Proullaud296

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  • La java des macchabées

     

    Le jour où j'ai obtenu du médecin-chef la permission de sortir, je me suis affolé :

     

    - « Mes os vont se détacher ! - Concentrez-vous ! » J'ai appris à nager dans la terre, à repousser les  mottes souterraines, sans muscles, mais en bandant ma volonté. Parfois je reviens sur mes pas à la  recherche d'un os. Une fois j'eus une altercation et nous nous réconciliâmes après avoir essayé  chacun l'os (mais elle (c'était une femme) se l'était essayé à l'emplacement du vagin) (on jouit  comme le reste, par volonté). On circule sous l'allée, ou bien on franchit les cercueils. Je peux

     

    rendre des visites, voir enfin les soldats.

     

    Pour ne pas m'égarer, il a fallut d'abord me promener avec Michel Parmentier. Les points de repère

     

    souterrains sont peu nombreux. Il y a quelques pierres indicatrices. Il existe aussi des couloirs d'une

     

    tombe à l'autre, mais ce réseau demeure encore assez anarchique : la terre, àforce d'avoir été

     

    remuée, est devenue plus meuble. Dans certains quartiers, les morts ont réalisé un beau réseau de

     

    tunnels. Avec mon voisin je suis allé voir une jeune fille morte récemment. Nous l'avons beaucoup

     

    surprise.

     

    Elle est encore très belle et son odeur modérée. D'ailleurs je me suis habitué, je ne sens moi-même

     

    presque plus rien. Nous avons parlé à la jeune fille. Elle a raconté sa mort, j'ai voulu la faire sortir,

     

    mais Michel est intervenu : « Vous allez l'abîmer : ses muscles ne répondent plus, et elle n'a pas

     

    encore fait les exercices de volonté. » Je voulus la posséder, mais ma tête décharnée l'effrayait.

     

    Nous avons poursuivi notre promenade. Nous nous heurtions parfois à des parois de ciment: les

     

    caveaux de famille. Ils sont très utiles pour se repérer. Dans le quartier riche du cimetière, ils se

     

    touchent. Un jour, nous parvenons au mur extérieur. Je propose l'aventure, mais Parmentier me le

     

    déconseille : nous risquerions de tomber dans les égouts ; une fois, un camarade à lui y fut retrouvé,

     

    la police l'a pris pour un clochard mort, elle a fait des recherches, elle a cru découvrir une identité,

     

    et un vivant a été classé mort. On a réenterré le camarade, bien content de retrouver, après quelques

     

    errances, son domicile fixe.

     

    J'assistai un jour à une séance du Tribunal d'Accès. Elle se tenait dans un souterrain voûté. Il

     

    s'agissait de savoir si tel ou tel mort était devenu, véritablement ou non, un squelette viable. Ces

     

    derniers, rangés derrière un grand couvercle en guise de bureau, huaient le candidat, par trois

     

    claquements de mâchoires, ou les applaudissaient (quatre claquements, deux fois deux). Ayant été

     

    récemment intronisé, je m'essayai aux claquements, mais cela fit rire: squelette de fraîche date, mes

     

    os résonnaient de façon molle et novice.

     

    C'était un tribunal d'une propreté éblouissante. Solennels, ils jugeaient une dizaine d'autres morts

     

    dans le même état, mais d'aspect bien plus noir.

     

    Un autre squelette, devant la barre, témoignait que chacun s’était bien débarrassé de toute trace de

     

    chair. L'un d'eux, appelé, se présenta muni d'un dernier lambeau mal placé, qu'il essaya de

     

    dissimuler entre ses cuisses. Ce furent des huées (trois claquements de mâchoires). Je récidivai. Les

     

    regards se tournèrent de nouveau vers moi, et l'assistance éclata en huées de quatre claquements  (deux fois deux), car j'avais encore, malgré tout, de nombreux lambeaux de chair.  Je m'enfuis. Moi aussi je passai plus tard devant ce tribunal et m'en tirai fort bien, et même, certains

     

    de mes os tombaient en poussière. Dans la fosse commune, la situation est presque avantageuse, on

     

    vous fout dans la chaux vive, et après quelques jours de bousculade, les morts passent sans

     

    transition à l'état d'esprits. On peut se faufiler à travers pierres. On devient immatériel. On peut

     

    même remonter à l'air libre. Nous avons taillé quelques bavettes avec le gardien, qui nous assoit

     

    tous sur des sièges de paille et nous donne de quoi fumer.

    Vache bleue abandonnée.JPG

     

    Enfin prendre l'air et ses ébats parmi les tombes, se prélasser ! Mais de nuit seulement. Nous nous

     

    allongeons parmi les sépultures, nous faisons des danses macabres grâce aux musiciens enterrés

     

    avec leur instrument.

     

    A l'issue du bal, nous finissons la soirée dans un caveau. Les propriétaires nous y offrent de

     

    l'encens. Sur différentes étagères, des cercueils, où les cadavres présentent leurs degrés de

     

    décomposition. Les plus jeunes, en se soulevant, peuvent participer aux réjouissances.

     

    Grâce au gardien, l'encens est complété par del'opium. Je fais des promenades avec la jeune fille

     

    que j'ai vue, et que j'aime. Demain, nous serons mariés. La vie continue. Nous irons en voyage de

     

    noces à l'étage au-dessous. ...Le macchabée fait ses ultimes découvertes. Tout a duré un ou deux ans

     

    dans son temps à lui, mais un million d'années sur terre. ..La bataille d'Azincourt est figée comme

     

    une gelée et se passe éternellement. On la retrouvera telle quelle. Pourra-t-on y toucher ? Les

     

    événements du passé sont ceux qu'ont imaginés les hommes de l'an 8000.

     

    Je suis persuadé qu'on voyagera dans le temps. A la limite, l'espace se recourbe sur lui-même

     

    comme une sphère. Nous sommes à sept milliards d'années-lumière et ici à la fois, mais ces deux

     

    points de l'espace se recouvrent : comme une vibration (tels les électrons qui bougent tant, qu'ils en

     

    restent immobiles. Il en est de même pour le temps.

     

    Mais je crains fort, cher Michel Houellebecque, d'avoir abusé de votre patience