Vincent Lowy
L'idée de justice est elle aussi aussi vieille que toutes les oppressions. Mais nous apprenons ici sans cesse d'autres choses, tenez : savez-vous que l'essor actuel de la dénonciation des dangers menaçant notre planète devient une excellente affaire pour les politiciens, comme Al Gore, ce qui permet de dévier l'attention du public sur la pollution ou la dérégulation du climat, mettant soigneusement en sourdine les scandales politiques et la remise en cause du gouvernement mondial des banques ? Vous n'ignorez tout de même pas que les industriels les plus polluants financent à tout va des films et reportages catastrophes avec belle musique de fond bien terrorisante pour faire oublier que ce sont eux, les financeurs, qui détruisent la forêt pour y faire pousser de l'essence biologique ?
Sans parler de la bonne conscience, qui n'a pas de prix, n'est-ce pas madame la chaisière ? Nous ne pourrons pas changer les lois naturelles, même si elles sont cruelles. Mais il ne manque pas de travail pour lutter contre toutes les injustices une par une, tous les massacres (usine Bhopal, 7575 morts selon la police, 20 000 selon les victimes). C'est ainsi que nous sommes menés en bateau par ceux qui nous empoisonnent, ceux qui nous dirigent, ceux qui nous anesthésient mais qui rencontrent de plus en plus de résistance, car nous sommes moins cons que vous en avez l'air chers financiers. Ce livre, Cinéma et mondialisation, est à mettre entre toutes les mains, il comporte au fil du discours toute une liste de films à voir, en signalant leurs limites et leurs indéniables réussites.
C'est ainsi que dans les parcs Disney les enfants ne reparaissent plus, dit la légende, et qu'ils n'auront plus que ces parcs pour retrouver leur enfance : toutes les légendes ont été recyclées façon Disney, avec le goût Disney, la musique Disney, la moralité Disney, le formatage Disney : le pays de l'enfance ne sera plus qu'un paradis de plastique, sans vraies forêts, sans vrais ours, sans vraies sorcières, sans méchants donc sans réelle bonté, où des robots souriront en cadence en chantant « Halli, hallo, on revient du boulot » - ça ne vous rappelle rien ? Ce petit rapprochement malicieux ne doit pas tout de même nous faire adhérer à certaines analogies fumeuses comparant le monde actuel et l'existence de ceux qui y vivent aux conditions de vie et surtout de mort des camps de concentration ; mais le Konzentrazionslager fonctionne bien en effet comme ultramétaphore de ce qui nous attendrait si nous généralisions, si nous poussions à l'extrême la logique du fonctionnement capitaliste. Cela dit, nous péririons mentalement dans le confort matériel, ou bien dans la misère, mais en aucun cas selon les abominables modalités des véritables camps. Ce parallèle peut même sembler incongru, par le saut non plus quantitatif mais ontologique, par l'abîme qui sépare une progression dite « dialectique » de l'écartèlement éthique représenté par la Shoah.
Cependant revenons au texte, rien qu'au texte : « Le projet EPCOT, nous dit Vincent Lowy, « dont Walt Disney a été le promoteur au milieu des années soixante, a bien failli accomplir le cauchemar décrit dans Disneyland, mon vieux pays natal.
VARIATION I EPCOT
Sous cet acronyme désignant les mots Experimental Prototype Community of To-Morrow (Prototype Expérimental de Communauté de Demain), il s'agissait de construite en Floride une cité idéale destinée à devenir un lieu de résidence pour des dizaines de milliers de personnes, rassemblées par le culte de Walt Disney (l'ensemble devait répondre au nom de Disney World). Interrompu par sa mort en décembre 1966 (après la mort de Walt Disney, c'est son frère Roy qui prend la tête de la Walt Disney Company. Roy Disney a toujours désapprouvé l'intérêt de son jeune frère pour les parcs d'attractions, qui étaient en revanche la véritable passion de leur père Elias Disney) – le projet EPCOT a été prestement remballé pour de longues années.
Le projet original fait l'objet d'une émission entière à la télévision américaine le 27 octobre 1966. Après avoir présenté le parc Disneyland comme "le plus grand espace de design urbain accompli aux Etats-Unis", cette émission de 25mn décrit en détail cette utopie construite sur un plan circulaire rappelant moins les projets de phalanstères de Charles Fourier que l'architecture utopiste néoclassique française de Claude-Nicolas Ledoux ou Etienne-Louis Boullée. Voici la description que fait Walt Disney de la philosophie de ce projet dans l'émission de 1966 :
"EPCOT tire ses idées des nouvelles technologiques qui jaillissent des centres industriels américains. Ce sera une communauté de demain qui ne sera jamais achevée, mais sera toujours prête à intégrer, tester et évaluer de nouveaux matériaux ou de nouveaux systèmes. Et EPCOT sera toujours aux yeux du monde la vitrine del'ingéniosité et de l'imagination américaines. (...) Tout, à EPCOT, sera dédié au bonheur des gens qui y vivent, y travaillent et y jouent, et au plaisir de ceux qui viendront du monde entier pour visiter notre vitrine vivante."
Située sur une zone marécageuse isolée au centre de la Floride, cette cité idéale est raccordée au sud à une zone industrielle et un aéroport, et au nord à un parc de loisirs. Ces quatre zones d'activités sont reliées entre elles par un train à très grande vitesse. La ville proprement dite est dominée par un immense gratte-ciel, autour duquel rayonnent symétriquement toutes les infrastructures et superstructures de l'ensemble."
Qu'y a-t-il de plus réconfortant de voir le pognon consacré au bonheur des peuples ? Nous l'avons échappé belle, et vous lirez Cinéma et mondialisation au Bord de l'Eau, car il faut bien faire, un tout petit peu de pub, écrit par Vincent Lowy.
Commentaires
Lire et relire le terrible conte germanique du Flûtiste de Hamelin...