Le vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire
Jonas Jonasson, « Jonas fils de Jonas » écrivit dans la première décennie de notre millénaire un conte philosophique de haute volée, intitulé Le vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire, nous dirons même son centenaire. La couverture présente un très vieil homme très droit et revêche, dans un grotesque Babygros de couleur rose, avec la tête de porc en acrylique à ses pieds, plus, on ne le remarque pas d'abord, un bâton de dynamite bien méché dépassant d'une pochette côté droit. D'où l'on conclut provisoirement que ce vieillard ridicule possède de quoi surprendre, voire se défendre. Vous ne vous êtes pas trompé : cet homme, que les infirmiers de l'asile ont ainsi affublé, veut échapper à la célébration dérisoire qu'il pressent, avec discours, fanfares et beuveries au yaourt fraise.
Comme un vulgaire pape interprété par Piccoli, notre centenaire se défile et prend la route, non pour assister aux cérémonies du débarquement, mais pour quitter cet établissement bien intentionné qui l'a confit dans la guimauve. S'en suivront deux fils d'aventures parallèles, celles des diverses rencontres peu recommandables qu'il a faites après son évasion comme dans Le lièvre de Vatanen et autres Petits suicides entre amis, de Paasilinna, et celles qu'il a connues dans son passé mouvementé : l'homme, prénommé Allan, s'est en effet toujours trouvé là aux bons moments de l'histoire. Sans se faire remarquer, muni simplement d'un sens aigu de l'observation et de l'opportunité, il a sauvé la vie de Franco, participé à l'invention de la bombe atomique, à la victoire de Mao-tsétoung, toujours l'homme qu'il faut là où il faut, the right man in the right place. Et puisque nous en sommes aux références, mentionnons aussi Le brave soldat Chvéik et La vingt-cinquième heure de Virgil Ghiorgiu, bien que notre héros ici suédois sache toujours, quant à lui, se sortir des situation les plus périlleuses par des entourloupettes plus explosives les unes que les autres.
Nous oublions encore ce film où, grâce à d'astucieux montages, tel héros apparemment peu doué du cerveau se trouve en contact avec tous les grands personnages de l'histoire du siècle, par ordre chronologique ; c'est donc bien à partir de la littérature existante, mais sans le faire exprès, là est le génie, que l'on parvient à composer une histoire pleine d'humour et d'imprévus : Allan possède de sérieux atouts : un manque total de préjugés moraux ; une confiance non moins totale en son simple bon sens et en son intérêt immédiat, advienne que pourra pour les autres. Une fausse naïveté qui inspire confiance, sous une apparente balourdise. Un véritable don pour assimiler des rudiments de toute langue étrangère, et attirer la sympathie en offrant ou en recevant des pots fortement alcoolisés qui l'ont maintenu en forme jusqu'à son centenaire. La vraisemblance gâcherait tout. Ce doit être rocambolesque, le monde doit être parcouru, en avion, en bateau, à dos de chameau de la Chine à l'Afghanistan. En des chapitres alternés, notre bonhomme contemporain déjoue toutes les tentatives de la police suédoise pour remettre la main dessus, afin de le réincarcérer dans son asile de vieux avec les meilleures intentions lénifiantes du monde. Hélas ! Les bourrins de Suède sont aussi sots que les bourrins de n'importe où, et se farcissent un écheveau de déductions absurdes, c'est-à-dire bien trop logiques pour l'imagination délirante de notre auteur. Allan se trouve mêlé à toutes sortes d'histoires de gangsters, de fugitifs, de cadavres découpés dans des valises, d'explosifs bien sûr, d'une éléphante de cirque prénommés Sonia qui défèque sur la gueule d'un homme armé qui glisse et se fait assoir dessus dans la merde, ce qui ne laisse pas beaucoup de restes. A chaque fois, Jonas Jonasson prend bien soin de souligner que le héros n'a jamais fait exprès, n'a jamais eu en vue que son intérêt ou son amusement le plus naïf, provoquant d'immenses évènements de la façon la plus disproportionnée, sans jamais revenir s'enfermer dans une institution bêtifiante représentant le conformisme le plus étroitement suédois disons occidental.
Jamais plus vous ne traiterez un homme âgé de Papy après avoir vu de quoi se montre vaiment capable un centenaire dépourvu de muscles. Un film en fut tiré : ne le manquez pas, et prêtez l'oreille à ce qui va suivre. Fin du chapitre 11, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, et début du chapitre 12, en 2005, en Scandinavie. Prêts ? Partez : « Finalement, les trois révolutionnaires avaient renoncé à rallier Allan à leur cause et s'étaient résignés à le considérer comme un bon camarade, pas du genre à pleurnicher pour un petit flocon de neige. Il monta encore dans leur estime » (n'oubliez pas qu'il n'est alors que quadragénaire) « quand il mit à profit une période d'oisiveté due à l'attente de meilleures conditions climatiques pour fabriquer de l'alcool à partir de lait de chèvre. Les trois révolutionnaires ne comprirent jamais comment il s'y était pris, mais le lait se transforma en eau-de-vie bien corsée, grâce à laquelle le temps parut moins long et ils eurent moins froid.
« Au printemps 1947, ils étaient enfin arrivés sur le versant sud de la plus haute chaîne de montagnes du monde. Plus ils approchaient de la frontière iranienne, » celle de leur patrie, « plus nos trois compagnons s'enthousiasmaient en parlant des desseins merveilleux qu'ils avaient pour leur pays. Leur était venue de chasser tous les étrangers de la terre iranienne. Les Britanniques avaient soutenu pendant des années le shah corrompu et c'était impardonnable. Mais quand le shah en avait eu assez d'être sous leur coupe et avait commencé à se révolter, les Anglais l'avaient tout simplement destitué et avaient mis son fils à sa place. Cette situation rappela à Allan Song Meiling et son mari Tchang Kaï-Tchek et il se dit que les grands de ce monde avaient une drôle de conception de la famille. » - quant à la politique, notre antihéros l'a définitivement foutue aux oubliettes, avec tout ce qui se termine par « -isme » ou « -iste ».