un ventre opaque de Tunisien. Fat Kader lance tous  produits statuaires ou picturaux, comme si leur séjour sur ces cimaises valait accession au Grand Bazar de l'Art. Pour sa part, en son cœur, même en confidence à sa Vierge, Pascal Maatz traite Madeleine de «fade  greluche ». 
    	Expression tout droit inspirée par son frère François dit Frank.  Ce dernier lui suggère un certain mépris envers son ex-prostituée de maîtresse («mon Annelore, au moins, ne fait que montrer artistiquement son cul »). En retour,  docteur Maatz-Bigot englue son puîné de culpabilité religieuse : « N'as-tu pas honte de voir à quel point la Vierge a souffert pour toi ? » La question est de savoir si l'humain représentera la perfection divine. Pendant ce temps Madeleine la Pécheresse, après le modelage, se fait une réputation de fumeuse d'herbe frelatée. Les dealers de verre et de laque (on trouve de tout, même dans la coke…) adorent Madeleine, les  exposants font de même. Sa personne et ses œuvres jouissent d'une popularité croissante, mais priorité à la beuh.    
    	Annelore Mertzmüller, au pied de la Margeride (Truc de Fortunio, 1554m.) vit à présent à l'hôtel choisi par Maatz, qui se mêle des affaires de son frère. Elle reçoit régulièrement le bon Père chargé de lui injecter le virus du remords. C'est le docteur Pascal (et non pas Rougon) qui les domine tous, même si François dit Frank n'est pas en reste pour la contamination rampante. 
    
    CHAPITRE NEUF
    
    
    
    
    	Le Père Duguay reçoit son médecin commanditaire dans un oratoire : ce n'est en vérité qu'un vieil autel de fond de sacristie, au coffre arrière jonché de débris : sous-verre de saint Joseph, un autre de Paul Miki supplicié à Nagasaki en mille six cent vingt-deux ; les palmes plastifiées de saintes Juste et Rufine patronnes de Séville et des potiers. Ce bric-à-brac heurte le docteur Maatz, si soigneux de son sanctuaire saint-sulpicien. Il voit aussi des colonnes en bois torses pour baldaquin, et trois chaises rempaillées par Cécile, mère vénérée  de Charles P. Mais il inspire à pleins sinus la poudre de vieille encaustique. Voyant son hôte froncer les narines, Duguay se méprend, propose de passer chez lui, mais Pascal Maatz tient à rester là, parmi les prie-Dieu et les planches de confessionnal. 
    	Il confie au prêtre, qui croise les jambes (cela se tolère aujourd'hui) qu'il entretient lui-même, deux étages au-dessus du cabinet, son petit lieu de culte où il brûle, régulièrement, de petits cierges à la cire d'abeille et de l'encens vendu par boîtes de 20. Le prêtre blâme ces bigoteries. Quel est l'objet de votre visite ? - Je possède une femme… - possède, quelle drôle d'idée - que j'aimerais lancer sur le marché de l'Art. Elle expose pour l'heure au Café Ben Zaf de La Teste. Résistera-t-elle à tant de gloire ? 	
    	- Je ne retourne plus jamais dans ces régions, répond le prêtre. Je ne retourne plus nulle part. Ici je suis, ici je reste » (marre d'être pris pour un dragueur à tantes dans un arrière-bistrot) « La gloire n'a jamais effleuré même de loin la moindre expo de brasserie. Fat Ben Zaf m'informe au téléphone trois fois la semaine - Madeleine Bost ne court aucun risque. »
    	Assurément, l'exposition n'était que la première étape, unique en général ! D'un chemin de croix promotionnel. Mais il fallait un doux rêveur, une rêveuse invétérée quoique pute, pour imaginer une suite. Impitoyablement le Prêtre moucha un par un dans sa conversation tous les cierges fumeux de ce ciel des esthètes (« lamentablement substitué, entre parenthèses, au Ciel des catholiques »). Et les dévotions solitaires (« vous m'en aviez déjà parlé ») d'un médecin de bourgade sous le toit de son grenier ne présentent (« excusez ma rudesse ») aucun sens commun. - La religion en soi est une absurdité » réplique Pascal. « Pourquoi donc priez-vous » rétorque le prêtre. 
    	- Vous n'êtes pas croyant ? 
    	- Cherchant » répète Duguay. 
    	Il esquisse un ricanement, puis tombe dans un de ces accès d'hilarité qui s'empare du Dalaï Lama lorsqu'il s'exhibe à la télévision en pleine prière. Car oui, le Dalaï-Lama riait. Il avait même des crises de fou-rire. Ça foutait tout par terre. Un tel ricanement de prêtre catholique, et qui plus est directeur de conscience et convertisseur d'effeuilleuse, réfutait d'emblée toute accession au transcendant, au-delà même de tout amour ou de pardon. 
    
    	Banal, non ? Ainsi ou à peu près s'exrime Pascal (le Grand, le Blaise) dans ses Pensées. Pour ce qui est du Père Duguay, « second couteau monté en graine » (pour emprunter au Savetier François sa métaphore), la voie pavée de mystique d'un certain Abbé Darboy d'après saint Denys, ou, plus tard, les tourments d'un Ernest Hello, ne lui avaient laissé qu'un vague scepticisme dépourvu de certitudes, car le scepticisme a ses certitudes. La nature ingrate du père Duguay s'était donc prise au double nœud coulant des deux escaliers de l'Esprit : folie spéculative d'une part, folie des visions de l'autre. Effrayé de sa propre tête, tout homme et tout prêtre dit-on soupçonnent toujours tôt ou tard qu'ils ne seront plus que des os. 
    	...La médecine, voilà du concret ! - le docteur objectait pourtant qu'il ne croyait pas à la médecine (le Roi te touche, Dieu te guérit!) - C'est ta première confession » ironise le prêtre ; tu n'accordes donc tes soins que dans le doute. - Médecins du corps, médecins de l'âme, même échec. » Duguay reconnut alors, tout à fait hors de propos, que Fatima (1917) et Medjougorjé (1981) n'étaient que des impostures. Comme tous deux mènent le chemin des bâtons rompus, le docteur en médecine s'avise qu'il pourrait aussi bien s'enquérir, après tout, des progrès de son frère en déstabilisation de maîtresse : « Et que dit-elle ? 
    	- La Mertzmüller ? elle se tait - c'est beaucoup. 
    	- Veux-tu que François dit Frank te trouve une autre mission ? Celle de la séduire ? 
    	- Je ne touche plus aux femmes depuis des années. 
    	- ...qu'il te laisse carte blanche ? 
    	- En quelque sorte, fit l'ecclésiastique. 
    François dit Frank le faisait déjà. Il manquait d'envergure pour forger les femmes, sur l'enclume de sa domination. On dit aussi con comme un enclume. Et lorsque deux entités essentielles entrecroisent leurs desseins, ils ne trouvent à parler que de Dieu et de leurs indifférences. Qu'importe la liberté des femmes et l'accomplissement des projets quels qu'ils soient, dominateurs ou esthétiques.Le docteur Maatz se rabat sur sa propre monture de jouissance : 
    	- As-tu vu les productions de la Bost ? Je t'en ai envoyé par la poste. En veux-tu de meilleures ?
    	- Cela ne se peut. Je connais les platitudes de ta bien-aimée ; elle ne peut pas s'améliorer. 
    	- Tu es bien catégorique. Tu ne crois pas aux forces de mon amour ? Aux résolutions que j'ai prises, aux grandes choses que j'ai prévues pour elle ? 
    	Le prêtre regarde le médecin sous le nez avant d'éclater de rire. 
    	Pascal Maatz cède à la tentation : il prétend que Duguay est fatigué, qu'il vit dans un trou de Lozère, qu'il manque de femmes ; il ne lui faudrait qu'un bon voyage. Comment peux-tu juger de tout cela ? Duguay se vexe et repense à la tapette landaise. En réalité, Pascal Maatz vient de toucher du doigt l'inanité de sa démarche. On ne se charge plus d'une femme pour la métamorphoser. Pygmalion est bien mort. 	- Plus jamais de voyage ! s'écrie le prêtre d'une voix étranglée. Un véritable cri de terreur. Plus jamais ! » Le poursuit aussi jusqu'à l'obsession le traumatisme sensuel de ces gémissements à travers une cloison de la salle d'eau – je verrai Frank Nau mon frère dès lundi déclare le médecin en glissant 2000F de récompense au prêtre à même la main – nous ne serons que lui et moi – mais on ne retient pas des femmes évadées.
    
    							X
    
     Chacune prend le large et rejoint l'ancien lieu de rencontre, le vieux salon Saintais, où l'on sert du thé fort, vert pâle, avec des pétales séchés. L'ancienne prostituée parle d'abord ; passées les premières semaines et la chute des feuilles, elle sait pertinemment que l'exposition permanente de Fat Ben Zaf rassemble et dispersera sans connaissance ni discernement les productions plastiques de tous les médiocres du Bassin. Question culinaire, Fat Ben Zaf servait d'abord des chorizos qui râpaient bien la gueule, avec des platées de fruits de mer. Progressivement les parts se sont réduites, à mesure qu'augmentait sur les murs la proportion de croûtes. Pour finir on voyait tous les cadres à touche-touche, comme au Château de  Chantilly, génie en moins : tauromachies dacquoises et abondance de pinasses arcachonnaises. « Les tableaux se tuent, tous, mutuellement !
     ...Kader a fait venir au vernissage une formation de  swing (saxos, basse, drums) aussi déplacé qu'un tablier de forgeron sur un kangourou. Je joue fort,  je joue fort bien : pas terrible.
    	-  Pourtant, Charlie Parker ? dit Mertzmüller.
    	- Connais pas. Mais on pouvait à peine causer. Chaque génie pictural, avec sa sainte smalah en train de bouffer. Très bruyant. Quinquagénaires et plus, tous fauchés, mal fringués » - l'âge où le velouté de la peau devient pathétique ; il faut se rappeler ce qu'était chacun d'eux, homme et femme, un par un, pour les estimer séduisants.  Seuls les conjoints de longue date parviennent à ce degré d'abnégation – comment s'appelle ce génie qui peignit sur un seul portrait l'homme à tous ses âges à la fois ? Baldung Grien ; et celle qui se déshabille demande à son amie si [elle] sculpte toujours, « à cinq mètres 20 sans filet » répond l'autre, la Stripperin enchaîne sur son catéchisme personnel, Madeleine Bost renvoie la balle : « Tu montres tes fesses et tu vois Dieu ? - Je le fais voir. Mon cul est un reflet de la divinité » ce qui se dit Mein Arsch ist ein Spiegelbild der Göttlichkeit. Elles éclatent de rire, un serveur saintongeais traverse à grands pas l'embrasure du fond.  « S'il était spectateur » dit le Mertzmüller, il entrerait au bras de son épouse, qui ferait bien semblant de s'emmerder mais qui n'en perdrait pas une miette, jouissant méchamment du moindre défaut de galbe ou de cambrure. Les messieurs boivent et s'encouragent entre les tables. Bientôt les bonnes femmes sont aussi hourdées que leurs mecs. 
    -  On aime ou on n'aime pas ». 
    	Un silence. 
     - Dieu se fait attendre. » dit la strip-teaseuse.  
     - Descends de ta Margeride. Ton curé en rupture d'inquisition t'excite contre ta propre chair. Il se branle pendant tes confessions. »
    	Annelore Mertzmüller se récrie. Elle ne confesse rien. Du tout. On ne dit plus « confession » mais « réconciliation ». Duguay ne l'entretient que de l'âme et de ses dévoiements. Il ferme les yeux sur sa domestique, dernière tuyauteuse du Bousse : godronnage de jabots, coiffes, et collerettes. Sa langue maternelle est l'allemand. C'est très important pour moi, ne sois pas jalouse. Si tu l'apprenais aussi, nous pourrions converser. » Madeleine parle peu de sa complicité avec la femme du bistrotier. Les deux femmes de Saintes, prisonnières de leurs culs de femmes, répugnent à sortir, l'une devant l'autre, de leurs ornières : leurs deux alliées les sortent d'un rôle appris, d'un répertoire incrusté, d'une composition toute victime… 
    
    						X
    
     Francis Duguay, prêtre, ne pense pas que le sexe de l'homme puisse entraîner de bien gros  péchés. La strip-teaseuse  :
     	« Les hommes ne nous sauvent pas de l'ennui. Ils peuvent aussi nous nuire. Mais il n''existe pas que des  rougeauds turgides, qui desserrent leurs cravates en sifflant comme des sphincters ». 	L'ancienne pute :   
    	- Jamais le Docteur Pascal ne m'a parlé des hommes en ces termes. Je ne couche avec personne d'autre que lui, et cela ne me prive pas. Tu trouves mon ancien métier bien excitant, parce que tu sors d'une grande famille…
    	- Mertzmüller von Kohn, complète Annelore, rien à voir avec les von Lark. Mais rien de plus borné que de montrer ses nibards à un premier rang de vieux lards qui bavent dans leurs coupes. 
    	- Je croyais que tu ne les voyais pas ? 
    	- Le premier rang, si. Heureusement, je me concentre sur le numéro – heureusement, je prie après la soirée. 
    	- Tu t'astiques  le cerveau… 
    	- Le numéro, c'est mon offrande. Pas aux vieux cons , mais à l'esprit, dont ils sont inconscients. Et puis ni cake ni sorbet ; ici je ne bois que du thé. Le métier tue tout ce qui se présente – tous les métiers - même le plus beau – même le mien. » 
    Madeleine Bost revient sur sa vie ; petite, rue H., elle examine les passants du haut de sa lucarne, «  mon hublot » dit-elle. « Ma mansarde donne sur tous les monstres, poissons et poissonnes, Je laisse pendre un crochet au bout d'un fil ». Parfois un passant tire d'un coup sec cet hameçon qui pendouille sous son nez. » La fillette et l'adulte rient à chaque bout du fil. Madeleine, « araignée de mer », relance sa ligne. Plus tard, en classe de seconde, une petite professoresse toute sèche, répétait à ses disciples : «Rappelez-vous que vos seules perspectives d'avenir seront les souvenirs de vos rêves de jeunesse ». 
    	- Tu ne veux donc plus devenir  une grande artiste ?  demande l'Allemande. 	
    	- Je n'en ai plus la force. Je ne l'ai jamais eue. Le Docteur joue avec moi ; j'ai lu tout son jeu. Il me parachute chez ces ringards tartouilleux : pinasses du Bassin, vue sur le Pyla et moirures de jusant. Moi je tripote la glaise, ils me regardent en coin, je place mes petits nus bien encaustiqués sur l'étagère, on me dit que ça sent bon et tout s'arrête là. François dit Frank Nau un jour s'est déplacé pour lui tirer le Grand Jeu : calme plat. Il n'avait jamais vu ça. C'est un taré avec son tarot.  L'avenir, c'est à moi  toute seule. Qu'est-ce qu'il a bien pu te prédire à toi ? » Frank Nau, chaussurier, n'a jamais jugé bon, ni faste, ni utile, de dévoiler à sa propre maîtresse, coincée dans le Chapeauroux, la moindre parcelle d'avenir. 
    	- Et c'est avec ça que tu couches ? Il te dit que ce destin n'est pas pour toi – reste comme tu es, brillante, éclatante, pour toujours ?  Verarschung !  
    	- Wie Bitte ? 
    	- Foutâche de gueule. Tu sais l'allemand à présent ? 
    	- Frank Nau ne veut pas t'encrasser dans toutes ses magouilles, c'est ça ? - preuve de son amour, évidemment ? »
      Elles se prennent la main par-dessus la table. Dans les orgelets des vieux buveurs, dans leurs cornées nostalgiques, la fugitive du Gévaudan décrypte à livre ouvert les Inepties des Insalubres. Annelore dégage sa main - son amie s'apitoie sur ces vieux couples de tous sexes, sur le tireur de cartes aussi - c'en est trop, car depuis trop longtemps la comédienne  tamise ses émotions, tamise, sans plus savoir où elle en est : 
    	« Le Père Duguay a ses raisons ; il me tire les vers du nez, je me console  en allemand avec la bonne dentellière, Beate, mais nous ne parlons que ruches et bouillonnés, Fältchen und  Bouillonen. Détours opaques pour la confidence. Langue isolée : «À toi seule je peux me confier – comment veux-tu que je parle à un homme ? pourquoi m'est-il interdit de me dénuder, splitternackt, sur une table bien payée de salon bourgeois, du Puy à Marvejols, sans me retrouver à dos avec flics et bigots ? »  De son côté, c'est Madeleine la repentie du macadam qui se dit certaine que leurs hommes de manipulations, Pascal et François dit Frank, éprouvent les mêmes abandons, les mêmes inconsistances. Leurs vies restent fixes et clouées, le premierun réduisant les anthrax, l'autre débitant et créditant bottines et baskets ?
    CHAPITRE DIX
    
    
    
    
    		Duguay s'entretient avec François dit Frank. Ce dernier vient seul s'enquérir de sa strip-teaseuse  - si elle  progresse en chasteté ? La bonne assiste à l'entretien mais soupire en français ; le père Duguay n'est pas fixé : les belles théories d'Annelore,  qui s'exhibe aux foules en sauvant les âmes, ne sont pas une hérésie – tout juste une ineptie. Cette oisonne qui de loin en loin désormais se déplume sous les projecteurs locaux n'attend qu'une volée de plomb dans sa cervelle-   pour peu que François dit Frank se mette à l'aimer, par hasard. S'il ne tenait qu'à moi, vous l'épouseriez. Le godassier se rebiffe : Je ne mets pas de plomb dans mes semelles.- Ne le prenez pas si à cœur s'écrie le prêtre. 
    	En effet dit-il: « Un moine que je connais se place tout nu devant sa glace, énumère chaque partie de son corps jusqu'au dernier orteil, et « rend grâce à Dieu», à chaque étape, et pour le tout. Il estime dit le prêtre que c'est la plus belle et la plus complète des prières. 
    	- Que faisait un miroir en pied dans une cellule…. ? répond le marchant. 
    	Le Père Duguay reconnaît qu'il est en effet difficile de concevoir son corps comme une grâce. Beate baisse les yeux sur son carreau de dentellière. 
    
    						X
    
    	Aucune des deux ne se sent prisonnière ; leur surveillance tient compte largement de leurs convenances personnelles. Elles parcourent en voiture d'immenses et tortueuses distances pour se rejoindre. Ni l'une ni l'autre ne saurait justifier le choix de Saintes, en dépit de ses Dames et de Germanicus – monuments classés - peu  soucieuses en vérité de Romains ou d'Échevinage. On les voit se rejoindre au Grand Veneur des années trente, avec baies vitrées à moulures en stuc. Châteauneuf et ses laves décroissent à l'infini sur les plateaux venteux. « Jamais un homme n'osera nous espionner ici ». 
    	Au Grand Veneur les langues ne tournent qu'entre les dents. « Jamais tu n'es venue » dit Madeleine « à La Teste » prononcé « tête »pour voir ce que j'expose ; cela te changerait de tes loges viciées... 
    	- Je ne montre presque plus. Mais je répète, je répète... » (Annelore de Margeride ne voit plus ni cul ni coulisses : rien de tel encore, pour les geôles, qu'un ecclésiastique)
    -  Montre-moi de tes sanguines, puisque tu en portes un plein carton. 
    	- ...une pochette ! regarde mes portraits » - ils t'apprendront pourquoi je ne crois pas à mon génie . 
    - Tu veux rire ? … Le gros là, c'est Fat Kader ? 
    - Oui. 
    - ...pourtant je ne l'ai jamais vu !  ...Tu ne te prends donc pas au sérieux ? 
    - Pas plus que toi. Regarde ma série de spectateurs. Tu me les as tellement décrits : graisseux, couperosés… 
    - ...sans en avoir vu non plus. 
     - Ils ne me quitteront jamais. Moi aussi j''en ai vu dans mon ancien boulot »
    Elles se passent les esquisses, dans de grands froissements de raisins et de cavaliers. Bon coup de crayon, sûr et net, sans vocation pourtant à bouleverser l'art du dessin. « Je ne pourrais pas faire mieux, Annelore » Un temps. 
    ,  Tu atteins tes limites ? 
    - ...L'écart est trop grand. » - plus bas : j'ai vu là-bas un véritable bordel…
    -  ...dans ton ancienne « affectation » ? 
    -  Plaît-il ? 
    - Rien. 
    -   ...Je ne serai plus jamais pute, Annelore…
    La conversation marque une pause, entre les baies et les miroirs chromés ; l'artiste reprend doucement, évoque une tapisserie humaine de tout ce qui se peut trouver de rapins de seconde zone, épaves de Bassin, d'exploitants barbus bas du cul et autres larves : tous dépassés – comme moi : mes
    modelages ont cent ans, la vie n'est plus là, mes privations me rendent dingues…
    - Tes privations ?…
    - Tu sais bien… »  
    L'Ange Bleu germanique du Bas Rouergue décèle chez les sanguines une certaine présence, künstlerisches Niveau. « Je te les montre à toi ; mon Pascal n'y fait pas attention. Mon histoire n'intéresse plus le Docteur Maatz, avec deux a. .	
    	- « Il n'y a pas de sot métier ». 
    	-  Tu ne me dis que des conneries. 
    	- A qui vas-tu faire croire que tu sors d'une pâtisserie, quand tu arrondis tes fins de trimestre en tapinant rue H. ? 
    	- Et- toi, Fräulein Mertzmüller, tu es vraiment bavaroise, depuis que tu montres ton cul sur scène au fin fond du Gard et de l'Hérault ? ...tu parles français comme une vraie Chinonaise ! » - plus bas encore : tout se sait, tout circule.
    Le silence revient sous les lourdes embrasses à tentures. Le salon désert dort. De nouveau le murmure de l'artiste : sur les logorrhées de Fat Ben Zaf, son fausset perpétuel– c'est pourtant bien lui qui m'expose -  après tout, la cuisine est bonne : paellas sur fond de tonneaux, couscous roulé aux doigts, toute la sauce réchauffée des vanités – Ben Zaf  se dandinant d'un groupe à l'autre comme un chien sur ses pattes arrière – on lui jette des bouts de chorizo qu'il bouffe au vol - 
    -...Ambiance Beaux-Arts ? 
    -  Tu connais ? 
    - Entendu parler.
    -  Attends, je ne l'aime pas, le Ben Zaf ; il pue par tous les pores. Empile n'importe quoi, chefs-d'œuvres, saloperies. Ça l'étouffe. Il écrit des powêêêmes, avec une rose sur la couverture. Il m'a demandé le prix d'un dessin pour l'illustration. Je lui ai demandé, exprès, un prix exorbitant.
    	- Tu lui as fait peur ?
    	- Il n'y connaît rien. »
    Madeleine Bost papote. Tous tolèrent Kader. Troc des vanités, la mienne pour la tienne.Son numéro de gros, leur numéro d'artistes. Et personne ne se ruine. Ailleurs on ne vendrait rien non plus. Madeleine, qui se promène librement, découvre chez Dragade, au Moulleau, une magnifique tortue sur panneau de bois, « six pattes, très vernie, avec écailles coruscantes…
    	- Was ? 
    	 - ...Coruscantes - étincelantes - la concurrente m'a proposé un petit échelonnement, je repars avec la bête, 48 mois tarif raisonnable, pas plus qu'une voiture – juste une simulation chère Madame – mais le temps de faire des passes ? y en a plus...
    - Tu t'y remettras ? .je veux dire - au dessin ? 
    - Non. »
    L'après-midi descend sur les satins de Saintes. Les deux amies reprennent leurs palpations, deux ans déjà (la vie vous prend, la vie vous lâche) si peu pour bien se retrouver - savoir si elles furent, pour de vrai, pute, effeuilleuse, ou pâtissière… ce que vient faire ici l'idiome germanique… 	Dans une autre galerie arcachonnaise, Madeleine rencontre un sculpteur autrichien prétentieux : ein Angeber. 
      - Comment ? 
    -   ...quelqu'un qui « voudrait bien », ein Möchtegern – c'est bien le mot que tu m'as appris ? Je lui dis en français  j'adore votre aviateur en cuivre sur la place il fait tout ce qu'il peut pour ne pas paraître flatté…
    	- ...reparle moi de Ben Zaf… 
    	- ...il rabâche des trucs sans queue ni tête – le jazz, le swing (Bennie Goodman, Hines, Art Tatum)…
    	- ...tu retiens bien…
    	- ...mais c'est que je déteste ça ! les musiciens couvrent les voix, couvrent l'œil - personne ne voit plus les tableaux, mêmes aux chiottes du sous-sol – boum boum boum – les basses qui vibrent dans les cuvettes – figure-toi qu'en fouillant à côté de la chasse j'ai déniché des vieux catalogues de peintres et de sculpteurs : Poitou, Roussillon, de partout, dans les crottes de rats – qui suis-je… » Les satins bouffent les fins de phrases, Fat Ben Zaf gros et gras fascine les consommatrices, se superpose aux deux bourreaux absents, lointains, abstraits, sans ambitions ni vrais pouvoirs, hantés de mornes fantaisies - barreaux invisibles - bourreaux, bureaux, barreaux ? ...Madeleine et l'épouse invisible du gros s'accrochent là-bas, au sud-ouest, à leurs vies huileuses. Kader Ben Zaf poursuit ses discours fous. 
    	À Lisbonne il ne parlait pas, ne s'exprimait pas. Tout le monde aurait su qu'il était arabe. Là-bas il avait joui des chuintantes portugaises, observé l'universalité de l'espagnol, lingua franca indiscutée par l'absence bénie des Deux Plaies, l'anglaise et l'allemande. ...L'italien royal, partout sonore, impérieux, fanfaresque – mais pas un mot d'arabe, disait Kader, pas un mot dans toutes les rues. Et ce qui l'avait là-bas frappé le plus, c'était cette distinction flûtée du français, filet d'aristo capable de muer les pires ordures en précieux murmures – quintessence infiniment fragile et cristalline « fin de race », en voie d'extrême extinction. Kader avait aussi sa propre théorie de la danse : « Sylvie trahit la femme » disait-il « et l'homme et toute espèce de sexe par ses angles maigres et ses contorsions de désossée. Il n'y a plus d'arrondi, ni fesses ni muscles - juste un faisceau de fibres humaines. » À son tour la modeleuse d'argile évoquait la fluide et filiforme Caroline à l'Hôtel des Gares sur ce minuscule écran aux couleurs  baveuses : c'était  à Aurillac, en errance ; elle avait joui de Carolyn Carlson en intimité -  j'ai dansé dit-elle comme une folle, face à elle, en pas-de-deux total, comme deux femmes nues jusqu'aux pieds jusqu’à deux heures - comment dites-vous «  pas-de-deux » en allemand ? 
    	- Pas-de-deux. Le monde entier danse en français. Je danse aussi sur scène où la moindre hésitation, le moindre contretemps détruit tout le numéro. Il ne suffit pas de se déloquer. Nous pourrions nous associer, sans la moindre ombre masculine - leurs liens, à ces deux-là, sont de pure imaginations » Le soir est tombé sur Saintes. Les prisonnières sont assises tandis que la lumière monte peu à peu dans les angles du vieux salon de thé. L'intensité de la vie est bien la plus rongeuse angoisse. Elles poussent jusqu'à Bordeaux pour ne pas manquer Béjart.  Elles pleurent devant l'éclatante jeunesse  des  Danses grecques interprétées sans le moindre bouzouki. Sur la scène un  magnétisme tel que je me suis mise à pleurer, le souffle court; de joie et d'indignité, de  bonheur trop intense et nul ne sait qui pleure ou tient la main de l'autre et la salle entière éclata en acclamations ATHANATI criaient-ils ATHANATI  soyez-tous immortels oli athanati ! - maudits soient les plus mauvais spectacles murmuraient-elles, qui vous laissent avec la boule au ventre sans doigts ni phalanges  sur le trottoir de vos cœurs.
    CHAPITRE ONZE
    
    
    
    
    	Dans le sous-sol de l'hôtel à Bousse où la Déshabillée descend de sa chambre 8  s'enfonce un dancing au plafond bas et rouge où l'on se rend de très loin, sur ces plateaux de lave fractionnés. Le gérant saisonnier  s'appelle Pinky comme dans Brighton Rock (« Rocher de Brighton ») et porte des collants roses ; les spots lui taillent un profil de jouvence ; Annelore le rejoint d'un saut sur l'estrade et pose la tête sur son  épaule, tandis que jerkent plus bas dans l'éclat  d'autres possédés aveuglés  & stroboscopiques. « je promets dit Pinky d'assister aux Mystères de Grèce dont vous m'avez parlé » peut-être a-t-il mal compris. Pinky boit sans interruption sur mon plateau dit-il 10k de satanisme et 10 t de carton-pâte : . « Je possède une panoplie de spots mais rien  qui convienne à ton style » (c'est un  explorateur d'églises et de cimetières où les gardiens l'enferment de nuit sans savoir, il participe aussi aux baptêmes et  mises en terre, se farde de bistre et d'ocre, récite en scène ses fables de tombes et de pioches pliées sous les imper lorsque le sol est meuble) - Pinky, allez-vous m'autoriser un jour à me montrer dans votre cave ? Pinky se signe - « À l'envers ! » s'écrie-t-elle, À l'envers ! » L'homme en collants roses et très bavard prononce Kabbale avec 2 b, commente les Séphirot ou les noms magiques de Dieu, lit et relit Se sentir vivre. Pinky souffre aussi d'un mal de poitrine dont nous guérissons désormais, entretenant une petite toux sèche, et cite des passages du Saint Antoine de Flaubert.  Pinky, minaude l'Allemande, pourquoi ne récitez-vous pas plutôt cela en lever de rideau ? 
    
    CHAPITRE DOUZE
    
    
    
    
    	Madeleine Bost, rapatriée de la Côte d'Argent,  s'est remise à prier en compagnie de son amant  longtemps délaissé, sous les combles à Moncap (Lot-et-Garonne). La Vierge en plâtre ne l'inspire pas : Pascal Maatz prie comme on éjacule, et le moyen de se confier à cette madone de gypse comme un perroquet de vitrine – c'est tout un. Pascal ne la quitte plus d'une semelle et la tient sous sa main. Qu'importe si  frère François dit Frank, de son côté, séquestre ou non sa conquête. Les eaux baissent pour tous, Saintes même revient cher ; les voix racornies par le fil passent mal,  « ça ne va pas » répète  Annelore es paßt nicht  comme on dit d'un vêtement qu'il vous serre. La mésentente de la forme déteint sur le fond, - un généraliste suffira, dit Pascal. 
    
    						X
    
    	La praticienne tient consultation à  Canques, capitale des noisettes. Elle donne des conseils absurdes : reprenez la prostitution - rien ne vaut l'autonomie financière - doublez vos tarifs – votre corps vaut le maximum. - Madame » (et non « docteur ») « les tarifs ne dépendent pas de moi. » Dès la seconde consultation, la doctoresse la supplie à deux genoux en essayant de lui descendre son shorty – Madeleine s'enfuit. La Canquaise la bombarde de courriers de rappel pour le paiement des honoraires je m'en occupe  dit Pascal. Annelore restant pour sa part coincée en Margeride par un vicieux tour de vis de chiourme. Madeleine se tourne vers François dit Frank Nau  qui descend de son plateau  n'est-il pas naturel dit cet homme que deux frères se visitent régulièrement ? Ces deux-là ne se connaissaient guère, autrement que par ouï-dire. 
    	La rencontre fut mémorable, Frank Nau-le-Mal-Chaussé n'eut rien de plus pressé que d'étaler son Grand Jeu de tarot tout au fond d'un vieux café reproduisant à s'y méprendre, à Villeneuve, l'établissement désuet de Charente-Maritime ; mais peut-être n'était-ce aussi qu'une illusion. Le Grand Jeu commencé dans la solennité se poursuivit par les prédictions les plus absurdes et les plus intolérables concernant la propre maîtresse de son propre frère. Aux remontrances de cette dernière, François dit Frank n'opposa que des haussements de sourcils qui se voulaient significatifs, poursuivant ses élucubrations. 
    	Et bien qu'il eût payé leurs deux consommations, Annelore Mertzmüller ne souhaita pas le revoir dans l'immédiat. Le nombre de nabots se multipliait autour d'elle, si même il ne finirait point par la contaminer.  Il se peut que j'expie mes fautes, pensa-t-elle, car la langue pieuse en elle se faufilait (sauce aux cèpes) de hareng. 
    
    
    						X
    
    	Loin de s'être amendée ou repentie, Madeleine Bost retrouvait ses anciennes pratiques professionnelles. Sa chambre d'exercice à Bordeaux (que le docteur nommait cabinet de consultations) n'était qu'un réduit très propre mais qu'il fallait aérer après chaque utilisation, ce qui amoindrit l'âme. Madeleine voulait fuir. Bien plus loin que Saintes ou la Lozère. Peut-être la Roumanie. Ou bien l'Italie ; elle avait vu là-bas, dans des lointains de vitrines et des renfoncements de son passé, de ces Christs charbonnés au 6B jouissant de façon outrageusement obscène, jusqu'à cligner de l'œil entre ses bras tendus aux badauds du trottoir, Puis au mépris de toutes les attentes, Madeleine disparut pour de bon. Son amant François dit Frank Nau ne s'émut pas outre mesure : « Elle reviendra ». Vers Cuenca en Espagne, la Bost, rebaptisée Viudita ou « Petite Veuve », gagna beaucoup d'argent.
    
    					X
    
    	Mertzmûller Annelore, strip-teaseuse, rejoignit Madeleine, plus tard, dans une cité de la vallée du Pô. Elle s'appelait cette fois, en italien, Vedovella. Elles s'étreignirent avec transport. Aucun mâle fantôme ne les possédait plus, ne cherchait plus à les forger sur leur enclume en bite molle. L'une d'elles fit des passes, au niveau inférieur. L'autre se déshabilla sur scène, au niveau supérieur. Elles se déplacèrent ensemble vers les villes de l'Adriatique, lesquelles regorgent de lieux de loisirs et de casinos (Rimini, Riccione). Il existe là cent kilomètres et plus de plages ininterrompues, ce ne sont que chaises longues et cabines, tous pavillons frémissants aux souffles froids d'hiver ou tièdes ou chauds. Souvent la strip-teaseuse pleurait à l'issue de ses spectacles sans éclat : « Je n'ai plus envie de faire l'amour » - et l'autre prisonnière en fuite lui serrait la main sur le lit de tout son cœur : quand ça me prend, je me soulage au plus vite, et toutes deux échangeaient des sourires et des phrases crues, comme souvent tous ceux qui se flattent d'aimer le monde entier. 
    	C'était tantôt dans un hôtel et tantôt dans l'autre, d'Ancône à Pescara, de Fano à Rimini. Mertzmüller avait reçu du Bon Père Duguay deux petits livres poste restante, dont elle lisait le soir une page de droite en français, puis celle de gauche en latin ; c'étaient Horace et Cicéron, qu'elle estimait peu tous deux,  trop mous, trop bavards. Passant d'une langue à l'autre, elle avait cependant éclairci progressivement les correspondances de mots et d'expressions. Elle avait découvert  d'autres auteurs, plus tardifs, plus faisandés – plus ecclésiastiques. « N'est-ce pas tout de même une curieuse créature, disait le docteur à son frère utérin, que cette strip-teaseuse de province en fuite se soit entichée des auteurs de la basse Latinité ? Bon gardien vraiment que ton curé qui lui parlait de littérature !  - Ce curé est de ton choix, Monsieur mon Docteur. De toi aussi l'idée d'échanger nos fantasmes. Elle aime tout ce qui est nomenclature, étiquetage : son effeuillage, pièce à pièce, est une véritable liturgie. Sais-tu que la moindre hésitation d'un demi-quart de seconde coule sans retour l'envoûtement et le désir du spectateur de base ? …que je suis heureux de sa fuite ! (le chaussurier baissa la voix) : elle collectionnait en français, en allemand, les termes les plus surannés de tous les habits de curé : aube, amict, chasuble – Meßhemd, Achseltuch, Kasel – première à l'examen de Communion Solennelle ! »
    	Délivré de sa chimère, l'être humain meurt. Annelore Mertzmüller ne s'épanouit finalement qu'à la perspective d'un numéro double, entièrement nouveau : dévêtissement  simultané d'une vieille et d'un curé.  L'eau des femmes était passée entre leurs doigts, et maintenant les deux frères émerveillés, désappointé de leur mésaventure, scrutaient sur leurs mains humides les traces et minces gouttes qu'elles avaient laissées dans leur escapade. 
    CHAPITRE TREIZE
    
    
    	
    	François dit Frank Nau, vaisseau minuscule en forme de mocassin, bascula le premier. La vie, dépourvue de la femme qu'il admirait, sans avoir su la plier à sa (sourde) domination, la vie lui pesait. Il revient à Châteauneuf-en-Bousse pour picoler avec le prêtre à la santé du conquérant breton, Bertrand Du Guesclin. Le chaussurier repart vers l'ouest sur les routes, lesté d'une grande provision de vins et  liqueurs. Il boit au volant, à même la bouteille. Partout où il passe il offre à boire, et chacun, en ce temps-là, le replace sur son siège : « Maintenant qu'il est assis, il ne tombera plus ». Chacun vante, bourg après bourg, sa gaieté constante, ses plaisanteries de commis voyageur à son propre compte. 
    	Il tombe un jour, bien loin de Fougères, plus gris que de coutume, place Mangold à Vergt. Capitale de la fraise et du sirop d'érable. François dit Frank assène aux habitants c'est un choc irréparable : ils aiment le bon vin, du Monba aux Côtes de Vaures, mais sans s'abaisser à s'enivrer en public Les vendeurs de sa boutique font de leur mieux, forcent le train, détournent finement les grosses blagues de poivrots. Il s'installe au-dessus, pour cuver. Il prolonge l'étape à l'appartement du dessus, se montre le moins possible. Un jour il ramène chez lui, en plein centre bourg, une maîtresse, lorsqu'on le croit en prospection vers Saintes (131km à vol d'oiseau). Pour la première fois, le peuple ébahi contemple une strip-teaseuse, qui ne fait pas mystère de sa carrière : « J'étais en Italie, sur l'Adriatique. Cet homme baise mieux que son frère ». 
    	Ils ne savent pas où est l'Adriatique. C'est ce qu'ils font croire. Elle le montre sur une carte épinglée dans l'arrière-boutique, ils se sont bien foutu d'elle, Annelore repart le soir même. Un jour  François dit Frank revient en voiture de Périgueux, plus ivres l'un que l'autre et miraculeusement indemnes. Ils s'engouffrent dans l'escalier en gloussant, enlacés, puis ferment bruyamment leurs volets en plein jour. « Périgourdin n'est pas cancanier, mais n'en pense pas moins. » Certains soupçonnent que le Patron a froissé de grosses coupures à l'arrêt, au-dessus du volant, avant de couper le contact.  Les ventes de chaussures accusent une baisse sensible, au point qu'il faut virer une puis deux vendeuses. 
    	Plusieurs familles de Vergt en sont fortement affectées : faut-il ajouter foi aux révélations d'un demi-frère inconnu, même généraliste assermenté, sur la pédophilie supposée de Frank Nau  ? Pascal Maatz accouru de Moncap se retrouve peu après entre deux gendarmes, qui portent sous  le bras un bel assortiment de films taïwanais  -tandis que la dégringolade de l'honnête commerçant ne dépasse pas, tout de même, un certain niveau de cancans de province. Reste à régler le basculement du médecin. Mais qu'est-ce que l'originalité ? 
    CHAPITRE QUATORZE
    
    
    
    
    	Vous aurez noté que les revirements et basculements successifs des personnages ici barbouillés ne montrent aucun lien de cause à effet.  A cela deux explications : d'abord l'échec d'une intrigue indigente, dont que l'auteur ne s'est pas « donné les moyens » - j'adore cette expression de vulgaire finance – de nouer les fils. Une  seconde explication consiste dans l'incapacité de l'auteur, y compris dans sa vie personnelle et sociale, de consentir au moindre effort pour instituer des relations dites « efficaces ». Reprenons en effet ce fameux Pascal Maatz, généraliste du Lot-et-Garonne. Mettons-lui dans les mains non pas L'imitation de Notre-Seigneur Jésus-Christ, mais Cioran : Précis de décomposition.  
    	Eh bien ! Loin de succomber aux instances pressantes de l'un ou l'autre de ces ouvrages éminemment toxiques, notre Pascal de poche s'en trouve délicieusement infecté, au point d'acquérir toute l'Œuvre du grand Roumain, que ses disciples avaient surnommé le Dément. L'efficace thérapie des sourates cioraniques le débarrasse de tout scrupule : Maatz l'installe sur une étagère, bien en vue derrière son bureau de consultation, juste à la verticale en dessous de sa chapelle. La clientèle (patientèle !) roule des yeux ronds, l'interroge parfois sur ce grand médecin, ou bien prend des airs entendus .Le docteur peu à peu se met à vaticiner, tient des propos calamiteux : il gagnerait mal sa vie, se plaint de l'excès de praticiens par rapport aux populations, prescrit des absurdités, on le quitte.  
    	Les jours de garde, le secrétariat local déplore au téléphone que ce soit justement lui cette fois-ci, conseille d'attendre, ou d'appeler plutôt un remplaçant. Le lendemain, Pascal raconte sa vie aux patients, ceux qui restent. L'un d'eux propose : « Pourquoi ne partez-vous pas en Afrique ? Vous pouvez fonder un hôpital de brousse au Niger, au Congo, vous regorgeriez de suppurations jusqu'au ras des bassins ». Pascal consulte Dieu dans son oratoire, bazarde sa vierge en plâtre, et sans avertir ni frère ni maîtresse, s'engage au Congo-Brazzaville où l'ouvrage ne manque pas. L'argent, si. Très vite il se lie avec le clergé, en particulier un certain Dufouga, missionnaire, qui, de beaucoup, préfère laisser les tribus à leurs croyances ancestrales. « Nous ne servons plus à rien » dit-il. 
    	Pour se consoler, le père tâte un peu de médecine et pas mal de la bouteille. Il aurait préféré se conformer à à Charles de Foucauld, perdu à Béni Abbès. Ils en parlent longuement  tous deux après leurs journées de labeur. Ils s'estiment l'un l'autre, alcool et fatigue aidant. Le Blanc convertit le Blanc. Ils désertent vers le Bérongou (973 m), à la frontière du Gabon. Tous deux partagent la même écuelle en bois. Des collègues font le voyage pour les orienter vers Linzolo, où les compétences médicales font défaut – tout le monde se fout des compétences du prêtre. Maatz et Dufouga soignent les petits pasteurs de hameaux, ils sont unis comme des deux couilles de la main. 
    	La population les adore : ils réussissent toutes leurs cures, et sauveraient la fille du chef s'il en existait une. Pascal revient en Europe, arrache des subventions ; la somme reçue, nos deux Itinérants gagnent la rive du Congo, s'achètent un canot, passent au Kinshasa, se font kidnapper, libérer, boivent et meurent jeunes, en pleine forme.  Très loin de là, au pied du Bérongou, les lettres d'Europe ne sont plus ouvertes ; jamais le docteur n'aura su que Bost, Madeleine, abandonne définitivement toute prétentions artistiques, et confectionne des gâteaux en forme de cubes ou de sphères, dans le quartier chic de Tourny à Bordeaux. Ceux qui voudraient se souvenir d'elle, savoir à quoi elle ressemble, doivent se figurer une petite blonde frisottée. 
    	Elle arrondit ses fins de mois en tapinant rue Fondaudège ou Huguerie, à deux pas, où la clientèle est discrète : Existe-t-il des putes épanouies ? Tel est le titre de son livre - la réponse est non, mais elle ne s'engage ni dans les ordres ni dans la gloire. Elle a rompu avec tous ceux qu'elle a connus, qui ont voulu faire d'elle un jouet pour médecin fou. Elle apprend la mort de Pascal juste la veille de Noël. Elle se marie, obtient un enfant le jour de ses quarante ans.  
    CHAPITRE   QUINZE
    
    
    
    
    	Le père Duguay s'est senti perdu dès qu'il s'est retrouvé sans but dans la solitude d'un petit chef-lieu de canton de montagne, 500 habitants l'hiver. Sa proie lui est échappée. Il s'engueule une bonne fois avec la tenancière du bistrot-tabac, juste en face du portail de l'église : les femmes vont à la messe pendant que les hommes se soûlent ! Le père Duguay prie à genoux, les bras en croix, de nuit, sous la voûte rougeoyante du Saint-Sacrement. Le voici assailli d'une terreur sue-bite : il fait trop noir ; la veilleuse illumine tout juste le bout de son nez. Annelore Metzmüller s'est enfuie, il se lève d'un bond, renverse un prie-Dieu en cherchant l'interrupteur, je ne recommencerai plus - ...uh ! uh !  reprend l'écho, puis Duguay hurle en sentant sous ses doigts les doigts de Béate sur le même bouton - il est trois heures, mon Père  - ...je priais, connasse !
    . 
    	La bonne veille sur lui. Tous deux remontent en s'engueulant l'escalier interne du presbytère. Le lendemain matin le voici roulant vers La Chaise Dieu par Langogne, Chaspuzac et Loudes, Au « Monastère et Terminus », il s'inscrit in extremis à la session de Chant grégorien, comme « participant local », ne recueille que scepticisme au vu de ses médiocres performances, vire sa servante d'un coup de téléphone : qu'elle retourne donc au Vogtland ou Bailliage, aux confins de la Bavière ! elle perpétuera la tradition dentellière et ne prononcera plus un mot de français ; dès le deuxième jour de solitude, , il bute sur la discipline du chef de stage, qui lui dénie toute illusion de choriste à moins lui dit-il que vous ne fassiez retraite à Notre-Dame de Randol, où vous pratiquerez le grégorien à longueur d'offices. Même la nuit ! Il s'ennuie, là-bas, férocement. Seuls les âmes fortes ou les athées résistent au grégorien. 
    	C'est, au Moyen Âge, le pire des péchés : on l'appelle « acédie », ou dégoût des gens, de tout ce qui peut advenir – de toute la création divine, c'est donc péché mortel. « Troubles maniaco-dépressifs ». L'abbé Duguay manque donc de mourir et passe trois mois au centre Hospitalier de Laragne-Montéglin, puis on perd sa trace.  
    CHAPITRE SEIZE
    
    
    
    
    	Le patron de la boîte de nuit très précisément sise sous l'hôtel Citarel n'a pas tenu, dans cette histoire, de rôle majeur ; l'effondrement de Pinky (animateur de son propre établissement) diffère par son exceptionnelle profondeur. Il sombre en effet dans la délinquance la plus sordide, en invitant d'abord, au sein de ses nouvelles tentures, une patrouille de scouts, qui sèment la zone avec le soutien particulièrement efficace d'une escouade de bouteilles de gin à 37°5. Renouvellement total, d'autre part, des draperies murales : le tamisé, le violacé,  descendent leur pente naturelle jusqu'au satanisme de bazar. Étape suivante : intronisations bidon, cérémonies payantes, films floutés, émanations sulfureuses  et chasubles de brocart damassé. 
    	Un soir particulier, les deux héroïnes à la fois, Annelore Mertzmüller, Madeleine Bost, revenues l'une du bordel et l'autre d'Italie, font succéder, aux camomilles rassies de Saintes, aux plages strip-teaseuses dell'Adriatica, le prétentieux foutoir de Pinky pour y vider leurs bons verres en se dévidant leurs inépuisables confidences. Pinky, séduit, les enlève toutes les deux à ses frais dès le premier vol pour sa capitale fétiche, Jérusalem. Dans le quartier des Cent Portes ou Méa Shéarim, il hante un réseau ultra-secret de boîtes sulfureuses et souterraines où les bordels pullulent, ce qui est pour le moins extravagant. Les hassidim bien entendu ignorent tout. C'est un réseau de galeries qui relient, sous les check-points les plus pointilleux, sous les terroristes ou parmi eux, ces établissements sacrilèges ; autre chose en vérité que l'ex petit écrin de Châteauneuf-en-Bousse. 	...Mais n'en croyez rien. Ainsi se parachève dans le délabrement le plus total cette embrouillade de fausses mainmises et d'affranchissements velléitaires. Pour le gros Maghrébin et son inconsistante épouse, voici bien longtemps qu'ils croupissent : Monsieur dans son cimetière, Madame au fond du Moulleau d'Arcachon. Il existe croyez-moi Dieu sait combien d'autres récits du même ordre. Nous recommandons plus particulièrement, de Malcolm Lowry,  Au-dessous du volcan sur lequel je m'égare encore de temps à autre, et qu'il vous faudra lire ou de relire plutôt que de vous être échinés sur mes conneries. Ciao. 

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  • La docte assemblée

    COLLIGNON

    LA DOCTE ASSEMBLÉE

     

     

    - Ta gueule !

    - La porte !

    New O' reste interdit. Dans la pénombre il aperçoit douze formes enveloppées autour d’une table.

    - Fais chier !

    -...Courant d’air !

    New O' passe, la porte se ferme, deux fous à l’attache au ras du sol (chauves, hargneux, blêmes) s’aplatissent en bavant).

    Lutti désigne un siège vide ; elle-même, tout en rouge, s’installe vis-à-vis, de biais, les projos rouges montent d’un ton, les formes humaines s’émurent progressivement : une épaule, une main qui sort de l’étoffe, une tête qui pousse un voile. Des bribes de mots, des bâillements des deux sexes. Tous pour finir se débarrassent d’une lente torsion des épaules. À présent tous les personnages, ordinairement vêtus, se lèvent précipitamment pour disparaître par les fentes des murs, côtés cour et jardin. Lutti, New O', se regardent par-dessus la table, et reçoivent dans les oreilles le concert simultané, obscène et solennel des chasses d’eau.

    Puis tous revinrent s’assoir, très naturellement, et se parlèrent. Mais chacun parlait devant soi, mêlant soupirs, silences et mélopées, sans paraître s’adresser à tel ou tel en particulier ; les mots indistincts se perdaient tous pour finir dans un étang noir, cette longue table transparente allongée là entre eux tous.

    Dans le dos du témoin se trouvent trois baies basculantes donnant sur une cour cimentée ; face à lui se tient l’assemblée, alignée, têtes basses et parlantes à la fois. Entre les bustes avachis se dressent sur le mur douze plaques de marbre vissées formant rectangles en hauteur ornés de demi-cercles : dessus et dessous. Enfin tout le long du plafond règne une cimaise gris argent. C’est une chaude après-midi d’octobre.

    New O' reconnut face à lui Douce et Biff, dont Lutti la Rouge lui avait parlé. Douce présente un visage plâtré rose au fond de teint, où font saillie les forteresses écarlates des lèvres et le bourrelet mauve des lèvres. Ses larges dents sont mouillées de fards, des yeux cernés de cils trop noirs vrillent l’espace sans expression. Sur sa tête trône une perruque de Méduse : boucles au petit fer, d’un blond d’abcès.

    À son côté rampe tout assis un petit homme à gros crâne déjeté, crépu et nez crochu, toutes choses qu’il ne convient pas de dire ; il forme avec Douce un couple inséparable.

    Ces deux personnages donnèrent au nouveau venu l’idée de sa propre supériorité ; Lutti, de biais face à lui, faisait signe à New O' de n’en rien croire. Elle désigne, du menton, sa voisine.

    « Celle-là ?

    - Oui. »

    Tronche antipathique. Une GÉANTE aux cheveux roux qui retombent, tout raides, nez puissant arête fine, bouche au rasoir et des yeux de serpent d’eau. New O' n’aime personne ici. Lutti lui fait parvenir, par le travers de table, noire, vitrée (rappel) - un message plié sous le nez de l’assistance indifférente. La lettre dit de se méfier, de tendre son esprit, et, en cas de doute, choisis la colère. « Tu dois » poursuit Lutti « te rappeler point par point ce que nous avons découvert ensemble.

    « Des insurgés se sont présentés par la porte à double battant, aujourd’hui condamnée. À leur tête marchait Djiwom la Géante, en perruque rousse. C’est en leur nom qu’elle a gueulé, présidé aux dégradations.

    « Les Insurgés réclament un droit de regard sur Nos Activités ; droit d’appel sur Nos Verdicts, renvoi immédiat de Biff et Douce, et la suppression de l’Instance – comme si on pouvait supprimer l’Instance !

    « Nous avons supporté leurs vociférations plus d’une heure. Dès que nous avons tenté de répondre, Djiwom a crié, interrompu tant et plus. Tu la vois près de toi silencieuse et remplie de fiel. Ses sentences comptaient parmi les plus sévères – il est bien question d’insurgés !

    « Elle fait à tous de sobres ouvertures d’amitié, elle t’en fera aussi. Tu peux en tirer profit si tu sais garder la mesure, et manœuvrer ».

    N’importe qui pouvait intercepter ce long message visiblement rédigé de la veille.

    À côté de Lutti tout en rouge, et presque en face en biais, deux autres femmes en contraste :

    Noffe, âgée, minuscule, bleu cru, fourrage d’une main ses boucles en tignasse. De l’autre elle cure ses dents que ses doigts masquent. Ses traits tirés vers le nez figurent une physionomie de rongeur, où deux yeux minuscules et myopes fixent le vide au-dessus de deux mandibules grignotantes.

    L’autre femme au contraire est quadragénaire blonde aux langueurs de fausse fauve, portant beau sur un cou à trois rangs, où rutile un collier d’or. Mézoï s’est opposée aux Insurgés. Elle a discouru sans jamais s’interrompre. Même sous le tumulte le plus forcené. Ses phrases refaisaient surface comme autant de résurgences et le silence restaurait de longues périodes où revenaient les tournures soignées, que l’on écoutait sans comprendre avant que le vacarme ne reprenne, sans qu’elle eût daigné y prendre garde.

    Mais Noffe, dite Naine Bleue, a obtenu, par ses cris de souris, ses chicotements, l’admission de Djiwom au sein de la Docte Assemblée, ainsi que ! ...ainsi que le renvoi des Insurgés, sans réponse. La reconnaissance publique auréole visiblement ce Couple disparate, Noffe et Mézoï, couple féminin, uni par la lettre N.

    Enfin, fermant la longue table, à l’opposé, en biais, un Trio : le Maître des lieux, flanqué de ses deux jumeaux bouffons ou chiens de garde : Maître Luhać [lou-hatch].

    Froid.

    Hiératique.

    Les mains posées à plat sur la vitre noire et transparente, le regard fixe devant soi. À sa droite un Paysan Vosgien puissamment taillé tête étroite et longue dolichocéphale cheveux ras, il est travaillé de tics ses longues mains et ses avant-bras tremblent et sa bouche est fendue d’un sourire et face à lui sanglée dans un tailleur gris souris une femme aux yeux pétillants visiblement brûlant d’entendre de bons mots. La tête minuscule de Chaffa encadrée de longues anglaises vire sans cesse de Luhać à l’Assistance On la dit dit Lutti très liée au Grand Lorrain. Des mains ces deux-là se font des niches sous la table sombre et translucide et pour cela on devait passer juste au-dessus des genoux du grand maître – méfie-toi méfie-toi de Luhać avait dit Lutti. Il n’a pas son pareil pour désarçonner les flatteurs -

    - Il dézingue les lèche-culs.

    - Exactement. Il ne croit pas à l’amitié, mais tous recherchent la sienne. Il est en relation avec l’Instance.

    New O’ demande ce que c’est que l’Instance. « Nous dépendons tous dit Lutti d’une Autorité qui règle nos départs et nons entrées.

    - Nos intronisations et nos évictions.

    - Non moins exactement. Qui vient dans l’Assemblée ne peut plus se retirer, sauf invitation expresse de l’Instance.

    - Personne ne sort d’ici ?

    - Chambres, toilettes, réfectoires : un vrai conclave. »

    New O’ évoque par plaisanterie la possibilité d’intrigues en vase clos : « ...conclave mixte », dit-il. Lutti n’en disconvient pas. New O’ demande à Lutti si ce n’est pas elle, l’Instance. Il se demande si dans le cas contraire, il aurait pu s’introduire ainsi dans la Docte Assemblée. Lutti répond qu’ « il se trouve des voies parallèles » - entretien préalable dans un salon attenant, tout en cuir, dont une sortie donne directement sur la Maison Centrale. « C’est une prison » dit-elle.

    New O’ ne se souvient plus de l’existence ou non d’un monde extérieur, à supposer qu’il y ait vu le jour. Il comprit qu’on l’introduisait dans un monde plus clos, où il devrait observer, manœuvrer. Quelle improbable intervention extérieur aurait-elle pu ébranler ces murailles… Les œuvres qu’il a projetées s’insèrent toutes à ce schéma :

    - le héros libéré d’asile

    - intronisé par une femme

    - ...doit détrôner le monarque en champ clos (mais y échoue) (d’où l’effondrement du monde et le retour aux Folies Originelles. Il sort de ses réflexions.

    Échec au monde dit-il.

    « Luhać met à profit tous les détournements de sens, dit Lutti. Garde-toi des paroles à double portée.

    Nouhaut dit New O’ promet de se taire mais ajoute :

    « J’aimerais gagner, cette fois.

    Il repasse dans sa mémoire les péripéties de l’entretien : Lutti se tenait bras écartés jambes croisées, livrant sa poitrine et fermant le sexe. Son ensemble rouge se détachait sur le canapé de vrai cuir. « Un jour je lui ferai fermer les bras et ouvrir les cuisses » ». Mais des yeux, il ne quitta plus Luhać, qui le fixait, mais sans que le comparaissant montre le moindre trouble : les yeux morts de Luhać traversaient sans les voir les objets et les hommes. Luhać fit ainsi le tour de la table, et de chaque côté de son trône lorsqu’il se fut assis, Chaffe et Souvy, tassés chacun en pyramide, se houspillaient en faisant semblant de rire. Le Maître les secoua de lui, ils regagnèrent alors leur place, froids, raides.

    Luhać prit la parole, et tous les regards se tournèrent vers lui :

    Que veulent les insurgés ? nous renverser. Que proposent-ils ? Rien.

    Sa vois est mesurée, nasale mais très claire pour un homme. « Notre pouvoir, nos connaissances, l’étendue de nos attributions – ne sauraient se partager ni se transmettre ; ni aux Moyens-Courriers, ni à leur protégé le Peuple » - à ce mot l’Assemblée retient une exclamation de dégoût. « Nous avons su adapter nos énergies à des notions nouvelles, par un système bien compris de cooptation. Nous remercions Bràthair New O’ de s’être joint à nous. »

    Les têtes pivotèrent dans sa direction. Il pensa pourquoi ne fait-il pas mention de Lutti  puis les têtes repivotèrent en fixation conforme. Luhać rappela que le peuple aspirait au savoir. Que ces gens appelaient cela « démocratie ». « Or  les forces Barbares» poursuivait-il « triomphent toujours, comme la mort. Notre gloire est de repousser le plus souvent, le plus loin possible, afin que par la suite ils s’inspirent de nous. 400 ans séparent Marc-Aurèle des Burgondes ». Dans le lointain (L’Impossible Extérieur) New O’ distingue les vois d’une multitude déterminée. Les autres l’entendent-il ?

    « Nous avons un jour enfreint nos lois. Une seule fois. »

    Il se passe la main sur sa barbe crissante. « C’est pour elle » - son doigt se pointe sur Djiwom « que nous avons ouvert la première brèche.

    - Elle nous est dévouée plus que toute autre au monde ! s’exclame Douce en pinçant les lèvres. Choffa l’invite à « ravaler sa connerie » : Djiwom est le ver dans le fruit. Choffa est un clown femelle. Luhać poursuit son discours monocorde. Sans élever la voix il énumère les griefs : Djiwom ne présente aucune des garanties attachées aux représentants les plus anciens ; il est à prévoir qu’ensuite bien d’autres viennent inconsidérément altérer la composition de l’Assemblée ; il est pour le moins étrange soit dit en passant que certains se soient crus autorisés à investir un inconnu de privilèges mal justifiés..

    Tous regardent Nouhaut, puis Lutti, puis Nouhaut.

    « Djiwom s’est infiltrée à la faveur d’un climat insurrectionnel instauré peut-être par celles-là mêmes qui l’ont installée sur ce siège. Sa conversion aux vues de l’Assemblée doit d’autant plus inciter à la défiance. Elle a berné la loyauté des siens et n’hésitera pas à duper son propre camp.

    « Noffe et Mézoï, dit-il un peu plus haut en se tournant vers les jumelles disparates, vous avez disputé devant moi pour introduire cette géante rousse qui n’est pas de notre race. »

    Nouhaut dit New O’ interroge Lutti du regard ; celle-ci détourne la tête. Noffe redresse son profil de rongeur.

    « Noffe, c’est à vous seule que devrait s’adresser ce reproche.

    - Elle avait repoussé son siège, avait raconté Lutti dans l’ancien salon de cuir. Elle s’appuyait d’un bra sur la table, en secouant l’autre comme une possédée. Elle braillait, la Noffe : « Le peuple a besoin d’instruction ! Il doit savoir où on le mène ! qu’on leur donne des livres !

    - Et Luhać ? avait demandé New O’ .

    - Il ne pouvait plus ouvrir la bouche ! avait poursuivi Lutti. Les vitres volaient sous les pierres ! » (« c’était un vacarme à ne plus s’entendre »). Et New O’, la veille donc, avait demandé : « Avez-vous résisté ? »

    - Nos gardes se seraient fait tuer !...Noffe ajoutait : »Notre système est pourri ! Luhać tient tous les pouvoirs ! Au nom de quoi ? » - et les autres autour d’elle de crier l’Instance ! l’Instance ! Noffe s’emportait : « Qu’est-ce qui le prouve ? - Pas besoin de preuves ! » Elle hurlait à l’ingratitude : Vous êtes plus nuls que les Extérieurs ! » Lutti achevait alors son enseignement : il fallait « voter, destituer Luhać, « régénérer nos institutions »…

    ...Pour l’instant, là, tout de suite, Luhać poursuivait :

    - ...et vous aussi, Mézoï, vous êtes désormais indésirable au regard de l’Instance…

    - Des preuves ? dit Biff.

    Les jumeaux bouffons, Mâle et Femelle, s’abstinrent d’aboyer.

    - Vous nous avez soutenus, Mézoï. Vous avez préservé Notre Savoir de l’invasion des masses ; mais sur un ton, monDieu ! si mesuré, qu’on y décelait de l’ironie, ne protestez pas ! De l’ironie. C’est vous qui avez suggéré cette prétendue solution prétendument démocratique et véritablement détestable d’admettre Djiwom au conseil «  - encore ! soupira New O’ - « Prendre la tête, jeter le corps », tel était votre Mot. À présent, c’est votre tête à vous, à vous tous, que réclame l’Instance ».

    ….Lorsque Luhać eut fini de parler, pour ne rien dire, sans avoir beaucoup levé la voix, il se fit un instant de silence.

    - Me sera-t-il permis de m’exprimer ? » C’était Mézoï, d’une voix sifflante. Sans attendre de réponse, elle se lança dans une longue et sincère dissertation, portant fréquemment la main à son collier-gorgerin. Mézoï conservait l’intime conviction que les Masses tireraient le plus grand profit de l’Instruction.

    Cette dernière cependant ne devait leur parvenir que très progressivement, eu égard à leur naturelle turbulence, dont on pouvait encore percevoir, à l’instant même disait-elle, les échos extérieurs.

    Il lui avait paru judicieux que les plus libéraux de l’Assemblée, ainsi que les plus ouverts du peuple, joignissent, « parfaitement, joignissent » leur savoir-faire afin de promouvoir une distillation homéopathique de la culture dans l’organisme populaire. Rien ou presque n’avait été jusqu’ici amorcé, mais elle ne désespérait pas que la « collusion » souhaitée n’entraînât une « évolution positive de la conjoncture ».

     

     

     

     

     

     

     

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