Râlades et vie de famille
19 août 2045
Nous venons Arielle et moi de changer de place une table, rapporter des tréteaux dans la pièce qu'il est convenu d'appeler "le cellier", je méprise profondément ce remue-ménage. Arielle se met depuis son retour d'hôpital à tout transformer, à tout nettoyer : il y avait ici des nids à poussière dit-elle qui prenaient des odeurs de chez sa mère.
Ces symptômes sont ceux d'une mort prochaine ; mettre tout en ordre pour recommencer, mais "sitôt la maison terminée" dit le proverbe "la mort y entre" : maître Rézac n'a pas tenu quatre ans dans son nouvel appartement briqué. Arielle hausse les épaules.
J'ai pourtant bien lu dans Moravia que Marcello, in extremis veut devenir un opposant à feu Mussolini, mais qu'une bombe tombe sur sa voiture en fuite, réduisant sa famille en bouillie. Je sais bien qu'il ne s'agit que d'un roman, mais tout de même. Céline dit que l'on cherche le plus grand chagrin, pour devenir enfin soi-même, et "l'avorton Tartre" épingle les intellos qui ne savent jamais vraiment souffrir, développant juste leur beau discours sur la souffrance.
Odile enceinte accouche en janvier. Malgré mon opposition à toute reproduction, me voici toute réjouissance parce que visiblement ce fut fait exprès ! ...pari stupide... déjà la grossesse d'Arielle n'a pu nous faire envisager un seul instant de tricher : "On n'avorte pas".
Sans enfant peut-être qu'on devient un vieux con... Les Mortimer cependant sont devenus nettement plus cons depuis qu'ils en ont fabriqué deux coup sur coup -quelle idée ! Ils s'en sont occupés en dépit du bon sens, tolérant que leur aînée exigeât un nombre illimité d'histoires avant de s'endormir, et cédant à ses moindres caprices ! Alors maintenant Mademoiselle est devenue un monument d'insolence, disant à ma femme qu'elle est grosse - merci du renseignement.
Et si elle était noire, qu'est-ce qu'elle dirait ? et arabe ? je lui dis que "je vais bien" se dit en turc "iyiyim", elle me dit qu'elle ne parle pas une langue de bébé ! quelle connasse, elle n'est pas prête de s'amuser dans la vie. Ce qui me fais chier est qu'il va falloir occuper toute cette sainte famille dans notre petit appartement sombre, où il n'y a strictement rien pour amuser un gosse.
Je les entends déjà, ces deux connasses - car la petite marche sur les traces de la grande, répétant déjà "Je te tue" et "Quand est-ce qu'on s'en va ?" Enfin moi je ne sais plus où j'en suis avec les contacts humains, je trouve cela dans l'ensemble assez éprouvant et ultra-chiant. Dodone est arrivée de sa banlieue, habitant et se branlant toujours chez son père.
Le drame est qu'elle s'habille comme un sac, avec un short bermuda affreux qui lui sépare les deux fesses et lui souligne la chougne de façon véritablement pire qu'obscène : disgracieuse... Et puis elle est toujours aussi con, c'est-à-dire timide. Mais je ne sais pas voir la valeur des gens. Et puisqu'aujourd'hui, "cher journal", je suis parti pour râler, autant signaler la terreur que m'inspire mon rôle énorme à apprendre, soixante pages par coeur bien tassées, "Le Banquier anarchiste" de Pessôa.
Je ne sais pas ce qu'ils ont eu dans la tête,pour me choisir, il paraît qu'ils m'ont vu faire mon émission avec les autres, "Humeur cérébrale", qu'ils m'ont enregistré pour "le Quatorze-Juillet", un petit numéro à moi sur une de mes conneries à Paris (j'avais assisté aux cérémonies avec des Martiniquais géants et blasés). Bref, comment vais-je m'en tirer ? Moi qui avais juré mes grands dieux que jamais je ne remettrais les pieds sur une scène !
Alors je dois apprendre par coeur jusqu'à la page 46, sur 91 ! et si je me plante ! et si je cafouille en direct ! j'ai assisté à une de leur pièce, "La Leçon" de Ionesco, ils n'étaient pas contents parce que l'acteur avait oublié des passages entiers, effectivement nous étions sortis à dix heures dix au lieu de dix heures et demie, enfin le public ne s'est rendu compte de rien.
Il faudra que je dise qu'ils prévoient quand même un filet, tel que reprise d'une ancienne pièce à la place de la mienne. Et le trac que je ne vais pas avoir ! et mon débordement de temps quand j'aurai les premières littéraires ! Bref, râler, râler, râler... Vincent vient de s'assoir dans le fauteuil vert en face de moi, il ne sait pas bien sûr que je tape à la machine sur lui, il couche avec Dodone dans une chambre commune mais sans plus, j'y suis allé, Robert dormait encore dans la pièce à côté, il fallait le réveiller, il a des horaires variables extrêmement fatigants.
Vincent doit penser que je tape extrêmement vite. Il fait chaud. Si je m'arrête, il va me demander pourquoi je m'arrête. A part râler sur le fait qu'il fait chaud, maintenant, je ne vois plus très bien. J'ai chaud et c'est chiant. Schelten me montrait de pleins placards de journaux intimes où il se laissait aller à gémir, et il me disait qu'il aurait honte de les publier. Je devais râler encore sur Lazare, tiens, tant que j'y suis. La raison en effet pour laquelle je me rue ainsi sur ce théâtre hasardeux, c'est qu'il ne me reste rien à perdre, rien à espérer de la part de l'éditeur.Lazare est naïf, finalement : il s'imagine encore être capable de découvrir des talents - pas du tout ! il édite qui lui plaît, tel est le critère ! et je ne lui plais plus, ou il me faut le reconquérir ! Il me fait rédiger des lettres de refus : il ne se rend pas compte qu'en me faisant faire cela, je me rends parfaitement compte que n'importe quel texte, fût-il de Dante ou Hugo, mérite d'être refusé !
Il ne veut pas comprendre que les gens ne lisent plus parce qu'ils en ont marre de lire le livre du copain du copain, infect dans sa première mouture, et retravaillé maintes fois par des "rewriters" ! Je dis moi qu'il faut que l'éditeur se livre au commerce des frites, et fasse les livres qui lui plaisent avec l'argent des frites... Amen... disgracieuses...
Commentaires
"Je meurs où je m'attache" : même métier, même femme. "Comment vous travaillez encore là, vous ?" Eh oui, où l'on m'a posé, je reste. Et toujours la même émission de radio sur 90.1, tous les vendredis à 18 heures à Bordeaux, La Clé des Ondes. C'est dur de rester, mais quand je vois les tribulations de ceux qui veulent changer, je me dis que c'est aussi bien ici qu'ailleurs. Et pourtant, qu'est-ce que je revis pendant mes petits voyages... Mais ceci ne vous - regarde pas.