Carré de dames - théâtre
C O L L I G N O N
C A R R É D E D A M E S
dédié à Anne Sylvestre
ACTE UN, Tableau unique
Une cuisine traditionnelle, avec cheminée. Une grande table sur le devant, un buffet au fond à jardin. TROIS VIEILLES DAMES debout ou assises tout autour. UN REPRÉSENTANT, UNE AUTRE VIEILLE DAME dans un fauteuil roulant, près d’une fenêtre côté cour, sous un amoncellement de couvertures.
Prévoir un écran, un prompteur.
PREMIÈRE VIEILLE DAME (JEANNE)
WATSON’S INTERNATIONAL ENCYCLOPEDY…
DEUXIÈME VIEILLE DAME (FITZELLE), accent naturel de Toulouse
Tell on… Very exciting…
LE REPRÉSENTANT, petit brun frisé, style taurillon. Les paumes écartées bien à plat sur la table
Alors ? Décidées ?
JEANNE
C’est dit !
FITZELLE
Un petit whisky !
LE REPRÉSENTANT
Si vous le dites…
JEANNE ouvre le buffet, sert un verre de whisky ; FITZELLE verse deux verres de Porto.
C’est du porto.
DEUXIÈME VIEILLE
Et du bon .
Le Représentant boit posément. Les deux vieilles avalent ensemble, côte à côte, cul sec (éclairage:soleil couchant)
LE REPRÉSENTANT, grimaçant
L’Encyclopédie Watson, chef-d’œuvre de la conscience professionnelle anglo-saxonne...
JEANNE
Aryenne…
LE REPRÉSENTANT se choque
JEANNE
Vous n’êtes pas spécialement nordique, non ?
LE REPRÉSENTANT
Niçois.
FITZELLE
Arabe ?
LE REPRÉSENTANT
Tout de même pas.
Silence. Le tas decouverturesur le fauteuil respire doucement.
LE REPRÉSENTANT
Dites-moi…
JEANNE
Oui ?
LE REPRÉSENTANT
Il va où, cet escalier ?
FITZELLE
Il ne va nulle part cet escalier.
JEANNE
Il reste ici.
LE REPRÉSENTANT
Ah bon.
FITZELLE
Porto ?
Elle le ressert d’office.
LE REPRÉSENTANT, la main sur le volume
Une somme incomparable…
JEANNE
Il est bon le Porto ?
FITZELLE
Nous sommes l’Encyclopédie.
LE REPRÉSENTANT
Tout est là-dedans.
JEANNE ET FITZELLE lui tendent la bouteille
Là-dedans.
Il empoigne la bouteille et la vide en roulant des yeux.
De l’âtre surgit la TROISIÈME VIEILLE,accroupie, tisonnant le foyer
LA TROISIÈME VIEILLE, MARCIAU
Pas d’accord !
Un coup de pétard dans le feu, éclairant les visages dans les mouves rougeoyants ; une lueur inquiétante, au-dessous de l’escalier.
MARCIAU, brandissant son tisonnier :
Je ne veux pas acheter L’Encyclopédie Watson.
LE REPRÉSENTANT, tourné vers les deux autres :
Vous étiez d’accord, vous deux. Ça fait trois quarts d’heure qu’on discute.
FITZELLE
Au moinsse…
LE REPRÉSENTANT
Ah tout de même…
Il se dirige en titubant vers la sortie, heurte du genou sur la chaise le tas de couverture qui pousse un cri.
Affolé :
Y a quelqu’un ?
LA QUATRIÈME VIEILLE, SOUPOV, de sous ses couvertures
Imbécile !
LE REPRÉSENTANT se retourne lentement. Il hausse le front, passe son index recourbé sur ses lèvres. Ton doctoral :
« Imbécile » ? Soit. Mais comment l’entendez-vous ?
Il referme le tome sur son doigt. Il en appuie fortement le dos sur la table.
Vous pensez que j’en suis la parfaite illustration.
Les quatre vieilles approuvent vigoureusement de la tête.
Vous n’avez pas de miroir ?
Elles se regardent en ricanant ; MARCIAU, tournée vers la flamme, essuie ses lunettes de fer.
SOUPOV
Tί δ’ἂν αὐτῷ χρώμεθα ; [ti dann autô khrôméta] ?
LE REPRÉSENTANT
Ce que vous en feriez ? Ô courte sagesse, ô sexe imbécile ! c’est folie de courir aux miroirs ; bien plus grande encore de les avoir brisés !
JEANNE
Proxima mors mox auferet nos (sur un prompteur : « Une mort proche bientôt nous emportera ».)
MARCIAU
Sind wir mal noch Frauen ? (Prompteur : Sommes-nous seulement toujours des femmes?)
JEANNE
Noli deridere. (Prompteur : ne te moque pas de nous).
LE REPRÉSENTANT les considère et se rassied lentement(à part) Pas de pitié… (déclamant) « On a vu la vieillesse la plus décrépite et l’enfance la plus imbécile courir à la mort comme à l’honneur du triomphe ».
MARCIAU
Je prends ce tome-là.
SOUPOV, à MARCIAU
Crève.
LE REPRÉSENTANT, se rengorgeant
Georges Bénigne Bossuet...
FITZELLE
On sait.
LE REPRÉSENTANT
...qui n’était pas un imbécile…
JEANNE
Une ganache.
SOUPOV
Et qui puait du cul.
LE REPRÉSENTANT
Que de science !
FITZELLE, très vite
Une buse.
JEANNE, même jeu
Une couenne.
MARCIAU, même jeu
Une croûte.
SOUPOV, même jeu
Un fourneau, une gourde
FITZELLE, accélérant
Manche.
JEANNE, même jeu
Moule.
MARCIAU, même jeu
Noix.
SOUPOV, même jeu
Une tourte
LE REPRÉSENTANT, fouillant dans sa mallette
J’ai là aussi une estampe. À vendre.
Du plat de la main il la déroule sur la table et se recule vivement. Les têtes des vieilles (sauf SOUPOV) se rejoignent. Ces dernières soulèvent l’estampe.
FITZELLE
Je vois une faux.
JEANNE
C’est faux.
SOUPOV, qui a rapproché son fauteuil
C’est une huître.
JEANNE
Je vois un texte en vers.
MARCIAU
On ne voit rien.
LE REPRÉSENTANT
Facile. (Il se lève pour tourner l’interrupteur. Debout près de la porte à Jardin, la main sur le commutateur, il les considère toutes l’une après l’autre en ricanant silencieusement)
C’est la gravure, Mesdames, qu’il faut examiner.
SOUPOV
Nous avez-vous suffisamment détaillées ?
MARCIAU
Rasseyez-vous.
LE REPRÉSENTANT baisse le bras, tire sur les plis de son pantalon en se rasseyant
La gravure a pour titre « Der Tod und der Tor ».
Elle représente en effet, traitée dans le style de Holbein, un évêque assis, coiffé d’une immense mitre en bonnet d’âne, disputant avec la Mort une partie d’échecs. La Mort est représentée de façon traditionnelle sous la forme d’un écorché assis de profil. L’immense faux qu’elle tient s’incline juste par-dessus la mitre. À son pagne grotesquement déchiqueté pend une riche aumônière, vers laquelle, par-dessous la table, l’évêque tend une main gantée toute garnie de bagues).
LE REPRÉSENTANT, prêchant
« Il est sûr que s’il y a un sou à gagner, l’imbécile l’emportera sur le philosophe » (Voltaire).
Voyez comme il sourit, l’évêque, voyez comme il croit couillonner son adversaire.
MARCIAU
Tout dépend de comment on le regarde.
LE REPRÉSENTANT
La Mort étend le bras. Elle va gagner la partie !
SOUPOV
Sûr ?
MARCIAU
...et certaine. Regarde l’échiquier. (Elle lit)
« Cil cuide engeigner la Mort
Par lui desrobber sa bource
L’imbecille doute encor
S’il a terminé sa course »
LE REPRÉSENTANT
Savez-vous que cette gravure a failli brûler ? (Il montre des taches brunâtres) Plus des coups d’épingle (il lève la gravure) autour du fer de faux… sur l’échiquier aussi, en forme de croix.
JEANNE, qui ne voit rien
En effet.
LE REPRÉSENTANT
C’était pour un exorcisme.
JEANNE
Curieux, ces déchirures.
MARCIAU
Je dirais plutôt que vous l’avez arrachée.
JEANNE, qui examine réellement l’image
Je vois des caractères en transparence.
LE REPRÉSENTANT
Un pa-limp-seste. Rien de plus courant.
MARCIAU
Comment ceci est-il tombé entre vos mains ?
LE REPRÉSENTANT
Après l’incendie de 1614…
FITZELLE
Mais encore ?
LE REPRÉSENTANT
Chocolats Bouinbouin. Complétez votre collection (d’un coup, doctoral) Savez-vous que cette estampe pa-limp-ses-tique s’est trouvée mêlée à l’une des plus fameuses a-nec-dotes de la période révolutionnaire ? (Il appuie sur un bouton dans la paroi, qui débite un enregistrement)
VOIX OFF
« Le 5 thermidor an II, le chevalier de Pierrefonds jouant aux échecs s’aperçut que la main de son partenaire, posée sur un cavalier devant lui, n’était plus qu’un assemblage infect d’os et de tendons. Levant les yeux, horrifié, il sursauta : son adversaire avait pris l’aspect d’une momie suintante. Dans le sursaut qu’il fit, l’échiquier se renversa. Par-dessous se trouvait cette gravure. Le chevalier s’enfuit aussitôt pour l’exil, sans avoir pu réunir ses biens, jusqu’à Brighton en Angleterre. L’autre se retira précipitamment par la fenêtre, en dégageant une odeur pestilentielle. Les domestiques affirmèrent sous serment que dans la rue, l’homme avait repris un aspect naturel, la perruque de travers toutefois. C’était lui que le Tribunal du Peuple avait chargé d’arrêter le Chevalier. »
SOUPOV
C’est combien ?
LE REPRÉSENTANT écrit une somme sur un papier qu’il pousse vers elle.
JEANNE
Trop cher.
LE REPRÉSENTANT
Comment ?
JEANNE, en russe
Slichkom daragoïé.
LE REPRÉSENTANT se
carre sur son siège
À prendre ou à laisser.
JEANNE
Est-ce votre compagnie qui vous demande de vendre ?
LE REPRÉSENTANT, burlesque et solennel
Certains membres de notre compagnie.
LES QUATRE VIEILLES ÉCLATENT DE RIRE
MARCIAU s’empare de la gravure et la scrute. Elle tire de sa poche un crayon et du papier, commence à prendre des notes.
SOUPOV, renfrognée, fait un signe de croix orthodoxe en direction de la table.
FITZELLE, accoudée au dossier de MARCIAU, lit distraitement par-dessus son épaule et bâille.
LE REPRÉSENTANT sursaute.
JEANNE, précipitamment
Dieu vous bénisse !
LES TROIS AUTRES, mécaniquement
Et vous fasse le nez comme j’ai la cuisse.
LE REPRÉSENTANT
Quelle heure est-il ?
SOUPOV
Ah que ça va être censément dans les huit heures-z-et demie.
MARCIAU sans lever le nez
L’heure que tu dégages.
FITZELLE
Ma montre s’est arrêtée.
LE REPRÉSENTANT
C’est un effet de la gravure.
MARCIAU
Ça fait tard.
LE REPRÉSENTANT
Oui, quoi-t-est-ce qu’on bouffe ? (en hébreu) Mayèsh lé-êhhol ?
FITZELLE, hargneuse
Y’a pas de chambre.
JEANNE
T’as vu ta tronche ?
SOUPOV regarde ses compagnes
Vous êtes ici chez moi (regardant le REPRÉSENTANT) Vous êtes ici chez vous.
FITZELLE
Ce sera des gaufres et rien d’autre.
LE REPRÉSENTANT fait signe que ça ne le dérange pas. SOUPOV roule son fauteuil contre la table, près de l’âtre, où son visage apparaît en pleine lumière. MARCIAU, sur la pointe des pieds, place la gravure de chant sur la table, légèrement enroulée.
SOUPOV
Personne ne vous attend ?
LE REPRÉSENTANT
Pas même vous.
JEANNE lui tend son assiette vide à bout de bras
Tiens, Azraël.
FITZELLE farfouille rageusement dans le haut du buffet ; les verres s’entrechoquent.
Il va nous taper l’incruste ce blaireau (plus haut) C’est vrai, ça, que tu es représentant de commerce ?
LE REPRÉSENTANT se fouille, se met à poil
J’ai oublié ma carte… J’ai une femme… Deux enfants… J’ai une bi- euh, une sexualité normale…
JEANNE rappuie dessus pour le rassoir.
Assis.
MARCIAU allume deux chandeliers
LE REPRÉSENTANT
Ne vous mettez pas en frais…
MARCIAU désigne la gravure magique, encadrée à présent de chandelles à la façon d’un tabernacle. La gravure doit être de biais par rapport à la salle ;
FITZELLE, désignant la gravure
Ça me brouille l’estomac.
LE REPRÉSENTANT se penche sur JEANNE pour contempler la gravure. En se rasseyant, il effleure son sein – JEANNE étouffe un petit cri. MARCIAU éteint le plafonnier. SOUPOV manipule au-dessus du foyer le gaufrier, qu’elle tourne avec adresse en se penchant sur sa gauche. Les flammes s’égaillent traîtreusement autour des plaques de fonte. FITZELLE puise abondamment à la pile que SOUPOV tente en vain de faire croître dans l’assiette. MARCIAU fait passer l’assiette, essayant d’assurer une répartition équitable.
FITZELLE
Et le rhum ?
SOUPOV
Devant tes yeux. Tu ne vois déjà plus la bouteille ?
LE REPRÉSENTANT
Après tout ce porto…
JEANNE, à son oreille
Je l’ai caché pour vous…
FITZELLE, à la régalade
Et hop ! Encore un gorgeon…
JEANNE
Elle est bien partie. Méfiez-vous.
LE REPRÉSENTANT
Une bouteille dans la gueule, ça s’évite.
FITZELLE
Le dernier, on l’a violé.
MARCIAU
Ce que j’ai pu rire… sur mon escabeau…
SOUPOV
Il courait dans tous les sens… Il ne trouvait même plus la porte…
JEANNE, mimant le représentant précédent
Bon-alors-écoutez-moi-bien-j’ai compris-v’là les papiers-j’me casse-foutez d’ma gueule-plus vous-voir-plus vous entendre-où c’est la porte-c’estça-auplaisur-du balai...(elle halète, froisse des morceaux de paperasses imaginaires qu’elle enfonce dans une mallette, roule des yeux de dément. Les autres s’esclaffent. MARCIAU, enfouie dans sagaufre, pouffe comme un édredon qu’on tape).
SOUPOV, calmée d’un coup
Et il a oublié sa camelote.
FITZELLE, même jeu
C’est bien fait. D’abord j’aime pas les Arabes.
JEANNE
C’était pas un Arabe, il venait de Nice.
SOUPOV
C’est pareil. Au sud de la Loire, tous des nègres.
FITZELLE, outrant son accent de Toulouse
Tu sais ce qu’ils te disent, au sud de la Loire ? Est-ce que tu le sais ?
TOUS
Est-ce que tu le sais ? - Wo-oh ! - Wo-oh ! - Yeah ! - Yeah !
Tout le monde se tait d’un coup et s’empiffre.
LE REPRÉSENTANT, dans le silence masticatoire
Y a pas de cidre ?
JEANNE va lui en dénicher.
LE REPRÉSENTANT, la bouche pleine
Vous bouffez toujours ensemble ? …Je sens comme une onde entre vous…
JEANNE
...surtout entre nous deux…
MARCIAU
Ne l’écoutez pas.
FITZELLE
On parle de cul ?
JEANNE
Fitzelle, cuve et tais-toi.
SOUPOV
Nous parlerons de cul à Monsieur sitôt que Monsieur en exprimera le désir…
SOUPOV tourne plus vite le gaufrier, dans un bruit d’armure. JEANNE souffle à grand bruit sur sa gaufre.
LE REPRÉSENTANT
Depuis quand vous connaissez-vous ?
SOUPOV, long regard vers MARCIAU
Depuis bien assez de temps.
MARCIAU s’est plongée dans des mots croisés
JEANNE
C’est pour moi que tu dis ça ?
LE REPRÉSENTANT se frotte les mains pour en ôter quelques miettes de sucre.
JEANNE, à FITZELLE
On s’est connues les premières.
SOUPOV
Pardon, j’ai connu Fitzelle bien avant toi.
FITZELLE
...Petites annonces…
SOUPOV
Besoin de quelqu’un pour m’aider ?
FITZELLE
Serpillières molles, seaux hygiéniques, le gant de crin sous les aisselles…
SOUPOV
...et sous les seins…
JEANNE, à FITZELLE
C’est vrai, tu m’en avais touché un mot au bal (déclamant) Il est vrai que vous eussiez été aussi ébahie que je le fus moi-même à contempler Fifi vêtue de noir et chapeautée, tricot en bataille et tritaille en bacot, lorgnant libidineusement les ébats zémézabés d’une jeunesse en fleur, battant de sa
pantoufle le tempo d’un baïon. Quelle aventure cherchait-elle en ces lieux ?
FITZELLE
Et toi ?
JEANNE, solennelle
J’observais.
FITZELLE
Et qu’est-ce que j’avais de si observable ?
JEANNE
T’étais mon type, t’étais mon genre. Exactement la petite vieille qu’il me fallait.
FITZELLE
On le saura que t’as été gouine trois semaines…
FITZELLE