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Péguy et la répétition

 

La prolixité de Péguy (“Qui ne sut se borner...” [air connu])

 

 

 

Bourrant, bourrant, comme s'il devait mourir demain. Entassant. Eve : huit mille vers. Tant d'autres à venir, qu'il n'eut pas le temps d'écrire. Mais prévisible ; une honnêteté, un ressassement, d'un bout à l'autre bout. Il est aussi important de fabriquer du pain que de fabriquer des livres : mais qu'est-ce qui ressemble davantage à un morceau de pain qu'un autre morceau de pain. Et pourtant cette extraordinaire sensation, au fur et à mesure que l'on s'achemine vers la fin de l'œuvre de Péguy, à savoir : que jusqu'ici l'on n'a rien lu, on n'a encore rien vu, que le meilleur est au fond du pot, que l'on se demande jusqu'où il ne fût pas descendu, dans son ininterrompu creusement.

 

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De la répétition

 

Souvent l'on reproche à Péguy son goût, son obsession de la répétition. Le premier obstacle, souvent définitif, souvent rédhibitoire, que l'on trouve sous ses yeux, dès le premier abord, la première page de Péguy, c'est la répétition, le piétinement, l'impression, de ligne en ligne, non pas de lire, mais de pétrir, de labourer. De fabriquer des chaises. Exemple : “Etant donné que ce grand peintre (Monet) a peint vingt-cinq et trente-sept fois ses célèbres, ses admirables nénuphars, il a peint aussi (et en cela même) un grand problème, un ramassement de grand problème, un problème singulier de maximum et de minimum. Etant donné qu'il a peint vingt-cinq et trente-sept nénuphars, toutes choses égales d'ailleurs quel sera le meilleur, le mieux peint ; quelle fois sera la meilleure. Le premier mouvement, le mouvement du bon sens, le mouvement logique, et en un certain sens le mouvement mécanique est de dire : le dernier, parce que de l'un sur l'autre jusqu'au dernier toujours il prend, toujours il gagne, toujours il acquiert, (et toujours il garde ce qu'il acquiert) (condition nécessaire et sine qua non), toujours il monte. Mouvement illusoire” - et ça continue encore et encore - y revenir.

 

 

LE DERNIER VILLAGE PAR ANNE JALEVSKI www.anne-jalevski.comLe dernier village.JPG

Répétition vaut malaxation, vaut pétrissage ; foulage et trépignement du vigneron, du corroyeur. L'oeuvre de Péguy ne peut être "complète" (Charles Péguy, œuvres choisies poétiques éd. Ollendorf, 14 mars 1914) ; Saint-John Perse, Hésiode (le bouclier d'Achille), Homère (même topos) veulent comprendre, inclure, célébrer l'univers entier : "La terre vaste sur son aire roule à pleins bords sa braise pâle sous les cendres"... Péguy répète, exprime le suc de toute son expression, du monde entier - de toute son âme.

 

 

 

LA REPETITION

 

a) la répétition est exaspérante - car c'est par là que l'étudiant (celui qui lit, qui lit le texte, espèce rare) aborde Péguy, nécessairement ; par ce côté casse-pieds. Cette lourdeur incantatoire. Cette litanie, ce piétinement de pélerin ; pérégrin. Ou bien soudain une succession de points haletants à la fin de chaque verset, phrase finie ou non :

 

"Il avait bien compris qu'il ne pouvait pas vivre comme cela.

 

Avec des enfants malades.

 

Et sa femme qui avait tellement peur.

 

Si affreusement.

 

Qu'elle avait le regard fixe en dedans et le front barré et qu'elle ne disait plus un mot.

 

Comme une bête qui a mal.

 

Qui se tait.

 

Car elle avait le coeur serré.

 

La gorge étranglée comme un femme qu'on étrangle.

 

Le cœur dans un étau.

 

La gorge dans des doigts ; dans les mâchoires d'un étau." - etc. etc?

 

Les incessantes, les inefficaces consolations, représentations de Madame Gervaise à Jeanne. Répétitions en tant que preuves. Les reprises de Claudel, les phrases répétées qui sont celles que j'entendais aussi dans mon enfance : “Il va se casser la gueule ! ...il va se casser la gueule” - la première fois en affirmant, mélodie montante, la seconde trois tons plus bas, moins fort, comme un écho, comme une constatation je vous l'avais bien dit – comme je vous le disais – mélodie descendante comme une conclusion. Répétition valant preuve et conclusion. Flux montant dit Halévy : chaque fois, revenant incessamment sur elle-même, la vague recouvre une portion suivante, plus vaste, plus haute, imperceptiblement, couche après couche, de sable et de territoire.

 

 

 

b) la répétition est musicale

 

Envoûtante, incantatoire - ainsi Amphion, répétant, modulant inlassablement le même motif sur sa flûte, éleva-t-il les murailles de Thèbes – répétition en prise de possession, en édification (“la littérature édifiante”) - tout comme Adam nomma, recréa "tous les animaux des champs et tous les oiseaux du ciel”. A opposer au souci de Flaubert, de toujours trouver le mot juste (“il n'y a qu'un mot juste par chose”) - Péguy ne détruit pas ses brouillons, il ne rature pas, il place sous nos yeux toutes les étapes de sa pensée. Il se trouve désormais des lecteurs pour apprécier toutes les étapes de chacune des pages de Flaubert...

 

 

 

c) la répétition est célébratrice

 

 

 

...Exhaustive (voir plus haut) : certains grammariens arabes fous et gigantesques (et Xénocrate, estimant à 100 200 000 le nombre des combinaisons de syllabes (grecques) possibles ) décomptérent tous les mots que l'on peut former, par tous les agencements, toutes les combinaisons possibles de syllabes, selon toutes les racines bi-, tri-, quadrilitères (à deux, trois, quatre consonnes - combinées avec toutes voyelles ou diphtongues de la langue la plus riche, la plus inventive, la plus musicalement, mathématiquement, phonématiquement luxuriante des quatre mille langages recensés à la surface de la terre - l'arabe) - au commencement était le Verbe - le monde entier est répétition du Verbum - le monde ce divin bégaiement de Dieu, sans cesse en perpétuelle création et recréation.

 

La répétition se trouve ainsi participer de la transcendance, mais aussi bien la nier - le Langage devant se contenter de nommer, au lieu de créer, affirmant en même temps sa fonction créatrice, et s'enivrant à ce leurre. Tel l'écrivain se débattant dans son pot de lait finit-il à force d'agitation par fabriquer du beurre, son œuvre. Misère des mots. Impuissance pour finir de Rimbaud (si nous avons bien compris). De Racine, qui décida lui aussi de se taire, après avoir écrit tout un plan de tragédie (“Elle est terminée, Sire ; il ne me reste plus qu'à l'écrire”, c'est ainsi qu'il répondit un jour au souverain s'enquérant de l'avancée de Bajazet, je crois).

 

L'Homme qui n'a à lui que le mot – misère et grandeur, etc. - y opposer la valeur directement incitative du MANTRA : la répétition créatrice du monde, Verbum Demiourgon. Notre inconscient est tout langage : Lacan. Admirables constructions verbales de la Kabbale. Péguy, récusant une bonne fois les spéculations (qu'il abandonna, très vite ; n'exprima plus) – sut transcender cette impuissance intellectuelle et la transformer en actes, à la fois homme de mots et homme d'actes.

 

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