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Florence Dupont remet en cause la langue des connards

Florence Dupont est intelligente, érudite, bouscule nos idées reçues, en possède elle-même trois ou quatre, mais a le tort pour nous autres de les délayer, de les expliquer, de les expliciter, ce qui est assurément indispensable, sur plus de 300 pages. C'est donc le moment de juger sur pièces de cette Antiquité, territoire des écarts, dont malgré tous les efforts de l'autrice je n'ai pu comprendre le sens.
    Donc, Oreste, assassin de sa mère pour venger son père Agamemnon, va passer de la douleur à la colère, et voudra racheter l'offense faite à la mère-patrie, deux mots qui unissent paternité et maternité, patricide et matricide : cependant, poser en axiome l'idée de mère soluble dans l'idée de mère patrie   nous semble une commodité voisine de l'entourloupette, mais voyons.  Les spectateurs viennent pleurer en écoutant l'aulos, flûte double non sans parenté avec le duduk arménien. Toutes les péripéties, inventées par les auteurs antiques bien souvent, ne sont là que pour se lamenter avec le flûtiste, car un des moyens de créer le paradoxe est de traiter l'essentiel comme accessoire et l'accessoire comme l'essentiel, à vous Florence : la douleur se transforme en colère, « deux moyens y contribuent : la musique et le récit », car les tragédies antiques tenaient du futur opéra. « Le chœur annonce lui-même qu'il va utiliser d'autres rythmes musicaux, des rythmes phrygiens encore plus douloureux » - c'est là qu'il va falloir pleurer, public : nous sommes en pleine distanciation brechtienne, hé oui... «Parallèlement, sans chanter, Electre » (sœur d'Oreste) « raconte les souffrances que Clytemnestre » (la mère) « et Egisthe » (amant de la mère) « lui ont infligées, pour susciter l'indignation d'Oreste et ainsi alimenter la douleur créée par la musique. Avec succès. La musique s'arrête. Elle est devenue inutile. Oreste va venger son père, Electre va pouvoir se marier. L'un et l'autre vont devenir un homme (anèr), une femme (gunè).
    C'est donc cette substitution du récit à la musique, dit une collègue avec laquelle Florence Dupont dialogue, qui constitue le cœur de la critique que vous faites d'Aristote ce « vampire » de la tragédie...
    Je connaissais bien, répond Florence, le texte de la Poétique d'Aristote ; j'avais suivi régulièrement dans les années 70 le séminaire de Jean Lallot et de Roselyne Dupont-Roc à rue d'Ulm » (et non pas rue d'U-L-M comme on l'a entendu à l'antenne) : chaque samedi matin l'on étudiait tous les termes du texte à la lumière de la linguistique contemporaine. Jean Lallot et Roselyne Dupont-Roc ont ensuite publié au Seuil cette édition qui est aujourd'hui l'édition de référence » (note 1, Aristote, La Poétique, texte, traduction, notes par Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot. Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1980). « Et c'est à ce moment-là que j'ai remarqué la place qu'Aristote donnait au muthos, au récit, qui devenait le but (telos) de la tragédie. J'ai entrepris de travailler  la question après la parution de L'Insignifiance tragique » (ou la « Non-Signifiance », ce qui serait mieux) et après avoir lu le livre de Sophie Klimis sur ce sujet » (nous vous épargnons la note 2, tant pis pour Sophie Klitis pardon Klimis). « C'est elle qui a achevé de me convaincre que le  muthos, » le mythe, l'intrigue, « est une catégorie créée par Aristote afin de faire de la tragédie un texte et non un évènement spectaculaire. À force de travailler sur les tragédies, je savais qu'elles n'étaient pas la représentation d'un récit ; par conséquent, le texte d'Aristote était en porte-à-faux par rapport aux pratiques réelles des Athéniens.
    « J'ai regardé systématiquement comment la Poétique était fabriquée pour comprendre ce qu'était le muthos », le récit mythologique, « et je suis arrivée à la conclusion qu'Aristote a retiré la codification externe qui construit la tragédie, c'est-à-dire l'action musicale, la récurrence des chœurs » qui ne viennent pas là du tout comme des cheveux sur la soupe, « le jeu codifié des acteurs, bref tout ce qui préexiste à ce qu'on appelle le texte et ce dans quoi il va se loger et prendre forme comme dans une coque. Je continue la comparaison. Si l'on retire cette coque, comme on sort un mollusque de sa coquille, on obtient une chose molle et sans forme. Aristote va faire de ce mollusque un vertébré et lui inventer une colonne vertébrale : ce sera le muthos, » le mythos, « le récit, à partir de quoi il réorganise les parties de la tragédie comme des membres. Voilà pourquoi, en termes aristotéliciens, le muthos est l'âme (psuchè), c'est-à-dire la forme de la tragédie.
    « L'analyse aristotélicienne de la tragédie est une construction intellectuelle extraordinaire, mais qui n'a rien à voir avec les concours musicaux des Grandes Dionysies. Le discours d'Aristote est clos sur lui-même, bétonné jusqu'à l'absurde. Il va jusqu'à affirmer, par exemple, que le chœur est un personnage comme un autre. Et la conclusion s'impose, paradoxale : la tragédie pour s'accomplir n'a pas besoin d'être jouée ; la lecture suffit, comme pour l'épopée. Même la fameuse catharsis », la purification des passions,  est réalisée dans la lecture.

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« Que nul n'entre ici », intervient l'interlocutrice, « avec la Poétique d'Aristote, telle est devenue la devise de votre séminaire...
    Parce que je ne voulais pas, » poursuit Florence Dupont, « à chaque cours sur le théâtre, avoir à recommencer la démonstration qu'Aristote ne nous servirait à rien. Il faut traiter la Poétique comme un texte philosophique, construit, systématique, et ne jamais le considérer comme un traité sur le théâtre, dont finalement il ne parle pas. Laissons la Poétique aux philosophes professionnels et abordons les théâtres anciens non par le récit, mais par le chant, la musique et la danse.
    « Le premier à l'avoir fait est Pierre Letessier » (note 1 : Agrégé de Lettres classiques, auteur, comédien, metteur en scène et omettons le reste par pitié) « en montrant que les comédies romaines étaient des comédies musicales composées à partir de l'alternance de scènes chantées et dansées (cantica) sur une musique de tibia, équivalent romain de l'aulos et de scènes parlées sans gestuelle (diuerbia). Cette alternance est régie par une codification qui organise tout le jeu des acteurs ; par exemple, quand un personnage sort d'une scène chantée, la musique de tibia » (une flûte, évidemment...) « s'arrête, et la fin de la scène est parlée. Autre exemple où l'on voit que la musique organise aussi l'espace de jeu. Le devant de la scène (platea) sert aux entrées de rôles lorsqu'un personnage fait son entrée pour la première fois, en dansant sur un type particulier de canticum en vers polymètres. Il s'installe dans la platea et, tant que dure le canticum polymètre, personne ne peut engager le dialogue avec lui ni entrer dans son espace (la platea). Les autres acteurs en sont réduits à des apartés depuis le fond de la scène. Cette règle induit un type fréquent de séquence : la rencontre, c'est-à-dire le passage négocié entre deux personnages, parfois sur des dizaines, voire des centaines de vers, du canticum polymètre » (disons pour simplifier « de plusieurs sortes de vers »)  au canticum monomètre (le plus souvent des septénaires trochaïques), c'est-à-dire du monologue au dialogue qui va les opposer. Le basculement a lieu quand l'un et l'autre s'interpellent par leur nom et se saluent (salutatio). »
    Nous voyons donc l'imbécillité des commentaires sur le réalisme et la vraisemblance, qui n'ont rien à faire ici. Absurdissimes et malhonnêtes sont aussi les éditions qui présentent le théâtre antique avec des notions d' « actes » et de « scènes » qui ne correspondent à rien. Plus encore quand ces éditions présentent des listes de personnages, en français, soit, mais aussi en latin reconstitué, pour faire joli. L'Antiquité, territoire des écarts, par Florence Dupont née Grimal, chez Albin Michel, collection « itinéraires du fascisme » pardon « du savoir ».

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