BAGATELLES DE LA MORT PP. 36/45
Des gargouillis en bulles à la surface de mon cerveau. Et, au milieu de déchirants points d'orgue, une voix qui me transperce : « Bernard ! Bernard ! Je te verrai la nuit prochaine !" et la face de Dieu m'éblouissait, mon corps amoindri me semblait voltiger entre mes parois – je me suis m'éveillai trempé de sueur : « Voisin ! Michel Parmentier ! » La voix me semble douce : « Vous m'avez fait peur, dit-il. Comment vous appelez-vous ? - Le Rêve ! Le Rêve ! - Quel rêve ? - Quel est votre nom ? - Collignon ! Bernard Collignon ! - J'aurais dû vous prévenir. Ne vous tracassez pas. Dieu n'est pas si terrible. Vous vous en tirerez avec un sermon et quelques rêves de purgatoire." Ce jour-là, j'eus tout le temps de penser - à ma vie, ni plus ratée ni plus perdue qu'une autre.
C'était ma petite fille de sept ans que je tenais dans mes bras. C'était ma femme qui me baisait tendrement la joue avant de s'endormir - nous faisions cela religieusement. C'était le terrible accident du 18 juin 40 où mon père avait laissé la vie. Le fleuve à nouveau se déroulait sans fin, en longues échappées ensoleillées sur ce qui aurait pu être, des paysages inconnus où mon corps s'ébattait, de voluptueuses reptations subaquatiques dans l'Aisne, mon corps ruisselant, et, à mon côté, la Fiancée me tenant par la main. La prairie inondée, les grenouilles, nos maisons au dos si large contre la crue épanchée de la Vesle... Quelques heures plus tard, une lueur s'infiltrait par le couvercle soulevé. « Salut ! » La tête hideuse et sympathique de Parmentier : "C'est le terrain qui conserve par ici". Il inspecte le cercueil : « Ce n'est pas grand, chez vous. On ne vous a pas gâté. Nous ne pouvons pas tenir à deux, je reste sur le bord. Mais plus vous vous décomposerez, plus vous aurez de liberté de mouvements. Quand vous serez bien décharné, vous pourrez commencer à sortir. « En attendant je vous amènerai du monde. - Arrangez-moi les plis du linceul sous le pantalon, c'est insupportable. » Il le fit. "Je suis venu vous réconforter un peu avant la visite à Dieu. C'est le trac, non ?
- Plutôt. » Je lui révèle que j’ai touché » ma petite fille, que j'ai sodomisé ma femme, que je me suis prostitué quelque temps, lorsque j'étais étudiant... « Diable ! fait-il en se grattant précautionneusement la tête. Avez-vous tué ? - Oui, sur une barricade. - Écoutez - je ne veux pas
être pessimiste, mais vous en aurez lourd. « Je connais un abbé, dans l'allée, en face, qui doit subir toutes les nuits des cauchemars de remords. Parce qu'il faut que je vous explique : l'enfer, le purgatoire, ce n'est pas du tout comme vous vous le figurez là-haut. Il n'y a pas d'enfer, juste le purgatoire, et même pas à jet continu, parce que le Patron sait bien que nous ne pourrions pas tenir." Il hoche la tête en soupirant : « Croyez-moi, le purgatoire, c'est infernal. Et tout le monde y passe ; le ratichon, en face, ça fait vingt ans qu'il tire. Il appréhende les nuits, il réveille ses voisins. Enfin un conseil, soyez bien calme, bien humble, et il vous sera beaucoup pardonné. Je vous quitte, ma femme m'appelle" (je n'entendis rien) "elle ne m'a rejoint que depuis deux ans, elle est encore très... tourmentée." Je m'étonne de l'entendre parler avec cette crudité. "Oh vous savez, ici, on ne fait plus attention. Au revoir !" Je le retiens, anxieux. « Allez du courage. Tout le monde doit y passer. » Après quelques instants d'angoisse, je me sentis plongé dans un profond sommeil.
Une voix me déchirait les oreilles en criant mon nom, avec les inflexions écrasées d'un haut-parleur mal réglé : « Bernard ! Bernard ! » - et il me semblait que le couvercle appuyait sur moi de toutes ses forces, comme pour expulser mon âme de mon corps. Pour autant que j'en pusse juger, je sentis que j'étais sorti de ma tombe, et qu'une part de moi flottait bien au-dessus, dans un espace d'une autre nature. Je ne pouvais voir ni mon corps ni mes membres, mais je sentais, loin sous moi, ma poitrine et mes os broyés à suffoquer, tandis que distinctement, et simultanément, une espèce d'autre corps, projeté et immobilisé "en l'air" à une distance incommensurable, en position repliée, la tête sur les genoux, les mains derrière le dos.
Osant à peine relever les yeux, je vis une immense estrade de bois nu, où trônaient des anges noirs, drapés dans leurs ailes. Je compris que ce qui me ligotait ainsi, ce qui me forçait à rester immobile, c'était la présence, l'essence même de Dieu. Je me trouvais englobé en Lui, et Sa force me pressait de toutes parts. Un Souffle Ardent me parcourut, qui intimait compréhension, sans qu'il fût besoin de mots. Il m'accusait d'inceste, et du meurtre d'un flic. Alors le Souffle m'enserrait plus âprement. Et je baissais la tête en murmurant. Et je sentais mon corps, celui d'en bas, pressés entre deux grils rougis. Je voulus regarder au moins les Anges en face! Ils se tenaient trèst droit, comme il est juste : Juges, et Témoins. Ils me semblèrent ridicules, et Dieu lut en mon cœur. Je m'inventai de nouveaux crimes, et chaque aveu me courbait un peu plus : n'avoir plus assisté à la messe depuis... «Je m'en fous ! » tonna DIEU, et les Anges éclatèrent de rire, en découvrant leurs dents aiguës comme des poignards. Tranchant enfin mon sexe avec mes propres dents je le tendis à l'Ange le plus proche, qui l'enfouit sous ses plumes. Enfin je murmurai, écrasé de repentir et d'amour : «Seigneur, je ne suis que poussière ». - TEL EST TON RÊVE, ÉCOUTE, dit le Seigneur. TU SENTIRAS TON ÂME COMBLÉE DE REMORDS. ET CE REMORDS TE SERA VOLUPTÉ, ET CETTE VOLUPTÉ TE SERA PLUS GRAND HONTE ENCORE. ET DE LA HONTE MÊME TU TIRERAS TA VOLUPTÉ. Retourne dans ta tombe, et crois en Ma Miséricorde." Tel fut Son ordre.
Et les anges s'envolèrent, agitant leurs ailes noires en poussant des cris rauques. Je me trouvai d'un coup les yeux ouverts, Michel Parmentier près de moi : « Ça va mieux ? ...Je vous ai regardé, ce n'était pas beau à voir. - Pourquoi êtes-vous venu ? en quoi puis-je vous intéresser ? -Entre morts, il faut bien s'entraider. Tenez - il s'écarta - je vous présente ma femme. » Ses yeux bleu pervenche pendaient de leurs orbites. ELLE PUAIT. C'était la première fois que l'odeur m'incommodait. Elle commença à m'embrasser, me fixant avec des lueurs éloquentes. « Excusez-la, dit Michel, vous lui faites envie, vous êtes encore tout frais. » Elle tourna vers son mari un regard interrogateur.
Il acquiesça. Elle glissa une main sous mon linceul et me fit bander comme un mort. Mais pris de pudeur je les renvoyai tous deux. Après quoi je restai longtemps de mauvaise humeur. Quelques jours, quelques nuits s'écoulèrent - moi aussi (j'appellerai "jour" l'intervalle inégal séparant deux temps de sommeil - intervalle plus court apparemment que sur la terre - pour qu'on s'ennuyât moins sans doute ? Je n'ose penser « pour que les rêves reviennent plus souvent »... La nuit surtout est dure à supporter. On dort un peu - très peu - puis le sommeil survient, très lourd, puis qui s'effondre lui-même, comme défoncé par-dessus. Puis tranchant la nécrose, taillant son manchon, chutant de plus en plus bas, le cylindre pestilentiel et lumineux du SONGE - non pas à proprement parler une vision, mais une sensation qui se propagerait au corps entier : chaque pore comme un œil : une boule au ventre, une boule derrière l'os du front, le Remords comme une matière lumineuse et pourpre, ou le rubis au front de Lucifer.
Et aussitôt, infecte, la jouissance, l'ignoble complaisance, l'atroce volupté de l'avilissement. ...Je me réveillai en sursaut, lèvres bourdonnantes, passai mon doigt sur mon ventre. Il s'enfonça. Un peu de sanie s'écoula. Des bouts de vêtements sombrent dans la chair liquide ; du bout des doigts je les repêche et les projette, comme des mucosités nasales, sur les parois. Mes mouvements deviennent moins gourds, je suis très fier de cette nouvelle agilité de mes index... Le sommeil me reprit et de nouveau, terrible, le cauchemar m'envahit. Ce n'est pas une histoire vécue, ni des visions, mais une horrible sensation, physique, de remords. Rien de plus terrible que ces rêves d'aveugle. Parfois le sommeil calme revenait, parfois non. Les jours et les nuits avaient perdu leurs repères. Mais sommeils et veilles se succédaient rapidement. J'eus envie de la femme. J'appelai. Elle vint. Elle me fit l'amour en riant : « Excusez-moi, j'étais privée depuis si longtemps ! » Elle me vida, et je constatai avec plaisir qu'au moins, sous terre, l'avantage était que les femmes jouissaient aussi vite avec un homme que seules en surface.
Au moment ou l'orgasme montait survint le mari : "Ne vous dérangez pas pour moi !" Il nous regarda jusqu'au bout et respecta notre postlude. "Elle vous rend service, dit-il. « En vous secouant, elle vous aide à vous décomposer davantage... Françoise, tu pourrais rester plus longtemps, par politesse. « J'ai hâte de retrouver le violoniste, au bout de l'allée. » Et je constatai
avec non moins de plaisir que les femmes mortes montraient beaucoup plus de chaleur et de spontanéité. « Ne croyez pas cela de toutes, me confia Michel Parmentier. Vous avez de la chance
avec la mienne.» Mais ce qui me préoccupait le plus, c'était le Temps. L'ennui. "Michel, comment
faites-vous, ici, pour compter le temps ?
- Compter le temps ? - Calculer les jours... Michel rit doucement. "Que vous êtes jeune! ma femme posait les mêmes questions... Eh bien, nous pouvons toujours nous régler sur les "bruits d'en haut". Quelque chose de précis, par exemple, les rondes du gardien, et des jardiniers. On les entend
marcher, pousser la brouette, parler... - On comprend ce qu'ils disent ? - Bien sûr, avec un peu
d'entraînement. Il y a une ronde à 11 heures, et une à 17 heures, avant la fermeture... Mais vous
verrez, on cesse vite de s'y intéresser. « On s'habitue vite à l'éternité. On s'installe.. .- Il doit bien y avoir quelques marchands de pantoufles, ici ? - Au bout de l'allée, oui... Que voulez-vous dire ? » Je laisse tomber la question dans le vide. "Tenez, reprend-il, je me souviens de la visite des deux beaux-frères, il y a de ça… trois mois, peut-être ? Ils étaient là à discuter au pied de ma dalle, et le premier se met à dire : "Il est toujours là-dessous ce vieux con..." Je l'entendais gratter la terre avec son pied. Et l'autre lui répond quelque chose dans le genre : "C'est ce qui pouvait lui arriver de mieux.
« De toute façon il était condamné. Et puis qui est-ce qui pouvait bien l'aimer? - Vous avez pourtant
l'air bien aimable... » Il hausse les épaules, secoue ses orbites d'un air fataliste. Sa mâchoire
s'allonge et pendille, il la reclaque en frappant du carpe, avec un bruit de cigogne. Soudain je
m'avise d'une étrangeté singulière : « Mais dites-moi... - Oui ? - Comment se fait-il donc que nous
puissions nous voir, l'un et l'autre ? ...D'où vient la lumière? - Tiens ? D'où vient la lumière ? c'est
ma foi vrai ; nous n'y avions jamais pensé...
Je hasarde l'expression de "perception extra-sensorielle". Il reste dans le vague. "Et nous, reprends-je, on ne nous entend pas ? - Non. La plupart du temps, ils n'ont pas l'oreille assez fine. - "La plupart
du temps" ? - Ici, nous avons le silence ambiant, nous ne respirons pas, notre coeur ne bat plus... -C'est beaucoup plus facile ? Vous êtes sûr ? » A ce moment mon jéjunum miné laisse échapper,
entre cuir et sanie, un doux phrasé bulleux. De tous les coins du cimetière, par le couvercle à demi
soulevé, me parvient, semble-t-il, proche ou lointain, toute une rumeur concertante de chuintements,
de sifflements, de craquements indéfinissables, ce qui remit fortement en question pour moi
l'existence de ce fameux Peuple Souterrain auquel il me faudrait peut-être bien bien croire, peut-être
même à quelque sauterie ou danse macabre.
De la terre se coula à l'intérieur de mon habitacle, formant sur le satin de lourdes traînées grasses.
Ca n'a pas d'importance, ce truc ; pour ce que vous allez en faire, du satin... » Il est vrai que les
visites - une, surtout - ont singulièrement terni le lustré de mon étui. "On peut nous entendre, de à-haut, reprend-il encore, si nous projetons notre volonté. - Les médiums ?- Pas seulement.
Finalement, nous pensons très fort, et cela suffit. - Tiens, c'est vrai ; je ne me sens pas remuer les
lèvres, quand je parle. - Vous comprendrez vite les paroles d'en haut, répète-t-il. En revanche, pour voir, il vous faudra du temps.
Je restai silencieux.. Ma première visite d' "en haut" ne fut pas, comme j'avais la faiblesse de
l'espérer, celle de ma femme et de ma fille. C'étaient des pas lourds, de grosses voix masculines,
indiscrètes et cependant indistinctes. Michel Parmentier traduisit : "Ce sont les marbriers. Ils
prennent les mesures." Je m'inquiétai : "Si le cercueil est solide, ça ne vous écrasera pas. Autrement,
si ça vous diminue l'espace vital, vous en serez quitte pour émigrer. - On peut donc sortir de là-dedans ? - Et moi donc ?
« ... Quand vous serez bien décharné." Il passa son doigt sur mes yeux, d'où coula une sanie
repoussante. "Pour vous, ce sera assez rapide." Plusieurs semaines passèrent ainsi. Je restais de
longues heures allongé. Michel Parmentier venait souvent m'entretenir. J'appris ainsi un grand
nombre de choses. Je l'interrogeai par exemple sur des points de hiérarchie. Cependant je m'ennuyai
beaucoup. Je me disais que ce n'était pas la peine d'être mort. Parmentier m'apprit que l'ennui faisait
aussi partie du "purgatoire".
Quant à sa femme, elle -préférait visiblement le jeune pianiste du bout de l'allée. - Qu'y a-t-il en
dessous de nous ? demandai-je. - C'est un cimetière du XVIIIe s. Ils mènent une mort totalement
indépendante. - Et plus en dessous ? Il fit un signe d'ignorance. Mais il me désigna la direction de la
fosse commune : «Il est très difficile d'y vivre », dit-il. Quant à mes périodes de sommeil, elles
étaient troublées de songes atroces, dont rien ne venait atténuer le caractère horrible. Seuls étaient
animés les jours de fête.
Deux mois et demi après ma mort, je perçus une grande agitation à l'étage au-dessus. Des enfants
couraient parmi les tombes. L'un d'eux m'écrasa l'estomac en passant sur ma dalle, qu'on avait
installée entre temps. J'entendis le bruit d'une gifle. "C'est la Toussaint", me dit Parmentier. J'étais
scandalisé, de mon vivant, par tous ces gens endimanchés poursuivant leurs conversations sur eux-mêmes, leurs impôts, leurs tiercés, insoucieux du sort qui les guettait. On riait, on rotait, on
s'interpellait. Je fus partagé entre l'assentiment et l’indignation, voire le désir de surgir, comme
j'étais, à la surface, bien que cela me fût encore impossible, pour les accabler d'horreur et de
reproches.
- Mais non, dit Parmentier. Laissez-les donc. Ils nous rappellent un autre temps, ils se croient
heureux, ils nous font marrer, c'est maintenant, le bon temps. Ecoutez-moi ce raffut ! Je ne reconnus pas ma femme ni ma fille. « Elles viendront un autre jour. Aujourd'hui, c'est la grande foire des
vivants, qui veulent oublier qu'ils seront morts demain. » Elles vinrent en effet le trois novembre,
jour de la Saint Hubert, et leurs douces voix incongrues récitant le "Notre Père" me parurent
incomparablement fades en comparaison du joyeux tohu-bohu de la Toussaint. Emu cependant,
j'envoyai du fond de ma tombe un "Je vous aime encore" appliqué. Je sentis qu'elles en eurent
l'intuition, car ma femme du moins m'adressa sur la dalle un baiser et des mercis précipités. Je fus un instant attendri par ma petite Nadine Urroz. Les pensées m'étaient plus accessibles que les paroles ; mais je me désintéressais de plus en plus de ma vie passée. En fait, je m'ennuyais à mourir. Pour me distraire, j'étudiais les progrès de ma décomposition. Les
intestins n'étaient plus qu'une bouillie, où le sexe avait disparu. Un jour une autre mort vint me
rendre visite : son cercueil s'était effondré, il cherchait un autre gîte. "Excusez-moi, dit-il ; ce n'est
pas drôle de devoir jouer les pique-cercueil." Je dois mentionner aussi les cérémonies du Onze
Novembre, la musique épaisse, les garde-à-vous. "Curieux, dis-je à Parmentier. Il me semble que
les piétinements proviennent de notre niveau
« Devant, sur la gauche. - C'est le carré des soldats, me dit Parmentier. Leurs squelettes marqunet le
pas sous la direction d'un grand colonel décharné. Vous avez dû déjà les entendre. C'est leur
punition d'avoir été soldats." Et comme je m'étonne : « En compensation, précise-t-il, leurs rêves
sont plus doux.
Trois coups sur la paroi. Je m'éveille avec peine. « Visite médicale ! » Je me dressai sur mon séant,
rejetant mon couvercle. Un grand squelette chauve se tenait là, un caducée gravée sur son front
jaune. "Vous allez pouvoir quitter la chambre", ricana-t-il. - Mais je ne suis pas encore... Il haussa
les clavicules : "Vous dites tous ça, me dit-il. On dirait tous que vous avez peur. Pourtant vous vous
emmerdez assez, dans ce cercueil. Vous n'allez
pas me refaire le coup de l'utérus. Ce disant, il avait tiré de sa fosse iliaque un assortiment de pinces
et de scalpels. "Tendez un peu le bras droit ? « Vous n'avez pas peur, j'espère ? Un grand mort
comme vous ! " Il sectionna quelques ligaments. "Ca fait mal ?" Je ne sentais rien du tout. Il gratta
mon radius sur toute sa longueur. "Du vrai poulet bouilli, déclara-t-il. Laissez ça au fond de la
marmite, ça pourrira sur place, vous n'en êtes plus à ça près." Il me gratta de même toute la jambe.
La chair se détachait en aiguillettes baveuses. Ma rotule lui glissa des métacarpes, il la remit en
place. "Comment vais-je faire pour sortir, si mes os se détachent ?
- Ils l'auraient fait de toute façon. Ca ne tient plus, tout ça." Il jeta derrière lui un fragment de
ménisque, puis tira d'entre ses côtes une provision d'agrafes et de fils de fer. Je n'osai lui demander
d'où pouvait provenir la matière première : ferrures de cercueils ? chirurgiens enterrés avec leurs
instruments ? "Ca c'est du solide, fit-il en posant les premières agrafes. C'est pour la mâchoire
surtout que c'est primordial. - Et vous ? - Moi, je tiens tout seul. " Je n'insistai pas. Lorsqu'il m'eut
ligaturé, proprement agrafé du haut en bas, il me demanda :
« Vous ne connaissez personne dans le quartier? - Si, Michel Parmentier. - Il faudra qu'il vous aide
pour les exercices de concentration. Vous vous déplacerez par influx magnétiques, mais il faut vous
apprendre à les développer. » Il replaça ses instruments dans ses cavités, puis me serra les phalanges
à les briser. « Je reviendrai dans un an, pour vous enlever toute cette ferraille. Adieu ! »
Aujourd'hui, à travers terre, le garde a conversé avec moi. J’ai rencontré aussi des fantômes, j’ai
constaté qu'ils avaient beaucoup de force. J'acquis des connaissances diverses : sur une guerre
passée entre les morts, dont Parmentier ne put me donner que des détails confus. Je reçus également
la visite de la joyeuse bande du caveau vingt-trois : toute la famille, et certains amis, fumaient du
pissenlit séché. Certaines séances se déroulaient dans la loge du gardien de nuit, en surface.
Un jour, on a enterré en face, dans le quartier des caveaux. J'ai entendu la lourde porte se refermer,
puis le curé, puis le corbillard. Ils sont repassés devant moi en disant pis que pendre de la défunte.
Mes journées se règlent sur les tournées des jardiniers, qui sifflotent, ou des gardiens, qui ne
sifflotent pas. Je reconnais chacun à son pas, et à ses soliloques. Ma femme vient moins souvent.
J'ai appris qu'elle se masturbe avec le volant de ma voiture. Le jour où j'ai obtenu du médecin-chef la permission de sortir, je me suis affolé :
- « Mes os vont se détacher ! - Concentrez-vous ! » J'ai appris à nager dans la terre, à repousser les
mottes souterraines, sans muscles, mais en bandant ma volonté. Parfois je reviens sur mes pas à la
recherche d'un os. Une fois j'eus une altercation et nous nous réconciliâmes après avoir essayé
chacun l'os (mais elle (c'était une femme) se l'était essayé à l'emplacement du vagin) (on jouit
comme le reste, par volonté). On circule sous l'allée, ou bien on franchit les cercueils. Je peux
rendre des visites, voir enfin les soldats.
Pour ne pas m'égarer, il a fallut d'abord me promener avec Michel Parmentier. Les points de repère
souterrains sont peu nombreux. Il y a quelques pierres indicatrices. Il existe aussi des couloirs d'une
tombe à l'autre, mais ce réseau demeure encore assez anarchique : la terre, àforce d'avoir été
remuée, est devenue plus meuble. Dans certains quartiers, les morts ont réalisé un beau réseau de
tunnels. Avec mon voisin je suis allé voir une jeune fille morte récemment. Nous l'avons beaucoup
surprise.
Elle est encore très belle et son odeur modérée. D'ailleurs je me suis habitué, je ne sens moi-même
presque plus rien. Nous avons parlé à la jeune fille. Elle a raconté sa mort, j'ai voulu la faire sortir,
mais Michel est intervenu : « Vous allez l'abîmer : ses muscles ne répondent plus, et elle n'a pas
encore fait les exercices de volonté. » Je voulus la posséder, mais ma tête décharnée l'effrayait.
Nous avons poursuivi notre promenade. Nous nous heurtions parfois à des parois de ciment: les
caveaux de famille. Ils sont très utiles pour se repérer. Dans le quartier riche du cimetière, ils se
touchent. Un jour, nous parvenons au mur extérieur. Je propose l'aventure, mais Parmentier me le
déconseille : nous risquerions de tomber dans les égouts ; une fois, un camarade à lui y fut retrouvé,
la police l'a pris pour un clochard mort, elle a fait des recherches, elle a cru découvrir une identité,
et un vivant a été classé mort. On a réenterré le camarade, bien content de retrouver, après quelques
errances, son domicile fixe.
J'assistai un jour à une séance du Tribunal d'Accès. Elle se tenait dans un souterrain voûté. Il
s'agissait de savoir si tel ou tel mort était devenu, véritablement ou non, un squelette viable. Ces
derniers, rangés derrière un grand couvercle en guise de bureau, huaient le candidat, par trois
claquements de mâchoires, ou les applaudissaient (quatre claquements, deux fois deux). Ayant été
récemment intronisé, je m'essayai aux claquements, mais cela fit rire: squelette de fraîche date, mes os résonnaient de façon molle et novice.
C'était un tribunal d'une propreté éblouissante. Solennels, ils jugeaient une dizaine d'autres morts
dans le même état, mais d'aspect bien plus noir.
Un autre squelette, devant la barre, témoignait que chacun s’était bien débarrassé de toute trace de
chair. L'un d'eux, appelé, se présenta muni d'un dernier lambeau mal placé, qu'il essaya de
dissimuler entre ses cuisses. Ce furent des huées (trois claquements de mâchoires). Je récidivai. Les
regards se tournèren de nouveau vers moi, et l'assistance éclata en huées de quatre claquements
(deux fois deux), car j'avais encore, malgré tout, de nombreux lambeaux de chair.
Je m'enfuis. Moi aussi je passai plus tard devant ce tribunal et m'en tirai fort bien, et même, certains
de mes os tombaient en poussière. Dans la fosse commune, la situation est presque avantageuse, on
vous fout dans la chaux vive, et après quelques jours de bousculade, les morts passent sans
transition à l'état d'esprits. On peut se faufiler à travers pierres. On devient immatériel. On peut
même remonter à l'air libre. Nous avons taillé quelques bavettes avec le gardien, qui nous assoit
tous sur des sièges de paille et nous donne de quoi fumer.
Enfin prendre l'air et ses ébats parmi les tombes, se prélasser ! Mais de nuit seulement. Nous nous
allongeons parmi les sépultures, nous faisons des danses macabres grâce aux musiciens enterrés
avec leur instrument.
A l'issue du bal, nous finissons la soirée dans un caveau. Les propriétaires nous y offrent de
l'encens. Sur différentes étagères, des cercueils, où les cadavres présentent leurs degrés de
décomposition. Les plus jeunes, en se soulevant, peuvent participer aux réjouissances.
Grâce au gardien, l'encens est complété par de l'opium. Je fais des promenades avec la jeune fille que j'ai vue, et que j'aime. Demain, nous serons mariés. La vie continue. Nous irons en voyage de noces à l'étage au-dessous. ...Le macchabée fait ses ultimes découvertes. Tout a duré un ou deux ans dans son temps à lui, mais un million d'années sur terre. ..La bataille d'Azincourt est figée comme une gelée et se passe éternellement. On la retrouvera telle quelle. Pourra-t-on y toucher ? Les
événements du passé sont ceux qu'ont imaginés les hommes de l'an 8000.
Je suis persuadé qu'on voyagera dans le temps. A la limite, l'espace se recourbe sur lui-même
comme une sphère. Nous sommes à sept milliards d'années-lumière et ici à la fois, mais ces deux
points de l'espace se recouvrent : comme une vibration (tels les électrons qui bougent tant, qu'ils en
restent immobiles. Il en est de même pour le temps.
Mais je crains fort, cher Michel Houellebecque, d'avoir abusé de votre patience.
CENOTAPHE
Il serait intéressant de savoir si les premiers cénotaphes, ou "tombeaux vides", n'ont pas été ceux des marins disparus en mer, dont on enterrait cependant le cercueils, garnis d'objets leur ayant appartenu, afin de pouvoir se recueillir quelque part. De "faire son deuil", comme disent les crétins télévisés. Le fameux "copié-collé", si répugnant pour certains experts autodésignés en valeur littéraire et marchande, nous en apprendra bien plus : le cénotaphe reste proche du monument commémoratif, mais s'en distingue plus ou moins par sa forme, qui doit rappeler celle d'un tombeau. Le plus fameux reste à mon sens le tombeau vide de Montaigne, qui trôna dans le hall d'accueil de ce qui fut longtemps la regrettée faculté des lettres de Bordeaux, que nos édiles ont prudemment déportée, entr'e 66 et 71, en lointaine banlieue ; à présent, c'est un musée : significative sociologie bordelaise.
Notre philosophe y gît revêtu d'une bien incongrue armure, symbolisant les nombreuses missions régaliennes qu'il dut accomplir durant les Guerres de religion, ce qui ne figure pas dans ses Essais. Mais nous tous étudiants des années 60, nous figuriona défiler studieusement devant la véritable relique de notre vénérable fondateur ; rien à voir avec le Gour Emir ("tombe de l'émir"), cénotaphe de Tamerlan, ...à Samarcande. Pourquoi le mentionner ? Par superficialité : Hé, savez-vous que le dey d’Alger a une verrue juste en dessous du nez ? Gogol, Le journal d'un fou.
CERCUEIL
Le cercueil, c'est rigolo. Avant, c'était un sarcophage, un "dévore-morts", avec de la chaux.
Ou bien, un brancard, que l'on appelait "'bière", d'un mot signifiant "planche", comme le bar. Il n'y avait que les nobles pour avoir un cercueil.
Extérieurement, c'est une boîte, plus ou moins hexagonale, épousant le trapèze de la tête et des épaules, et se rétrécissant progressivement vers les pieds. En réalité, on ne se retrouve pas entre quatre planches, mais entre huit planches, en comptant le fond et le couvercle. Chez les orthodoxes, la partie supérieure est une lucarne articulée, que l'on ne ferme qu'au moment de la mise en terre. Il est en différents bois : du peuplier au chêne ou à l'orme, réputés pour leur solidité, jusqu'à l'acajou, solide mais gaspillatoire. Et des cercueils blancs, pour enfants, ou pour adultes. Il y en a de métal, scellés en cas de maladie ou de long transport pourrissatif, ils sont rarement collectifs, ils comportent obligatoirement quatre poignées. Les ignares l'écrivent "cerceuil", qui se prononce comme le village natal de ma grand-mère.
A l'intérieur, il y avait de la sciure, car les cadavres, ça fuit. Et puis le représentant est venu, il tendait un billet de 5 francs au fossoyeur, "c'est à vous, pour chaque cercueil". A présent, c'est un capiton, accompagné d'un oreiller. La stéréo et la télé sont parfois réclamés par des imbéciles. Certains se font enterrer avec un portable, pour appeler en cas
d'erreur. Chopin avait demandé qu'on lui perce le cœur, afin de ne pas être enterré vivant, sa hantise. Plus vous aimez votre mort, plus vous dépensez pour son cercueil. Les pompes funèbres le savent bien. On ne compte pas. On ne compte plus les ruines provoquées par les cercueils. Ni les fortunes érigées dessus : en 14-18, certains gougnafiers ont vendu des cercueils d'1m30 pour des soldats qu'il a fallu casser pour les y introduire. Longue vie à nos héros morts.
- A noter que bien évidemment, les cercueils, même moins épais, sont obligatoires pour les incinérations. Il nous est signalé que les cercueils "en carton" effectuent dans nos mœurs une percée remarquée : bon marché, valables aussi bien pour les inhumations que pour les crémations, aisément "personnalisables" (dessins en couleur, une "image de joie", affirment les publicités ; nous en avons vu en boîte à gâteau ou en téléphone portable) – ils sont livrés en kits bricolables. Bien sûr il ne s'agit pas de carton d'emballage, mais d'une certaine formule de fabrication procurant une grande résistance – en fait, un dosage de fibre de cellulose et polyester, évidé par des alvéoles, le tout sans aucun apport de chlore, et parfaitement étanchéifié. rapidement biodégradable ; cependant, pour une incinération, il faudra plus de gaz ; les fnuérariums prennent occasion de ce prétexte pour refuser, parfois, les cercueils "en carton". Or il n'y a pour l'instant (2014) que deux fabricants de cercueils en carton dans notre pays.
Il y avait jadis des sections "petits corps", "grands corps", "moyens corps". Il y a désormais des cercueils en forme de dirigeables, de godasses, de préservatifs (plus rares) ; de rats, de navets rouges, de navets noirs. A peu près tout ce qu'on peut trouver aussi chez les mongolfières. Et quand le cercueil bascule, les porteurs se prennent une grande rasade de jus puant sur le pantalon. A présent, soyons sérieux ; consultons nos sources.
CHARNIERS
Les tombes collectives d'animaux nous émeuvent peu. Parmil es humains, celui de Katyn vient tout de suite à l'esprit, attribué aux nazis par les soviétiques, puis enfin reconnu, du bout des lèvres. Dans La religion, les morts se relèvent pour combattre, les asticots ressuscitent et combattent, et tout le monde s'en sort. Etait-ce bien la peine de vivre ? On éventrait les charniers sous Douaumont, à la grue, et les cages thoraciques s'empilaient, retombaient des bras de pelleteuses comme des bouchées de monstres. Frères jugés indignes d'une sépulture, ou trop nombreux pour être décomptés, par guerre ou épidémie. Le mot évoque une décomposition, un endroit où la peau se fond, où la chair, par-dessous, se décompose loin des regards : ainsi les galeries couvertes au sous-sol des anciens Innocents de Paris.
Et quand les os sont bien secs, on les tranfère bien alignés et classés dans un ossuaie. Naguère au Canada des constructions en bois recueillaient les corps que l'on ne pouvait enterrer pendant les mois où le sol même était gelé, inaccessible au bêchage des fossoyeurs.
Sous terre, c'est encore le mieux. Après ceux du Cambodge, Sarajevo, Srebrenica, en offrirent de bien substantiels. Tous les ans, les autorités en retrouvent (le dernier en date (430 corps) fut ouvert en mars 2014 à Prijedor) - on les fait reposer dans de petits cercueils étroits, tandis que se déroule au-dessus d'eux le rite musulman. Car, de quelque religion qu'ils soient, les morts entassés "dans ce charnier" bénéficient d'un service religieux. Il a fallu les enterrer rapidement. Les charniers du Rouanda ne sont pas tous mis au jour ; on massacra jusque dans les églises. "Tournez-vous vers le ciel", disait un ignoble prêtre. "Il sentira mieux que tous ces corps que vous foulez en ce moment". Celui de Timişoara 5 ans plus tôt fut le berceau d'une des plus hideuses impostures médiatiques : un bébé mort enroulé dans le barbelé, à tort présenté comme victime des sbires ceaucesquiens. Du bon et du mauvais usage des charniers en politique.
Mais les charniers représentent une promesse : on les appelle charnel houses en anglais, car c'est de ces débris que le Seigneur reconstituera les corps dans la vallée de Josaphat. Brûlez, il n'en restera rien. Laissez pourrir noblement, et Dieu refera le reste. Surtout pour les 796 enfants (au moins) jetés là en vrac par des bonnes sœurs irlandaises au nom des bonnes mœurs, à Galway ou ailleurs. Il ne faisait pas bon accoucher dans les couvents. Des enquêtes furent ouvertes : on a délibérément affamé ces pauvres enfants, au nom de la pureté ; mais tel charnier des îles Anglo-Normandes est toujours considéré comme une imagination collective.
CHATEAUBRIAND ET LE GRAND BÉ
Chateaubriand prenait volontiers la pause. Comme les Romantiques après lui, il estimait que le mort est un excellent manteau de cheminée où le causeur s'accoude pour apostropher la société. "Monsieur de Chateaubriand" disait de lui Mme Récamier, "habiterait volontiers une île déser, à condition qu'elle fût au centre de Paris". Ses Mémoires d'Outre-Tombe reviennent sans cesse sur ces instants qui ne reviendront plus, ces régimes qui s'écroulèrent, sur le néant de la vie ("La minute présente seule nous appartient ; la minute suivante appartient à Dieu") et des ambitions vaniteuses ("Chacun de nous veut laisser sa trace sur cette terre ; eh oui ! Chaque mouche a son ombre !") et c'est agaçant à la fin car c'est bien lui qui toujours a tenu à se faire remarquer.
Les dernières lignes de ce monument littéraire, qui nous attrape tous au lasso par son style, méritent d'être apprises pas cœur, non pour avoir une mention au bac, mais par plaisir :
(inclure)
Il désira se faire inhumer sur l'îlot du Grand Bé, au large de St-Malo, inaccessible à marée haute, et face à la mer, anonyme . "Ici repose un écrivain français" – Ce ne serait pas Sartre ?" lança l'un de nos érudits bacheliers (antiphrase...) - eh non, bourricot, c'est Sartre qui a pissé sur la tombe anonyme de Chateaubriand. A présent il n'est plus rien. Ni lui ni Sartre. Et nous verrons encore beaucoup de massacres. Jamais nul ne chanta la mort que feu François-René de Chateaubriand.
CHRYSANTHEMES
Rien que vous ne sachiez déjà en parcourant vos magazines : le chrysanthème, ou"fleur d'or", est la dernière à fleurir, au moment de l'été indien qui survient au début de novembre, jusqu'à celui de la Saint-Martin – jour de l'Armistice. Les journaleux sont intarissables sur les "inaugurations de chrysanthèmes" auxquelles sont supposés se livrer les politiciens inactifs, or, ces fleurs des morts ne valent pas la peine d'être inaugurés, présentant une résistance relativement faible. Ugolin cultive des fleurs, il en vend à tous les instants de l'année ; il oublie le jour des morts, pour dissimuler son aisance matérielle. Mais il s'est suicidé, par amour.
La coutume des chrysanthèmes, ou "marguerites des morts", "fleur des veuves", ne remonte qu'au milieu du XIXe siècle – auparavant, surtout de couleur rouge, c'était une déclaration d'amour... Le chrysanthème actuel des fleuristes regroupe de nombreuses sortes d'hybridations. Et nous apprenons qu'en Australie, ce sont des chrysanthèmes que l'on offre à la Fête des mères. Au Japon, c'est le kikou, la fleur de la famille impériale depuis le XIIIe siècle : paix, joie, longévité ; on en fait tous les ans une grande exposition, le "Festival du bonheur", qui attire les foules. Un proverbe chinois dit : "Si vous voulez être heureux pour une vie, cultivez des chrysanthèmes". Et attention aux gaffes : en Allemagne, la fleur des morts, c'est le lys...
CIMETIERES
Des lieux de sépultures consacrés collectivement à cet usage remontent à la préhistoire. C'est aux traces de cérémonies funéraires que l'on distingue la présence de restes humains : les humains se font inhumer. Au Moyen Âge, on s'est volontiers regroupé autour d'une tombre de martyr, contenant ses reliques. Le cimetière dit "moderne", regroupé autour d'une église paroisssiale, n'apparaît pas avant le Xe siècle. Ils quittent progressivement les abords d'icelle à partir du XVIIIe siècle ; mais les isolements de cimetières, pour cause d'hygiène, n'ont cessé d'être rappelés, tout au long des siècles par des lois, régulièreement enfreintes, surtout par les rois... Le dépôt de l'urne à domicile n'est plus autorisé depuis le 19 décembre 2008.
Ce mot n'a rien à voir avec le ciment sont seraient faites les pierres tombales (de caementum, "mortier", plus exactement "pierre concassée"), mais avec le mot "lieu de repos" en grec, κ ο ι μ η τ η ́ ρ ι ο ν « lieu où l'on dort » et « lieu où reposent les morts », une espèce de dortoir, donc. En allemand, c'est le Kirchhof, "cour de l'église" ; en Danois, Kierkegaard veut dire "ferme de l'église" ; le cimetière, c'est kirkegård, prononcé "gôôd" - on peut s'y tromper. Quel plus beau et plus faux rapprochement avec son Traité du désespoir...
- Pour notre pays, il est conseillé de consulter le site "cimetières-de-France.fr".
De rares cimetières sont monumentaux. Celui du Père Lachaise est rebattu, inépuisable. La première fois, épouvanté par ce déferlemennt de tombes, qui ondule sauvagement d'un horizon à l'autre, et dans les quatre dimensions, j'en suis sorti en courant, sous l'œil effaré des gardiens. Plus tard j'ai repéré la tombe de Proust, Marcel, dissimulé comme un œillet dans la mousse. Le Cimitero monumentale di Staglieno à Gênes, célébré par Mark Twain et par Hemingway, trône sur les hauteurs, au bout de la Via Bobbio. Aussi dit-on volontiers, "Où il y a Gênes, il n'y a pas de plaisir". Il expose un extraordinaire ensemble de sépultures sculptés - parfois donc les amateurs de Riviera éprouvent l'impérieux besoin de se confronter au Grand Calme. Le plus grand d'Europe n'est pas, contrairement à ce que murmure un personnage de Ceux qui m'aiment prendront le train, celui de Louyat à Limoges ("C'est loin, loin !" me disait une viei tout au long de siècles lle dame - dans l'espace, en effet... juste dans ton dos...) - mais une fois de plus l'incontournable Père-Lachaise. D'innombrables ouvages illustrés sont consacrés à ces lieux sacrés. J'ai perdu sans retour celui que m'a offert ma fille, sur les cimetières de France, département par département.
Les cimetières sont souvent au bout d'une Rue de l'égalité : il en est ainsi à Lourdes, ce qui est le comble de l'humour, et à Champagnole (Jura), qui se vit retoquer une Impasse Budgétaire par la Préfecture du Jura, laquelle manquait d'humour. Le cimetière de Sète contient le caveau de famille des Brassens, qui révérence parlée est plein comme un œuf. J'y ai perdu mon portefeuille en 94. Georges, sacré farceur. D'autres cimetières sont crasseux d'anonymat. Il en est de parfaitement combles, accablés d'un grand entassement de tombes mesquines. Pas une qui rachète l'autre. Celui de Jarnac contient Mitterand : mais à quel étage ? Les noms se pressent sur les plaques avant, mais nul ne peut dire avec précision où repose, dessus ou dessous, le grand président.
Le musée contenant les divers cadeaux qu'il reçut lors de ses nombreux déplacements fut transféré à la salle des donations, rue de l'Orangerie.
Mes chers amis, quand je mourrai,
Plantez un saule au cimetière.
Hélas, le terrain se prête mal aux saules ; Colette, voisine de Musset, en est fort dépourvue. Aussi replante-t-on le saule, régulièrement, désespérément, tout neuf.
Le cimetière est un sujet inépuisable. Il faillit même devenir le seul objet de cet ouvrage. Deux versions circulèrent : "La mort, c'est trop vaste ; bornons-nos aux cimetières" ; "Vous voulez traiter "les cimetières" ? "les cimetières", "la mort", c'est un peu la même chose, non ? disons "la mort"..." - cher ami, sachez donc ce que vous dites, et ne changez pas vos propos les plus anodins en fonction de vos interlocuteurs. J'ai encore rêvé de vous l'autre nuit. Vous m'extorquiez des chèques dans une gare, au milieu de la foule. C'est aussi une métaphore de la vie.
CIMETIERES D'ANIMAUX
Les animaux ont droit à tout notre respect. On ne jette pas son chien ni son chat n'importe où. Il est à noter que les vaches ou les éléphants n'ont point droit dans nos contrées à des rites funéraires (les éléphants se retrouvent dans les lieux où leurs capacités, diminuées par l'âge, ne leur permettent pas de survivre ; c'est pourquoi on les retrouve morts à peu près dans les mêmes endroits, car ils se sont d'eux-mêmes exclus du groupe). Les crocodiles et les chats bénéficiaient des mêmes rites d'embauMEments, monsieur Soulages. De nos jours, les dates de naissance et de mort, dans les cimetières de chats et de chiens, sont très proches : ils meurent avec notre enfance. "Je te ferai le temps d'un chien ou d'un chat", disait un vieil amant à sa maîtresse : Cavanna, Reggiani ? un Rital en tout cas ("comment peut-il encor lui plaire").
Le cimetière d'animaux doit être excellemment entretenus. En effet, ils n'ont pas mérité la mort. Nous, si. A quelque âge que ce soit, car nous sommes maudits par le péché originel. Même l'enfant mort eût été capable, un jour ou l'autre, des pires forfaits ; les animaux, eux, même les crocrodiles, sont innocents. Ils n'ont rien fait. Ils sont l'expression la plus directe de l'étincelle vitale universelle. ; ce n'est donc pas la mort de l'enfant qui est un scandale, au sens métaphysique du texte, mais bien celle de l'animal. De même n'avons-nous pas le droit de blâmer les immenses sommes prodiguées par certains pour les tombes de leurs bêtes bien-aimées. Car nous ignorons la profondeur du lien qui unissait le maître à sa bête. Nous ne devons pas nous moquer des mémères à chienchiens. Les rires provoqués par la douleur de la concierge dans Rhinocéros d'Ionesco ("Mon chat ! mon chat !") sont une infamie.