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  • Pline le Jeune

     

    Pline le Jeune fait partie de ces auteurs que personne ne lit plus, sauf les Italiens, pour qui le latin reste obligatoire. Il écrivit des livres de lettres, parmi lesquelles, dans la 9e, à son ami Calestrius Tiro, celle qui vient en cinquième position, intitulée par les traducteurs "Le tact dans l'administration". Il s'agit de celle de toute une province, et non de ces amoncellements de paperasses obstruant toute forme de raisonnement. "Vous êtes dans la bonne voie", écrit-il, Egregie facis, (car je m'informe, ajoute l'auteur) et vous devez continuer à relever votre justice aux yeux des gens de votre province à force de tact." La distinction de Pline est évidente. Il n'en demeure pas moins qu'en latin, comme en hébreu contemporain, tout le monde se tutoyait, du haut en bas de la hiérarchie sociale.

     

     

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    Le tact correspond en latin à humanitate ; ces mots impliquent le respect du justiciable. "Ce tact consiste principalement (praecipua pars est) à lier amitié avec tout ce qu'il y a d'honorable et à s'attirer l'affection des petits sans cesser en même temps d'être agréable aux grands." C'est une devise de grand seigneur. L'amitié s'entend de la reconnaissance mutuelle à l'intérieur d'une même caste ; il y a les gens distingués, puis les "petits", les minoribus, qui n'auront le droit que de manifester leur "affection". Car les gens du peuple sont bien humbles, ils aiment, avec reconnaissance, mais on ne saurait les tirer de leur place en leur accordant une considération excessive.

     

    L'organisation sociale est donc légitime, cependant, nous ne devons pas montrer d'attachement aux classes inférieures. Soyons bons avec les animaux. Et pour notre part, ne blâmons pas trop vite, et demandons-nous quelle classe sociale nous évitons le plus possible. "Beaucoup, au contraire, ajoute Pline, craignant de trop accorder au désir d'être apprécié des puissants, se font une réputation de maladresse, sinisteritatis, et même de méchanceté." Ils ne veulent pas passer pour des flatteurs. Ce n'est donc pas l'humanitas, le tact, la mesure, le bon goût, qui les inspirent, mais la crainte de leur propre servilité. Montesquieu parlerait d'honneur aristocratique. L'honneur consiste à se faire apprécier par les Grands, mais par son mérite, non par les flatteries.

     

    C'est là toute une mesure, un idéal de noblesse, non seulement de titre, mais d'esprit. Nous sommes sous le règne de Trajan, l'un des meilleurs empereurs de Rome. Et si bien des hommes affichent une balourdise proche de l'agressivité envers leurs supérieurs, c'est qu'ils ne se sentent ni capables de ressentir, ni tenus de singer, les nobles sentiments ni les belles manières de ces derniers. Ils oscillent entre le haut et le bas. Ils sont moyens, ce qui est le plus inconfortable de tout. Ils sont jaloux. Ils prennent leur médiocrité pour du respect de soi-même, et se tournent vers le bas peuple, vers les vulgaires. Ils soutiennent les mauvais instincts du peuple, ils s'acoquinent avec ceux qui vdoudraient bien, justement, s'élever, vers la partie des petites gens qui prennent conscience des inégalités sociales. Ils appuient leurs revendications, non pas pour les élever, mais pour détruire la couche sociale actuellement supérieure, et lorsqu'ils les auront renversés, à supposer qu'ils y parviennent, les médiocres joueront les chefs, diront : "C'est moi qui vous ai sortis de là, et vous devez à présent m'obéir".

     

    Sans aller aussi loin dans les sous-entendus, Pline se contente de rappeler certaines règles de comportement, l'extérieur noble et distingué se communiquant aux âmes par une sorte de douce capillarité. Ce n'est pourtant pas difficile : imitez les Grands, reconnaissez votre médiocrité, tâchez de ne pas la montrer. "Ce défaut, vous en êtes bien éloigné, je le sais. Mais je ne puis m'empêcher de vous donner des éloges qui ressemblent à des avertissements (...)" - qu'est-ce à dire ? Pline possède-t-il un ascendant sur son ami ? Une quelconque autorité administrative ? Ressent-il un certain effort de la part de Calestrius Tiro ? "...sur ce que vous avez su si bien garder la mesure (eum modum) pour maintenir les différences qui séparent les classes et les dignités..." Insinue-t-il que tel n'aurait pu ne pas être le cas ?

     

    Ou mieux, que la corde raide est étroite en cet exercice d'équilibre, et qu'il ne faut jamais se relâcher d'un instant dans l'exercice de cet art difficile ? Ne faudrait-il pas dépasser l'injonction de caste, le perpétuel rappel de son propre rang - condition sine qua non de son maintien, pour faire de ces compliments l'encouragement même d'un compagnon de cordée à un autre, sur l'itinéraire escarpé de l'élévation ? "quand tout cela est confondu, bouleversé, mêlé, rien n'est plus inégal que cette inégalité même". Toujours se souvenir du dictateur Marius, qui se tourna vers les petits parce qu'il avait été humilié par les grands. Ceux-ci ne doivent pas mépriser les petites gens, mais ne doivent pas non plus, par leur attitude rogue, décourager les moins nobles d'entre eux.

     

    L'aristocratie doit se montrer solidaire, que l'on soit au sommet de l'échelle ou sur un échelon intermédiaire. Ainsi, l'échelle reste stable, la pyramide harmonieuse, la cordée solide, si l'on veut multiplier les métaphores. C'est toujours, en définitive, l'apologue de Ménénius Agrippa, la parabole des membres et de l'estomac : l'estomac nourrit les membres, qui travaillent pour alimenter l'estomac. Et tout est en ordre. Le peuple admet très bien l'inégalité, pourvu qu'elle ne s'accompagne pas de mépris ni d'arrogance. Il semble que le concept d'égalité, aequalitate, consiste bien moins en

     

    ce nivellement que proclament (sans y croire) les démagogues, qu'en un sentiment de dignité, de reconnaissance mutuelle : chaque barreau de l'échelle compte, la base soutient la pyramide sans en être écrasée. Les guerres civiles de Rome avaient tant bouleversé l'ordre social que l'édifice avait croulé. La puissance des grands veille sur l'égalité, garantit la dignité de tous. Mais c'est chose bien utopique.