Fédora ("L'intrusif")
DJANEM 1
Ma Lefth, mon Ithaque, éphémère et définitive, tu ne m’as plus suivi. Tu crains que ma vie ne te refasse faux-bond. Dans mon ménage tout va mieux. De loin en loin ton aile m’effleure encore. Malgré mon inaction. Le monde et tout ce qui concerne la vie réelle s'éloignent, car la vraie vie ne fut jamais mon affaire. Juste ne pas me confier à un mur.
Petit-Keller
- II
Olegario tient à cœur de porter négligé, lui qui s'est vu contraint de torturer sous l’uniforme. Léna rappelle Djanem adolescente dite Lefth, en plus jeune, adolescente, rebelle, branlée à mort ; l'Argentin regarde Léna en coin et patiente ; cet homme besogne sa mère à toute heure. Mais sitôt Fedora en répétitions (rôle de Madge dans Les sylphide) le bourreau dÉtat revient avec sa clef, multiplie les entretiens, offre de menus présents. Tous deux lorsque revient la mère assistent de l’étage à ses bruyants retours en décapotable, vêtue de sa cape sombre ; au volant Hernandez, premier sujet dans le rôle du Prince, tout sourire et pédé.
Il effleure sa taiIle en ouvrant la portière - « tous les voisins le voient ! », crie Olegario. Léna se retire sans perdre un mot.
- 2
Maltraitance, de mère à filles.
D’autre part : Lazarus n'est point Nils, mais se sert de lui. Je ne l'ai jamais surpris en si flagrant mensonge. À quel point mon ami pouvait me calomnier sitôt la porte refermée, je le savais. Je ne peux donc aimer une Femme que préalablement passée par ses pattes ? (... elle y est retournée, à ce corps, «de même que le chien à ses vomissures »). Je l'aime sans m’y résoudre. N’est-ce pas plutôt d’étiqueter sur chacune de mes angoisses Djanem pour me feindre amoureux ? ...certains, qui s’agenouillent, s’imaginent croyants.
Déroulement satisfaisant des premiers cours. D’abord elle s’habille en tailleur sobre, à l'opposé d’une l'aguicheuse, en épouse de pasteur ; distance et vouvoiement. Djanem s'affolant sobrement, cherchant ses documents épars, dans un mouvement d'ailes, et j'imaginai pour elle maintes insoumissions scolaires, l’acceptation du premier emploi venu, pour finir la fatigue et le retour aux sources classiques, bac et certificat d’études.
Le cours à domicile est le moyen tout trouvé de faire fortune, dure bien plus qu’une heure : aller-retour, échanger de politesses. Le donneur de leçons se concentre sans cesse. Ni bavardage, ni digression, mais une tension constante : quelques textes, des vers archaïques. Les Cours à Distance révélaient ma prédilections pour le décorticage ; c’était cet immortel passage de Nerval (mort en 55) où Sylvie reçoit dans les branchages d'un grand chêne les attraits de la divinité.
*
Nous habitions Lazarus et moi, non loin de là, une cabane de rondins aux multiples recoins, obscure et souvent bricolée, avec ses marches intérieures. Mon bureau donne sur une pelouse que la Garonne imbibe aux moindres crues. Le battant du volet, ouvert d'une poussée sur les vignes vierges, rebondissait souplement vers moi, voilant le jour, et j'allumais le col de cygne, afin de préparer mes cours ; et je m'imaginais les dire. Un certain après-midi je me suis surpris à murmurer : Djanem.
(Je me figure maints marivaudages, où chacun tourne et se rajuste, cherchant ses assurances.
*
Je l’ai joué préceptoral : étendue des connaissances, glissements d'idées tissant partout leurs fines trames - associé bien plus qu’enseignant : souple hameçon. Je la fis lire. Une articulation d’ocarina, douce et gracieuse ; tandis qu'elle inclinait la tête sur son texte, je lui lançai d'intenses regards il faut aimer ses élèves, ce que je faisais sans contrainte ; et comme elle lisait à haute voix Ronsard, et que je prolongeais le plaisir de l'entendre, je rencontrai lancé soudain d’en bas son regard décryptant – j’étais démasqué. La seconde fois, elle m'introduit dans sa cuisine : « Je n'aime pas Corneille me dit-elle, des histoires de mecs : gloire et gouvernement ». Questions et réponses s'enchaînent. Tandis qu'elle s'applique à lire je lui prodigue encore ce regard chargé de tendresse accordé sans espoir à toutes -j’use de ce regard que je prodigue à toutes - Cessez disait un jeune homme de vouloir nous prouver à quel point... vous nous aimez.
J’offre à Djanem mes dents de lait dans une boîte en métal blanc. Je trouve obscène ce gauche témoignage d’un amour de mère ; à présent je serre Djanem au point que le souffle nous manque.
Rendre mes dents serait m'inverser le temps, quitte à les jeter sous ses yeux au premier caniveau.
Il existe une femme épousée devant maire et prêtre. Nous avons vécu pied à pied. Elle est restée figée dans son sourire, peignant sur toiles d’étranges créatures aux sexes sans repères. Souvent je m'absente. Elle me remercie quand quand j'effleure ses lèvres ; en aucun cas ne transparaît ma moindre satisfaction. Elle reprend d’anciens projets ; Arielle prolonge le respect fictif et la crainte affectée ; mais les réserves de Djanem sont reçues comme autant de promesses à jamais improbables. Depuis ce temps Djanem porte à même la peau dans leur étui mes dents de lait au sein de son cœur.
- F. III
Lorsque Fedora revient par le 6028, ayant confié sa fille pour vingt jours à son amant, elle aperçoit un embonpoint venant de bien plus haut. Olegano s'éclipse en sa tanière, où ses victimes se succèdent ; mensonges et grands serments font bien mauvais ménage. Léna, quinze ans, renonce à l'IVG : quelque chose en moi dit-elle s'est soulevé contre l'avortement, comme un triomphe de l’instinct ; mais l’être humain surmonte les précocités.
Fedora pour sa part cesse de s'exhiber aux côtés de Mathieu Hernandez, conducteur homo notoire. Linda, fille illégitime de Léna et de l'Argentin, traînera derrière elle un père encore en fuite et idéalisé. Sa mère, Léna, fut elle aussi brimée ou rejetée. Et c'est dans ces structures familiales que nous avions l’ambition de nous immiscer, à notre profit. Notre propre épouse Arielle serait une éternelle évanescente. Les hommes n'ont pour se brancher sur l'infini que ce petit pont de chair, dont les femmes se gaussent fort - l’une d’elles ne m'écrivait-elle pas : "Je veux faire l'amour avec toi", et comme je lui répondais en mêmes termes, estima très cinglant de rétorquer "je n'ai pas dit coucher avec toi, j'ai dit faire l'amour. S'il te plaît, ne m'écris plus » - ô long pataugement, ô courte connerie…
- 3 MANQUANTE
- IV
Premier été. Fenêtres mansardées, vue sur le plateau : des prés secs et jaunes enclos de pierres, deux hangars de tôle qui bêlent de l’intérieur dans des relents de crottin. Hannah Schulmann, juive de Pologne, médite sur son couvre-pied. Entrent sans frapper Fedora, Léna, Linda, petite-fille, mère et grand-mère. La plus jeune à huit ans parle, pense et réagit comme à six : « Chez Louvier », fin de saison. Fedora est un mythe. Elle dit : « Tu as dû en croiser des milliers de mythes comme moi je réponds non, que c'est impossible, collectionneurs s’abstenir, « quand j'aime c'est pour la vie » Me laisseras-tu dormir si je place mon lit à même, sous les tuiles ? - Non. » Par ma faute trois générations s’entassent et cohabitent à suffoquer dans la mansarde contiguë.
À peine y peut-on y tenir tous souffles emmêlés. La Lozère est pauvre. La location coûte un bras. Une coursive d’étage longe à l’intérieur tout le bâtiment, trois portes surbaissées y donnent en batterie, vis-à-vis de trois lavabos rétro fermés : ablutions antiques et gants rêches. Premier lavé, premier levé, j’ai déambule seul.
Piques
Sur un portail, cloué comme un nocturne, un Notre Père dactylographié : “Ne récite pas Notre Père si tu n'es pas fermement décidé à respecter ses préceptes”. Le Chrétien place si haut la barre qu'on n'y peut atteindre. Dimitte nobis debita nostra - remets-nous nos dettes » (prudemment) - comme nous les remettons aussi à nos débiteurs - pour ne pas faussement comprendre « à proportion de ce que nous pardonnons nous-mêmes ». Trace d'un temps où l'argent tenait lieu de réparation, où le péché, où le remords, tenaient au déshonneur de ne pas rembourser. Cocteau père s’en est flingué. Le nom du père abbé des Flavies est Nunhes, Angolais rigoureux. La vie s’achève au bord d’une falaise dont le bord bientôt se dérobera devant nous, tandis qu'à plat ventre et sous le vent nous rampons.
La paresse aux Flavies de Lozère fut grande. En attendant les toilettes des femmes, je reviens à l'abri dans la soupente obscure. M'assois pour lire sur le matelas où Fedora aurait pu reposer. 80 watts d’ampoule flashent sur quatre étagères en bois, toute l'existence et la vie des Leloup, tenanciers, homme et femme, laquelle s'est massacré la main dans un broyeur à grains.
Je feuillette en désordre une rangée compacte de publications locales (chansons, catéchisme écolo, céramique et terre cuite) plus un gros album de Poilu (Carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier) avec ses encres violines et ses textes à la Sergent Major : les gens du peuple écrivaient à nous faire honte, entre deux croquis de cantonnements.
- IV
Question : “Me laisseras-tu dormir si je place mon lit à même, sous la soupente ?” Je réponds que non. C'est par ma faute si trois générations femelles s'entassent dans la mansarde contiguë. À peine y peut-on y tenir dans la mixture des souffles. La Lozère est pauvre, il faut bien vivre ; mais la location est exorbitante. Une coursive tient la longueur du bâtiment. Trois portes sous-marines y donnent en batterie ; vis-à-vis, trois lavabos, fermés, permettent une ablution antique avec des gants rêches. Premier lavé, premier levé, premier sorti. Je déambule seul. Sur un portail, cloué comme une chouette, un Notre Père dactylographié : “Ne récite pas Notre Père si tu n'es pas fermement décidé à respecter ses divins préceptes”. Le Chrétien place si haut la barre qu'on n'y peut atteindre. Dimitte nobis debita nostra - remets-nous nos dettes » (prudemment) - comme nous les remettons aussi à nos débiteurs - pour ne pas faussement comprendre « à proportion de ce que nous pardonnons nous-mêmes ».
Mais pardonne, absolument.
Trace d'un temps où l'argent tenait lieu de réparation, où le péché, où le remords, tenaient au déshonneur de ne pas rembourser, de ne pas compenser son délit, son offense.
Le nom du père abbé des Flavies est Angelo Nunhes, Angolais noir et rigoureux. Je n'imaginais pas autre chose : la mort guettait, nous avions tous dix ans de moins. Aujourd'hui c'est la décrépitude qui nous cerne. Elle sera suivie par la grande falaise dont le rebord bientôt se dérobera devant nous, tandis qu'à plat ventre et sous le vent nous rampons aujourd'hui. La paresse aux Flavies de Lozère fut grande. En attendant les toilettes des femmes, je reviens à l'abri dans la soupente obscure. M'assois pour lire sur le matelas où Fedora aurait pu reposeF. Une lampe brutale flashe sur quatre étagères de bois, toute l'existence et la vie des Leloup, tenanciers, l'homme et la femme, laquelle s'est massacré la main dans un broyeur à grains.
Je feuillette en désordre une rangée compacte de publications locales (chansons, écologie, céramiques), plus un gros album de Poilu (Les Carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier) avec ses encres violettes et ses missives plume Sergent Major : les gens du peuple écrivaient à nous faire honte en ce temps-là, entre les croquis de leurs cantonnements.
D 4 MANQUANTE
F V
Celui-ci rapporte qu'on n'a pas formé sur place de gros faisceaux d'étendards le jour de la Mobilisation, mais qu'on a pleuré, femmes et hommes - “la fleur au fusil” sera pour d'autres fois. Je découvre le Journal de Madame Leloup, sombre narration d'amour et de cul avec les Pente ; depuis, chaque famille (ou communauté) reste sur son quant à soi. Juste six cents mètres et trente ans plus bas. Au troisième rang d’étagères, juste derrière L'occitan sans effort - tout un matériel de peintre. Nous avons emprunté, pour ne jamais les rendre, les tubes les plus chers : Rouge de cadmium, Jaune de Naples, oubliés là en toute confiance, pour compenser la bouteille de gaz laissée vide par les précédents, payée de notre poche.
La Louve aux yeux gris, je l'ai culbutée sur un lit qu'elle retapait de son bras en biseau. Ce fut bref, nous n'avons plus recommencé. L'avant-veille encore elle grommelait, tandis que je réclamais un fer à repasser : « Je ne vais tout de même pas “brancher ma centrale” pour repasser une chemise... » Ma centrale... «comme si on avait besoin de linge impeccable en vacances ! » - une planche, trois fers...