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Démocratie à bord

 

    1. Toujours est-il que sur ces navires, sans transition, régnait la plus parfaite démocratie : de nos jours, le capitaine est seul maître à bord après sa femme et après Dieu. Il n'en était pas de même sur les vaisseaux vénitiens : chaque décision importante, sauf en cas d'urgence (attaque brusque, tempête soudaine) se prend à la majorité des voix, du moins des principaux responsables. Un marin en effet se trouve aussi commerçant, puisqu'il peut emporter avec lui des denrées qu'il vendra au lieu de destination en son nom personnel ; même, il peut constituer avec des collègues une espèce de coopérative, où chaque participant reçoit une fraction du bénéfice des autres navires, même s'il n'y a pas participé en personne.

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      Ajoutons que les marins sont armés, constituant ainsi une autodéfense ; c'est au point que la différence entre "navire commercial" et "navire de guerre" s'estime parfois, tout simplement, au nombre de membres de l'équipage. Ainsi, un quart navigant, un quart actionnaire, un quart marchand et un quart soldat, le matelot peut-il prétendre légitimement à une voix lors d'une délibération du personnel de bord. Nous sommes donc à l'opposé du système de galère peuplée de forçats qui rament sous le fouet. Il règne dans une telle organisation une entraide totale, d'autant plus, et paradoxalement, que les supérieurs ont le droit de punir les inférieurs, mais que ces derniers ont le devoir de dénoncer leurs supérieurs une fois revenus sur terre s'ils ont observé un manquement aux devoirs de leurs officiers : responsabilités partagées, sans jalousies, sans prérogatives autres que l'intérêt général de la marine et de Venise.

    3. Ce n'est guère avant le XVIIe siècle que l'on verra des galères punitives, où les rameurs sont maltraités jusqu'à ce qu'ils crèvent. En face, chez les Byzantins, qu'il ne faut pas confondre avec les bites en zinc (je ne m'en lasse pas), le droit romain continue à s'appliquer : l'autorité du capitaine s'exerce pleinement et sans murmures... Le livre de Frederic Lane raconte aussi comment la croisade en 1202-1203 se transforma en expédition contre Constantinople, avec l'aide de la flotte de Venise, pour d'obscurs motifs, dont celui des soupçons qui pesaient lourdement sur l'empereur de s'être entendu avec les Sarrasins pour prendre les Croisés à revers depuis le nord. Ce fut, vous le pensez bien, un massacre. Très chrétien. Et l'on s'aperçut, plusieurs décennies plus tard, qu'effectivement l'empereur avait bien négocié avec l'ennemi une belle manœuvre traîtresse et postérieure... Il y eut donc un autre empereur, mais qui ne parvint pas à assoir son autorité.

    4. Et l'empire de Constantinople ne tomba pas encore, mais d'autres se partagèrent ses belles dépouilles, en Asie Mineure, des Grecs, par exemple, et aussi des Vénitiens, dans les îles, en Crète, sur les côtes, pour surveiller toute la navigation intermédiaire entre Venise et le Moyen-Orient, comme autant de futurs petits Gibraltar. Je vous le dis en vérité, c'est passionnant, car il nous est fait le récit de la prise de la ville, à l'aide de passerelles depuis les mâts jusqu'aux murailles, d'incendies de maisons de bois, de charges de cavalerie sur la terre ferme. Très peu de combat naval, car les décisions militaires s'obtenaient bien plus souvent, à l'époque, par le moyen de sièges par terre et par mer, plutôt que par affrontements d'escadres.

    5. Et tout ce que l'auteur Frederic Lane accumule en ce gros volume de plus de 600 pages ennuie rarement, car il sait conjuguer les théories anciennes de l'histoire événementielle et les applications plus contemporaines de Braudel et de ses disciples. Nous achèverons petit patapon par un extrait concernant, car il en faut, certains aspects commerciaux : "Néanmoins, [les gens] qui, 150 ans après 1177, forgèrent la fable de l'humiliation impériale et de la gratitude pontificale s'appuyaient sur deux faits réellement survenus : en 1177, le doge Sebastiano Zani accueillit bel et bien le pape et l'empereur. Le traité de paix qui résulta de cette entrevue fut l'une des étapes de l'échec du grand projet impérial visant à soumettre toute l'Italie du Nord. Le pouvoir était désormais morcelé en une kyrielle de petites cités indépendantes. En jetant ces villes les unes contre les autres, Venise non seulement renforça son influence maritime, mais parvint à organiser le trafic commercial en sa faveur. Donc, d'un certain point de vue, c'est bien la paix de 1177 qui consacra sa souveraineté dans l'Adriatique. Second élément de vérité contenu dans la légende et auquel la cérémonie de l'anneau faisait symboliquement allusion : Venise scella sa domination par de nombreux traités. Le rituel du mariage était, selon l'usage de l'époque, le symbole de ces liens.

  1. Les croisades furent l'occasion de conquêtes territoriales, sauf pour les Vénitiens qui s'attachèrent davantage à étendre leur puissance maritime : celle-ci leur assurait le contrôle des voies commerciales qu'ils sillonnaient pour leur plus grand profit et celui de leur cité. Ils dirigèrent le commerce maritime en vue d'enrichir l'Etat et les particuliers : la prospérité des affaires signifiait en effet de nouveaux emplois et des facilités commerciales accrues.

 

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