Dans ses meubles
Ah que ça va pas être facile aujourd'hui, parce que fidèle à ma tradition je veux vous parler d'un livre introuvable : de Stany Gauthier, conservateur du Musée d'Art Populaire Régional de Nantes, “La c. Des Meubles Régionaux de France”, éditions d'Art cf. Couverture, 1979, d'après l'édition originale de 1952. Conseil aux artistes, conseil à moi-même : n'écrivez pas pour le lecteur, dont le jugement nous fait chier, nous renvoie à nos oubliettes. Ecrivez directement pour les bibliothèques, comme d'aucuns peignent pour les musées. Les meubles sont faits pour les musées. Ils ont servi.
Ils en ont été dignes. Vos livres n'auront pas passé par le feu du suffrage populaire et du prix d'achat : au diable l'honneur. Vers 1955, les meubles commencèrent à émigrer des cuisines et des chambres bretonnes ou mancelles vers les Musées de la Tradition. Pierre-Jakez Hélias le dit : même les vieux sentirent qu'ils n'étaient plus adaptés à leurs meubles, qu'ils n'en étaient plus dignes. Ils les fourguèrent bon prix dans les musées, et s meublèrent en Formica : voir “Le Cheval d'orgueil”, voir “Padre Padrone”. Vous voulez vous meubler à l'ancienne. Vous voulez savoir ce que vous admirez : vous-mêmes.
Vous vous admirerez beaucoup mieux si vous savez que tel montant ne peut être que lyonnais, que tel trumeau ne peut être qu'orléanais. Devant une armoire, vous ne vous poserez plus la question de Shakespeare, relayée par Gottlieb : “Hêtre ou pas hêtre ? Telle est la question.” Vous saurez tout sur la table (peu caractérisée selon les régions), le vaisselier provençal, le tabouret artésien et la brouette croate. Plein plein d'illustrations en noir et blanc, lugubres et techniques. Des rubriques classées par provinces, succinctes et précises à la fois, embêtantes et intéressantes comme savent et doivent l'être tous les articles spécialisés.
Voici quelques éléments pour votre promenade (p. 47). Imaginez-vous, chers lecteurs, scrutant une de ces antiques armoires, passant le doigt de l'œil sur ses arêtes et ses moulures ; vous pénétrant d'une science toute fraîche ; sentant couler en vous la perfusion qui vous transforme en connaisseur ; voyant, grâce aux figures, ce qui n'était pour vous auparavant qu'un tas de bois sans âme, devenir, par la grâce du commentaire, une géographie ligneuse, dont chaque trait de gouge, chaque gond, se met à vous parler. Nou ssommes en plein mystère de la description. Vous avez l'objet sous les yeux, grâce du moins à la photographie.
On vous le détaille avec intérêt ; et de ce fait, l'objet devient deux fois plus présent : à l'œil, il passe à la présence du cerveau ; de vu, il devient expliqué ; d'objet, il devient partie de vous, sujet, parce qu'explicité. Diderot décrivant les tableaux de ses salons et la toile, révélée de détail en détail, passait dans votre vision. Le meuble devient concept, non pas généralisateur, une armoire pour toutes les armoires, mais ce meuble devient représentation de ce meuble, idée, image de ce meuble. Vous êtes passé de l'homo faber à l'homo intelligens. Voyez p. 94 ce buffet à deux corps du Poitou. Que rien que le nom vous parle : buffet, “b”, cuisine, Rimbaud ; “à deux corps “: magie, dédoublement, termes techniques de corps de métier (3è acception) ; du Poitou : “b”, “d”, “k”, “p” - terre grasse, tradition, fertilité, opacité, richesse, coffre-fort.
Et une extraordinaire régularité dans le travail du bois, la sévérité pure de l'ouvrier consciencieux à l'horizon borné mais aux profondeurs de recueillement elles que l'infini sourd sous le bois. Plus légère, voyez la crédence d'Avignon, où se mettaient à l'origine les plats à goûter par le goûteur. Déjà plus légère, avec des moulures, du XVIIIè s; partout, des pieds qu'on dirait cambrés sur leurs talons Louis XV; Un bois plus clair, plus tendre, plus mielleux. Il vous sera désormais impossible de confondre le trapu Poitouo et le délié Comtat Venaissin [p. 141]. Passons à plus large, à plus vaste : autre région grasse et marécageuse, la Bresse, ses poulets, son bleu, pub. Je lis la page 188. Et voyez comme nous avons joui de ces termes techniques tout simples, de ces dénominations issues du bon sens, qui à la fois nous initient à un langage, et nous démontrent les ressources de notre langage français précédent ; vous avez l'impression d'être intelligent. Ce n'est pas de l'informatique, qui vous donne l'impression d'être bête : “trois tiroirs dans la ceinture” - les “dresches” artésiennes – c'est quoi ? - “loupe de frêne”.
Dresche = buffet bas, dont certains s'appellent “Spinder”, du nom du fabricant. Tour de France analogue à celui des deux Enfants par Brunot. Nous terminons (p. 235) par la Flandre, aux panneaux ornés comme des Van Eyck, où dominent la pointe et la verticale, les cannelures. Mais dans les trois premiers chapitres, avant de commencer le catalogue de toutets les Provinces, l'auteur nous dit la différence entr ele régional si attachant et le grand style dit “national” : Louis XV, Louis XVI, Directoire... La ressemblance entre tout ce qui est français, paysan du nord ou du sud ; car paysan n'est pas bourgeois ; aisance paysanne n'est pas raffinement urbain ; à l'intérieur de chaque province existent de fortes variations, du plus simple au plus ornementé – sans dépasser un certain niveau du fait de sa rusticité.
Peut-être plus authentique. Sur la frontière séparant l'artisanat de l'art : ainsi, la mouluration est remarquable, mais la décoration proprement dite reste malhabile. Le chapitre III est consacré à la fabrication du meuble – selon qu'on est façonnier à la campagne ou menuisier des villes ayant fait comme compagnon son “Tour de France”. Hommage donc à nos brillants obscurs, par cet ouvrage à lire intégralement ainsi que je l'ai fait jusqu'au 01 06 2036 à 17 h 1, ou à feuilleter, ouvrage à feuilleter par les connaisseurs. Rappel des références.