Péguy paysan
Péguy n'a pas connu la méchanceté paysanne. Péguy parle paysan. Je ne l'ai jamais été. Ma famille ne l'a jamais été. Quel écrivain à présent est paysan. Quel écrivant. Ou bien il se prétend tel, il est tel en se prétendant paysan, il vous fait de la mauvaise littérature, il vous fait de la mauvaise poésie (Bazin, L'Eglise verte), “les champs, les prés, les p'tits oiseaux, les fleurs”), il vous inonde, il vous fait de la poésie de déjà-vu, de toujours vu. J'habitais de tout petits villages. Je ne m'en rendais pas compte, que j'étais à la campagne, que j'étais de la campagne. En fait nous ne l'étions pas, je ne l'étions pas, mon père l'Instite était là justement pour sortir les ploucs de leur plouquerie, pour apprendre aux fils de ploucs à devenir employés, à sortir de la paysannerie, à s'en sortir. Péguy avait laissé derrière lui la paysannerie proprement dite, mais dans la même lignée, dans la même continuité, dans une même rupture qui est encore continuité : la campagne- les études – Paris – et le retour du regard en arrière vers ce qu'on a quitté, depuis l'endroit où l'on est, l'intellect, qui en est précisément le contraire, le contraire attendu, le contraire logique.
Mais moi, l'auteur, l'indécent, dont l'intervention ici même est le comble de l'indécence, je suis passé directement de ma campagne axonienne (de l'Aisne) à Tanger, urbaine, exotique, sans rien de commun avec Paris ou quelque étude universitaire ou quelque journalisme que ce fût, comme en une superposition immixable d'une enfance tardive, seconde, surappliquée (de ma quinzième à ma dix-huitième année) en guise d'adolescence sur la première : une enfance à la campagne, puis une enfance au Maroc. Rigoureusement, à tout jamais imperméables. Ni paysan, ni Pied-Noir, changeant de village, extérieur à tout, vivant reclus chez ma grand-mère, et les fils du fermier, puis d'un coup les filles espagnoles et juives de Tanger, bien plus pour moi objets de timidité que d'étude d'un milieu social, attentif à mon sexe, à mon nombril, à l'injustice qu'il y avait à ne jamais pouvoir franchir les infranchissables barrières – seul, seul, seul.
Tout l'opposé de Péguy, pénétré de rédemption collective dès son plus jeune âge, collectant des fonds pour soutenir les grèves des sublimes travailleurs jusque dans la cour de l'E.N.S. Rue d'Ulm. Je me souviens comment les ivrognes de C.V. près Soissons, qui avaient bu pour se donner du courage, sont montés à l'étage pour dire Allez Monsieur Collignon on est venu boire un coup avec vous, tous complètement ronds et en dimanche, se bousculant sur le palier, et mon père et ma mère, puritains en diable, refusant avec des mines pincées, “on ne va tout de même pas se mêler à tous ces ivrognes”, et c'est vrai qu'ils étaient complètement ronds, le maire et l'adjoint en tête, et ils sont allés fêter ça tout seuls, au bistrot, l'arrivée du nouvel instituteur, qu'est ben fier, qui veut pas se soûler avec nous, et de ce jour-là ils ne l'ont pas aimé.
Moi je n'y voyais pas malice, je ne voyais que des gens sympas, à qui mes parents me disaient qu'il ne fallait plus parler, qu'il fallait que je me méfie, qui m'empêchaient d'aller chez eux, d'ailleurs les parents ne recevaient plus le fils de l'instituteur, prenant les devants, “Tu n'iras plus chez ces gens-là”. Moi je ne rendais pas compte que j'étais à la campagne, la campagne c'était l'état normal, dans Michel Tournier il n'y a pas de mots au Sahara pour désigner “le désert”, “on appelle ça le pays”, pour moi c'étaient les paysans c'étaient “des gens”
Commentaires
Salut,
Superbe commentaire , merci et à bientôt.
Marie.