Contes et élucubrations
COLLIGNON
CONTES ET ÉLUCUBRATIONS
Nouvelles (quelle horreur !)
Éditions du Tiroir
Semper clausus
COLLIGNON CONTES ET ÉLUCUBRATIONS
LÉGITIME DÉFENSE 2
La rue s'allonge droit comme un couloir entre deux rangées de poteaux électriques. De là- haut tombe tous les trente mètres un cône de lumière. Il est minuit.
Je reviens à pied du cinéma.
La rue est déserte.
Dernier poteau d'ici cent mètres.
Puis le noir : quartier neuf.
Avant-dernier poteau. Je regarde dans mon dos la longue enfilade des petits points brillants, qui s'enfoncent, qui s'enfoncent. Le dernier luit au ras de l'horizon.
Un autre point mouvant, vers moi. C'est une bicyclette. Mon ombre se déplace d'arrière en avant, la bicyclette s'éloigne, voici le dernier poteau dont l'ampoule tremblote – comme si l'électricité en bout de ligne s'était essoufflée, à courir si loin.
Voici le noir.
Le lent dégradé de la lumière sur l'asphalte.
Je ne dois ni ralentir, ni courir.
La route tourne. Lune nouvelle. Plus d'autre lueur que les étoiles.
Tu bouges t'es mort.
J'ai sursauté. Il croit que je veux l'attaquer. Je mords sa main, il m'empoigne, je frappe, je frappe, sa mâchoire sonne, il tombe, j'ai frappé, il perd connaissance, je cogne des mains, des genoux, des pieds, le sang coule à mes mains.
J'ai ramassé son revolver et envoyé dans le noir une balle, deux balles, trois, des volets claquent, les fenêres envoient leurs lumières, du sang coule vers mes pieds.
Je me suis mis à courir, parce que personne ne m'aurait cru, je suis allé dans la prairie obscure afin d'y jeter l'arme. J'entendais :
" Il est mort ?
- Un médecin !
- Il est parti par-là !
J'ai parcouru un large demi-cercle dans la prairie, je suis rentré chez moi pour me barricader.
Je suis resté assis.. Mes mains et le haut de mon corps sont agités de tremblements.
J'ai bu. Je me suis passé de l'eau sur le visage, et je crois bien que j'ai pleuré.
COLLIGNON CONTES ET ÉLUCUBRATIONS
LÉGITIME DÉFENSE 3
J'entendais tout un remue-ménage. À soixante mètres de chez moi. Personne ne m'a vu. Toutes lumières éteintes en parfaite sécurité. J'ai revu la scène et ses détails. Je me suis aperçu de ma volupté : des coups d'abord instinctifs, puis une violence, une lucidité de plus en plus fortes, puis j'avais tiré au hasard sur ce corps déjà mort, le revolver se cabrait dans ma main. Premier coup sur la temps déjà mortel.
Qui était-ce ?
Une sombre envie à présent qui me ronge. Mais je ne pourrai pas me renier. Je bois.
Je ne peux pas m'endormir.
Je n'aurais pas dû fuir. Si je n'en avais pas dit plus qu'il ne fallait, j'aurais été acquité. Il s'esst jeté sur moi, etc. Un fou que j'avais tué. On m'aurait remercié. Ivresse du boxeur qui assomme.
Je m'endormis très tard sur ces pensées.
Le lendemain j'ai repris la bicyclette, couteau dans la poche. J'ai préféré le couteau au revolver, parce qu'il est silencieux, mais aussi parce qu'il ne permet plus au corps de se déchaîner. J'aurais même préféré les poings – mais le couteau permet des raffinements. Le soir, toujours pas de lune, le temps est beau, dix heures ont sonné. Je me suis mis dans un fossé, le vélo caché sous les herbes, à douze kilomètres de chez moi. Derrière moi se dressent les ruines inquiétantes d'un lotissement en construction.
J'ai déjà crevé les ampoules à coups de pierre. L'endroit est bien choisi : bientôt, c'est la sortie du cinéma. Un groupe qui rit et parle fort :
"Ah ah ! qu'il lui dit comme ça...
- Tiens, il fait noir.
- ...et l'autre y répondait...
- Alors il me met la main sur...
- ...la mise en scène !...
- ...je lui dis : ne vous gênez pas !..."
Le groupe s'éloigne et le bruit de leurs pas. Une ombre attardée suit à vingt mètres. Mon cœur bat, l'homme graillonne, se fouille les poches, je serre mon couteau, vais-je faiblir au dernier instant, je suis un lâche – non, si ?
Ma gorge est sèche.
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LÉGITIME DÉFENSE 4
La sueur pique mes poignets. Il m'a dépassé, je me sens mou comme une chiffe, je sanglote presque, je suis soulagé, comme si j'avais laissé un homme se noyer.
J'ai envie de pisser.
Le lendemain soir j'y suis retourné, après avoir bu un demi-litre de vin. Je me suis tapi dans le fossé, les ampoules n'ont pas encore été remplacées. Le vin diffuse en moi. Bandé à bloc et sur le point de me briser d'un coup.
Et je vis, comme la veille, une ombre qui marchait, d'un pas hésitant. Le :même homme que la veille. Je l'ai frappé la première fois sur la tempe gauche, et j'ai retourné le couteau dans la plaie, pour sortir les esquilles. Puis desserrant les lèvres avec la lame, je l'ai enfoncée dans la gorge, la main dans la bave. J'ai retiré la lame. D'un coup circulaire, j'ai arraché un œil, puis l'autre, que j'ai mis dans ma poche.
J'ai enfin frappé la poitrine, ouvrant le corsage maculé pour voir à quoi ressemblait un sein de vieille femme. Et j'ai plongé ma lame dans ce sein. J'eus envie d'ouvrir le ventre, mais l'odeur m'aurait incommodé. Je me contentai, à grandes secousses, de lui ouvrir les bras dans le sens de la longueur, et pour finir, j'ai pris le corps exsangue à bout de bras au-dessus de ma tête, pour le projeter sur un tas de parpaings.
J'étais ivre de vin et de sang. Je ruisselais de sueur, et de sang. Dans ma bouche stagnait un goût (de sang). J'ai enfourché mon vélo, j'ai filé.
L'air me fouetta, me grisa. La dynamo ronronnait sur le pneumatique. Je supportais une fatigue légère. Je vis une forme blanche, sur le bas-côté. J'ai frappé la jeune femme à la volée, dans le dos. J'ai ressenti à l'avance, dans le bras, la secousse du coup.
Je freine. Qu'elle est belle. Ses lèvres sont entrouvertes. Je descends l'allonger sur l'herbe. Le sang poisse mes doigts. La lumière des étoiles dessine son nez finemant arqué, ses joues creuses. Je pose ma main sur sa poitrine, son cœur bat.
Je l'ai prise à bras le corps, j'ai serré très fort, je l'ai embrassée longuement. La police m'a retrouvé au matin, profondément endormi.
Je suis en prison. J'aime cette femme, qui n'a pas compris. Personne n'a compris. Les psychiatres m'estiment pleinement responsable au moment des faits. Tous croient que je suis un monstre :j'étais simplement en légitime défense.
COLLIGNON CONTES ET ÉLUCUBRATIONS 5
LES FAIBLES
Grand cocktail du prix G. Fumée des cigarettes, atmosphère onctueuse. Henri de Sannes savoure son triomphe. À une extrémité du bar, quelques femmes se sont rassemblées autour du brillant Louis d'Eyraud, parfaitement ivre. Il repose entièrement sur sa jambe droite. Sa voix est forte, ses yeux courent d'un visage à l'autre. Toutes le contemplent.
À l'autre bout dubar un remous se produit, les hommes trébuchant protègent leur verre, les regards fusillent Michel Magnet qui tente de percer la foule en direction du beau d'Eyraud.
Louis s'aperçut qu'on ne l'écoutait plus. Il reconnut Michel et planta là ses admiratrices.
"Ta femme !
- Nicolettina ?
- Elle part.
- Avec Jakubovitch ?"
Les deux hommes sortent précipitamment.
"Ils sont devant chez toi. Ils surveillent le déménagement.
- Bordel de merde !
- Non, c'est moi qui conduis."
La Ferrari dévale l'avenue Hersch.
Michel donne de nouveaux détails.
Quand ils sont arrivée en tromhe devant le pavillon, Jakubovitch et Nicolettina fuyaient précisément sur la route d'Amiens.
"Remontez-moi tous ces meubles ! Je suis le mari !
Les ouvriers haussent les épaules et remontent les meubles.
"Ce sont eux, dit Jakubovitch.
- Mon Dieu !"
Nicolettina se serra contre son ravisseur. Les poursuiveurs, à leurs trousses, dérapèrent. Louis d'Eyraud jura. Il engueula son camarade, puis se reprocha de ne pas avoir surveillé son épouse. Michel se laissa insulter, accéléra :
"Je prends un raccourci.3
La Ferrari cahote et débouche juste en travers, à cent mètres des fugitifs. Les deux véhicules s'évitèrent en hurlant.
COLLIGNON CONTES ET ÉLUCUBRATIONS 6
LES FAIBLES
"Jacques, ne le frappe pas.
- Ta gueule.
- Tu ne l'aimes pas ! h urle d'Eyraud.
Il pense : Si je ne casse pas la gueule à cet homme, elle me méprisera.
L'homme trompé frappa son maître en pleine poitrine, sans entrain. L'autre riposte, d'Eyraud d'arrête de taper. Il traite son adversaire de lâche :
"Tu n'as aucun mérite à me cogner ! Nicole, je t'aime !"
Nicole est rentrée se jeter sur les coussins et s'est mise à pleurer.
...Michel Magnet hésite.
Enfin, les deux couples se séparent. Suivons Jakubovitch et Nicolettina, que nous appelleront, pour plus de commodité, Jacques et Nicole.
Jacques se laisse absorber par la volupté de la conduite automobile. Nicole reconstitue les premiers mois de son mariage : elle avait toujours raison. Louis d'Eyraud ne cessait d'abdiquer, en s'excusant. Elle se rendait à d'innombrables réunions de dames. Ces dernières parlaient de leur mari et les félicitaient en leur absence. Parfois Louis d'Eyraud avait fait les frais , financièrement parlant, de leurs réussite.
Nicole applaudissait à ces revers de fortune. Elle les apprenait avant que son mari ne l'en eût informée. Tous et toutes le volaient. Louis d'Eyraud, en toute lucidité, se laissait emprunter sans réclamer (...)