Proullaud296

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  • Carré de dames Scène

    C O L L I G N O N

    C A R R É D E D A M E S

    dédié à Anne Sylvestre

     

     

    ACTE UN, Tableau unique

     

    Une cuisine traditionnelle, avec cheminée. Une grande table sur le devant, un buffet au fond à jardin. TROIS VIEILLES DAMES debout ou assises tout autour. UN REPRÉSENTANT, UNE AUTRE VIEILLE DAME dans un fauteuil roulant, près d’une fenêtre côté cour, sous un amoncellement de couvertures.

    Prévoir un écran, un prompteur.

     

     

     

    PREMIÈRE VIEILLE DAME (JEANNE)

    WATSON’S INTERNATIONAL ENCYCLOPEDY…

     

    DEUXIÈME VIEILLE DAME (FITZELLE), accent naturel de Toulouse

    Tell on… Very exciting…

     

    LE REPRÉSENTANT, petit brun frisé, style taurillon. Les paumes écartées bien à plat sur la table

    Alors ? Décidées ?

    JEANNE

    C’est dit !

    FITZELLE

    Un petit whisky !

    LE REPRÉSENTANT

    Si vous le dites…

    JEANNE ouvre le buffet, sert un verre de whisky ; FITZELLE verse deux verres de Porto.

    C’est du porto.

     

    DEUXIÈME VIEILLE

    Et du bon .

    Le Représentant boit posément. Les deux vieilles avalent ensemble, côte à côte, cul sec (éclairage:soleil couchant)

    LE REPRÉSENTANT, grimaçant

    L’Encyclopédie Watson, chef-d’œuvre de la conscience professionnelle anglo-saxonne...

    JEANNE

    Aryenne…

    LE REPRÉSENTANT se choque

    JEANNE

    Vous n’êtes pas spécialement nordique, non ?

    LE REPRÉSENTANT

    Niçois.

    FITZELLE

    Arabe ?

    LE REPRÉSENTANT

    Tout de même pas.

    Silence. Le tas decouverturesur le fauteuil respire doucement.

    LE REPRÉSENTANT

    Dites-moi…

    JEANNE

    Oui ?

    LE REPRÉSENTANT

    Il va où, cet escalier ?

    FITZELLE

    Il ne va nulle part cet escalier.

    JEANNE

    Il reste ici.

    LE REPRÉSENTANT

    Ah bon.

    FITZELLE

    Porto ?

    Elle le ressert d’office.

    LE REPRÉSENTANT, la main sur le volume

    Une somme incomparable…

    JEANNE

    Il est bon le Porto ?

    FITZELLE

    Nous sommes l’Encyclopédie.

    LE REPRÉSENTANT

    Tout est là-dedans.

    JEANNE ET FITZELLE lui tendent la bouteille

    Là-dedans.

    Il empoigne la bouteille et la vide en roulant des yeux.

    De l’âtre surgit la TROISIÈME VIEILLE,accroupie, tisonnant le foyer

    LA TROISIÈME VIEILLE, MARCIAU

    Pas d’accord !

    Un coup de pétard dans le feu, éclairant les visages dans les mouves rougeoyants ; une lueur inquiétante, au-dessous de l’escalier.

    MARCIAU, brandissant son tisonnier :

    Je ne veux pas acheter L’Encyclopédie Watson.

    LE REPRÉSENTANT, tourné vers les deux autres :

    Vous étiez d’accord, vous deux. Ça fait trois quarts d’heure qu’on discute.

    FITZELLE

    Au moinsse…

     

    LE REPRÉSENTANT

    Ah tout de même…

    Il se dirige en titubant vers la sortie, heurte du genou sur la chaise le tas de couverture qui pousse un cri.

    Affolé :

    Y a quelqu’un ?

     

    LA QUATRIÈME VIEILLE, SOUPOV, de sous ses couvertures

    Imbécile !

     

    LE REPRÉSENTANT se retourne lentement. Il hausse le front, passe son index recourbé sur ses lèvres. Ton doctoral :

    « Imbécile » ? Soit. Mais comment l’entendez-vous ?

    Il referme le tome sur son doigt. Il en appuie fortement le dos sur la table.

    Vous pensez que j’en suis la parfaite illustration.

    Les quatre vieilles approuvent vigoureusement de la tête.

    Vous n’avez pas de miroir ?

    Elles se regardent en ricanant ; MARCIAU, tournée vers la flamme, essuie ses lunettes de fer.

     

    SOUPOV

    Tί δ’ἂν αὐτῷ χρώμεθα ; [ti dann autô khrôméta] ?

     

    LE REPRÉSENTANT

    Ce que vous en feriez ? Ô courte sagesse, ô sexe imbécile ! c’est folie de courir aux miroirs ; bien plus grande encore de les avoir brisés !

     

    JEANNE

    Proxima mors mox auferet nos (sur un prompteur : « Une mort proche bientôt nous emportera ».)

     

    MARCIAU

    Sind wir mal noch Frauen ? (Prompteur : Sommes-nous seulement toujours des femmes?)

     

    JEANNE

    Noli deridere. (Prompteur : ne te moque pas de nous).

     

    LE REPRÉSENTANT les considère et se rassied lentement(à part) Pas de pitié… (déclamant) « On a vu la vieillesse la plus décrépite et l’enfance la plus imbécile courir à la mort comme à l’honneur du triomphe ».

     

    MARCIAU

    Je prends ce tome-là.

     

    SOUPOV, à MARCIAU

    Crève.

     

    LE REPRÉSENTANT, se rengorgeant

    Georges Bénigne Bossuet...

     

    FITZELLE

    On sait.

     

    LE REPRÉSENTANT

    ...qui n’était pas un imbécile…

     

    JEANNE

    Une ganache.

     

    SOUPOV

    Et qui puait du cul.

     

    LE REPRÉSENTANT

    Que de science !

     

    FITZELLE, très vite

    Une buse.

     

    JEANNE, même jeu

    Une couenne.

    MARCIAU, même jeu

    Une croûte.

     

    SOUPOV, même jeu

    Un fourneau, une gourde

     

    FITZELLE, accélérant

    Manche.

     

    JEANNE, même jeu

    Moule.

     

    MARCIAU, même jeu

    Noix.

     

    SOUPOV, même jeu

    Une tourte

     

    LE REPRÉSENTANT, fouillant dans sa mallette

    J’ai là aussi une estampe. À vendre.

    Du plat de la main il la déroule sur la table et se recule vivement. Les têtes des vieilles (sauf SOUPOV) se rejoignent. Ces dernières soulèvent l’estampe.

     

    FITZELLE

    Je vois une faux.

     

    JEANNE

    C’est faux.

     

    SOUPOV, qui a rapproché son fauteuil

    C’est une huître.

     

    JEANNE

    Je vois un texte en vers.

     

    MARCIAU

    On ne voit rien.

     

    LE REPRÉSENTANT

    Facile. (Il se lève pour tourner l’interrupteur. Debout près de la porte à Jardin, la main sur le commutateur, il les considère toutes l’une après l’autre en ricanant silencieusement)

    C’est la gravure, Mesdames, qu’il faut examiner.

     

    SOUPOV

    Nous avez-vous suffisamment détaillées ?

     

    MARCIAU

    Rasseyez-vous.

     

    LE REPRÉSENTANT baisse le bras, tire sur les plis de son pantalon en se rasseyant

    La gravure a pour titre « Der Tod und der Tor ».

     

    Elle représente en effet, traitée dans le style de Holbein, un évêque assis, coiffé d’une immense mitre en bonnet d’âne, disputant avec la Mort une partie d’échecs. La Mort est représentée de façon traditionnelle sous la forme d’un écorché assis de profil. L’immense faux qu’elle tient s’incline juste par-dessus la mitre. À son pagne grotesquement déchiqueté pend une riche aumônière, vers laquelle, par-dessous la table, l’évêque tend une main gantée toute garnie de bagues).

     

    LE REPRÉSENTANT, prêchant

    « Il est sûr que s’il y a un sou à gagner, l’imbécile l’emportera sur le philosophe » (Voltaire).

    Voyez comme il sourit, l’évêque, voyez comme il croit couillonner son adversaire.

     

    MARCIAU

    Tout dépend de comment on le regarde.

     

    LE REPRÉSENTANT

    La Mort étend le bras. Elle va gagner la partie !

     

    SOUPOV

    Sûr ?

     

    MARCIAU

    ...et certaine. Regarde l’échiquier. (Elle lit)

    « Cil cuide engeigner la Mort

    Par lui desrobber sa bource

    L’imbecille doute encor

    S’il a terminé sa course »

     

    LE REPRÉSENTANT

    Savez-vous que cette gravure a failli brûler ? (Il montre des taches brunâtres) Plus des coups d’épingle (il lève la gravure) autour du fer de faux… sur l’échiquier aussi, en forme de croix.

     

    JEANNE, qui ne voit rien

    En effet.

     

    LE REPRÉSENTANT

    C’était pour un exorcisme.

     

    JEANNE

    Curieux, ces déchirures.

     

    MARCIAU

    Je dirais plutôt que vous l’avez arrachée.

     

    JEANNE, qui examine réellement l’image

    Je vois des caractères en transparence.

     

    LE REPRÉSENTANT

    Un pa-limp-seste. Rien de plus courant.

     

    MARCIAU

    Comment ceci est-il tombé entre vos mains ?

     

    LE REPRÉSENTANT

    Après l’incendie de 1614…

     

    FITZELLE

    Mais encore ?

     

    LE REPRÉSENTANT

    Chocolats Bouinbouin. Complétez votre collection (d’un coup, doctoral) Savez-vous que cette estampe pa-limp-ses-tique s’est trouvée mêlée à l’une des plus fameuses a-nec-dotes de la période révolutionnaire ? (Il appuie sur un bouton dans la paroi, qui débite un enregistrement)

    VOIX OFF

    « Le 5 thermidor an II, le chevalier de Pierrefonds jouant aux échecs s’aperçut que la main de son partenaire, posée sur un cavalier devant lui, n’était plus qu’un assemblage infect d’os et de tendons. Levant les yeux, horrifié, il sursauta : son adversaire avait pris l’aspect d’une momie suintante. Dans le sursaut qu’il fit, l’échiquier se renversa. Par-dessous se trouvait cette gravure. Le chevalier s’enfuit aussitôt pour l’exil, sans avoir pu réunir ses biens, jusqu’à Brighton en Angleterre. L’autre se retira précipitamment par la fenêtre, en dégageant une odeur pestilentielle. Les domestiques affirmèrent sous serment que dans la rue, l’homme avait repris un aspect naturel, la perruque de travers toutefois. C’était lui que le Tribunal du Peuple avait chargé d’arrêter le Chevalier. »

     

    SOUPOV

    C’est combien ?

     

    LE REPRÉSENTANT écrit une somme sur un papier qu’il pousse vers elle.

     

    JEANNE

    Trop cher.

     

    LE REPRÉSENTANT

    Comment ?

     

    JEANNE, en russe

    Slichkom daragoïé.

     

    LE REPRÉSENTANT se

    carre sur son siège

    À prendre ou à laisser.

     

    JEANNE

    Est-ce votre compagnie qui vous demande de vendre ?

     

    LE REPRÉSENTANT, burlesque et solennel

    Certains membres de notre compagnie.

     

    LES QUATRE VIEILLES ÉCLATENT DE RIRE

    MARCIAU s’empare de la gravure et la scrute. Elle tire de sa poche un crayon et du papier, commence à prendre des notes.

    SOUPOV, renfrognée, fait un signe de croix orthodoxe en direction de la table.

    FITZELLE, accoudée au dossier de MARCIAU, lit distraitement par-dessus son épaule et bâille.

    LE REPRÉSENTANT sursaute.

    JEANNE, précipitamment

    Dieu vous bénisse !

    LES TROIS AUTRES, mécaniquement

    Et vous fasse le nez comme j’ai la cuisse.

     

    LE REPRÉSENTANT

    Quelle heure est-il ?

     

    SOUPOV

    Ah que ça va être censément dans les huit heures-z-et demie.

     

    MARCIAU sans lever le nez

    L’heure que tu dégages.

     

    FITZELLE

    Ma montre s’est arrêtée.

     

    LE REPRÉSENTANT

    C’est un effet de la gravure.

     

    MARCIAU

    Ça fait tard.

     

    LE REPRÉSENTANT

    Oui, quoi-t-est-ce qu’on bouffe ? (en hébreu) Mayèsh lé-êhhol ?

     

    FITZELLE, hargneuse

    Y’a pas de chambre.

     

    JEANNE

    T’as vu ta tronche ?

     

    SOUPOV regarde ses compagnes

    Vous êtes ici chez moi (regardant le REPRÉSENTANT) Vous êtes ici chez vous.

     

    FITZELLE

    Ce sera des gaufres et rien d’autre.

    LE REPRÉSENTANT fait signe que ça ne le dérange pas. SOUPOV roule son fauteuil contre la table, près de l’âtre, où son visage apparaît en pleine lumière. MARCIAU, sur la pointe des pieds, place la gravure de chant sur la table, légèrement enroulée.

     

    SOUPOV

    Personne ne vous attend ?

     

    LE REPRÉSENTANT

    Pas même vous.

     

    JEANNE lui tend son assiette vide à bout de bras

    Tiens, Azraël.

     

    FITZELLE farfouille rageusement dans le haut du buffet ; les verres s’entrechoquent.

    Il va nous taper l’incruste ce blaireau (plus haut) C’est vrai, ça, que tu es représentant de commerce ?

     

    LE REPRÉSENTANT se fouille, se met à poil

    J’ai oublié ma carte… J’ai une femme… Deux enfants… J’ai une bi- euh, une sexualité normale…

     

    JEANNE rappuie dessus pour le rassoir.

    Assis.

     

    MARCIAU allume deux chandeliers

    LE REPRÉSENTANT

    Ne vous mettez pas en frais…

     

    MARCIAU désigne la gravure magique, encadrée à présent de chandelles à la façon d’un tabernacle. La gravure doit être de biais par rapport à la salle ;

    FITZELLE, désignant la gravure

    Ça me brouille l’estomac.

     

    LE REPRÉSENTANT se penche sur JEANNE pour contempler la gravure. En se rasseyant, il effleure son sein – JEANNE étouffe un petit cri. MARCIAU éteint le plafonnier. SOUPOV manipule au-dessus du foyer le gaufrier, qu’elle tourne avec adresse en se penchant sur sa gauche. Les flammes s’égaillent traîtreusement autour des plaques de fonte. FITZELLE puise abondamment à la pile que SOUPOV tente en vain de faire croître dans l’assiette. MARCIAU fait passer l’assiette, essayant d’assurer une répartition équitable.

     

    FITZELLE

    Et le rhum ?

     

    SOUPOV

    Devant tes yeux. Tu ne vois déjà plus la bouteille ?

     

    LE REPRÉSENTANT

    Après tout ce porto…

     

    JEANNE, à son oreille

    Je l’ai caché pour vous…

     

    FITZELLE, à la régalade

    Et hop ! Encore un gorgeon…

     

    JEANNE

    Elle est bien partie. Méfiez-vous.

     

    LE REPRÉSENTANT

    Une bouteille dans la gueule, ça s’évite.

     

    FITZELLE

    Le dernier, on l’a violé.

     

    MARCIAU

    Ce que j’ai pu rire… sur mon escabeau…

     

    SOUPOV

    Il courait dans tous les sens… Il ne trouvait même plus la porte…

     

    JEANNE, mimant le représentant précédent

    Bon-alors-écoutez-moi-bien-j’ai compris-v’là les papiers-j’me casse-foutez d’ma gueule-plus vous-voir-plus vous entendre-où c’est la porte-c’estça-auplaisur-du balai...(elle halète, froisse des morceaux de paperasses imaginaires qu’elle enfonce dans une mallette, roule des yeux de dément. Les autres s’esclaffent. MARCIAU, enfouie dans sagaufre, pouffe comme un édredon qu’on tape).

     

    SOUPOV, calmée d’un coup

    Et il a oublié sa camelote.

     

    FITZELLE, même jeu

    C’est bien fait. D’abord j’aime pas les Arabes.

     

    JEANNE

    C’était pas un Arabe, il venait de Nice.

     

    SOUPOV

    C’est pareil. Au sud de la Loire, tous des nègres.

     

    FITZELLE, outrant son accent de Toulouse

    Tu sais ce qu’ils te disent, au sud de la Loire ? Est-ce que tu le sais ?

     

    TOUS

    Est-ce que tu le sais ? - Wo-oh ! - Wo-oh ! - Yeah ! - Yeah !

     

    Tout le monde se tait d’un coup et s’empiffre.

     

    LE REPRÉSENTANT, dans le silence masticatoire

    Y a pas de cidre ?

     

    JEANNE va lui en dénicher.

    LE REPRÉSENTANT, la bouche pleine

    Vous bouffez toujours ensemble ? …Je sens comme une onde entre vous…

     

    JEANNE

    ...surtout entre nous deux…

     

    MARCIAU

    Ne l’écoutez pas.

     

    FITZELLE

    On parle de cul ?

     

    JEANNE

    Fitzelle, cuve et tais-toi.

     

    SOUPOV

    Nous parlerons de cul à Monsieur sitôt que Monsieur en exprimera le désir…

    SOUPOV tourne plus vite le gaufrier, dans un bruit d’armure. JEANNE souffle à grand bruit sur sa gaufre.

     

    LE REPRÉSENTANT

    Depuis quand vous connaissez-vous ?

     

    SOUPOV, long regard vers MARCIAU

    Depuis bien assez de temps.

    MARCIAU s’est plongée dans des mots croisés

     

    JEANNE

    C’est pour moi que tu dis ça ?

     

    LE REPRÉSENTANT se frotte les mains pour en ôter quelques miettes de sucre.

     

    JEANNE, à FITZELLE

    On s’est connues les premières.

     

    SOUPOV

    Pardon, j’ai connu Fitzelle bien avant toi.

     

    FITZELLE

    ...Petites annonces…

     

    SOUPOV

    Besoin de quelqu’un pour m’aider ?

     

    FITZELLE

    Serpillières molles, seaux hygiéniques, le gant de crin sous les aisselles…

     

    SOUPOV

    ...et sous les seins…

     

    JEANNE, à FITZELLE

    C’est vrai, tu m’en avais touché un mot au bal (déclamant) Il est vrai que vous eussiez été aussi ébahie que je le fus moi-même à contempler Fifi vêtue de noir et chapeautée, tricot en bataille et tritaille en bacot, lorgnant libidineusement les ébats zémézabés d’une jeunesse en fleur, battant de sa

    pantoufle le tempo d’un baïon. Quelle aventure cherchait-elle en ces lieux ?

     

    FITZELLE

    Et toi ?

     

    JEANNE, solennelle

    J’observais.

     

    FITZELLE

    Et qu’est-ce que j’avais de si observable ?

     

    JEANNE

    T’étais mon type, t’étais mon genre. Exactement la petite vieille qu’il me fallait.

     

    FITZELLE

    On le saura que t’as été gouine trois semaines… « P’tite vieille »… « P’tite vieille »… Est-ce qye j’ai une gueule de p’tite vieille ? …T’avais qu’à te regarder, eh, cadavre !

     

    SOUPOV

    À soixante-dix ans on n’est pas vieux.

     

    JEANNE À ta place je me serais sentie flattée de servir de modèle à un écrivain de talent.

    MARCIAU, très vite, à SOUPOV

    75

     

    JEANNE, même jeu

    72

     

    SOUPOV, geignarde

    73

     

    FITZELLE, à SOUPOV

    Et avant de clamser, tu vas te décider à me les payer, les trois derniers mois ?

     

    SOUPOV

    Et les trente-trois kilos de gaufres ? Et la copine que tu as ramenée ? (sans laisser à JEANNE le temps de rétorquer) et la MARCIAU, est-ce que je lui ai demandé de taper l’incruste ? Oh ! Tu en sors, de tes mots croisés ?

     

    JEANNE et FITZELLE

    On peut toutes foutre le camp, si tu veux !

     

    SOUPOV

    Autant que je crève, dites-le tout de suite ! (quinte de toux)

     

    LE REPRÉSENTANT, au bord de l’extase, susurrant

    Je suis de trop, peut-être… ?

     

    JEANNE lui prend le poignet d’un air de reproche. SOUPOV étouffe pour de bon.

    FITZELLE, essayant de la redresser :

    C’est qu’elle se laisserait bien crever, l’abrutie ! (criant) C’est les nerfs ! Ça se commande !

     

    SOUPOV se redresse seule en soufflant, les yeux égarés, puis reprend son gaufrier. Scène muette. MARCIAU roule la gravure à côté de son assiette, JEANNE grignote, MARCIAU se remet à ses mots croisés en se tamponnant le front. La fumée envahit peu à peu la pièce.

     

    LE REPRÉSENTANT

    Y a pas la télé ?

     

    SOUPOV

    Derrière vous.

     

    JEANNE

    On ne l’allume pas.

     

    LE REPRÉSENTANT se lève et tourne le bouton. L’appareil est détraqué. Ronronnement énorme. On ne voit à l’écran que des boursouflures intestinales mauves et violavcée :

    C’est pas Urgences, là ? Perplexe, il coupe le contact, se rassoit, s’envoie une gaufre.

    Alors des disques, la radio ?

     

    JEANNE

    On a UN disque.

     

    FITZELLE

    Un Requiem. Évidemment.

     

    MARCIAU place la gravure sur le manteau de cheminée. L’âtre ronfle à toute force.

    LE REPRÉSENTANT

    Ça sent bon finalement, ici.

     

    FITZELLE

    D’habitude chez les vieux ça pue.

     

    MARCIAU

    Même qu’on entend une grosse horloge, tac… tac… tac…

     

    JEANNE

    C’est la Mort qui s’avance, gnac, gnac, gnac…

     

    SOUPOV

    J’aime pas les horloges.

     

    LE REPRÉSENTANT se renverse sur sa chaise, se passe la mai autour du cou

    Je suffoque.

     

    FITZELLE

    On n’ouvre pas les fenêtres, non plus.

     

    MARCIAU

    Trop froid dehors

     

    LE REPRÉSENTANT, vivement effrayé

    Dehors ???!!!

     

    FITZELLE

    On ne t’a pas forcé à venir.

     

    JEANNE

    Moi je lis.

     

    SOUPOV

    Je tricote.

     

    MARCIAU

    Et elle pense. (D’un coup) : Les mots croisés, c’est bien. Consonnes, voyelles, hiéroglyphes. Conquête et labyrinthes ! Exemples de définitions, pour « désir » : (elle récite) Inconstant. Ferme. Fugitif. Momentané, ardent.

     

    JEANNE

    Avivé.

     

    FITZELLE

    Avide.

     

    SOUPOV

    Aveugle.

    Une pause.

    MARCIAU, FITZELLE, ensemble

    Déréglé. Extrême.

     

    SOUPOV

    Exaspéré.

     

    JEANNE

    Exclusif.

    Une pause.

     

    SOUPOV, JEANNE, FITZELLE, ensemble

    Immodére. Impétueux. Irraisonné !

    Une pause.

     

    SOUPOV

    Physique.

     

    FITZELLE

    Pressant !

     

    SOUPOV

    Refoulé.

     

    LE REPRÉSENTANT

    Satisfait.

    Toutes le regardent avec intensité.

     

    JEANNE

    On en est dévoré, miné, éperdu !

     

    MARCIAU

    Minet est perdu.

     

    FITZELLE

    Ta gueule.

    JEANNE

    Affamé, rempli !

     

    FITZELLE

    Ivre !

     

    SOUPOV

    On en meurt, on en brûle, on en crie.

     

    Accelerando

    MARCIAU

    On l’allume.

     

    FITZELLE

    On l’attise.

     

    JEANNE

    On l’avive.

     

    SOUPOV

    On le fouette.

     

    MARCIAU, ralentissant progressivement son débit

    On le borne, on le réfrène, on l’éteint.

     

    LE REPRÉSENTANT, pensif

    Il naît.

     

    JEANNE

    Se déclenche.

     

    FITZELLE

    Croît.

     

    JEANNE

    Meueueuh…

     

    FITZELLE

    Re-ta gueule. Monte, s’exaspère.

     

    MARCIAU

    S’attiédit.

     

    Accelerando

    MARCIAU

    Désir du gain.

     

    JEANNE

    Des richesses.

     

    FITZELLE

    Du confort.

     

    JEANNE

    De la gloire, des honneurs.

     

    SOUPOV

    De l’im-mor-ta-li-té.

    Les quatre vieilles sont attentives, SOUPOV tient sa louche, JEANNE pince les lèvres, FITZELLE darde ses yeux ivres.

    MARCIAU serre à la main ses lunettes de fer. Elle tend une grille incomplète.

    Deux verticalement, monsieur le Représentant. « On s’essouffle à sa poursuite », en sept lettres.

     

    SOUPOV

    « Orgasme ».

     

    MARCIAU

    Ça colle pas.

     

    SOUPOV

    Ben si, justement ;

     

    LE REPRÉSENTANT

    Vous pourriez retrouver tout cela dans notre Ency…

     

    JEANNE

    « Culotte » ?

     

    LE REPRÉSENTANT

    ...clopédie, qui présente sous le format le plus…

     

    FITZELLE, au REPRÉSENTANT

    Mais vous, qu’est-ce que vous en pensez ?

     

    LE REPRÉSENTANT

    Moi ? ...de quoi ?

     

    MARCIAU

    Jeanne ! si je te dis « poisson gadidé », qu’est-ce que tu réponds ? - comme ça, spontanément ?

     

    LE REPRÉSENTANT

    En sept lettres, « bonheur » ?

     

    FITZELLE, froidement

    Monsieur retarde (elle s’empare du volume, LE REPRÉSENTANT essaie de le récupérer

     

    MARCIAU

    ...Vous aviez dit combien, pour les mensualités ?

     

    LE REPRÉSENTANT

    ...Trente euros ?

     

    JEANNE, au REPRÉSENTANT

    Hymen, gland, cul, ça y est, dedans ?

     

    LE REPRÉSENTANT

    Certainement – je suppose – vou-lez-vous-lâ-cher-mon-doigt ?

     

    JEANNE

    C’est trop !

     

    LE REPRÉSENTANT

    Comment çà, trop ?

     

    SOUPOV

    Trente euros.

     

    MARCIAU

    « Oseille » ! Eurêka !

     

    LE REPRÉSENTANT siffle cul sec le fond d’une bouteille

    Parfait mesdames ! La langue française n’a plus de secrets pour vous !

     

    JEANNE

    Es kann gut sein...(« Ça se peut bien. ») - les traductions apparaissent sur un prompteur u-dessus de la scène)

     

    FITZELLE

    ¡Es divertido ! (« Il est amusant ! »)

     

    MARCIAU

    I’d rather say : ridiculous ! (« Je dirais plutôt : ridicule ! »)

     

    LE REPRÉSENTANT lui agrippe le bras

    Vous ! Vous là ! d’où sort cet anglais de cuisine ?

     

    MARCIAU

    Sie hurten mich ! (« Vous me faites mal ! ») à SOUPOV Me l'hai insegnato, vero? (“C’est toi qui me l’as appris, pas vrai ?”)

     

    SOUPOV

    Não è impossível (« Ce n’est pas impossible »)

     

    MARCIAU

     

     

    Κοίταxe πόσο κόκκινο είναι, ο κύριος
    Koíta póso kókkino eínai, o kýrios («Regarde comme il est rouge, le monsieur »)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

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