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L'Ingénu

    Il me faudra donc encore déposer mes excréments au pied  des grands textes, comme si bien l'exprime le Huron du conte. Mais ce n'est pas pour démolir Jean Racine, ou Fénelon : c'est pour développer Voltaire. On le revend ces temps-ci, pour cause d'attentats. L'Ingénu, étymologiquement, c'est «l'homme libre ». Dans le conte précité, c'est le Candide, celui qui s'instruit par la simple nature de son esprit délié. Le voici sorti de prison, par le sacrifice de Mlle de St-Yves, qu'il ne conçoit pas : il faut, dit-il en substance, que le pouvoir de la beauté soit bien grand à la cour. Mais elle s'est donnée avec horreur afin d'obtenir ce double élargissement, si l'on peut me permettre. Il est triple même, car le père Gordon, janséniste, et professeur du jeune prisonnier, s'est vu lui aussi grâcié.
    Cela n'est pas sans annoncer le Comte de Monte-Cristo et l'abbé Faria ; mais ce dernier fournit un trésor, et c'est, ici, le Huron qui offre à son compagnon de geôle un cadeau plus précieux : la liberté de penser. Et c'est ainsi que, par miracle, un Huron convertit un janséniste. Et chacun raconte ses aventures à table, au milieu d'une famille attendrie, tandis que la belle St.Yves ne sait plus où se mettre. « Hélas ! dit Gordon, il y a peut-être plus de cinq cents personnes vertueuses qui sont à présent dans les mêmes fers que mademoiselle de St. Yves a brisés ». Faudra-t-elle coucher cinq cents fois ? Nœud sartrien (Les mains sales), nœud cornélien – nœud de Lorenzaccio ! « Comparez les trois situations, vous avez quatre heures ».
    Nous n'avons pas trouvé d'exemple pour Corneille et n'employons le dérivé qu'à titre général. Nous avons fort apprécié l'appréciation de l'Ingénu, au passage, concernant Rodogune,qui laisse en effet les yeux secs. Ces enfermements sont bien propices aux confessions littéraires, et Voltaire s'y livre. À l'écoute de ces maux bastillaires, la belle St. Yves doit croupir dans sa honte, et nous autres, sottement, nous attendons : confessera-t-elle ce moyen de délivrance qu'elle a utilisé ? « ...leurs malheurs sont inconnus », poursuit le brave ecclésiastique. « On trouve assez de mains qui frappent sur la foule des malheureux, et rarement une secourable. » Belles paroles. Nous étions au temps de Louis XIV, et la Bastille fonctionnait à fond. « Cette réflexion si vraie augmentait sa sensibilité et sa reconnaissance : tout redoublait le triomphe de la  belle St. Yves ; on admirait la grandeur et la fermeté de son âme. » A sa plus grande confusion bien entendu.
  

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  Il semblera bien étonnant au misérable cacographe que je suis de voir l'auteur considérer que les mots augmentent la sensibilité de celui qui les prononce, par un effet de renforcement mutuel. Mais la chose n'est point fausse, et Voltaire le savait. Bien ingénue en vérité toute cette assemblée bretonne. « L'admiration était mêlée de ce respect qu'on sent malgré soi pour une personne qu'on croit avoir du crédit à la cour ». Bien plus que pour la bonne action. Voyez la belle perfidie. Honneur, pouvoir et vertu : ces trois choses ne devraient-elles pas marcher de conserve ? « Mais l'abbé de St. Yves disait quelquefois : « Comment ma sœur a-t-elle pu faire pour obtenir si tôt ce crédit ? »
    « On allait se mettre à table de très bonne heure. » L'expression « se mettre à table » avait-elle déjà ce sens à l'époque de Voltaire ? Les soupçons ne viennent que peu à peu. Mais bien des femmes aussi délivrèrent des prisonnniers pendant la Seconde Guerre modiale. Ou alors, très peu. La question tout de même se sera posée. « Il n'y a qu'à », disent les hommes, qui ne sont pas des femmes. « Voilà que la bonne amie de Versailles arrive, sans rien savoir de ce qui s'était passé ; elle était en carrosse à six chevaux, et on voit bien à qui appartenait l'équipage ». C'est elle apparemment qui a conseillé la jeune St. Yves. Nul doute qu'elle ne fasse commerce de ses charmes, non pas par putinerie, mais par ces seuls moyens laissés aux femmes trop souvent pour se soutenir en société.
    Il n'est pas sûr qu'elles se soient bien délivrées de ces servitudes. La nature ici et l'atavisme s'entremêlent de trop près. La femme est plus petite et plus faible que l'homme, il en est ainsi dans notre espèce. Leur égalité tient encore dans leur parure, et le respect que leur fierté peut inspirer. Je dis ma foi de bien exactes sottises. « Elle entre avec l'air imposant d'une personne de cour qui a de grandes affaires, salue très légèrement la compagnie, et tirant la belle St. Yves à l'écart : « Pourquoi vous faire tant attendre ? » - à la cour sans doute ? Où l'on obtient tant avec son cul ? Brave mère maquerelle ! Ô cruels tourments de la pureté ! « Suivez-moi : voilà vos diamants que vous aviez oubliés. » Elle ne put dire ces paroles si bas que l'Ingénu ne les entendît : il vit les diamants ; le frère fut interdit ; l'oncle et la tante n'éprouvèrent qu'une surprise de bonnes gens qui n'avaient jamais vu une telle magnificence ».
    Voltaire bavarde. Il y prend plaisir. Il n'omet rien de ce qui rend le conte bien vivant. Il n'y  a qu'en « Basse-Bretagne » qu'on croie ainsi en la vertu. L'Ingénu fera scandale, sur le dos de l'entremetteuse, la scène sera terrible, avec évanouissements et maints éclats de voix indignés. Puis tout se terminera bien – à moins que le Huron, écœuré, ne s'en retourne en Huronie, avec ou sans sa promise. « Le jeune homme, qui s'était formé par un an de réflexions, en fit malgré lui, et parut troublé un moment ». Ma foi, voici de la prose bien tournée, mon Excrétion n'y trouve rien à redire non plus qu'à dire, le Huron se forme par la tête, la fille par le cul, « son amante s'en aperçut ; une pâleur mortelle » - toujours mortelle, la pâleur - « se répandit sur son beau visage » mais il faut bien que le cliché soutienne l'expression, toujours parodique, « un frisson la saisit, elle se soutenait à peine. « Ah ! madame, dit-elle à la fatale amie, vous m'avez perdue ! vous me donnez la mort ! » - ô perte inestimable d'une telle langue, théâtralité du propos, du sujet, des jeux de scène : la sensibilité n'est pas loin : « Ces paroles percèrent le cœur de l'Ingénu ; mais il avait déjà appris à se posséder ; il ne les releva point, de peur d'inquiéter sa maîtresse devant son frère ; mais il pâlit comme elle. »

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