Yang Céline
J'ai détesté ce Paris, toujours Paris de Céline Yang, Chinoise occidentalisée, qui fit ses études en notre capitale en 89 et y vit aujourd'hui. Pis encore, je me suis empressé d'oublier cet ouvrage, le reléguant parmi mes faux souvenirs comme une sombre histoire de baises successives, point barre : pour un Chinois, une Chinoise, Paris sera toujours Paris, une ville où la femme s'habille, babille et se déshabille. Une succession de clichés fades, que se transmetttent des générations de touristes asiatiques. Or, même si l'on couche (il faut bien que les étudiantes de Chine se mettent à la page), c'est « parce que ça se fait en France », dit la quatrième de couverture, il se trouve que l'on aime aussi, avec les délicatesses et les fines déchirures qui conviennent, susceptibles de s'imprimer à tout jamais dans la nostalgie des âmes et du cœur.
Car ces souffrances et ces éveils de jeunes gens demeurent en nous à jamais. D'une part, afin de répondre au rejet initial de cette œuvre, « une personne ne peut pas comprendre tous les livres », c'est l'autrice qui le dit, avec évidence, et simplicité, et sobriété, mot qui rime d'ailleurs avec ébriété. Ce livre-ci ne m'était pas destiné. Il fut d'abord écrit en chinois, pour un public chinois, traduit en français par Noël et Liliane Dutrait. Bien se dire que les exotiques, ici, ce sont les Parisiens. Tout ce que nous estimons banal, convenu, serait un grand objet de perplexité, de blâme, du côté de Nankin. Pour les Pékinois ou les Cantonais, c'est un livre non pas surfait ni rebattu, mais une découverte exotique sur les paysages amoureux de la bagatelle française : du flirt, des amitiés amoureuses ou cordiales, des échanges de partenaires, à deux ou bien à quatre, mais aussi des pincements au cœur, des balafres indélébiles, même si l'on sait que, l'année universitaire suivante, on aura changé de fille ou de garçon.
Même si on doit faire semblant de s'en foutre. En dissimulant sa douleur, en pleurant toute seule ou tout seul : il y a là un fils de paysans qui ont cassé la tirelire pour lui payer des études en France, une fille riche qui s'habille dernier chic mais mange peu, tandis que sa meilleure amie française se fait de l'argent dans une boutique de hot-dogs. On se fréquente entre Chinois, mais on tâte aussi de l'Européen, on finit par se retrouver entre deux continents dans sa vie, Paris léger, Paris cruel. Si le lecteur français perd de vue que la narratrice et ceux dont elle parle sont en grande partie des Chinois, il juge tout de façon banale et inadaptée. Mais chaque figure de ce petit ballet amoureux et socioculturel doit être confrontée avec ce qui se ferait en Chine, les préjugés chinois face aux préjugés français ; les parents parfois ne répondent pas aux lettres de leurs enfants, en un silence éloquent. Et puis, après deux ou trois années à étudier ou à « traîner », comme le dit une héroïne, la vie, les petites trahisons, les amours ratées, vous séparent, nos héros des deux continents et des deux sexes s'aperçoivent que pour une fois, ils ont tous des projets de vacances différents et séparés, qu'on ne sait plus très bien quoi se dire. Puis on se présente, en fin d'année universitaire, au pied de l'immeuble, dont le gardien fait savoir que Mlle X. est partie en vacances – mais rien qu'à le regarder, on se rend compte qu'il a reçu des consignes, et que la meilleure amie, chez elle, n'a plus envie de vous revoir, n'aura plus jamais envie de vous revoir ; bien plus tard, on apprend qu'elle s'est mariée avec un tel, tiens, je ne l'aurais jamais cru - c'est un simple faire-part, pas une invitation.
Et la leçon interethnique, si commune et poignante, si atrocement exacte, est que l'on se sépare, que plus jamais le groupe ne se retrouvera. Mais que chacun à tout jamais restera gravé en nos cœurs à tous tel qu'il ou elle était en ce temps-là, évaporé, éternel, statufié. Nos amis ne nous appartiendront plus, ils suivront leurs destinées si incompatibles, mais en même temps, ils nous appartiendront pour toujours, précieusement, douloureusement, à l'intérieur, tels quels, intacts, figés, vivants, nostalgiques. Nous nous souviendrons de tel garçon, qui avait fait venir sa femme à Paris, et trouve un mois plus tard sur la table au réveil un petit mot de trois lignes équivalent à « je te quitte » (oui, même entre Chinois) ; tel autre a laissé sa femme à Pékin, mais comprend qu'elle ne l'a épousé que pour se faire obtenir une autorisation de sortie depuis l'ambassade à Paris ; un autre encore se trouve en face de la belle fille riche de tout-à-l'heure, mais cette fois-ci il ose se déclarer, sur quoi il se cogne à une muraille chinoise d'indifférence, ouille, aïe.
Et rassurez-vous, les garçons ne sont pas en reste pour la parité question vacheries. Ce livre renferme deux nouvelles, la seconde s'appelle Histoires, au pluriel, d'un voyage à l'Ouest, qui pourrait être la suite de Paris, toujours Paris. Il est édité aux Editions de l'aube. Il fait l'objet d'une lecture à présent, de la seconde nouvelle : Wang Yu, femme aux tout petits yeux, reçoit la visite de son mari dont elle vit séparée, Chen Yun. Ce mari lui annonce son intention de divorcer : c'est lui qui fut plaqué, avec le petit mot sur la table. Mais le divorce, c'est comme un avortement : il n'y en a pas « de confort », comme ils disent. Ce qui donne : « Wang-Yu l'arrêta, les larmes troublaient son regard, elle voulut dire quelque chose, mais murmura seulement :
« - Chen Yun.
Commentaires
Le même éditeur a publié le prix Nobel de littérature chinois... un peu surestimé. La Montagne de l'âme n'était pas mal...
Pour le reste, vous savez bien : pas d'ami, pas de nostalgie. Voyageur solitaire du néant.