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  • CARRE DE DAMES

     

     

     

     

     

     

    B E R N A R D

     

     

     

     

     

    C O L L I G N O N

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    C O U R S D U S O I R

     

     

    VERSION NARRATIVE

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    BERNARD COLLIGNON COURS DU SOIR

     

     

     

    - Watson's international Encyclopedy...

    - Tell on... exciting... - la vieille femme se rengorge.

    Le représentant se redresse, trapu, les mains bien à plat sur la table :

    "Décidées ?

    - Oui, dit-elle.

    - Un petit verre ? dit l'autre vieille.

    Elles boivent d'un trait :

    - Du porto.

    - Et du bon."

    De la première l'homme ne voit que le nez : une arête, irrégulière ; l'autre, Gretel, ridée comme un vitrail au soleil couchant. Le petit représentant se méfie : une fois de plus, on le fait boire. Le porto l'écœure, l'estomac lui brûle. Sa tête tourne. Les vieilles tiennent le coup. Elles sont à présent rouge sombre, en étau ; il s'écarte :

    "L'Encyclopédie Watson, chef-d'œuvre de la rigueur anglo-saxonne...

    - Aryenne.

    Il sursaute.

    "Vous n'êtes pas spécialement nordique, n'est-ce pas ?

    - Non, de Nice.

    - Arabe ?

    - Tout de même pas.

    Le jour qui baisse. Sur un fauteuil un tas de couvertures qui somnole. Au-dessus du Niçois passe un dessous d'escalier tournant dans la pénombre.

    "Où va cet escalier ?

    - Porto ? dit Jeanne.

    Le goulot tinte. Le représentant brun pose la main sur son volume :

    "C'est toute une somme. De tout ce qu'on peut savoir.

    - Encore un ? - ...je peux finir ? - ...la bouteille ? - ...ma phrase ?

    - Nous n'avons pas besoin d'encyclopédie.

    - Nous sommes l'Encyclopédie.

    - Vous ne savez pas tout ! ...Tout est là !" Il désigne son livre.

    - Dô héne, là-dedans ? reprend Gretel en son dialecte- l'homme empoigne la bouteille et la vide en roulant des yeux. Alors l'âtre s'illumine. Dans un crépitement surgit du feu la forme accroupie d'une femme en noire activant le soufflet : Je ne suis pas d'accord dit-elle - c'est Marciau, 140 cm. La mâchoire de Jeanne s'éclaire par-dessous 'un coup, la peau ridée de Gretel vire au mauve et l'escalier jette une lueur mauvaise : je n'achète pas l'Encyclopédie Watson. Elle tient sa pelle à feu toute droite. L'homme prend les autres à témoin

    "Vous étiez d'accord, vous deux ; ça fait trois quarts d'heure qu'on discute.

    Gretel répète trois quarts d'heure. L'homme titube dans l'éclair des flammes, heurte le tas de couverture.

    LE TAS : Aïe !

    L'HOMME, apoplectique : Y a quelqu'un ?

    Le tas répond bien sûr imbécile. L'homme revient sur ses pas, solennel. Il se masse le front et le genou : "Savez-vous bien - voix grave - ce que c'est qu'un imbécile ?

    - Rekarte ta klace répond Gretel. Jeanne rectifie ta glace. - Je ne vois pas de miroir ici. - Pas besoin dit-elle. Ti d'ann autô chrêsoïmetha ; dit la couverture Ce que vous en feriez ? répond-il "Ô courte sagesse, ô sexe imbécile et faible ! c'est bien folie de courir aux miroirs- mais bien plus grande encore de les briser – celle-ci est de moi.

    - Proxima mors mox auferet nos dit Jeanne au long nez.

    - Sind wir noch immer Frauen ? demande en allemand la Naine à la pelle - sommes-nous encore des femmes ?

    L'homme les considère dans le jeu des flammes, et lorsqu'il se rassoit ses articulation craquent nettement. Pas de pitié dit-il à haute voix. "La vieillesse la plus décrépite et l'enfance la plus imbécile courent à la mort comme à l'honneur du triomphe"

    - CREVE dit l'infirme

    - Du Bossuet, Mesdames.

    - Sur l'exaltation de la croix, Premier sermon.

    - Je sais dit l'homme.

    - Bossuet puait du cul dit Jeanne.

    L'homme tire vivement j'ai là aussi de sa mallette une estampe qu'il étale et lisse d'un revers de main, puis se recule vivement – toutes se regroupent autour du parchemin où se distinguent une faux, un reflet de flamme une mitre dit Soupov en roulant son fauteuil, d'archevêque "...avec un texte en vers" ajoute l'homme je ne vois rien dit la Naine. Le représentant tourne le commutateur mais les têtes se tournent, réprobatrices. La Soupov sur son siège frémit du menton, le feu pâlit, l'homme les dévisage : C'est l'estampe et non mois, Mesdames, qu'il faut examiner.

    - Vous nous avez bien toutes examinées ? bien désossées ? dit la grosse assise. L'homme se tire le pantalon et se carre sur sa chaise : "La gravure" (ton didactique) "a pour titre Der Tod und der Tor" (on distingue en effet, dans la manière de Dürer, un évêque siégeant, la mitre en bonnet d'âne, disputant avec la Mort une partie d'échecs. La Mort s'y tient debout sous forme d'écorché ou de transi, l'immense faux juste au-dessus de la mitre ; à son pagne déchiqueté pend une riche aumônière, vers laquelle, par-dessous la table, l'ecclésiastique allonge une main gantée toute garnie de bagues).

    "Voyez comme il sourit, l'homme d'Eglise, tant il est sûr que s'il est un écu à gagner, l'imbécile l'emportera sur le philosophe – mais dans les plis des yeux, et du menton, observez bien les stigmates de la sottise" - la Naine répond que tout dépend de la façon dont on tourne l'œil – "mais l'Evêque a tort, la Mort étend le bras" - "mat à l'étouffée coupe la Naine : Cavalier noir f7". Au bas de l'estampe deux quatrains gothiques, en moyen français, l'autre en haut-allemand :

     

    Cil cuyde engeigner la Mort

    Par luy desrobber sa bource -

    L'inbecille doubte encor

    Sil a terminé sa course.

    La Naine ensuite lit à haute voix, sans la moindre hésitation, le quatrain symétrique en Neuhochdeutsch. "Il s'en est fallu de peu, ajoute l'homme, que cette estampe n'ait brûlé, dans l'incendie de St-Léger (Sankt Leodegar)- à Lucerne (1633) - voyez ces traces rousses...

    - ...Vous y étiez...

    - ...observez également – il place la feuille à contre flamme - ces minuscules coups d'épingle sur la Faux – et sur l'Echiquier : signe de croix.

    - Conjuration, dit Jeanne.

    - Exorcisme, rectifie le représentant : ADONAI , IEVE , TSEBAOUTH , O PERE SUPREME DU CIEL ET DE LA TERRE...

    - Ta gueule. XXX 63 11 01 XXX

    Sans sursauter l'homme tient la gravure immobile. Jeanne repère d'autres écorchures "sur la tranche, à gauche" – la Naine insinue la thèse d'un arrachage crapuleux très récent.

    Jeanne distingue entre les lignes quelques traces en caroline minuscule – Palimpseste tranche le représentant. "Comment diable" hargne la Naine "cette gravure est-elle en votre possession ?" Le représentant niçois invoque l'autorité du Second Cosmopolite alchimiste Sendivogius : "...transmission au Nonce apostolique moyennant fortes indulgences – ce qui se négocie bien plus cher d'habitude – puis passage par Henri-Jules de Bourbon-Condé - jusqu'au grand David d'Angers – post Revolutionem rerum - je dispose aussi par d'ailleurs" ajoute-t-il "d'une importante fortune personnelle - écoutez cette étrange anecdote :

    "Le 5 thermidor An II – quatre jours avant la chute de l'Incorruptible – un chevalier de Pierrefonds jouant aux Echecs s'aperçut que la main de son partenaire, posée sur un fou devant lui, n'était plus qu'un infect assemblage d'os et de tendons. Levant ses yeux horrifiés, il vit que son adversaire avait pris l'aspect d'une momie suintante. Dans le sursaut qu'il fit, l'échiquier se renversa ; par-dessous se trouvait cette gravure. Il ne se rappelait pas l'avoir jamais possédée, ni aucun autre de son lignage – et nul de ses gens ne put dire qui l'avait placée là. Le chevalier s'enfuit sur-le-champ pour l'émigration sans avoir pu réunir ses biens, jusqu'au fin fond de l'Angleterre, et n'en revint jamais.

    "L'écorché s'était éclipsé par une autre issue, laissant derrière lui une infecte pestilence. Les domestiques assurèrent plus tard que dans la venelle où il s'échappa, l'homme avait repris son aspect naturel, la perruque juste un peu de travers. Il s'appelait Jen de Fourquet, et c'était lui que l'Accusateur Public avait envoyé arrêter le chevalier..."

    L'auditoire hoche la tête. Mais l'homme demande trop cher de sa gravure. Qui reste sur la table, à demi-enroulée, embarrassante. Il proteste que les enchères sont montées très haut et qu'il ne compte pas la laisser pour rien. Il se carre sur sa chaise, étend les jambes. Jeanne lui demande si c'est bien "[sa] compagnie" qui le charge de vendre une telle œuvre. Certains de mes confrères précise-t-il gravement - Gretel marmonne Sorcier de pacotille et le représentant, imperturbable, déclare ex abrupto que [ses] pensées ont pris un autre cours.

    Marciau double ses lunettes d'une loupe et scrute la gravure qu'elle s'est appropriée. De sa poche marsupiale elle tire un crayon, du papier pour prendre des notes. Soupov sur son fauteuil se signe précipitamment à l'orthodoxe et laisse retomber sa main. Gretel bâille. L'homme éternue soudain, sursaute, quelle heure est-

     

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    il ? - Huit heures et demie dit l'infirme. La Naine renchérit ça fait tard sans lever les yeux de sa feuille. Gretel : Ma montre est arrêtée – Un effet de la gravure sans doute? - je plaisante... - ...moi j'ai faim dit Gretel - Vous pourriez m'inviter à dîner." Grimace : on n'a pas de chambre. Pesante et contrariée Soupov lève le bras, fixant tour à tour les trois autres : "Je suis ici chez moi. Qu'il partage le dîner. Soirée gaufres." L'homme s'incline. Soupov roule sa chaise vers l'âtre et la table, face à lui, où les lueurs croisées du feu et du plafonnier révèlent d'un coup ses joues lunaires.

    Les trois autres se lèvent. Marciau, sur la pointe des pieds, place en équilibre la gravure sur ses deux volutes. Soupov demande à l'homme s'il est attendu chez lui : Vous ne m'attendiez pas non plus ,e suppose. Jeanne au long nez passe les plats : "Pour Azraël – Je ne suis pas l'ange Azraël" - "Dieu aide". L'homme ouvre les bras, souriant, complet prune et cravate à pois : Ma tenue n'est pas très protocolaire et Jeanne cligne de l'oeil. Gretel balance les couverts qui cliquètent. Soupov tourne le cou d'un air réprobateur - vous êtes vraiment représentant de commerce ? allez- soyez gentil - montrez-nous votre carte !

    L'homme se met à rire et se fouille en vain vous auriez pu ôter mes dicos de la table tout de même - il les replace lui-même dans sa mallette. La Soupov se signe précipitamment sous sa serviette. Jeanne : Vous êtes juste en face de la patronne. - Je n'avais pas l'intention de changer de place. Gretel hausse l'épaule. Soupov incline avec grâce ses deux mentons. La Naine allume deux chandelles de part et d'autre de l'estampe à la façon d'un tabernacle ; L'homme inspecte la gravure, le rictus de la Naine, à nouveau la gravure : des profils. Devant lui deux cierges en enfilade vacillant devant le feu. Au fond à contre-jour la tête renfrognée de Soupov j'en veux pas de ce machin.

    L'homme se soulève en biais pour vérifier, bien en face, le filigrane ou "marque d'eau". Touche du coude le sein de Jeanne qui pouffe en le servant puis réteint le plafonnier. Les quatre femmes et l'homme éclairés par dessous, sinistres. L'infirme penchée à gauche tourne dans un cadre un gaufrier antique plein de pâte au-dessus de la flamme : deux plaques de fonte dans les étincelles. Juste à sa droite

     

     

     

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    Gretel en embuscade pique tout ce qu'elle peut dans la pile de gaufres au ras de l'assiette ; la gnomide fait circuler le plat Et le rhum ? râle Gretel entre ses gencives. - Devant toi. Tu ne la vois déjà plus. Après tout ton Porto ! - j'ai caché le magnum" souffle Jeanne à l'oreille de l'homme. Gretel renverse l'alcool au-dessus de sa gueule édentée : "Encore un gorgeon... - Permettez-moi de vous faire observer" s'enhardit le représentant "que vous avez mis le pouce sur l'embouchure." Gretel se vexe.

    Attention dit Jeanne elle est bien partie méfiez-vous. - Une bouteille dans la gueule c'est vite parti – Laissez-la tranquille intervient la Naine en ôtant la grosse fiole des mains de la vieille qui se rabat, décicément, sur les gaufres Le dernier représentant qu'on a eu dit Gretel la bouche pleine on l'a violé. Marciau confirme : On a bien rigolé. "Il courait dans tous les sens dit Soupov il ne trouvait plus la porte : "Bon-alors-écoutez-moi-bien-j'ai compris- v'là tous les papiers-je-me-tire -foutez de ma gueule - plus vous voir plus vous entendre- où c'est la porte – au plaisir – du balai"

    Jeanne mime la scène, entasse tout dans une forme de mallette et roule des yeux de dément – Soupov s'effondre sur ses seins, Gretel se plie au ras des flammes. La Naine, enfouie dans une gaufre, pouffe comme un édredon qu'on tape. Il en a oublié sa camelote! - Pardon : deux paquets d'échantillons 45t. Linguaradio dit le Représentant. Les quatre vieilles se regardent, ahuries : "Comment savez-vous ça ? - Bien fait dit Gretel ; d'abord moi j'aime pas les Arabes. - Pas Arabe ; Niçois. - Lui aussi ? - C'est pareil, au sud de la Loire, c'est tous des nègres. - Tu sais ce qu'ils te disent, au sud de la Loire ? Est-ce que tu le sais ?

    Arrête de jouer les Ray Charles, pose ta fiole et laisse-moi des gaufres nom de Dieu ! - Y a pas de cidre ? - la grande Jeanne disparaît dans une espèce de resserre d'où elle ressort avec trois litres de brut c'est pour vous - A votre blace dit Gretel je me méfierais elle a l'air vachement partie, un partout. L'homme engloutit le cidre et

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    les gaufres : "Vous mangez toujours ensemble ici ? - la bouche pleine – vous avez de bonnes alloc, non ? Marciau à ras de table fixe l'estampe et la retourne – soudain - la vision se détache, à l'envers, saisissante, en gros traits noirs sur le grain de feuille : la mitre se met à trembler, la bourse oscille au bout de son cordon, la mort joue des mâchoires. La faux s'agite - la Naine alors cligne de l'œil et tourne l'image sous le goître de Soupov, qui sursaute. Le Représentant ne désarme pas, cherche entre les quatre vieilles un lien, une onde, quelque chose - ...entre nous deux complète Jeanne. Gretel : Vous voulez qu'on parle de cul ? - Cuve et tais-toi dit Soupov (hautaine, tournée vers l'homme) nous parlerons de cul si Monsieur le désire. - A propos dit l'homme pas de visites ? - Comment, "à propos" ?s'indigne-t-elle. Le représentant s'embarrasse, le gaufrier tourne et grince sur ses tringles dans un bruit d'armure, Jeanne mâche bouche ouverte et depuis quand vous connaissez-vous ? - Bien assez longtemps fait Soupov très morne. - C'est pour moi ça ? c'est moi qui t'emmerde ?" mais l'homme repère un long regard de biais coulis vers la Marciau qui s'est bien gardée de souffler mot.

    Il se frotte les mains pour ôter quelques grains de sucre. "En tout cas dit Jeanne c'est nous qui nous sommes connues les premières. - C'est nous qu'on s'est connues rectifie Marciau. "Pardon" intervient Soupov, j'ai connu Gretel avant toi. Petites annonces complète la Mulhousienne - Soupov précise : "Pour aide ménagère" – Na ja ! soupire l'autre, et dans ce long soupir passent des kyrielles de serpillières et de seaux hygiéniques ; de gants sous les aisselles et le long des seins gras. Il faut avouer récite Jeanne que vous eussiez été tout ébaubis d'apercevoir notre future amie vêtue de satin noir et chapeautée, tricot en bataille, épiant les ébats des danseurs et seuses, battant de sa pantoufle le tempo d'un baïon. Quelle aventure cherchait-elle en ces lieux ?

    - Qu'est-ce que tu y foutais toi-même ?

    - But artistique.

    - La chasse aux vieux tableaux ?

     

     

     

     

     

     

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    - J'observais, dit Jeanne, solennelle.

    - Qu'est-ce que j'avais de si observable ? dit Gretel.

    - Il émanait de cette femme un je ne sais quoi...

    - On le saura que t'as été gouine. Moi aussi, mais che le crie pas sur les toits."

    Jeanne prend les autres à témoin : "Je n'ai jamais parlé de ça. Si je t'ai observée, c'est que tu correspondais exactement au type de petite vieille...

    - "Petite vieille ! petite vieille ! t'avais qu'à te regarder, eh, cadavre !

    - A soixante-douze ans on n'est pas vieux, dit la Soupov, conciliante, retournant ses gaufres.

    - Je me serais sentie flattée de servir de modèle.

    Gretel, 83 ans : "Et avant de passer, la Soupov, tu vas me les payer, ces trois derniers mois de soins ?

    Soupov, exorbitée : "Et les gaufres ? Et ton couvert à l'œil ? Et ta copine que tu as ramenée ? (sans laisser à Jeanne le temps de protester) – et la Marciau, là, est-ce que je lui ai demandé de s'installer ici ? oh, tu en sors, de tes mots croisés quand je te parle?

    - On peut toutes se tirer, si tu veux ! tu crèveras sur ton fauteuil ! - Je suis de trop, peut-être ? susurre le Représentant, extatique. La Soupov s'étouffe dans une quinte de toux : des chocs profonds et sourds en ondes mamellaires gélatineuses, tandis que la louche dégouline sur les plaques de fonte. Gretel en titubant la redresse elle se laisserait bien crever ! Marciau la Naine rassoit l'ivrogne et Soupov se rétablit seule en soufflant, l'œil égaré, puis reprend sa tâche sans mot dire.

    Marciau roule la gravure et la pose à côté de son assiette. Jeanne grignote une croûte froide du bout de ses dents de cheval. La Naine se remet à ses mots croisés en se tamponnant le front. La fumée retombe en pendeloques aux angles du plafond. Vous

     

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    avez la télé ici ? - Derrière vous." Le représentant se tourne. "On n'a jamais envie de l'allumer. - Parle pour toi ! - Je la supporte dit Soupov." L'homme se lève et tourne le bouton. Je me demande ce que vous pouvez voir dans cette fumée. Un ronronnement très fort. Pas de son. À l'écran des boyaux rougeâtres entrelardés de gras – Emission Médicale – Gretel s'envoie une gorgée de rhum ; la Naine lui arrache la bouteille. "Changez de chaîne pour voir ?" - même image, ronronnement plus aigre Curieux ces traces de rouge dans le noir et blanc – l'appareil s'éteint de lui-même. Le représentant coupe le contact, se rassoit, bouffe une gaufre.

    ...S'il y a des disques, ou la radio. "Nous avons un disque. - Un requiem ? - A nos âges, vous êtes fou ? - Oui." Jeanne minaude : "Ce sont des extraits d'opéras. Léon Escalaïs, ténor, très rare - tourne-disque en panne. Marciau se dresse pour placer, finalement, la gravure, sur le manteau de la cheminée. L'homme gonfle les joues en soupirant. Dit que ça sent bon ici. D'habitude chez les vieux ça pue. Chante la pendule d'argent – qui ronronne au salon... – Je ne supporte pas les pendules coupe Soupov. Le Niçois passe la main sur son cou, répète c'est étouffant - vraiment étouffant.

    - Nous avons une fenêtre, tout de même ! - Seulement on ne l'ouvre pas. - Trop froid dehors dit la Naine, et Gretel : C'est bien toi qui es venu ici tout seul ? - Moi je lis" dit Jeanne et Soupov "Je tricote", et la Naine "Je pense". C'est pas marrant dit le représentant. - Les mots croisés c'est bien, répond Marciau ; comme un échiquier, en mieux : le labyrinthe, la conquête - tenez : combien de définitions pour – elle fixe l'homme à travers ses lunettes - "désir" ?

    - Il peut être inconstant, ferme, fugitif. Ardent.

    - Aveugle, dit Soupov.

    Jeanne : "Exclusif, excessif" - Impétueux, crie Gretel. Soupov propose "physique, refoulé". L'homme se prend au jeu : "Satisfait" - On l'avive, dit Jeanne. Soupov précise qu'on le fouette, Marciau la Naine parle de le borner, de l'éteindre.

    "Il naît", reprend l'homme. Je veux le confort et la gloire déclame Jeanne. "Moi

     

     

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    Gretel darde ses yeux ivres. "Deux verticalement : "on s'essouffle à sa poursuite", sept lettres – orgasme évidemment ! - ça ne colle pas. Gr

    - Si, dit l'homme.

    La Soupov rit à grands coups d'asthme.

    - "Poisson gadidé" en sept lettres ?

    - "Bonheur" ?

    - Monsieur retarde d'une définition.

    - Je ne peux tout de même pas savoir par cœur... voulez-vous lâcher ça ? - lâchez ça tout de suite ou j'appelle la police ! Mesdames je vous prie ! Mesdames !

    - ...Rends-lui son Tome II tu vois bien qu'il va pleurer." Jeanne rend le volume. La Naine saute au feu, pivote en présentant son tisonnier : "Vous avez dit combien, pour les mensualités ? - Soixante francs halète l'homme - ...et caroncules myrtiformes ça y figure dans votre machin ? hymen, cul ? - ...les grands mots soupire Jeanne.

    - Evidemment dit l'homme : champ lexical médical, historique, physique...

    - C'est trop ! - ...comment, "trop" ? - ...les 60 francs.

    - Soupov, ne commence pas à marchander.

    - ...Gretel, bouscule ton vieux : sous le traversin à droite...

    Le représentant siffle le fond du litre :

    "Parfait, mesdames, parfait !" - s'essuie les lèvres - "le français n'a plus de secret pour vous !

    - Das mag sein dit Jeanne en rapprochant son assiette ("cela se peut") – Gretel se carre au fond de sa chaise : "¡ Si que está cómico ! ("il est vraiment comique !")

    - I'd rather said : ridiculous

    - Vous, vous là, d'où sort cet anglais de cuisine ?

    - Sie tun mir Weh ! Vous me faites mal !

    - Kitaxè pos inè kokkino o kyrios dit la Naine ("Regarde comme il est rouge le monsieur")

    - De votre temps, bafouille l'homme, de votre temps, on passait le certif à douze ans !

     

    On manquait l'école pour les vendanges !" - ses yeux roulent – Jeanne lui presse la

     

     

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    main qu'il retire furieusement – lui sert du cidre qu'il repousse et finit par vider. Il se redresse enflammé, récupère des deux doigts récupère sur la cheminée l'estampe qu'il redéplie sur la table :

    "Chaque mot "révèle un visage et multiplie les clés de l'humain, multiplicates keys to humanity – toutes éclatent de rire – AINSI braille-t-il LE JEU ROYAL -

    - ...le roi est mort interrompt la Naine ch'châh mat -

    - ...qu'on appelle "échecs" – Xadrez [chadrech] em português

    - ...exalte le Dieu-Equestre qui fraie sa voie libre à la Mort - ma mort, ta mort, sa mort – or, que remarquez-vous, là, sous la plante des pieds de l'évêque ? è una serpiente, un serpent - le représentant désigne de plus en plus rapidement les détails de la gravure : "En roumain ! - A mietza, la mitre. - Finnois ! - Borekkü ! (la bourse).

    - Norvégien ! - La cordelière, de hartlinck !

    Le Représentant crie, écarlate : Vous inventez ! - Nil invento dit Soupov, je n'invente rien. L'homme sur son siège. La Jeanne lui tamponne le front : "Nous avons bluffé." Il se redresse d'un coup, épouvanté : "C'est pour me rassurer. - Nous ne connaissons pas un mot de toutes ces langues, dit Soupov avec bonté. - Je savais bien que c'était impossible" – le petit homme s'efforce de crâner. Il repousse le mouchoir. Gretel ricane. De l'armoire elle extrait un bandonéon flétri, large comme la main ; l'instrument déroule un soupir aigre A la cabreto politas ! - Trop facile grommelle la Naine soudain de très mauvaise humeur.

    Et le bandonéon se met à scander, Gretel joue faux fortissimo en clopinant Quando vieïra l'aguaida / qué maliz em la paya / a peçar del ascado – tantza las vièlhas ! - C'est du bidon - Ta gueule et Jeanne enchaîne les sauts, la Mulhousienne bombe le torse, la fausse Russe tourne et rôtit ses gaufres comme des damnés. Marciau la roule en cercle, Jeanne les entraîne dans sa polka cagneuse ell's dans' entr'elles et on s'en fout soudain lâche en réclamant du beurre ! des pommes ! et s'engouffre dans la resserre.

    La Naine est restée bras en l'air, Gretel renfonce le bando dans le costaud

     

     

     

     

     

     

     

     

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    comme on se brûle et secoue son soufflet qui brame - apparition de l'huile et de la poêle à manche de bois. Les pelures serpentent et Soupov s'empiffre. La Naine faudrait du punch Gretel coupe Je m'en occupe et tire du buffet le Rhum – ...du guignolet-kirsch ? s'étrangle l'homme – Jeanne pèle et coupe les pommes – Soupov au gaufrier : vingt secondes, gaufre – trente secondes, gaufre – sucre ! ...orange !... dépêchez-vous pour les beignets ! - les pâtons crépitent, ça pue la friture, agitation de membres et de mandibules au-dessus de la table – écumoires. mains, couteaux.

    Le représentant aspire à pleins naseaux. Gretel pose cinq bols en marmonnant, l'assiette garnie de sucre. Une allumette, un froufrou de flammes où coulent des galères sous les lèvres qui serpentent d'une fossette à l'autre ; et dans leurs cheveux des mèches couleur étain, blafardes - à hauteur des yeux, le puits des orbites. Kirsch cognac ça jure. Panne de citron - Faut tout finir -

    "Quand' jo te foutch la mano al culo...

    - Pas celle-là, pas celle-là !

    L'homme frappe du poing : Moi j'en connais une ! Voix pâteuse. Il se hisse sur la chaise, les vieilles s'agrippent en pouffant comme on vesse ; les tifs de l'homme se collent sur son front de petit taureau ridicule qui se rattrape, à quatre pattes sur la table, Gretel rumine, Soupov pèse à deux mains. Le représentant se redresse à genoux, hagard, les yeux rouges et la bouche torve sous l'abat-jour blanc : Je vais vous en pousser une bonne. La Soupov écarquille les yeux. Quelle honte dit la Naine iI va nous faire le Dies Irae - Non Mesdames mugit-il Mais si je le chantais ça donnerait CECI : Di-es irae di-es illa etc.

    - C'est faux ! Cest faux ! - roulant des yeux, tordant ses doigts boudiné, bavant le cidre à plein menton. Des deux bras il bat la mesure. Gretel lui crie de foutre le camp par la cheminée, Soupov : ...que la terre l'engloutisse - de préférence ! - le représentant s'interrompt : Je ne repartirai pas sans pognon ! Il est furieux : les bouquins, OK, je vous les laisse - mais l'estampe, là, derrière mes jambes - il les

     

     

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    écarte - vous me l'achetez. - Quoi, 400F, 400F chacune ? - il plonge la main vers les seins de Soupov C'est toujours là que ça se planque ! Jeanne déplore sa grossièreté, Marciau la Naine le contourne et frappe la cheville avec le tisonnier , le Niçois hurle et les insulte toutes : Quatre cents francs ! Quatre cents francs ! Jeanne et la Naine le rassoient. Silence. La fausse Russe reboutonne sa liseuse : Nous l'achetons. Sur la table la jatte s'est renversée, la pâte coule lentement vers l'estampe. La Naine agrippée au tisonnier éponge la coulée blanche et le feu s'effondre en étincelles. L'homme a relevé le front, ricanant d'une oreille à l'autre ; de sous sa chaise il tire alors une aumônière orange vif qu'il ouvre des deux doigts.

    Jeanne tire de sa manche 50F, il se relève en titubant épaules hautes aumônière béante - Gretel n'en [donnera] pas plus et décroche son sac à main de la crémone. Marciau jette au trou son billet plié, l'haleine du représentant est intolérable, la Naine a détourné la tête en inclinant son tisonnier. Soupov tire enfin du tablier sa bourse à fermeture d'or et dix de der ! crie l'homme en tirant le cordon d'un coup sec, Soupov fait claquer son fermoir. Le Représentant se dandine en grognant comme un ours, rempoche sa bourse, souffle du nez deux ou trois coups, gagne la porte. Se tourne vers la table, désigne largement les ustensiles, gaufrier, jatte, et l'estampe : "Ceci vous appartient". Il se retourne encore : I shall return. Puis il éteint le plafonnier, les abandonne aux lueurs du brasier, tandis que par la porte un tourbillon neigeux file entre ses jambes et vient mourir sous la table.

    Puis le battant se referme, et, semblant sortir du fond de l'âtre, éclatent du dehors, basses et rauques, les accents terribles du Dies Irae qui se perdent plus loin dans la rue. Gretel bondit sur ses pieds, rallume tout. Soupov rogne un quartier de pomme dont elle crache les pelures, une à une, du bout de la langue. Jeanne pousse un cri strident Brûlez ça, je ne veux plus la voir, jetez-la au feu !" Gretel avance la main, l'infirme l'arrête au poignet, la Naine regarde l'infirme qui la relâche, Gretel saisit l'image, l'étire ; un instant les personnages se raniment par transparence, l'évêque sourit niaisement. Puis penchée sur la table Gretel lâche l'estampe.

    Le papier tombe à plat sur la braise, des flammes claires jaillissent du squelette ainsi que du front de l'évêque. Puis le feuillet se ronge. La faux de la Mort résiste ; la

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    pointe enfin se racornit, le manche finit par sombrer ; ne subsiste qu'un fragment de triangle luisant comme l'acier, que Jeanne saisit entre ses doigts, une goutte de sang lui vient à l'index. Le lendemain dans les cendres de l'âtre elle trouve un éclat de verre à moutarde.

     

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    Début janvier. Soupov, Gretel, sous le gris d'une aube avortée. Par le carreau s'insinue le froid du brouillard - vues du dehors deux ombres l'une aux genoux de l'autre - mise au jour indéfiniment repoussé, double embryon - dernières étoiles par les trouées - il est mort à son tour dit sourdement Soupov les mains jointes, puis à plat sur les genoux. "Il y avait bien du monde à l'église" dit Gretel. Jeanne assise sur un coin de table esquisse un bâillement ; fixe la vitre grise, apathique. "J'ai vu" dit Gretel "les deux cousins Rubeaux... - On ne les connaît pas tes Rubeaux. La table encore jonchée de l'Encyclopédie Watson en quatre tomes.

    Sous l'ampoule Marciau la Naine les ouvre l'un après l'autre, pointe l'index et recopie des citations dans des marges de journaux ; les volumes se referment dans un choc mat. "Il y était, l'autre" ajoute Gretel. - Le Niçois ?" Le jour se soulève. Un réverbère qui clignote dans la brume. "La dernière fois que je l'ai vu... - ...il était bien bourré, achève l'infirme. - ...il schlinguait bien à trois mètres. -... grand, les joues creuses... - Ce n'est pas le Niçois – C'est Ménestrel, dit Soupov. - Qu'est-ce que tu veux que ça nous foute, à nous, "Ménestrel" ?" Jeanne insinue que la Soupov a couché avec lui, "Ménestrel".

    - ...Comment s'appelait le curé, déjà ? Par dessus les têtes la Soupov trace un sillon sur la vitre - le grand, avec son complet gris fer ? - aide-moi donc ! - Il s'asseyait en bout de table, tout raide, et moi à l'autre bout. On débouchait la crème de cacao. - Le curé? - NON. MENESTREL. - Quand je l'ai vu la dernière fois dit Gretel eh la vieille ! qu'il me dit. T'as rien à boire dans ton cabas ? - Il portait une cravate dit Soupov. On se faisait du pied sous la table... - Quand t'auras dessoûlé je réponds. - Aujourd'hui c'est mon anniversaire de mariage il me dit - de toute façon sa femme -

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    ou sa soeur, on n'a jamais bien su - y a que le curé qui ne lui est pas passé dessus. - ...et encore, dit Marciau. - De quoi je me mêle ?" Gretel : "...je lui réponds T'as pas honte dans des états pareils ? "Honte de quoi la vieille ? Moi je lui reparle surtout pas vu l'odeur... - Fallait lui changer les draps toutes les semaines, il appelait ça se les vider.... - IGNACE ! -...Quoi, IGNACE ? - Le nom du curé : Ignace ! - Comment ça Soupov, tu logeais Ménestrel chez toi ? - Au premier étage à Monségur" - Jeanne prenant des airs entendus - "Non, l'autre, dans le Lot-et-Garonne...

    - Et ton mari pendant ce temps-là ? - Dans la chambre à côté. Je lui répétais tous les détails..." La Naine fait claquer sa langue. Gretel décrit la mise en terre. Se tord les bras. Le poêle c'était un grand drap noir avec les grosses larmes d'argent. Quatre hommes le portaient bien haut pour pas salir le velours. Ils avaient la tête droite et les yeux levés. - Il me disait que je sentais le pourri, que ça l'excitait." Gretel reprend qu'il a voulu souffrir jusqu'au bout, des méthodes naturelles ! pas de piqûres ! il répétait : pas de piqûres! à l'ancienne ! conscient ! - Ça ne m'étonne pas dit Soupov. - Moi je n'y étais pas, c'est la Rubeaux qui m'a tout raconté.

    - Tous les jours que Dieu fait il descendait au cimetière. Quand il est venu chez moi la première fois, il venait d'y passer la nuit, par terre. Tous les cimetières du coin, il les a visités. Une fois on l'a retrouvé fin soûl entre les tombes - il n'en a pas parlé, de ça, dans son roman... - ...parce qu'il écrivait ? demande Jeanne. La Soupov répond qu'il lui en a même envoyé un exemplaire, elle ignore qu'elle a bien pu en faire je n'ai pas pu le finir, il racontait des horreurs – qu'il allait regarder les gosses se tripoter dans les buissons - "ça je le savais" – mais avec l'instituteur par-dessus le marché – "...ils faisaient bien la paire ces deux-là - sans parler de la femme - enfin..."

    Gretel s'est rassise. Il lui avait demandé des nouvelles. Tu viens pas nous voir tous les deux ? - Qui çà ? - T'as pas connu Brenner, du temps que tu étais pute ? - Ils l'ont relâché ? - Et alors !" - y puait des pieds le Ménestrel, du cul, de partout. Il m'a dit T'aurais pas des nouvelles de ma femme ?" Je lui en ai donné, il faut être humain, sa femme est partie avec un troisième, à Nice - Lequel ? crie Jeanne. Qui est-ce ? - ...Il m'a demandé qui c'est ? que je le déboîte ! Il a fini par me foutre la paix, le Ménestrel BERNARD COLLIGNON COURS DU SOIR

     

     

     

    - il habitait avec l'instite dans une cabane en planches, sous la décharge, à Monflanquin..." Gretel rajuste les plis de la couverture sur les genoux de l'infirme. Qui a conservé sa pose favorite, le cou droit comme une divinité assyrienne. Marciau poursuit ses fouilles dans la serviette oubliée par le représentant : un porte-peigne, pochette, carnet, des cartes routières. Le brouillard s'est en gros dissipé. Jeanne lit par-dessus l'épaule: "Tron Mersen. Drôle de nom pour un Niçois – ...région de Liège dit Soupov - Tu crois qu'il faudrait lui rapporter ? - Il l'a fait exprès." La lampe exténuée du lampadaire dans le faux jour.

    Passage dans la rue de courtes silhouettes empaquetées. Jeanne et la Naine explorent les départementales ; certains secteurs délimités par des pointillés se voient méticuleusement rayés de longues obliques parallèles. Quelques noms de villages, encadrés, occupent le centre d'un réseau arachnéen de routes noircies.

     

    Extraits lus par Marciau la Naine du Carnet de route de Tron Mersen

    "8 février 8h – Passé le pont sur la Tardoire – forte pente – la route part au nord – pluie légère – petite fille rousse, seins obtus" – C'est bien de lui dit Soupov – "Cimetière de la Maisonnais – cote 284" – à la ligne

    "Nestor Astier 1919 – 1971 (52 ans). Je pisse.

    " Bernadette Ouffrès 1897 – 1942 (45 ans) P.P.E. ("Priez pour elle")

    " Jean-Louis Thimeau, Isidore Blars, Ursule Athmann.

    " Aux Dognons, E-W" – Encyclopédie Watson, traduit la Naine. "St-Mathieu. Sole meunière. Commande par téléphone UN CERCUEIL TROIS CRÂNES UN "REGRETS ETERNELS" – tête des clients" Jeanne interrompt le débit monotone de la Naine pour demander si le représentant ressemble à Ménestrel Pas du tout assène Soupov. Gretel ricane : Exemplaire unique - Jeanne prend des notes. Contre le jour bas se dessinent leurs silhouettes emboîtées, Soupov trônant, Gretel à ses genoux comme un rapace de Vinci. De là monte un marmottement d'occlusives et de sifflantes caractéristique du langage humain, tandis qu'au loin ronfle dans une côte la troisième

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    forcée d'une voiture - ou bien crépitent, sourdement, les tirs perlés des premiers chasseurs le brouillard est levé - ...le curé ? "ils" l'ont fait venir, le curé ?

    - Ménestrel ne parlait plus, on venait de lui faire sa morphine.

    - Ça soulage vraiment ce truc-là ? dit Soupov.

    Jeanne et Marciau sur la carte dépassent Cromières crom.... crom... plein la bouche, comme du fromage - Cussac, disgracieux, désinence aristocratique d'un cul - grand-route, pompe à mélange deux temps - morveux de village - croissance rapide, morgue et acné. Gretel brode et dilue, s'apitoie, mime ce qu'elle n'a pas vu, s'effare et dégouline. Soupov accentue sa raideur - Chez Fiataud articule Jeanne - Fiataud quelle horreur - la gnomide voit dans tous ces noms-là une sécheresse vaniteuse d' "agriculteur propriétaire" - Il roulait des yeux, comme ça, mime Gretel, il voulait se redresser le vlà qui se met à souffler c'est la Viviane qui m'a raconté - en ramenant tous ses draps - Gretel se gratte les jupes d'un air égaré -

    - Et alors ? Et alors ?

    - Il est retombé avec la bouche en biais, même pas pu avaler l'hostie, il a fallu lui enfoncer – écoutez ce que je trouve crie Jeanne : Nicolas Eillant, 1899-1978 ! 1903-1980 – il prévoit ceux qui vont mourir ! Soupov se signe trois fois Et pour nous, tu vois quelque chose ? - Il a "sauté" Limoges ! Ça ne reprend qu'à St-Léonard. - De Noblat ? - De Noblat - tu crois en Dieu maintenant, Soupov ? - Tes origines russes on n'en croit pas un mot. - Mon second mari était de Dniéproguess.

    - Deux ans de mariage, tu parles...

    - Je porte son nom. Niet, nié viérou v'Boga - je ne crois pas en Dieu - pas de crucifix chez moi, pas de miroir". Gretel pousse la chaise roulante contre la table. Toutes se pressent autour du carnet ; à St-Privat - Urbain Yon - dalle avant gauche écornée - récité Notre Père Je vous salue Je confesse à Dieu. St-Louis, sol meuble, Acte de contrition Credo (in unum Deum) - elles se sont regardées dans les yeux - Gretel demande Tu ne vois pas Monségur, Lot-et-Garonne 47150 ? Trop loin vers le sud carte 79 pli 6" dit Jeanne. Elles troquent alors les cartes routières contre des cartes

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    à jouer, déploient le tapis, forment deux équipes Belote ! Tierce ! fotzvlèker déjà onze heures ! faut qu'je chauffe la soupe à mon homme ! (Gretel à Soupov) je reviens pour la tienne juste après ! Des années que l'Alsacienne se trimballe par tous les temps rue Pelletier, sept heures au lever, onze heure pour la soupe et six heures, faire pisser le vieux, pisser la Soupov, aller, retour, la mère la femme la soeur hagne donc la guerre les morts les enfants les ménages à faire et les gros sabots de la vie à se traîner le cul bloqué dans la rue foulard autour du cou, depuis que l'homme est tombé sur son siège pour ne plus se relever.

    D'un impotent l'autre torcher nourrir laver, décrire ce qu'on a vu dans le vent sur le pavé, les passants qui font la gueule ou qui se confient, récits, ravaudages. monologues. Le vieux qui guette sa mort, la chaise devant le soleil qui recule. Un rez-de-chaussée vert dehors comme dedans, l'odeur de chou froid ; la clé qui tourne, Hervé qui suit des yeux Tu prends ta soupe ? Hun hoan répond l'homme. Gretel approche le plat qu'il balaie méchamment de son bras gourd et la fixe de ses yeux durs. Gretel le frappe aux épaules en criant qu'il peut crever tout de suite, qu'elle sera débarrassée, claque la porte et s'en va - Le mien, tiens, ça fait longtemps qu'y bande plus. Elle ajoute que par-dessus le marché il voudrait qu'on le suce. Merde alors.

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    A onze heures du soir Gretel sort en promenade. Son quartier alterne chantiers, terrains vagues, palissades. Les grues dardent leurs bras clignotants. C'est le coupe-gorge. Si le Vieux savait ça il hausserait son épaule valide. Il se réjouirait en dedans. Gretel clopine entre les fondations béantes. Au coin des rues déjà tracées les rôdeurs se concertent. Gretel porte un gros sac gris bourré de pelotes de laine T'aurais plus d'emmerdes que de pognon Gretel sourit - au bout d'une barrière et d'une place anonyme s'étire une enseigne rouge sous dix étages vides. Gretel guette la fermeture du Taxi-Club. Jusqu'à ses pieds le néon répand ses braises pâles ; sur l'asphalte

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    passent les ombres déformées des buveurs. A minuit l'enseigne s'éteint soudain, le grésillement s'interrompt sur les bruits ressuscités de la ville au loin. Sous un petit porche sombre un barman roule deux poubelles dans un renfoncement, laisse tomber dans sa poche un trousseau d'acier S'il fait tout à fait noir je lui parlerai l'ombre vacille dans sa direction en souriant au vide, étriqué dans un petit complet de velours élimé - pardon monsieur pardon - je vous aborde en pleine rue n'allez pas penser - dès qu'une femme aborde un homme n'est-ce pas tout de suite on s'imagine - il ne cesse pas de sourire voyez comment je suis habillée - juste "en cloche " - le manteau marron, la voilette, la vieille souris qui longe les murs

    C'est bête un homme approuve le barman - juste aujourd'hui le catogan gris le serre-tête - et ça suffit pour se faire embêter vous voyez ce type là-bas qui traverse il voulait coucher avec moi c'est terrible à mon âge elle se demande quand [elle] sera enfin débarrassée de "ça" - je l'ai remballé il insistait "mon vieux t'as l'air con" je lui dis, je serais un homme ça me vexerait moi mais lui non il continuait – l'homme en peluche fixe son bandeau en oreilles de Mickey - les cernes charbonnés sur trois bons centimètres - Les hommes reprend-il tous des cochons - Tenez reprend Gretel ce mardi je monte en stop - je ne le fais plus c'est trop risqué – à peine cent mètres et tout de suite la main sur la cuisse, je suis redescendue Merde je lui ai dit Merde je sais pas moi je serais un homme

    L'ours approuve en sifflant dans ses dents "Vous comprenez ce que je veux dire ? Elle a vu tout de suite que celui-là n'était pas comme les autres "au fond vous n'avez pas de chance avec les femmes vous allez vers elles et toc vous êtes refusés – moi quand je vois des jeunes filles faire les coquettes j'ai envie de leur envoyer des tartes." Personnellement Gretel se voit comme un homme : attaquer "mais dès que l'homme fait le moindre pas la femme le fait marcher - seulement si vous restez là dans votre coin tranquilles sans bouger – moi je suis spychologue c'est de la spychologie ça monsieur – je n'ai pas fait d'études mais j'ai beaucoup lu

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    Je sais bien comment elles font les femmes allez et puis les hommes aussi c'est l'éternel manège – si vous restez sans bouger la femme ira vers vous sinon c'est elle qui choisit toujours elles ont l'avantage - il fait un pas de côté Mon fils mon fils dit-elle en posant la main sur son plaît-il ? - Vous connaissez Denis, mon fils Denis Fitzel il ne travaille plus ici dit l'homme en relevant la tête - et Gretel attendez en relâchant son bras - vous pourriez lui remettre – Je ne sais pas où il habite – elle fouille dans son cabas d'où tombe à terre une patate molle - Je ne suis que gérant dit-il pas de stylo pas de papier sur moi

    Denis Fitzel vous l'avez bien connu tout de même – "Ficelle" ? ça fait trois mois qu'il est parti. - Vous avez l'air si aimable si compréhensif ! Le gérant découvre ses dents jaunes sous la lumière Un crayon j'ai trouvé un crayon Je n'ai pas de nouvelle dit l'homme sur qui retombe le visage professionnel "A Paris je crois Marseille ou Clermont" Gretel à présent le suit, dit qu'elle aurait voulu voyager Bulgarie Turquie Roumanie... - De beaux pays Madame de beaux pays" l'Ours presse le pas Et la bonne aventure monsieur voulez-vous la bonne aventure Je vais m'installer à mon compte dit-il "à Nevers ; avec Denis.

    - ...Denis ? - Sifakis, un ami" Gretel tire de sa poche une poignée de bons de réduction : "C'est pour lui ça peut servir vous savez" l'homme les fourre dans sa poche, un prospectus tombe au caniveau COURS DU SOIR FORMATION CONTINUE Gretel le ramasse et l'essuie j'habite à côté juste à droite – Je tourne à gauche dit-il comme vous voyez Excusez-moi répète-t-elle je vous aborde comme ça en pleine nuit n'allez pas vous imaginer le gérant n'imagine rien, s'éloigne et se retourne, Gretel se retourne et part et bouscule la porte et s'essuie les yeux chausse en butant sur le paillasson vous êtes toujours pas couchées ? - La porte ! - Quoi la porte? - Qu'est-ce qui t'arrive dit Soupov de sa voix de gorge sonLa porte quoi merde, la pluie qui rentre ! Gretel ôte le serre-tête et renifle ça sent le vieux ici le deuil et la suie reprends ton souffle et ne secoue pas trop ton parapluie (dans un grand froissement

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    de polyamide) la Naine ricane Fitzel tu vas laisser ta peau dans tes enterrements nocturnes - Jeanne : "Je te prépare une camomille - Il reviendra j'en suis sûre. - Si c'est de ton dernier mort que tu parles... - Mon fils va revenir. - Tu viens de le revoir ? - Presque - Jeanne allonge le bras vers son carnet de notes, et Soupov, de sa voix adipeuse: Toute mort est connaissance. "Un jour mon fils mourra" poursuit Gretel "44 ans, grand brun, serveur d'hôtel ; il s'habille feuille morte ou canelle, on le rencontre en sortie de bar jamais avant minuit" les yeux de Gretel se troublent.

    Elle demande du rhum. "Ne joue pas les ivrognes - trois gouttes et t'es cuite à faire tourner les tables" Jean-Paul Rigio 25-80 C'est dans le journal dit Soupov obsèques à dix heures - Gretel tousse à grands coups, finit sa tasse les yeux perdus parmi les crevasses et les rides. La Naine assise pattes pliées sur le barreau de chaise a repris ses définitions cruciverbistes : il reviendra – juger les vivants et les morts je suppose ? "avec tous ceux qu'on s'est tenus sur le ventre" ? - j'espère bien que tu ne nous enterreras pas, Gretel: tiens, si je saute à terre et que je cours au placard, qu'est-ce que j'en tire ? un vieux tricot gris, graisseux, tu ne sais pas tricoter." La Naine l'entoure à la taille, lui dit de ne plus tousser, de se couvrir les épaules.

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    Un autre jour Jeanne, qui n'a jamais cessé d'écrire, se voit publiée dans Vrîka qui tire à 120 exemplaires. Elle s'est acheté une pipe à 55F. Soupov mentionne les "tourments de l'exercice des lettres". Jeanne la fusille : "Qu'est-ce que c'est que ça ?

    -Eh bien, ma pipe ! éteins ton briquet, tu vas le vider. - Tu m'as suivie pour acheter le même ! Pour toute réponse, l'infirme désigne sa couverture sur les genoux. Gretel apprend à tricoter : "Tu piques de gauche à droite ; la droite dans le première maille – par-dessus, comme ça..." Gretel s'applique, lèvres jointes, épaules serrées. La Naine corrige l'arthrose, le jaune augmente dans ses yeux. Je l'ai toujours eue cette pipe dit

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    Soupov je ne l'ai jamais cachée. Jeanne tire de son sac à main le n°5 de Vrîka : "J'ai trouvé", c'est du grec. Gretel : "Y a même pas d'images." Oeil fielleux de la La poétesse. J'ai fait exprès dit Gretel. Jeanne s'écrie qu'elle a maintenant "le pied dans l'embrasure", qu'"on ne peut plus la chasser." Les autres s'inquiètent du texte. Demandent "si elles y sont". Le tricot de Gretel s'allonge comme une vie - la Naine effleure ses épaules. Jeanne pense qu'elles sont toutes, autant qu'elles sont, elle comprise, définitivement moches. Même pas pitoyables. Moches. Sous les rides elle cherche et reconstitue les jeunes filles, comme Baudelaire.

    Elle imagine enfin l'enfant flétri de la Gretel, et ceux qu'elle-même n'a pas eus. Se repasse les prises de bec, les belotes à quatre. "Si l'on vous annonçait, pendant une partie de balle, que la fin du monde aurait lieu dans une heure, que feriez-vous ? - Je, dit saint Louis de Gonzague, continuerois à jouer à la balle. Il mourut de la peste en soupirant Quel bonheur ! A 23 ans. Si un jour un de mes poèmes pense Jeanne paraît sous un autre nom, j'attaque bille en tête - bille en tête ! ajoute-t-elle à haute voix ; "et je me fais passer pour impotente : ça me fera de la pub. - C'est clair approuve la Soupov.

    Jeanne évoque sa propre timidité : "C'est une force de connaître ses faiblesses (Pascal) - C'est vrai ? - Non, j'invente." Mime un dialogue entre elle et l'éditeur Coupez-moi cinquante pages - modifiez-moi le dénouement - Pas bon ton ton sketch dit l'infirme. - Du moment qu'ils me publient... (désignant le lino élimé) : ils viendront se traîner à mes pieds pour un feuillet - ils publieront mes notes de blanchisserie - je suis prête à baisser culotte devant n'importe qui, à poil et à quatre pattes", et Gretel pouffe Tu t'es déjà vue à poil ? - Parfaitement que je me suis regardée répond Jeanne, seulement moi ça ne fait pas dix ans que je n'ai rien dans le ventre – tiens, pas plus tard que l'année dernière - qu'est-ce que t'as à t'étrangler ?

    - Che m'étrangle pas, che m'esclaffe. - Lis-nous un peu tes "publications", propose Soupov.

     

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    Texte de Jeanne

    "Le Georges ramène vraiment n'importe qui ; à 54 balais dans les bars, en train de s'afficher, pour attirer chez moi les louftingues des quatre sexes, papoti, grignota, calembours à deux balles pour amuser la vioque - on n'est pas plus élégant. Chiche qu'il se met au clavier – gagné - Goose Rag, c'est tout ce qu'il a su pondre depuis ses 17 ans - regardez-moi comme il s'excite il va bientôt jouer avec sa queue Maître, ô Maître - c'est qu'il salue, ce con - le grand barbu se gave du revers de col jusqu'aux rouflaquettes. Sans oublier l'autre pingouin qui suce ses huîtres avec les gouines - plus un qui se lèche les doigts comme un macaque - la ménagerie...

    "Je suis sous le lampadaire on va me voir toute la gueule mais oui ma chère les éclairs sont délicieux tu peux te les - non je ne suis pas fatiguée toujours pas crevée le petit macaque se met le bout du cul sur la bergère et se tire la mèche sous le nez en posant ses mots comme des pattes de mouche mon père disait, mon papa m'a dit c'est élevé dans les bonnes traditions ça, et modeste et gnangnan Oui madame Non madame tiens prends donc tes langues de chat comment vous appelez-vous – Bernard - la langue entre les dents – S'il connaît Olivier ? – C'est mon meilleur ami – son meilleur ami... - un chic type – c'est trop.

    "Excellente idée Georges, tes diapos, la pénombre, ma main sur la petite épaule du petit con Va donc vérifier la lampe Geo plus haut non plus bas plus à droite (la cloche!) baisse un peu l'appareil - pas tant - tu as fini de revenir après chaque photo Tu as le soin de l'appareil restes-y c'est qu'il a parfaitement compris ce pauvre type ; il y va quand même. Sur l'écran la poste de Papéété, caserne Bruat, le cou duveteux du puceau-macaque doucement dans l'ombre une fois une fois encore vider

     

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    la moëlle des petits enfants Ma main sur son épaule, doigts tout secs tous boulés d'arthrose Je vais me le garder pour moi – mais - qu'est-ce que je sens ? il prend ma main la serre – petit vicelard – ça se croit un homme – je ne t'ai pas attendu pour avoir mon compte de bites – VA CHIER

    SINGE VERT N° 110

    Jeanne repose sa prose, Soupov : "Ca m'étonnerait qu'on publie ça - On en imprime de pires" dit la Naine et Jeanne refourre les feuilles dans le dossiers toutes phalanges frémissantes bande de biques pourries. Cadavres imminents - bon titre - Marciau la Naine s'est remise à ses mots croisés - la Soupov : noisette de cerveau frit dans la graisse - pétrification.

    J'aime l'automne et ses silences

    L'enchantement de ses douleurs

    Et les muettes confidences

    Que le fruit murmure à la fleur...

    ......

    C'est la forêt enceinte et jamais maternelle

    C'est ce zéphir ami que provoque quelqu'un

    Pour chatouiller les seins sous les chemises claires

    ...

    ...la vie court vers son destin

    L'UNIVERS DE L'HOMME SE MEURT !

    Le bras de Jeanne retombe et le jour baisse :

    Feuille-fille est destituée

    Feuille-fille est prostituée

    - Jeanne lit pour l'ombre, chantant la pluie, les chiens mouillés - demain la chambre, demain l'âtre et les ragots, demain la gloire – Soupov, tu n'écoutes pas. Soupov répond qu'elle a tout écouté ma pauvre, mais qu'elle n'ira pas jusqu'aux éloges : "Trop "Lamartine"...! "la forêt enceinte... chatouiller les seins... destituée, prostituée - on le sent venir d'un kilomètre" - l'infirme atteint sur ses genoux sa pipe qu'elle commence à bourrer. Jeanne alors s'aperçoit que Gretel porte le même tricot qu'elle-même. Retournée sur son siège, Soupov atteint l'interrupteur, l'ampoule s'éclaire, la Naine en compense l'éclat par l'allumage du lampadaire. Pas d'extérieur ; ni radio, ni télé. Quelques comptes rendus d'obsèques édentées ravinées de rides - Jeanne observe Soupov, ses yeux de chien de boucher, son double menton où l'œil cherche les filets de sang ; Soupov à qui ses mains éternellement posées sur les genoux morts confèrent des allures de sphinx vulgaire.

    Expiant quelque crime antérieur à sa race – et vous vivrez de mots, pour dans les siècles des siècles. Pourrie d'éternité. Marchant immobile vers sa Reine à naître. La seule vérité, c'est qu'on va toutes crever - toutes à la fois ou l'une après l'autre. On ne s'attendra pas beaucoup. Jeanne tirait des martingales. Quelle idée pense Gretel Si c'est pas malheureux... Elle ajoutait que l'infirme aimerait y passer en dernier pour emmerder le monde mais la première à partir, assurément, entraînerait les autres – Il te faut des morts pittoresques n'est-ce pas – des bons mots, des faux départs – Jeanne réplique : Tu t'imagines avoir tout ton temps ? Soupov parie qu'elles passeront à l'éternité, toutes sans exception.

    La Naine veut tirer les cartes – jure ses grands dieux qu'il n'y a rien ni personne là-haut ni autre part et tape le jeu sur la table : Ce qu'il y aura quand tu seras morte ? exactement la même chose et peut-être mieux Marciau s'interrompt pour fixer la Soupov qui craint de toutes ses forces de laisser échapper son secret pendant l'agonie "On dit n'importe quoi à ces moments-là" répète l'infirme "Et ce serait vrai" dit la Naine Vous ne saurez rien dit Soupov je vous enterrerai toutes. La Naine: "On te foutra du coton hydrophile dans le cul". Gretel exige un beau tombeau de marbre à dorures, avec son fils et ses petits-enfants, avec du Bach et du Verdi, et des grandes couronnes à perles violettes.

    Jeanne écrit dans le silence. Je voudrais assister dit-elle à mes propres funérailles, comme un esprit, écouter le sermon et souffler dans les Jeux de viole – au fait, personne ne veut être brûlée ? Toutes se récrient. Embaumées, non plus. En ce qui me concerne dit la Soupov c'est déjà fait. On raille la Jeanne sur son dernier poème. Pour ce que vous direz, vous autres ! "On ne dira rien" répond la Soupov. Gretel soupire le nom de son fils. Jeanne les regarde toutes à présent silencieuses, chasse la vision facile des cercueils alignés, ou plutôt? dispersés, jetés en quatre orientations différentes – à quoi bon pourrir de conserve ?

    - « De conserve », très drôle.

    - Ta gueule.

    FIN DU SINGE VERT 110

     

    X

     

    Soupov s'avise alors d'enterrer sa vie. Je veux un bal dit-elle. Ses trois compagnes ont donc escorté le fauteuil, chromé de neuf, cahin-caha sur la chaussée. Gretel a croisé sur sa poitrine deux revers mauves en forme de triangle. Marciau la Naine en carapace verte ressemble à une grosse cétoines, Jeanne s'est enrobée dans un fourreau feuille morte. Un bal où on s'amuse, où on se décolle le baquet ! On a toiletté la Soupov, couverte d'une robe jaune à grand décolleté bateau ; son postiche oscille sur son crâne comme un bloc d'anthracite. Jeanne serre sous son bras une pochette slave.

    La Soupov sourit au printemps comme un fruit, lance vers les fenêtres des

     

     

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    signes de ses bras hydropiques. La rue qui monte. Gretel qui pousse, Jeanne qui l'aide d'une main. Les coups de vent chassent des plaques de soleil froid (on vous croyait morte!). Rue St-Sever des laquais descendent un perron de marbre pour soulever l'infirme. Des chœurs et des fanfares venus du cloître à l'intérieur résonnent sous un grand bouclier de ciel carré. La foule sur l'herbe et le sable. Tous éclatent de rire : Bienvenues ! et les baudruches lancées des mezzanines rebondissent sous les coups de poings. Une araignée de carton remplit tout un char.

    Des musiciens en rang d'oignons soufflent des notes uniques et dissonantes. Soupov tordue salue partout les pétarades et les chiens. Les fêtards s'écartent devant Gretel qui fait pivoter la chaise de Soupov et la rattrape en tournant elle aussi. Un bal où on s'amuse ! réclamait l'infirme et ses joues tremblotaient. Nous serons ridicules répondait la Naine, mais le Maire en bandoulière enchaîne les cognacs que lui tend l'adjoint au sommet du perron. La foule hisse le fauteuil au fond du cloître dans le chapître et Jeanne a perdu sa pochette. Derrière elles la porte se ferme dans un bruit de ventouse. À l'intérieur tout est nuit, lustres cuivrés, lambris et parquets luisants.

    Le long des murs en cordon le public immobile, et la musique devenue soudain furtive. Les quatre femmes regroupées, fauteuil au centre et Gretel fixée sur le dossier - quatre hommes se détachent des cloisons - Demi-tour crie Soupov demi-tour ! - et les ont rejointes. Ménestrel celui qu'on croyait mort - en veste brune à revers ponceau. L'Ours, le Niçois - l'Homme Vierge du Texte publié - Nous sommes foutues dit Soupov. L'Ours a saisi Gretel par la taille et le Puceau pose sur Jeanne une main spasmodique tandis que le Niçois s'incline jusqu'au sol devant la Naine. Ménestrel alors d'un signe a déclenché aux quatre coins quatre parties d'orchestre, et tous les assistants détachés du mur se sont mis à danser.

    Chaque Ange entraîne sa disciple et Ménestrel au bout de longs crochets tourne en toupie face à lui la Soupov étourdie, transfigurée, bras tendus. Autour des

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    couples ainsi formés s'élargit un espace où le Puceau sous sa face à plaques roses tient la Jeanne sous son haleine. L'Ours se dandine lugubre, Ménestrel ricanant lui désigne le Représentant qui valse avec la Naine à niveau de braguette. Puis tous les cavaliers ramènent les danseuses au buffet où Gretel refuse de boire, tandis que le Niçois force la Naine à écluser cul sec une flûte de Moët. Les Anges sourient sans relâche, le Faux Puceau découvre ses gencives. Le Plantigrade exhibe ses crocs, boit au goulot. Les serviteurs en guêtres et perruques circulent sans se heurter.

    Et bien que les orchestres se soient tus les couples tournent encore robe à robe en froissant les étoffes - le chef se tournant bras levés, Ménestrel baisse la tête et le galop se forme - fortissimo chassé-chassé - sous les lustres ; mais les Huit hommes et femmes assis à l'écart se parlent par gestes au milieu du vacarme Je m'appelle Gabriel s'écrie le Puceau ; Ménestrel se cramponne au fauteuil, un genou plié : Te souviens-tu de nos nuits ? ce bal, je l'ai monté pour toi - Soupov tend à bout de bras sa main grasse à baiser sans soulever ses hanches - une marquise à collier de cristal salue en cliquetant et la Mort qui la suit porte un loup au mufle doré tes yeux sont morts Hélène il est trop tôt – Pousse-moi, vire dit Soupov je veux danser - tous autour d'elle se sont retournés.

    Ménestrel se relève et la retourne encore - Hélène rit, s'agrippe aux accoudoirs de ses doigts bagués - tous les saluent, anonymes, en noir, Ménestrel se dérobe et trace à présent de longs cercles sur d'autres valses à longs relents de Sibelius, la basse gronde au premier temps comme un seau plein d'eau ; Gretel et l'Ours relevés se font face, l'Ours lève une patte après l'autre et découvre les dents - le rythme est à son goût. Une flamme morne stagne dans ses yeux ; sous les lèvres de Gretel se pressent les mots qu'il aurait fallu dire - et l'animal pose les pattes jusque sur son dos. Alors ils oscillent tous deux, appuyés sur le cœur comme deux matelots par gros temps.

    Il la touche tout bas du bout de son museau et la valse épaissit l'atmosphère où halète Soupov sous ses seins sur son trône à pivot, et le Niçois montre à la Naine aux

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    verres embués les plis indéfroissables de ses pattes noires petite dame en vert, tu sais ce que je sais. - Représentant dit-elle j'ai jeté ton évêque au feu - Buvons encore sa veste ouverte à deux battants propose des rangées superposées de fioles j'ai de tout - je suis un orgueilleux Marciau rit aux tintements du verre cétoine bien-aimée dit-il catin trop verte,c'est toi qui mourras en dernier, Soupov étire son ultime port de bras – l'Ours exhibe le liseré de ses gencives et le puceau empeste sa mortelle haleine - C'est tout ce sperme répond-il qui me remonte aux dents - Ménestrel la toise avec condescendance.

    L'Ours roucoule. L'orchestre bat de tous ses archets. Les flacons passent de mains en mains sans qu'aucun ne se brise à terre. Les Quatre Cavalières, chacune à sa hauteur, se sont servies à même son torse. L'orchestre alors debout, fortissimo, attaque le Rigaudon de Rameau. Les couples bavent et boivent. Soupov tombe à terre, l'Ours la pousse du pied dans un angle, Gretel crie T'as plus rien sous ton habit, représentant ? qui hisse la Naine - plus haut, plus haut ! que je voie toutes leurs perruques ! Le nez tavelé du Puceau coule et Jeanne se débat. Soupov remise seule en selle tourne à grands coups de ses bras sous les jabots, Ménestrel secoue deux flaches d'Eristoff à bouts de bras, ses jambes rouges étincellent en tout lieu.

    -Tiens-toi à mon épaule que je te descende scarabée vert à ras du sol Chacun suffoque sous le musc et la poudre et les couples se raréfient, bouches alourdies, mains aux poches. La lumière se tamise et le froid descend, Jeanne courbée de dos soutenue par le Vierge à la taille, reste le son sourd des cordes dissonantes, elle parvient au bord d'une gravière d'eau froide où elle tombe, et son ombre a coulé dans un creux de miroir. La Naine pousse un cri, les lèvres des hommes se sont confondues et Marciau perd connaissance.

     

    X

     

     

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    Brive et quatre murs. Marciau tombe fréquemment dans d'éprouvantes rêveries et la Soupov serre les dents, le nez vers les genoux. La Naine a demandé le programme du soir. Soupov se penche et reçoit le coussin dans le dos. Premières notes sur l'écran aveugle. Les survivantes s'installent en geignant comme des vieux ponts. Maintenant que la Jeanne est morte on va pouvoir regarder la télé tranquille. Sur l'écran, la famine, les squelettes : "Les faits sont là. C'est à vous d'agir, et vite." La Soupov se frictionne le dos - toute une vie d'encaustique - hanches, vertèbres. "Ils sont des milliers qui réclament votre aide.

    "Ces images se passent de commentaires. - Marciau, as-tu bien refermé le gaz?" - soudain Pierre Pipe encadre à l'écran sa grosse gueule d'ange - les joues peut-être un peu moins rondes, le teint moins vernis. Alors toutes ont cessé geindre. Tout un passé, toute une vie de guerre et de privation – et chargeant son soupir de toute l'affliction qu'elle a pu concentrer, Soupov s'est écriée : Mon Dieu qu'il a maigri !

    X

     

    Le mois de juin fut torride. On rouvrit les vitres calfatées de crasse. Le caniveau poussa de gros relents graisseux. La Naine réfugiée dans le dernier coin sombre conserva la soif sous sa langue. Les mouches ont circulé. Gretel est revenue vers les trois heures : "Je lui prépare des salades fraîches". Elle reste dans la porte, son œil gallinacé piquant l'un après l'autre bougeoir, le cadre en teck, le calendrier Massey Ferguson. Elle est venue passer l'index sur le manteau de cheminée, renifle - il faudrait fermer la fenêtre – "Mais la salade, il aime ça ! Il en a repris deux fois, trois en tout."

    La Naine regarde Soupov en dessous : "Elle en a pour longtemps comme ça ? ...Tu l'as nettoyée ce matin ? ...je dis ça, pour les mouches... Tu as balayé au moins ?"

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    La seule chose qui intéresse Gretel, c'est de savoir s'il est arrivé du courrier de Marseille : mon fils a trouvé un emploi de barman ; il n'a jamais bu une goutte de whisky – qu'est-ce que tu écris ? Marciau répond J'écris ce que tu dis.

    ...Soupov n'existe plus que par la peur. De son siège émanent des gémissements, ses mains déformées tressautent. Gretel la secoue. Un ronflement brusque redresse son cou, ses yeux s'égarent. La Naine tire de son tablier le jeu de cartes que Soupov se met à fixer; Gretel rapproche de la table le fauteuil roulant, les mains de l'infirme les saisissent d'un coup : "J'ai tiré l'as de pique". Soupir. Elle étale en soufflant les douze figures. A qui as-tu pensé ? Soupov se tait. Gretel dit : Je préférais la belote à quatre. Soupov répond qu'elle a oublié. Marciau ramasse le jeu et le renfonce dans sa poche ; à contempler le teint plombé de la Soupov, à écouter les radotages de Gretel, la Naine se prend à espérer : "...la dernière" murmure-t-elle à mi-voix en raclant la cendre - puis "je dois me surveiller."

    Des bribes d'oraisons funèbres s'agitent sous son crâne. Il lui semble entendre frapper C'est toi ? Jeanne ? Jeanne !! - Qu'est-ce que vous foutez là-dedans ? crie le Niçois à travers la porte. On vous entend gueuler du bout de la rue !" Gretel se lève d'un coup. L'homme entre sans invitation. "Vous ne me remettez pas ?" Tourné vers Soupov : "L'argent ? - Quel argent ? - Vous devez six mensualités ! - C'est lui... c'est lui... répète Gretel. Soupov parfaitement lucide tire cent francs de ses guenilles, le Niçois claque entre ses doigts le billet qu'il enfourne dans son pantalon.

    Il demande si les vieilles ont un magot. Soulève Soupov par les fesses. L'infirme le frappe au visage, la couverture tombe à terre, ses jambes sont de vrais poteaux couverts d'édèmes. Foutez le camp. Plus vite que ça. Elle agrippe l'homme, qui la fait tomber. Marciau : Aidez-moi ! Le représentant s'empare des jambes, elle rue tête en bas prenez mes bras ! Gretel et la Naine la replacent par les hanches, l'homme s'épuise à hisser le buste. Soupov étouffe, souffle et l'Homme reste là, bras ballants - Marciau la Naine lui montre la porte d'un coup de menton, il empoigne d'un coup sa

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    mallette et laisse là ses cartes routières Je reviendrai dit-il. Dès son départ Soupov mains jointes jure en sanglotant qu'elles y passeront toutes, l'une après l'autre, la Naine ajoute "c'est l'ordre des choses" ; elle arrache des mains de Gretel son litre de rhum qu'elle brise à terre, Soupov renifle toute l'odeur d'un coup. Gretel tombe sur une chaise – les yeux fixes – une plaque rouge envahit son visage, la Naine courbée sur sa pelle en plastique balaie les débris, Soupov se mouche à petit bruit, le verre tombe en cliquetant dans la poubelle, Gretel sursaute. XXX 63 09 23 XXX

    Soupov retrouve ses yeux droit devant, mains à plat sur les genoux, regard meurtris. Gretel pousse un gémissement où Marciau ne prend pas garde, occupée à feuilleter le carnet de route du fuyard ; quand elle a relevé la tête et s'est approchée de la chaise, Gretel est morte.

     

    X

     

    Pendant trois semaines, Soupov et Marciau sont restées seules. Soupov, cramponnée sur son plaid, regarde de tous ses yeux ce petit être qui s'obstine, effrayé, perché sur l'escabeau : visiblement, la Naine n'était pas comprise dans ses martingales. Elle fixe Marciau, tremblant de se tromper, souhaitant et craignant sa mort. Plus rien ne subsiste de l'autorité qu'elle infligeait à ses compagnes ; ni de sa vulgarité (dont elle faisandait ses radotages) - tu n'es plus une grande dame dit la Naine. Soupov devient cette masse glabre et gémissante qu'il faut pourtant manipuler, nettoyer. Les soins les plus intimes ne rebutent pas la plus petite, qui prend tacitement à Gretel morte son emploi. Soupov en souffre.

     

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    C'est maintenant Marciau qui pousse la porte rue Pelletier. Bouffée d'urine. La

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    pièce baigne dans un vert chartreuse, aussi sombre et laid que peut l'être un séjour de vieux. Monsieur Hervé. S'il vous manque quelque chose. Une silhouette à contre-jour sur le fauteuil ; tous les paralysés tournent-ils ainsi le dos à la lumière? - Il chique ses joues sous sa visière. La Naine à présent distingue la mandibule qui rumine, les sourcils blancs sur les yeux creux. Il a levé sa canne, elle a dévié le coup, la canne tombe, qu'elle ramasse et lui retend. Il suit tous ses mouvements. Marciau explore la cuisine : sous l'évier, l'eau de Javel et la lessive.

    Dans le buffet des assiettes volées, un beurrier rance, du sucre et juste de quoi manger pour midi. Marciau fait frire une omelette. L'homme ne bouge que les yeux, tord la moustache. Il dit je ne peux pas me servir de mes bras il ment - par chance Hervé avale sans baver. Parfois la Naine emplit un verre d'eau rougie qu'elle porte à ses lèvres : C'était bon ? - Oui merci. Sa tête s'incline, il se met à ronfler, un relent d'urine s'élève.

     

    X

     

    16 avril

    Frank

    C'est comme si tu étais mort hier. Je ne pleure pas sois tranquille. Seulement ce poids sur la tête et la poitrine. Mes jours et mes nuits, etc. Se peut-il que tu

    26 avril

    Dix-neuf ans que je t'écris tous les jours. Pourquoi ne réponds-tu pas. Tu dois penser que je suis stupide. Je me sens fatiguée sans toi.

    2 mai

    La Soupov ne meurt toujours pas. Je ne sais pas si je suis prête.

     

     

    K O H E Ц

     

     

     

     

     

     

     

  • CARRE DE DAMES

    J'ignore ce qui se passe, rien ne s'édite. C"est une sédition.

  • LECORBEAU DU PUCH (CA COMMENCE TRES FORT)

     

    COLLIGNON

     

    filles,complexes,neigeLE CORBEAU DU PUCH

    Roman

     

    1. La nuit, la neige

    La neige durcie se boursoufle en dents de scie. Sale. Au pied du réverbère bleu. C'est poreux, ça crève en bulles, le vent siffle.

    « Il va geler ».

    Vis-à-vis, sur le mont, entre les sapins : des lignes de neige. Comme le cuir, sous les cheveux.

    L'adolescent mains dans les poches, voûté. Il monte la pente. Un chien souffle sous une porte en bois. Jean-Pierre s'est appris à ne plus sursauter.

    Au sommet, la Tour du Puch, un banc dans la nuit contre la muraille, Jean-Pierre s'assoit pour surveiller la ville loin dessous. Des murs de lave, abritant les baises et les filles attentives, assouvies.

    L'adolescent les imagine.

    Elles ne le désirent pas.

    Il a des traces sur la peau.

    Il reconnaît d'en haut tous ses itinéraires, toutes les nuits, rue du Rouëre, des Chanoines, avenue Six-Moines, avec des lits, des entrepôts, chez lui. Le Puch, ville historique du Limousin- sans Histoire il veille sur les habitants du Puch. Les Puchéens. Les Puchéennes, les tabliers, les caniveaux. La Tour se visite tous les samedis, et le dimanche, 7 F50, il y est monté pour voir quelques hectares de plus. « Je suis curieux » dit Jean-Pierre.

    Le garde vit derrière ses murailles. Il se couche tôt. Il ne meurt pas. Il ne monte plus au sommet pour surveiller les visiteurs. Il dit :

    « Ne vous suicidez pas ! »

    Personne ne se suicide.

    Le vent forcit. Les aiguilles crissent : toutes les nuits le garde entend crisser les trois aiguilles sur le grand cadran lumineux. Jean-Pierre descend par le versant de l’ouest, la boue gèle et dégèle, ses pieds glissent sur les degrés, le crépi des murs lui racle le coude, les portes vermoulues donnent sur le vide.

    La pente casse net sur la place de l’Euse, un parapet donne sur la rivière qui bout très froide sous les lueurs bleues de la ville. Jean-Pierre se retourne, s’accoude au parapet. Face à lui la vitre jaune dépolie du Café-Bar, toute la menace de sa vie - « Trouve donc du boulot ! au lieu de traîner... » - des Filles, des Jeunes, des Autres.

    « Je ne suis pas de ceux de mon âge.

    Sous lui l’écoulement de l’eau ; par devant, le bruissement de la vie.

    L’adolescent palpe dans son dos « ses amies les pierres ». Il fait de plus en plus froid.

    Jean-Pierre passe en revue les bisrots du Puch sans entrer ; de l’autre côté de ces vitre dorées, la musique, l’alcool (...)

     

    2. Ma sœur – La rencontrer

     

    Mathilde l’attend pour manger - « ...au lieu de traîner ! » , comme elle dit.

    Jean-Pierre avise sur le trottoir une Jeune-Fille. Elle a de belles jambes. Fille, jambes, trottoir.

    « Mesdemoiselles, vous ne serez jamais inquiétées si vous montrez bien où vous allez. L’air décidé. Marchez d’un pas sec. »

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Les premières citations

     

     B E R N A R D   C O L L I G N O N

     

    C I T A T I O N S

    =================================

    Le présent recueil contient les citations relevées par

     

    BERNARD COLLIGNON

     

    au cours de ses lectures , depuis

    l'automne de l'année 1962

    jusqu'à la fin de ses jours terrestres

    BERNARD COLLIGNON CITATIONS

     

    1. Tout comme la femme cherche à être belle

    pour plaire, l'homme cherche à être admirable. La

    femme qu'il aime doit se prêter à ce jeu. Si

    elle se montrait sceptique, si elle soulignait

    chez son amant certaines faiblesses ou certaines

    contradictions, elle serait aussi maladroite,

    d'une clairvoyance aussi inutilement cruelle, que

    l'homme qui signalerait à sa maîtresse des rides

    ou un double menton.

     

    Jules ROMAINS

    "Les Hommes de Bonne Volonté"

    T.I ch.XIV p.152 "Le 6 octobre"

     

     

     

    2. Vautel (NOCHER! N.D.L.E.) héritier de Har-

    douin. Un de ces fameux représentants du bon

    sens, qui sont chargés, de génération en généra-

    tion, de maintenir l'homme moyen dans ses pensées

    basses. Dans sa routine d'animal domestique. Dans

    son scepticisme bedonnant. Un de ceux grâce à

    qui le règne des malins continue.

     

    id. ibid.

    ch. XV p.160

     

    3. -Mais dites, la femme, vous ne l'avez

    pas revue, depuis?

    - Non, non.

    - Vous me l'affirmez?

    - Je vous le jure.

    - Ce serait très grave.

    - Oh! c'est une bonne gosse. Elle ne me

    vendrait pas.

    - Quelle illusion! Vous êtes tous

    pareils.

     

    id. ibid.

    ch. XIX p.230

     

     

     

    4. "Eh bien non, tous ces pauvres corps de

    vieilles femmes ne sont pas faits pour pareilles

    épreuves. Cela ne signifie certainement pas que

    le fracas et la destruction seraient plus juste-

    ment réservés aux corps parfaits des hommes jeu-

    nes, comme il semblait qu'il en dût être, autre-

    fois, dans les autres guerres.

     

    Georges DUHAMEL

    "Lieu d'asile"

    ch.XXIX

     

     

     

     

     

    5. "Quel est mon but dans la vie? Tout est

    là"

     

    Jules ROMAINS

    "Les Hommes de Bonne Volonté"

    T.II ch.XV p.185

    "Le crime de Quinette"

     

     

     

    6. Je suis persuadé qu'à tout moment, il y

    aurait un point, quelque part, où l'on pourrait

    agir. Je vous répète que nous nous sommes laissés

    abrutir par la philosophie de l'histoire. Le culte

    de l'inévitable.

     

    id. ibid.

    T.II ch.XX p.222

     

     

     

    7. Jamais rien de grand ne s'est fait sans

    des audaces morales, des entorses aux principes,

    qui auraient suffoqué les petits esprits.

     

    id. ibid.

    T.II, ch.XX p.236

     

    8. Voilà le nœud de la question; la jointu-

    re. Le point où l'homme d'action doit pouvoir

    s'articuler sur le théoricien. Etre orateur.

    "(pour "(mater) une foule" et "attaquer l'ordre établi")

     

    d'après Jules ROMAINS

    "Les Hommes de Bonne Volonté"

    T.III ch.II p.30

    "Les amours enfantines"

     

     

     

    9. "Race humaine, race de comédiens. Un rôle

    qui vous est échu par hasard, et qu'on joue jus-

    qu'à la mort, par vanité, pour qu'il ne soit pas

    dit qu'on vous en a fait démordre.

     

    id.ibid.

    p.31

     

     

     

    10. Quand on veut obtenir des ouvriers, des

    inférieurs en général, qu'ils fassent à peu près

    ce qu'on leur demande, et aussi qu'ils vous con-

    sidèrent, il ne faut pas regarder à quelques

    sous.

    id.ibid. T.IV "Eros de Paris"ch.I p.9

     

     

    11.- Il revoit le jour de sa première communion. Journée d’affres et de tremblement ; puis de fatigue fiévreuse, de rancœur presque rancunière, après une semaine vécue à travers une nuée de scrupules, comme si l’on avançait nu dans des tourbillons de moustiques. La terreur constante de perdre le fameux état de grâce. Le matin même, sous le porche de l’église, ses yeux avaient rencontré par hasard une petite communiante. D’office il s’était soupçonné coupable de pensée impure. Il lui avait fallu aussitôt trouver un vicaire, le premier venu – sans prendre le temps de chercher son confesseur à lui – et s’accuser. Toute la cérémonie s’était déroulée sous la surveillance de ce terrorisme intérieur. Bonnes conditions pour goûter les abandons célèbres de l’Eucharistie.

    « C’était entendu. J’exagérais un peu. Mais qui était le plus dans le vrai, moi, ou le fils du crémier sur la chaise d’à côté qui rigolait en douce ? Et plus tard – un ou deux ans plus tard,je ne sais plus – quand je suis tombé sur la phrase de l’Évangile : « Il n’y a qu’un péché qui ne sera pas pardonné : le péché contre l’Esprit. » Exactement une vrille atteignant en trois tours l’endroit de l’âme le plus atrocement central. Je n’oublierai jamais le bleu-ciel douceâtre de la couverture du livre, ce bleu-ciel menteur dans lequel un tonnerre venait d’éclater. »

    jules ROMAINS LES HOMMES DE BONNE VOLONTE

     

     

     

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  • La femme, le prêtre et le psychiatre

    C O L L I G N O N

     

     

     

    L A F E M M E , L E P R E T R E E T L E P S Y C H I A T R E

     

     

     

    RECIT

     

    Le jour de mes cinquante-six ans je me suis pris une grosse claque dans la gueule.

    Je reviens du travail et qu'est-ce que je trouve chez moi, deux arnaqueurs du genre à m'emprunter sept briques remboursables au compte-gouttes en criant misère tous-les-mois-quand-j'y-pense, total c'est encore moi le blaireau qui râle, ma meuf me dit j'avais pensé tu penses ma conne ? que ça te ferait plaisir d'avoir des invités putain c'est tes amis pas les miens, ton idée pas la mienne, ce prêt à la con dans le dos pendant que je bosse et que t'as rien à foutre at home à part glander, ni talon de chèque ni reconnaissance de dette merci bobonne t'es l'amour de ma vie, bon anniversaire et bonne soirée jusqu'à deux heures du mat' à 7h je repartais bosser ma femme toujours au lit et d'un seul coup d'un seul j'ai plus voulu voir personne plus parler ni boulot ni famille, ma carte bleue le train jusqu'à St-Flour et me v'là.

    folie,fuite,St Flour

    Ceux qui me disent que c'est pas le bout du monde Bordeaux-Clermont par St-Germain je les emmerde parce qu'ils ne sortent pas de leur trou franchement qu'est-ce que j'irais foutre à Sucre à Mexico à me chier la tourista sur les grolles Rapatriement Europe-Assistance vos gueules. Avant j'avais l'avenir derrière, pension des vieux et agagah parce qu'en ce temps-là y avait pas les progrès de la médecine la longévité tout ça c'était 65 70 et la mort porte en face au fond du couloir où qu'il est passé ce foutu couloir et j'encule tous les magazines et les campagnes de presse et les papy-mamies qui se traitent de jeune homme en se tapant sur l'épaule t'es bien conservé pour ton âge. Moi je me vois bien dans ma glace mon menton qui s'affaisse

    CI-DESSOUS : BEDOURé INSPIRé

     

     

     

     

  • LES PATHETIQUES

    LES PATHÉTIQUES

     

     

    MOI AUSSI J'AI DU PARCOURIR TOUTES LES GAMMES DES CONVENANCES AFIN DE COMPOSER ENFIN MA VIE AVEC MON VRAI MOI

     

     

    Nécessité de transpositions ? en aucun cas. Ce livre ne sera jamais édité ni lu. Je le dédie au Gouffre. Solution cependant : transposer petit à petit.

     

    COMPOSITION en tache d'huile, car les éléments surviennent en désordre. Voici des éléments d'itinéraire.

    Impasse Marguerite-Marie : la sainte éponyme, Marguerite-Marie Alacoque (1647-1690) fut l'inspiratrice de la Vénération du Sacré-Coeur. "Ô vénérable pompe aspirante, ô vénérable pompe refoulante" s'exclama l'impie. En vérité l'impasse présente une succession d'étroits pignons accolés, laissant supposer l'une de ces structures architecturales socialistes du XIXe siècle. Tous les pavillons comportent deux logements étroits contigus, un par versant de toit, sur toute la profondeur. Cela se présente à l'entrée comme un long corridor, aboutissant à une chambre en face d'une salle d'eau. Très vaginal. A l'extrémité, dehors, butant sur un mur d'enceinte, un carré de jardin broussailleux d'où l'on entend tout de l'un à l'autre.

    orgue,taudis,écoute

    Revenons sur le seuil. L'impasse, dépourvue de tout revêtement, râpe les semelles. Des chats défiants s'arrêtent net, vous fixent, surtout le gros roux, puis détalent sous les barrières à claire-voie des lopins de légumes. Ces jardins allongés dévotement semés de salades et de haricots révèlent un petit peuple obscur et délateur. À d'autres la fable de l'ouvrier rédempteur. Je n'ai jamais rencontré ici âme qui vive. Les occupants se dissimulent, et se plaignent à qui de droit par écrit des caprices nocturnes du Pianiste ; c'est lui que je visite à intervalles réguliers. Le fond de l'impasse, épais, herbu, permet le demi-tour d'un véhicule, ce que j'évite le plus possible. C'est un reste champêtre, planté d'un préau de bois sous lequel je pisse au pied des ruines rouillées d'une automobile (Rover P 6 ?)

    Rentrer le pénis, bien essuyer ses mains au pantalon. Presser la sonnette blanche à deux tons, très série américaine, parfaitement incongrue. Serrer la main de Benoît, homme enrobé, souffle court, voix neuroleptique. Le logis est étroit : piano droit de profil contre le mur, épinette à main droite. Table ronde en pagaïe - partitions, prospectus, bulletins paroissiaux. Soucoupe en équilibre garnie de noix de cajou. Stagnation de vieil encens dans un air confiné, rideaux crème et crasseux à contre- jour. L'unique visite d'Arielle en ce lieu («Tu me parles si souvent de lui ! ») s'est soldée par d'incessantes ouvertures et fermetures de fenêtre, par où Jean-Benoît craignait l'intrusion d'un "petit chat errant" : insensible aux gammes arpégées, ma conjointe n'avait eu égard qu'à sa propre claustrophobie. J'y suis retourné seul, en accomplissement d'un vœu, ou pire, d'une promesse ; les hommes sont aussi jaloux que Dieu.

    Marie-Pascaline en effet, humaniste huguenote, m'avait soutiré le serment de tirer Jean-Benoît de sa profonde dépression ou de ses séquelles. Il me fallait montrer le plus sincère attachement, et reconstituer cet homme. Ne feins pas l'amitié : mais que faut-il donc faire ? J'étais donc là, prisonnier consentant de ce boyau hanté, curieux malgré tout d'explorer l'occasion. Depuis ma droite et jusqu'au fond du tube, le long des deux murs, s'étalait l'encaustique crasseuse des meubles (à l'exception des instruments), où s'exposait une suffocation de christs et de madones de tout poil, y compris la Vierge sur offset envoyée par la poste que j'ai aussi fixée chez moi au mur de mon bureau.

    Parfois je la prie. L'Église en effet, soucieuse de salut, nous abreuve d'images et de souscriptions. Mais donner une fois, c'est donner toujours, et déclencher d'inextinguibles relances, qui finissent par excéder la valeur de votre don. Le jour où j'ai reçu de plus des articles opposés à l'avortement, je les ai retournés, assortis d'une réponse des plus vives. Je n'ai conservé que cette Vierge de Fatima, cireuse et lacrymale : papier couché grasse de poussière, chair imputrescible. Je connais mes prières aussi bien en latin qu'en français. Je prie sans croire. Dans son exil, Jean-Benoît prie pour de bon et trouve la paix. « Certains parlent d'autosuggestion. Je préfère croire ». D'autres avant lui ont cru en Dieu sans démériter, d'autres croiront encore, et en ce moment même, des hommes prient pour moi.

    Je retrouve ici, impasse Marie Alacoque, un de ces vieux logis de prêtres ou de chanoines évoqués par Huysmans au-dessus des cloches de Saint-Sulpice.

     

    X

     

     

    Jean-Benoît se fait entretenu par sa mère, qui n'est pas l'Eglise, mais se charge des emplettes et couve son second fils de 50 ans, octogénaire elle-même. Après sa mort, tout est devenu terne et sale. Les réclames ont recouvert et jonché le sol en attente d'un improbable tri. Chez certains déshérités, que les services appellent « cas sociaux » ou « cassos ») [(1)tu pue du cul tu sent le tabac ta quequette est en chocolat], nous avons connu des hébergeurs de chiens galeux, qu'on ne sort plus et qui pissent et chient à même les journaux sur le sol, ainsi les Polonceau, ou la cousine Jeanne.

    X

    Plus tard Jean-Benoît déménage en ville, en bas de la rue de Pessac : son père veuf vient d'être placé en maison de retraite, près de l'ancienne Manufacture de tabac. Mais rien n'est plus pareil, la grande époque est passée. Le vrai Jean-Benoît hante encore le fond de l'impasse Alacoque, avant-dernière porte à droite. À l'intérieur, sonorité infecte de ce long boyau plat. Les voisins se sont plaints, en cachette, auprès du promoteur : il joue du piano la nuit. Le pas traînant et chaloupé de Jean-Benoît, plus ou moins corpulent selon les saisons, indispose les gens de peu : tout dénonce l'anormal, le dépressif, le fou. Lorsqu'il s'assoit au clavier, la musique ne descend-elle pas, d'en haut, sur son profil, frémissant ?

    Cependant son orgue à tuyaux (une rareté) demeure muet en bout de corridor. Comme pour des élans plus intimes. Si je veux écouter ses accents en toute plénitude, je dois me rendre à St-Norbert, des moines blancs de Prémontré. J'assiste aux messes en récitant docilement tous les répons. Aucune anxiété ne tache ma mécréance : je suis cette femme qui jouit au milieu de la foule, sous le kiosque des choristes, à l'insu de tous. J'observe la faune du Christ, la calme ferveur de tous les convives autour de l'eucharistie, 80 % de l'assistance, tous en état de grâce ? je ne suis pas prêt, je ne suis pas digne (« mais dis seulement une parole... ») repoussant sans cesse à mon agonie, si j'en ai une, l'instant du travail de l'âme et de la conversion.

    Mais je mourrai.

     

    X

     

    L'épinette de Jean-Benoît, plus volontiers jouée sous mes yeux, se fait moins rare. Le plus souvent c'est le piano droit, contre le mur à gauche en entrant, qui s'anime et se propage aux cellules voisines. Le peu que j'aie tenté moi-même à l'épinette plaît à Jean-Benoît, malgré le trouble que jette sur mes doigts son regard attentif : je n'aime pas être regardé. Il est aguerri, quant à lui, à se laisser scruter par les yeux voraces des jurys de concours ou de ses spectateurs. Je me souviens d'Anne Faivre touchant l'alto de son mieux au milieu d'une salle de classe au mobilier sombre. Elle m'affirmait que les gardiens su temple possédaient une science exacte de la physionomie, et que jamais ils ne laisseraient entrer un spectateur de comportement suspect. « Il suffit » dis-je étourdiment « d'abandonner ses phalanges au clavier pour obtenir la grâce des accords et des résolutions». Il s'assombrit, comprenant sous mes propos la relativi de son talent. Tu vas bientôt mourir, il convient de ralentir le rythme. Rien de plus facile que de jouer médiocrement de l'épinette, et je me replie en bon ordre. Jean-Benoît compositeur semble en effet plus à même d'émouvoir à cordes pincées que frappées : plutôt le virginal que le piano. Il pense juste le contraire. Les plus grands se trompent sur leurs talents, et Voltaire prisait ses tragédies. Dzeû l'Ermite perché dans son sixième étage n'apprécie pas non plus l'épinette de Jean-Benoît lorsqu'il la capte sur les ondes : il n'aime ni le son, ni l'inspiration. Au fond du corridor médian de l'impasse Alacoque s'ouvre un jardin carré grand comme une table où nous avons mangé serrés un jour d'été, en compagnie de Pascaline et des parents du musicien.

    Courage, petit poète égyptien de – 2050 : sa mère Cécile avait tout cuisiné, tout disposé. Nous sommes tout à l'abri sous la tonnelle, entre les haies de vignes vierges.

     

    PHYSIQUE ET VÊTEMENTS de Jean-Benoît

    Sa panse, par temps chaud, retombe sur sa ceinture. Je le vois grignoter sa noix de pécan ou de cajou, parsemant sa barbe à la Debussy de miettes, avec ou parfois sans moustache. Il me tend à pleine main pacanes et anacardia et j'en puise d'autres à même l'écuelle. À présent son budget s'est restreint. Je suis son pique-assiette et tentateur. Mais il offre encore ses nectars frelatés, acides et métallique, de menthe en boîtes cylindriques ou de grenadine. Il porte en toute saison d'épaisses chemises de gentleman farmer à gros carreaux mauves, sans jamais dégager le moindre effluve de sueur. Il fume ou chique ses mégots rabougris tout tannés de goudron, en alternance avec des pastilles de Vichy pour purifier l'haleine.

    Il m'en propose aussi. J'ignore à quelle occasion Jean-Benoît fit connaissance avec Pascaline, venue s'installer rue Filiale - autre lotissement transmis ou légué en toute fraternité maçonnique. Je crois que le 31, où logeait désormais Pascaline, trouva officieux de se présenter au 26, de face en biais ; les trois Menanceaux, dont Jean-Benoît, l'accueillirent avec reconnaissance.

     

    Pascaline

    Nous l'appelons Sœur Pascaline, bien qu'elle ne soit pas dans les ordres. Son anorexie résiste vaillamment à toutes les empiffrades, corrigées dans le remord à grands rattrapages de jeûnes et de dégorgements. Elle s'est tout au long de sa vie construit une observance toute personnelle de repas et d'athéismes éclectiques ; elle prie l'Univers et s'exprime avec une volubilité pastorale, articulant chaque syllabe sans cesser de sourire. Reçoit chez elle des hommes et se ferait tuer plutôt que de reconnaître sa boulimie de bites comme nous disons tous à l'époque. Elle attendra longtemps l'homme de sa vie, ce qui nous touche bien, mais quel mâle conserverait ce panier d'osier dont on compte de loin les brins et les nœuđs, sous un faciès fiévreux de British colonel en retraite ? Parfois je la conduis au train. Elle prend le Bordeaux-Luxembourg de 9h21. Dans ma voiture nous parlons de tout. Je laisse aller ma main le long du changement de vitesse ; aussitôt son genou recule. Cela ne prouve rien. Nous devons ignorer ses hommes d'une nuit ; ou deux. Elle plaît assurément, sans me plaire. Autour de sa table où nous sommes souvent invités la conversation doit toujours s'échauffer deux bons quarts d'heure avant que les antennes se déploient. Alors nous échangeons, sur Dieu ou le bien-vivre, ou l'une de ses connaissances absente et très âgées dont elle dit du bien, à qui sont arrivées maintes aventures édifiantes ou navrantes : rencontre-t-on ses amis au petit bonheur de la vie ?

    Qui choisit ? La vie, Dieu ou bien nous ? Quelles relations Pascaline entretient-elle avec Maryline, malgache envoûtante et insaisissable ? pourquoi le petit ami de cette dernière, avorton sec et jaunâtre, traîne-t-il après lui partout son vieux matou galeux ? Il est certain que les autres propriétaires laissent leur chat à la maison, entre la gamelle et la litière. Ce gringalet se fait appeler d'Entragues, sans que tien n'indique une telle ascendance. Il vient essayer dans ma baignoire ses modèles réduits de navires, et n'y reviendra plus. Je ne puis m'empêcher de l'aimer, de reconnaître la légèreté dont je jouissais en ma jeunesse, où les tics dévoraient mon visage.

     

    Le passé de J. B.

    La belle-mère de Benoît et sa femme se sont jetées un jour main dans la main du 6e étage dans un accès de dépression, après avoir adressé des prières au ciel. D'autres se suicident au nom du Soleil ou de Raël, le Messager. Quel esprit survivrait à telle épreuve ? La famille évoque à présent une collision mortelle, mais la propre. fille de Benoît, nommée "Fraternité", a toujours su qu'on lui ment. Dans son cœur, elle sait. se trouvait son père ce jour-là ? comment a-t-il pu abandonner sa propre épouse aux pattes de la folle ? Était-il déjà aussi centré sur soi ? L'est-il devenu ensuite ? Sa fille Fraternité n'a pas même pas voulu consulter la presse. Tous les accidents y sont.

    À plus forte raison celui-là. Lorsque Fraternité est venue voir son père en son taudis, il n'a parlé que musique et satisfaction d'artiste, échafaudages de gammes. Elle écoutait, admirative et sans lassitude ; de ce jour elle fut enceinte d'un petit Philippin. Il fut question qu'elle revînt chez son père avec Nelson son amant de Quezón City. Ils devaient occuper les pièces d'en bas, rue Filiale, rétablissant éclat et propreté… Puis il n'en fut plus question. La présence d'un braillard nocturne aurait indisposé un grand-père insomniaque. Dernièrement portant mes pas vers l'impasse Alacoque, j'entrevis tout au fond un jeune père portant dans ses bras un petit enfant kaki, cul nu au-dessus de l'herbe.

    Je m'arrêtai net sans qu'il m'eût aperçu. Nous aurions échangé des paroles avenantes : « Je passe ici par hasard  et j'ai poussé jusqu'au bout de l'impasse » « On sent  la présence féminine » (c'est éclairé, rangé, aéré), « Il avait là son piano droit, je l'écoutais sur un fauteuil en osier, parfois il me tendait ses partitions où je pataugeais un peu, vous pratiquez peut-être un instrument ? Je ne reste pas, merci, je viens à l'improviste, heureux de voir un lieu si bien réaménagé». Nous sommes revenu sur nos pas. Nous aurons de la conversation une autre fois, chez Jean-Benoît. Il fut déjà lui-même cinq fois père, de femmes différentes. Nous ignorons la façon dont il prit cela, s'il se montrait affectueux. La question reste : comment était-il, avant ? Il ne revoit plus ses enfants du premier lit.

    Une autre famille a pris le relais, qui veille au grain du haut de sa Tour de Garde. Benoît, inquiet de nos textes dont nous avons eu l'impudence de l'aviser, nous fait tenir en main propre une autobiographie raclée jusqu'à l'os où ne déchiffre que la stricte musique et ses consolations ; le reste, dit-il, n'est que « vicissitudes et brouillages communs à toutes les familles », sans intérêt, à boucler sous les cadenas de la névrose – tout ce que l'indiscret lecteur demande, afin de comparer les seuls aspects qui lui soient accessibles, ou d'éclairer tant soit peu les filigranes et les obsessions de sa musique. « Cela », dit mon ami, «  ne saurait intéresser personne». Cette représentation familiale reste jusqu'ici pour nous très floue ; la seule femme qui pourrait apporter ses lumières n'est plus dans sa retraite qu'une vieille cousine aphasique.

     

    X

     

    Le musicien ayant ouï dire que l'on écrivait sur lui voudrait en savoir plus. Mais rarissimes en vérité sont les lecteurs favorisés par le sens littéraire. "Tu m'as caricaturé ! calomnié ! tu n'as pas le droit d'écrire cela sur moi, sur nous ! Tout est faux, d'un bout à l'autre ! » Et nous irions en justice, malgré son incapacité de faire l'appoint en menue monnaie. Il craint qu'on le reconnaisse, lui ou le moindre de ses proches - qui sommes-nous donc tous, gibiers de cercueils (ils claquent des dents) pour nous juger si importants ? ceux qui après nous liront cette histoire iront-ils se soucier des modèles ? est-ce la vie du Grand César que l'on raconte ? ce sont les mêmes qui refusent de voir leurs têtes sur les sites informatiques, et qui nous engueulent, parfaitement ! parce qu'on arrive sur une de leurs photos, au dix-huitième clic…

    Poussières ! Benoît ne sait aligner que d'ingénieuses successions d'exercices pianistiques, insipides. S'imagine offrir à l'auditeur des cascades de cristal, un jaillissement de joie. Que dire. Paille de strass. Dois-je le dire ? dans les replis de mon caftan, je dois convenir de mon besoin de mal considérer, a priori, tous ceux sans exception que je croise sur terre – sauf ceux que j'aime ? Jean-Benoît m'attire et surtout me rebute, « du moins je crois ». Il me plaît de voir en lui mon double et mon contraire, alors qu'il n'est ni l'un ni l'autre – car on trouve, sans doute ! d'autres mesures que ma personne...

    IL ME QUITTE

    Nous nous quittons peu à peu. Il semble avoir découvert d'autres épanouissements, dans une communauté bigote et frileuse. Quand je le vois au sortir de la messe, je sens que le curé préférerait que je me présente, sans pour autant révéler d'emblée mon incroyance, dont je ne suis pas même sûr, ni mon malaise spontané devant un pédé sans couilles. Où en suis-je à présent avec mon sexe qui se ratatouille et mes songes nocturnes de beaux garçons ? Il bavarde, se détourne, m'oublie, et je repars en évitant d'avoir à le raccompagner. Je ne me suis pas habitué à lui. Pour Daniel, j'y ai mis trente ans. Pour Jacob, quarante. Uù sont mes amis véritables ? Ne faut-il pas en premier lieu, et tout objectivement, examiner ce l'on véritablement fait ?

    On ne ferait donc jamais rien malgré soi ? Sans l'avoir expressément voulu ? Les sentiments éprouvés en faisant - ne comptent pas ? « Si vous ne l'aimez pas, ne le faites pas » - si simple, vraiment ? Nous ne serions donc jamais nos regrets ? Quel simplisme

     

     

    PSYCHIATRIE

    Tous les mois, Jean-Benoît subit ce qu'il appelle son « injection ». Le docteur Dumont la lui administre. <et comme Jean-Benoît n'a jamais voté , il est licite de se demander si c'est par conviction, ou par incapacité (temporaire ?) des droits civiques ? Les « injectés » se supportent rarement l'un l'autre. Benoît vit sous curatelle et ne dispose que de 90 € par semaine. Pour payer, tel autre ouvre la paume : "Servez-vous". Manières de seigneur. Quel mécanisme oblitère chez cet autre la faculté de compter ? Les employées de caisse se servaient scrupuleusement. Cela implique-t-il, de surcroît, un manque de discernement civique ? Juste après l'injection, chacun de ces deux-là se sent mieux, non sans une grosse journée de fatigue. Un demi-siècle plus tôt on les aurait laissé hurler dans leur camisole.

    Le lithium est le seul véritable progrès neurologique depuis le Largactil en 1952, dit « de première génération ». C'est vrai, je l'ai lu.

     

    SES DEUX PARENTS

    Benoît Père, cuisinier, m'établit jadis une recette de haute technicité, soigneusement dosée, dans le vieux bâtiment du fond de mon jardin ; il faisait ce jour-là un froid à scier le beurre. Il fut désappointé sans doute que je ne lui offre pas en reconnaissance le somptueux repas qu'il escomptait. À la place, et pour me dispenser d'un contact social, je lui offris un traité de cuisine polonaise moderne de 45€, qu'il n'a jamais ouvert - comme si j'avais voulu, en somme, lui réapprendre son métier. La Maman de Jean-Benoît ("la mère" suivi d'un génitif m'a toujours semblé lamentablement scatologique) s'illustra par une distinction innée : c'était une Amsel de Beaumont) (À ma plus grande confusion, la puanteur de pisse cuite que j'ai cru venir d'elle un soir à table provenait en réalité de poiscaille au court-bouillon, dans la cuisine de Pascaline). Le soir donc où la maman Amsel née Tuchowski évoquait les circonstances de la mort de son fils aîné, un petit ashkénaze invité lui aussi, Mauritius, l'interrompit tout à trac pour demander si ce délicieux bracelet de corail qu'elle portait venait bien « de chez Budma, ulice Karlova ». Une telle abjection manqua me faire vomir ou frapper (ce mufle a récemment rejoint sa fiancée à Monterrey (Nuevo León). Le père de Benoît, le cuisinier, s'était fait rouler le ventre sur son fauteuil, où il gisait lucide depuis son accident vasculocérébral.

    Nous l'avons vu décliner, depuis l'instant tragi-comique où Monsieur renversa son verre de vin sur sa poitrine (il en fut navré, non à proportion du dommage causé, mais eu égard à sa propre déchéance ressentie) puis lorsque je l'eus accompagné, pas à pas, claudiquant dans la rue, jusqu'à la Trattoria Bretonne [sic], enfin et troisièmement lors de mes visites à l'asile, rebaptisé « Foyer des Anciens ». Monsieur comprend ce que je dis, dans nos deux langues, mais l'allemand l'éloigne de moi. Je ne cache pas qu'il s'agit d'une petite vanité, qui attire l'attention du petit personnel d'hôpital. Monsieur émettait naguère encore une amorce de rire étouffé quand je lui imposais, unilatéralement, une de mes histoires lubriques.

    Il répondait volontiers aux questions simples par "oui" ou "non", faiblement articulés après rassemblement de ses forces. Il portait l'index à son front, comme sous un calot, ce qui signifiait "Je te reconnais camarade, je te donne le bonjour". Nous nous trouvions tous deux au sein de ces vieux fous tous affalés, délavés, déjetés de çà de là, inconscients plus qu'à demi sur leurs fauteuils ergonomiques. Tordus comme autant de Communards anonymes photographiés dans leurs cercueils ouverts. Un jour Maurice, le petit Sépharade, jaillit dans ce salon de plain-pied. Il engueula tout le personnel, vociférant des insanités, comme mouroir, morgue et scandale, au comble de la panique.

    A l'idée d'être un jour lui aussi vrillé, tordu, sanglé par la taille et nourri à la sonde. Jean-Benoît le musicien lui fit parvenir une missive aux termes les plus dignes et les plus acérés. Je vous méprise écrivait-il. A ma visite suivante, j'ai fait savoir dès le bureau d'accueil que non, je n'avais rien en commun avec ce méprisable avorton. Parfois Pascaline, ancienne hôtesse du vieil homme, Marcellin, père de Jean-Benoît, obtient de partager le déjeuner des pensionnaires. Ils mangent face à face sur deux plateaux. Marcellin la reconnaît. Pour ma part, je ne me sens identifié par le vieil homme qu'à mon départ, où ses yeux me fixent soudain avec détresse. La dernière fois, son œil est resté fixé sur le programme animalier de la télé. Il ne marqua ni joie ni mécontentement de ma visite. L'emploi du Valserdeutsch sans doute ?

    Le personnel m'assura cependant qu'il se trouvait fort bien de ma venue, et qu'il s'améliorerait sensiblement, peut-être grâce à moi, pour la semaine.

     

    LES ENFANTS DE BENOÎT

     

    Je ne connais de ses enfants que Marie-Fraternité. Sa voix menue, blanche, immature, trahit une virginité survivant à la corporelle. De petits seins au taille-crayon, les yeux égarés. Elle se fait tringler par un nègre et je l'envie. La seule fois où je l'ai vraiment vue, elle se montra intimidée, admiratrice, debout à côté de son Jean-Benoît son père qui ne s'entretenait que de lui, et de sa musique ; le soir même, elle engendrait Élie le Haïtien. Elle loge à présent dans ce boyau où je voyais son père, autrefois, impasse Alacoque. Il aurait aimé que je la visite. Aurait-il compté sur moi pour devenir parrain de son petit-fils ?

    Je ne saurais transmettre à cet enfant la foi chrétienne qui me manque. L'imposture serait flagrante ; malgré certains théologiens, le Néant n'est pas une preuve de l'existence de Dieu, moins encore de celle de Jésus. Et pas du tout celle de la survie : "Ils ne se rendent même pas compte qu'ils sont morts" : parole ignoble et combien profonde après l'attentat. À moins, chose horrible, qu'il n'existe ces 20 secondes suivant l'arrêt du cœur, supposent certains, où l'on prendrait conscience de sa propre mort, comme enterré vif dans son corps.

    X

    Il fut un temps où Marie-Fraternité et son amant noir eussent rejoint Jean-Benoît dans son antre rue Fillaut, où il succédait à son père. Mais Jean-Benoît ne composait que dans le silence absolu, au sein de sa Plâtrerie personnelle : un nourrisson dans la force de l'âge eût tout pulvérisé (j'ai besoin de sérénité). Le jeune couple aménagea plutôt l'ancien bouge, en haute ville, où croupissait jadis Benoît. Nemrod, nouveau père, ensemença des plates-bandes afin qu'ils se nourrissent tous les trois et Marie-Fraternité assainit l'espace à l'atomiseur et le pavé à l'eau de Javel. Nous la visiterons ensemble dit Benoît, qui pensait déceler chez sa fille une grande admiration pour ma personne, et ne prononçait mon nom disait-il qu'avec une révérence proche de l'extase.

    Je me préparais donc à soutenir le rôle tutélaire de l'ami lointain, mais il n'en parla plus : la jeune mère ne manquait plus d'objets de dévotions… Ainsi avorta ma mission de Mentor, prononcé « min » et non pas « man », qui ressemble à menteur. Benoît désormais chez lui en ville basse ne daigne rien ranger, ni nettoyer. Ses toilettes sont devenues immondicielles. J'y ai flairé des horreurs, pissant parmi les moucherons, qui montaient ponctuer l'entrée de mes narine. Il est à craindre qu'un beau jour ne débarque ici, ou chez moi, une escouade de l'Assistance Publique, qui nous embarquerait tous deux pour « mise en danger sanitaire de soi-même et d'autrui ». À Pascaline lui faisant observer, avec une délicatesse de précision suisse, l'éventuelle nécessité d'une remise aux normes hygiénique par le recours aux services d'une technicienne de surface appointée, il répondit non sans fermeté que la question « n'[était] pas à l'ordre du jour ». Elle se le tint pour dit et n'y revint plus.

    X

     

    Jean-Benoît au clavier bite ses arpèges brisés, gammes et renversements. Il ne faisait pas cela dans ses toutes premières compositions, dont on en vient à regretter les tâtonnements, maladroits mais vivaces. Dix ans plus tard, l'auditeur en est encore à espérer la mesure, la note sortant du rang, la fissure où passerait l'air : en vain. De subtils écarts suffiraient dans un premier temps : l'auteur les reprend, les corrige, persuadé qu'il est de son devoir de composer dans la conformité « aux lois de l'harmonie naturelle et du contrepoint ». Nous continuerons donc à sommeiller en l'écoutant. Dernièrement, il a réaccordé son épinette, accentuant les graves : il en est résulté un déroulé plus profond, plus touchant.

    Son prochain disque est toujours le meilleur, « tout à fait nouveau ». Je tends alors l'oreille, à l'affût de la moindre variante. Mon obstination a porté ses fruits : nous décelons à présent d'infimes variations, comme dans les motets renaissance. Toute œuvre n'est-elle pas éternelle, du fait même d'avoir été portée puis mise au monde, car la matière en est inépuisable. « C'est matière de Dieu » dit Jean-Benoît, qui verse dans l'Ecclésiaste et se console de peu. Quant à Nemrod, compagnon de vie de Marie-Fraternité, il admire la musique de son « beau-père de main gauche ». Mystères que ces familles dominicales, têtes encloses à distances inégales du sol des trottoirs. Nemrod, de Calcutta, refuse de sacrifier ses dreadlocks à l'obtention d'un emploi. Nous comprenons l'employeur, nous comprenons aussi le chômeur.

    L'arrivée d'un l'enfant a changé tout cela. Nemrod, occidental désormais, jardine. Adam aux portes du Paradis. Nemrod profondément chrétien, éduqué chez les Frères Pèlerins. Si je les visitais à présent seul, tous les trois, le père, la mère et l'enfant, nous dirions à peu près : « Puis-je présenter mes respects à [votre compagne] ? (nous penchant vers la mère et Jacobi son fils) ». Partout l'ancien appartement tout en longueur étirerait son ordre et sa propreté. « Putain j’ai faim » s’exclamerait Jakobi.

    Nous dirions je suis souvent venu ici pour écouter Benoît, votre père qui êtes aux cieux. Nous parlerions du vieux piano parti en ville basse parfumé d'encens. Puis nous serions repartis sans excéder dix minutes. Marie-Fraternité ressemblerait à ma propre fille qui ne joue aucun rôle ici. Cependant Benoît classe toutes ses œuvres par opus, comme s’il était Alcan ou Gérard, preuve qu’il ne suffit pas de vivre en grand compositeur pour en être un. Cette révélation est accablante. Pas de progression. Avec de lourdes chutes sur le dos. Une Méthode rose surdimensionnée inlassablement recomposée. Le clavecin bien tempéré moins Bach. Benoît mourrait de douleur s'il savait. Qu’est-il devenu. Douleur et colère. Embaumé dans son vivant. Demeurer ce petit garçon sage entre les bras de sa maman, qui lui tourne les pages au-dessus des épaules. Ne feins pas l'amitié. Ne révèle rien. Il en mourrait. Tu ne saurais jamais si ta greffe a bien pris, greffe d.’amitié Il te dirait tu pues au sortir de sa messe à l’orgue, au pied du buffet, sans que tu puisses un jour démêler ce mystère.

    Ne pas éclairer l'incurable. Bien préciser, en s'émerveillant ! que la tumeur est bénigne. Votre cancer est guéri. Vous repartirez chez-vous. Un mort de moins pour les statistiques. Et soignez bien votre diabète. Toute l'équipe médicale autour du lit blanc. On ne meurt plus du cancer, mais des suites du cancer. L'avocat du Luron menace en éructant quiconque parlera de sida : il le poursuivre en justice. On ne meurt plus de cela, mais des suites d'une longue... Les médecins ont raison : de simples infections, de sages métastases. Altzheimer, folie douce, autant de stations à quoi bon le tourmenter ?

    Honnêteté, libre-arbitre, puissance ? Dépistages et tuyaux ? quelques belles années devant vous, qu'entendez-vous par là Docteur ? ...Une ponction ? Jamais ! tant que je vivrai. vous plaisantez ? - ce n'est pas la ponction qui révèle le cancer, il était déjà là, mais je me méfie des cellules dormantes. Si peu qu'on y touche, ne fût-ce qu'un millimètre cube, vous aurez désassoupi la chair tumeur qui s'étire en bâillant. Suivront des galops à n'en plus finir, dialyses, chimio qui ne laissent que la force de se couvrir de chiasse. Regarde-moi : vivant, bien portant, bien que mal, sans menace, tâtant jusqu’au petit jour comme la chèvre. Les blouses blanches parlent de nous pcipiter dans la fosse aux angoisses, attaché au piquet de la mort.

    Crever plutôt sous les regards que sous les microscopes de la toubibaille. L'infirmière : «...ce sont les mucosités qui encombrent la respiration » - vous donnez là, mademoiselle, la définition clinique du râle »  je me penche vers elle et la prends par la taille oui dans un souffle et mon bras déjà retombé - tenir le rôle, du spectateur, juste avant l'enculage et la crucifixion. Pousser à fond le jeu cependant, excéder la démonstration, s'abandonner au maniérisme – tenez, Pascaline : un phrasé surjoué, sincère jusqu’à la douleur. Le trop de jeu est à la vérité ce que la boulimie est à l'anorexie. Cancer, sida, névrose, génie figuré : nous mourrons tous en chantier.

     

    Dzeu

    Je connais peu. Qualifié de hautement facultatif. Se défie, se rétracte aux moindres allusions de ressemblance, de différence : de comparaison. Dzeu est lumineux, Jean-Benoît, obscur : chute d'outil depuis l'échafaudage, matière grise sur l'oreille (Cyrano, Scapin : reçoivent chacun sur la tempe une boucharde, le premier en meurt). Dzeu prend chaque mois du Xéplion (50 à 100mg) à libération prolongée. Si Nian ne choisit jamais ses amants que chez eux : plus gourds, plus prolongés en érection (les femmes ont de la chance : quand on a ça, le sexe féminin entre les jambes, on retombe toujours sur ses pieds, toujours quelqu'un s'intéresse à vous, même en mauvaise part ; l'homme, lui, dans ses chiottes, peut toujours s'astiquer).

    Artistiquement, Benoît ne vaut rien ; ses progrès sont infimes, et risquent fort de se voir à ce rythme bousculés, bouffés par la mort. Dzeu, plus âgé, vaut plus, et touche mon cœur. Jean-Benoît, raffiné sous son pachyderme, pressent parfaitement les réserves qu'on lui doit. Mais aux suggestions d'orchestration il réplique, à juste titre, qu'il n'a pas besoin jusqu'ici de varier ses effets ni sa composition. Ce qu'il compose (« il n'y a que toi pour comprendre ma musique ») s'apparente non seulement à une thérapie, mais aux cercles obstinément charbonnés par les médiums, aboutissant à des formes plus ou moins faciales. Thérapie, mais aussi recherche (inlassablement rappelée dans ses avertissements) d'une lumière, d'un cristal ininterrompu d’interminables cascades (luminoso, in cascate).

    Ses pages non pas baignées mais obstruées de soleil. L'auditeur étouffe. Peu à peu il se dépêtre de toute cette joaillerie; d'une visite à l'autre il cisèle ses laconiques commentaires, mais à la longue, il parvient à pressentir, lui aussi, des nuances. Et cela ne viendrait que de la répétition ? à quoi pourrions-nous croire ? Il lui avait semblé déceler, parmi ce farfouillis de clichés sonores, une sorte de déblaiement progressif, une faune à peu près dégagée des épines. Assurément nous avons cessé de reconnaître l'art. Nous en avons perdu trace . Mais la démarche compositrice de Jean-Benoît, à travers ses volumes théoriciens, se fraye parfois la voie vers des failles, une valorisation encore indécise.

    Seule la Science ou Dieu connaissent le déclic, ce point ante quo, ce point post quem (avant, après lequel) commence la musique, il est aussi absurde d'accélérer que d'interrompre.

     

     

    Bélinda CHANTEUSE IVRE

    Il la mène à la baguette. La gourmande, la rabroue : Tu ne vois pas que tu déranges? (nous étions lui et moi en plein office d’écoute, lui en interprète, moi somnolant dignement sur mon coinçard petit fauteuil d'osier, polissant sous mes paupières ma brève d'appréciation). La couperose de Belinda confirmait son léger tanin de fûtaille. Elle nous chante La vie en rose et autres complaintes pour vieux - Esgourdez rien qu'un instant
    La goualante du pauvre Jean
    Que les femmes n'aimaient pas - “
    quand reverrons-nous Bélinda – Benoît m'interrompt : "Kohnliliom, ne marche pas sur mes brisées" - sa douceur dans mes bras me plaisait à imaginer - quel plaisir peut-on prendre avec les femmes ? encore moins leur donner ? Leur seule nudité me fausse les réflexes et je ne sais trouver ni le tempo ni l'ouverture ; si l'on n'a pas baissé la tête aux premières reprises, il reste à les laisser s'agiter, palpiter de leurs lèvres autour du cylindre et crier sans y rien comprendre moi-même. Quelle revanche d'avoir tout loisir

    « De compter à son tour les poutres du plafond ».

    Sans toute cette propagande, jamais nous n'irions nous remettre au sexe opposé. Jamais je n'ai vue Bélinda ivre. Parfois titubante, éraillée dans les hautes. Benoît se mettrait à boire, la catastrophe vivrait à leurs trousses. Il en mourrait, le pauvre, ou reprendrait le chemin des maisons de Chaource. Nous aurions vu dans nos miroirs les hauts oiseaux sauvages dérivant dans l'éthanol. Bélinda aurait la voix grave et tremblante. Il n'y a pas de sexe, juste la ronde-bosse sans fissure. Il ne me tarde pas de la revoir. « Peut-on vivre sans vie sexuelle » demande-t-il, à mon épouse dans le petit jardin bordé de tôles. Peut-être répondait-elle, et les fumées de leurs deux clopes s'enlaçaient. « Mercredi je reçois Belinda. - Je préfère vous laisser travailler. »

    Il ne l’invite plus. Il ne m’invite plus. Il compose moins, beaucoup moins.Il trouve la paix des groupes paroissiaux.

     

    SES INTERPRÉTATIONS D'AUTRUI (à rédiger)

    J’ignore ce qu’elles donneraient entre les mâchoires sans respect des critiques. Ils critiquent les notes qui vont par deux, comme des petits moutons, alors que cet artifice m’enchante. Elles sont souvent plus lentes, plus irrégulières, mais c’est une belle lutte. Je ne dois pas cesser de voir le praticien en blouse blanche, avec sa seringue. Il n’y a pas loin jusqu’à la folie. Je tenais ma fille par la main sur les rochers, côté abîme. Il sème les rochers, sur le sentier ardu du Petit Poucet.

     

     

     

     

    RETOUR AUX SOURCES BÉNÉDICTES

    Remarquables. Interminables dégoulinades et débagoulages, clausules pétrifiées, abus de la pédale brouilleuse d'harmoniques. Abus du rubato, masquant mal de réelles hésitations. Prestidigitateurs et voleurs à la tire sentent leurs doigts peu à peu s'engourdir et grossir en perdant toute efficacité. Comment se fait-il que tant de pianistes s'affûtent avec l'âge et se renforcent, au point de ne plus savoir s'arrêter ? Benoît recommence autant de fois que nécessaire les mesures fautives, voire du début. Depuis que nous nous connaissons, il ne le fait plus.

     

    MUSIQUE RÉPÉTITIVE

    Partitions très courtes, titres infantiles (Les couplets de tonton) – inépuisables relents de Méthode rose. Jamais de silences, ne fût-ce qu’un demi-soupir. Recopie, numérote avec minutie chacun de ses albums, chacune de ses partitions. Je suis ou fais semblant sur partition. Plus facilement sur la main gauche, qui prend rarement le thème. Les arpèges vont enjambant les portées. Benoît me corrige en me touchant l'épaule ou le coude. Il s'écoute composer. Je m'écoute parler, je me lis écrivant. Tous emportés dans le même flot, empoté dans la même compote et pâte. Je fais croire que nus nous désirons. Katy protège-moi. Arielle sauve-moi. Tirez-moi de ce puits en forme de cul.

    Car on ne jouit bien que par le cul (Sylviane).

     

    REPRISE DES BÉNÉDICTINES

    Depuis peu Benoît s'est fait bombarder aux orgues. Bombarde de 32, Nancy 1814. Il alterne avec un petit Noir tout gras. Je suis allé à Ste-Marthe la dernière fois. Pourquoi m'a-t-il affirmé, descendu de ses orgues, que je pue ? Pourquoi « n'ose »-t-il pas me confier quelque chose » ? Pas amoureux, au moins ? ...de moi ? j'aime allumer, hommes et femmes, pourvu que je me dérobe. Je réponds : Écris-le moi. Il ne répond pas. Il m'aime, ou il me déteste. Ou bien s'est-il froissé de mon insensibilité ? j'ai trop tâté des trames dramatiques pour en retâter. « Il me prend pour un pédé. C'est insupportable ». Mais il est pédé. Je suis pédé.

    Comme toutes les femmes. Et Jésus, le fruit de vos entrailles…

    Je pue parce qu'il a deviné, toujours senti ou pressenti ma duplicité. Marie-Pascaline me murmure de sa voix suisse autrement dit me hurle à l'oreille Occupe-toi de Jean-Benoît qui est bien malheureux. Je le vois chez lui, l'embaume, le courtise des deux mains, m'endors sur ses mélodies de boîte à musique et lorsqu'il est enfin lâché, après quinze ou vingt ans de soins, retrouve à l‘extérieur un milieu pieux, ecclésiastique et d'onctueux, mais sans intégrisme. Il ne me voit plus, ou plus rarement. Je sais qu'il déchiffre et décortique tous mes enthousiasmes les plus forcés. Il me méprise ? J'aurai accompli ma mission : le sauver. À présent qu'il évolue loin de moi, planète détachée de mon système, je me replie à reculons dans mon antre de psy : mission accomplie, voire à vêpres

    Je m'écoute écrire, m'écoute penser. Enfin je tiens mon apogée, sinon elle-même du moins le chemin d'y monter. Mes retards sont considérables. Que mille ans nos soient accordés, tant j'ai de stupeur à contempler mon humanité. Béni soit la toile qui gomme nos variantes. J'avais mis bite au lieu d'humanité. Signez, signez vos écrits ; vous n'ajouterez qu'un mot de plus à vos insanités. Signon, signons… Notez soigneusement tout ce que je dirai. Car ce n'est pas moi qui parle par ma bouche. Je ne suis qu'un orifice.

    SES COMMENTAIRES

    Je les conserve tout séchés dans un carton à chaussures. Il se chevauchent en désordre et ne seront jamais relus. Ils ne seront jetés qu'après sa mort. S'il revenait ici, et qu'il emande où sont ses commentaires, je dois pouvoir lui indiquer leur emplacement très précieux. Il est venu voici des années. Notre repas fut interrompu par l'hospitalisation subite d'Arielle ; ce n'était rien d'autre qu'un évanouissement de chaleur. Au singulier. Jean-Benoît se prend assurément pour un grand : "Vous pourriez croire que c'est de Beethoven ; eh bien non, c'est de moi !" Mot d'enfant. Un tout petit sexe à la Origène. Mais père de cinq enfants, de trois femmes. Benoît m'initie à la tierce picarde, à la basse d'Alberti, mais d'autres notions me résistent.

    Mes disques sont gratuits. Cinq euros pour les autres. Passés à 10. Le sommeil rôde, cherchant qui dévorer...

     

    MES DIFFUSIONS

    Les compositions de Benoît, à l'antenne, rebutent l'auditeur, surtout les commentaires de Jean-Benoît, empâtés, lents et emphatiques. Ces quatre ou cinq minutes préparatoires fonctionnent selon moi comme un pédiluve d'avant bassins de nage, un de ces préludes très calmes "pour purifier l'oreille en début de concert monde" (Duchâble ?). Benoît fait précéder chacune de ses compositions, trop brève, d'une multitude d'observations solfégeantes que plus un profane n'est en mesure de comprendre. S'y ajoute la date de ses compositions, jusqu'au jour de semaine, avec ses circonstances, le temps liturgique qu'il fait, avec des soins précieux d'exégète . Nous sommes tous le Benoît de quelqu'un. C'en est à frissonner.

    Il joue ; en vérité, nous jouons. La vie… (...n'est qu'un songe). Certains n'auront accaparé que le réel. Il auront joué. D'aucuns n'auront que joué, sans accrocher du réel qu'une petite bourre vol au vent. Ceux-là n'auront que joué à jouer. Jean-Benoit aura vu sa folie en face, il absorbe du Xéraphon mois par mois. J'aurai peut-être vu le fou face à face dans mon enfance, et n'ai plus jamais voulu le revoir. Ce que c'est tut de même de se vivre comme une célébrité. O'Letermsen jadis me présentait comme un génie, afin d'en avoir hanté ne fût-ce qu'un seul, et d'en devenir un par contamination : "Je te donne dit-il cinq ans pour avoir le Goncourt" (ils peuvent toujours venir me chercher, avec leur Goncourt ! s'exclamait un quinquagénaire trapu, représenté de nuit au bas de sa tour de banlieue ; derrière lui montaient les étagères, minutieusement soignées, la tanière domestiquée de l'intello perdu dans la jungle.

    J'écoute religieusement Benoît, sur un étroit fauteuil d'osier vert, coincé sur le petit côté du piano droit. Le son s'écrase et s'amatit dans la longue pièce en corridor, comme chez la Comtesse de Borgnes, organisatrice de récitals privés. Parfois ma tête vacille, car souvent j'arrive en fin de journée de travail (ils m'ont préposé à la correction des textes). Ou bien je scrute ses partitions, à l'affût des moindres variations, scrupuleusement précisées dans son commentaire : "Préviens-moi", lui dis-je, "car je serais bien incapable de la repérer". Après audition, j'étale la vaseline. La moindre restriction provoquerait des ravages. Se rappeler ce concours de poésie, au Bar du Congolais Barrière de B., où le jury, dûment chapitré, accordait son Prix Spécial à telle pensionnaire demi-dingue auteur de sottises rimées, par crainte de la précipiter dans le désespoir.

    Elle accueillait sa récompense avec la gravité modeste d'une grande artiste. « Toi, me dit Benoît, tu sais écouter ». Je m'extasie donc avec diplomatie. Je m'extasie modérément. Et c'est pour cela que je pue. Les minces suggestions que je lui distille ne bénéficient d'aucune attention de sa part. Cependant, son quasi feu père lui en avait touché quelques vérités, mises sur le compte de la colère : « Crois-tu que mon père pensait vraiment e qu'il disait ? » Ô combien, Benoît, ô combien. Mais je m'empressais de le tromper. Combien j'apprécierais pourtant ne fût-ce que le moindre ralentissement, la moindre pause, ne fût-ce qu'un soupir ? Des deux mains à la fois s'entend, au lieu de ces chevauchements de portées en inexorables gammes, montantes ou descendantes.

    Il a noté cependant mon amour de la tierce picarde (forcément majeure) et du décalage propre au clavecin, que je ne manque jamais de lui faire observer. Mieux vaut en effet manifester mes rares occasions de contentements, pour qu'il les multiplie, plutôt que mes réserves : il est permis de penser que Benoît ainsi, progressivement, infinitésimalement, modifiera, supprimera peut-être ses indécrottables tics. À cet égard, ses premières compositions montrent plus de liberté.

    La dernière visite fut brève : en tout et pour tout 43mn, parce que j'avais manqué deux messes de suite : deux du samedi, et le dimanche de Noël. J'avais prévenu pourtant : « Le dimanche matin, qui pourrait garantir mon état d'alcoolisme ? » Il me joua ses magnifiques sonneries en jeu de trompette, relevant que jamais il n'avait joué en si nombreuse assemblée, et que les voûtes de St-Nicolas résonnaient bien plus grandiosement que les plafonds de la rococo Ste-Geneviève, à plus forte raison chez lui, où la perpendicularité des parois rendait impossible toute réverbération harmonique. « Voilà », répétait-il, « voilà », en me poussant peu à peu vers la porte. Il est d'ailleurs agréable, socialement parlant, d'avoir affaire à un lourdaud comme soi, qui marque franchement la fin de la visite.

    Souvent, dans son ancien antre en longueur et crasseux, je pisse avant de partir, afin de marquer mon territoire. Afin de lui toucher la main après avoir rentré mon sexe. Mon émission radiophonique après tout, où je diffuse, en ouverture, ses gloussements pianistiques, témoigne aussi d'une grande vanité, et d'un amateurisme inguérissable dans ses commentaires, malgré mon grand art de tourner les plus gros cafouillages techniques en rigolades. En ce sens, Benoît m'instruit : nous aurons offert, tous deux, ce que nous pouvions de plus précieux, nos plus beaux présents, à notre petite société. Or, nul ne peut prévoir la bonne réception de ses cadeaux. Ainsi le temps moyen d'arrêt sur mon texte de blog avoisine-t-il la seconde et demie ; et 135 consultations journalières sur 140 proviennent de robots. Je m'astreins donc à diffuser du Benoît, tout Benoît, pour apporter ma pierre, « car tu es responsable à jamais de celui que tu as apprivoisé ». Les renvois d'ascenseur attendront. "Tu ne feindras pas l'amitié". Je l'ai feinte, mais j'ai tout le temps feint. Ou faim. Il semble d'ailleurs que tout le monde sache, au fond de lui, son irrémédiable et commune solitude, même si tous s'en défendent et l'ensevelissent.

    Depuis peu Jean-Benoît manque d'argent. Il reste allongé pour ne pas manger. Il ressort juste après moi, pour acheter du pain et du tabac. Sa tutrice est une « vieille gouinasse » (c'est de lui) qui lui retient tant et plus de sa pension. Bientôt cela se règlera par voie de justice… Je lui achète un gros volume d'architecture égyptienne : hélas, ce ne sont que des mesures bien sèches, en noir et blanc, juste bonnes aux intérêts d'un technicien. Je le lui rendrai, qu'il garde l'argent.

     

    LA RECONSTRUCTION PAR LA MUSIQUE

    Benoît conserve une grande priorité, une grande énergie au solfège, reçu premier à 16 ans au concours du Conservatoire, tandis qu'il m'assomme de septièmes de dominante et autres cadences plagales. Benoît maîtrise donc à pleins poumons sa théorie. Il éprouve l'impérieuse nécessité de récrire et recomposer à son propre usage, mesure après mesure, et pour soi-même, un corpus intégral de musique romantique, sans en omettre le moindre millimètre de cordon ombilical : de la 32e sonate de Beethoven à La cathédrale engloutie. Toutes les règles sont appliquées à la lettre, quand le romantisme dit-on les bouscule. Benoît traite la liberté comme un dogme, corsète les élans du caribous).

    Je nous sens atteints du même syndrome que les nuls en maths : sans cesse il leur faut remonter à l'origine de la chaîne ininterrompue de tous les théorèmes, afin de s'assurer que nulle part la chaîne des déductions ne s'interrompt. Si toutes les règles seront respectées, c'est afin que ce soient les règles. Que nulle fissure ne les conteste : les étais sont taillés d'un seul bloc. La Méthode Rose page à page, première et seconde années, de l'enfant sage près de sa mère. C'étaient les meilleurs moments de ma vie. Benoît n'aime pas être comparé à Schumann, que sa mère Johanna contraignit à s'inscrire en Droit, et qui finit ses jours à l'asile d'Endenich. Un merle parfois venait parfois frapper à sa vitre. Il lui parlait, comme un enfant.

     

    HOMOSEXUALITE LATENTE OU LA TANTE

    « C'est intolérable, il me prend pour un pédé » "Prendre pour" ? mais il l'était. Malgré ses cinq enfants. Je me flatte de m'y connaître, infailliblement. N'est-ce pas lui qui montra le plus profond trouble quand je lui parlai (par désœuvrement) de mes tardives amours ? de quelles précautionneuses vocalises flûtistiques n'a-t-il pas ornementé sa voix pour me demander, mine de rien ! si c'était un homme. Il était amoureux de moi. J'ai toujours trouvé réconfortant d'être aimé par des hommes : à condition de pouvoir refuser. Une femme ne refuse pas... qu'on l'aime. Son refus s'inscrit toujours plus bas dans l'échelle : niveau cul. Pour se faire aimer d'elle, il faut lui parler d'elle. Dans son ivresse d'être enfin appréciée, elle se donne à vous, dans l'idée qu'elle s'imagine d'elle. Ma dernière visite comportait une part d'enthousiasme : nous comparions du Chopin, Samson François et Maria-João Pirès, sans omettre Benoît lui-même.

    « Si je m'écoutais, disais-je, nous resterions là toute la nuit. - Je ne voudrais pas, dit-il en souriant, que ta femme en prenne ombrage » - pour écouter de la musique, grand sot, de la musique et non ton cul. Les mains de Maria-João voletaient avec une légèreté si flamme que François, ou Sviatoslav, en prenaient du plomb et de la mesure...

     

     

    MA RÉPUGNANCE

    Benoît m'écrit un certain jour qu'il aimerait me dire quelque chose, sans oser le faire. La violence peut se manifester dans le désespoir d'une déclaration d'amour et de haine. Aux tout débuts de notre amitié forgée, il me proposait de nous faire un bisou sur la joue. L'homme est pourtant très rêche de peau. Ensuite il vous propose un blouson à 10€, pour 120 ou 50, après rabais consenti ; mais la tractation s'était faite chez moi ; Arielle, allongée derrière la porte entrouverte, écoute tout. Le représentant maladroit se fait virer. Benoît me proposait aussi de visionner, côte à côte, ensemble, des films pornographiques. L'idée que nous pourrions nous tripoter côte à côte, ou à mains croisées, en se roulant des pelles, me révulse : trop gros l'ami - trop niais, trop con ?

    De même le fils P., à dix ans : trop gras, trop gâté (il faut découvrir, en soi, ce que l'on a de plus répugnant ; car trouver le salut implique de pardonner les graves imperfections d'autrui : chacun vaut le pesant de crachats de l'autre). Dans la vie, j'écris essentiellement des conneries. Je crains profondément désormais tout acte sexuel : comment peut-on se montrer à la hauteur du désir d'une femme, de ce qu'elle se sent en droit d'exiger ? "ça n'te vient pas à l'idée que j'peux aussi avoir des b'soins ?" glapissait une actrice (repoussante, mais infiniment préférable aux répugnantes restriction de Mme G. sur papier parfumé : « Rendez-vous compte » écrivit-elle « qu'à soixante-dix ans, il a encore besoin de ça" – comme on a envie de chier, de faire ses b'zoins).

    Le sexe pour les femmes passe volontiers du répugnant à l'obligatoire. Notre épouse Arielle et Benoît partent souvent fumer dans le jardin clos de Pascaline. « Peut-on vivre sans vie sexuelle ? » demandait Benoît ; inondé de Dunhill for Men, haleine rectifiées aux pastilles de menthe. Ma femme dévidait les lieux communs ; on se passe très bien de bite chez les dames. Comment puis-je désirer ce vaste abdomen masculin mastoc, sous la ceinture par d'ignobles chemises à carreaux de gentleman-farmer, dont le ventre dégouline comme un goitre ? La main de Benoît effleure mon épaule tandis que je déchiffre, assis, ses partitions. Je le dis à Djanem qui s'indigne à bon marché, et à tort (c'est un réservoir d'indignations) de mes « innombrables » conquêtes des deux sexes (photographie du Noir de trois-quart à braguette ouverte, sexe en tissu très doux ; nombre incalculable de femelles branlées devant cette image  - pas tout à fait un homme – abjection des racismes.

     

    ÉPILOGUE ET PÉRIPÉTIES

    Benoït me convie à Dieu sait quel entretien entremêlé de prières confuses, égise St-Joseph, où des chrétiens de catacombes s'entretiennent la nuit tombée de vieilles choses : aide aux déshérités de Port-au-Prince, bonnes œuvres, amour et poussière. Vidéos, conférences et débats. Benoît du haut de la tribune farcirait de traits d''orgue ce sandwich de piété (BWV 630, Haendel 437 usw.) et dispersion joviale sur fond d'improvisation – je suis arrivé juste en retard, précisément au dernier point d'orgue dont les derniers échos frôlaient les voûtes, tandis que les premiers cafards descendaient le perron extérieur, tête basse afin de ne pas trébucher. J'ai remarqué deux couples d'Asiatiques.

    Benoît redescendu sur terre s'avance vers ses amis. "Ne t'avais-je pas dit" (juste sous leur nez) "vingt heures précises ?" Or je n'étais sorti qu'à neuf heures, m'étant perdu parmi les raccourcis nocturnes : angles rentrants, rues fourchues. Descendu de voiture en plein froid, plan illisible sous les réverbères. Mon premier passant est un Espagnol résolument monolingue, incapable de dire "à droite" ou "gauche" autrement que par gestes. Mon second est anglo-saxon, haleine aux mauvais vins c'est très loin, paw-là, one kilometer. Beau raccourci. Je longe les murs, reviens sur mes pas, sans plus me presser. Lorsque je suis entré à St-Niklaus, je fus saisi par le berceau de voûte orné de motifs picturaux, tandis que les arceaux se succédaient, tous coupés à la corde par de minces barres de fer rouillé. Mes regards s'abaissèrent sur ce groupe feutré de bigots et gotes.

    Je me suis présenté sous mon vrai nom, j'ai serré sa main molle à Benoît qui répétait « C'est fini ». J'étais gelé. Ses interlocuteurs se sont éloignés, et je suis resté seul avec lui, m'informant sur ses jeux : « 8-4-2, 2-2, rien que de très classique". Je n'y connais rien. Il se refond à la dizaine de fidèles qui l'accompagnaient. Il n'était plus coupé de tout contact humain. Il faisait le charme d'une compagnie, confiant peut-être que je diffusais ses œuvres à l'antenne. Il ne m'avait pas écouté ce soir-là, sollicité par ou noyé dans ses répétitions. Il priait son Dieu. Plus tard, il me rejoignit sur une place sous le réverbère où je m'étais perdu plan en main tu ne peux pas m'aider lui dis-je, il me quitta pour son chez-soi, de son pas corpulent.

    Je ne suis pas responsable de lui. La pitié ne doit pas me guider. Ma mission n'est que d'observer, d'imaginer sa gloire de compositeur pour ne pas perdre mon temps, alors que, n'est-ce pas, "c'est le temps qui nous perd". Heureux d'avoir appris cela, sans plus me croire obligé de combler à moi seul notre vide ou nos vies intérieures à tous deux. Je ne suis plus tenu de remorquer l'épave, qui se fait repousser un moteur et des voiles. Passer à côté de Dieu, de ce Dieu-là, est le plus sûr moyen de manquer Benoît.

     

    PÈRE ET MÈRE

    Son père me plaisait. Il est mort gâteux, du moins, ce que l'on appelle ainsi : synapses fonctionnant, mais en circuit fermé. Plus aucune activité cérébrale. Disent-ils. L'église était grande et chauffée, Du XVe siècle. Le cercueil en soute de berline funéraire, comme un honteux fardeau. Le dernier coffre du migrant sera sa propre peau. Un tout petit cercueil. Bien plat du ventre, comme un jeunâtre, lui qui fourchettait à mort. Renversant ses derniers verres sur son plastron tout en se jacassant des excuses. Son dernier trajet avec moi qui le soulevais, sur le trottoir, jusqu'au coin de rue de la pizzeria « Pippi». Pendant les funérailles Jean-Benoît resplendissait, tout à son rôle de « fils-du-défunt ».

    C'était à lui de recevoir, il accueillait tout le monde. Sa fille, sur l'autre rang, faisait de même. Ce que c'est tout de même que d'être aimé. Les vivants ne s'en rendent pas compte : on ne cesse d'être un pantin, une ombre, que du jour où l'on meurt. On acquiert alors une totalité, une présence, une épaisseur, que les singes vivants n'approchent pas (« du fond de nos cerveaux, Pygmalions funéraires, nous polissons sans cesse les statues des morts »). Je ne sais pas pourquoi j'écris. Je n'ai jamais compris à quoi servait d'écrire. Un jour je prendrai ma sieste, et, comme dans le roman, je n' « éprouverai pas la nécessité de (me) réveiller ». Peut-être devrais-je rédiger mes « recommandations d'obsèques ».

    J'ai reconnu pendant l'enterrement la fille à ses petits yeux ronds. « Vous êtes… ? - Oui je vous ai reconnu. Quel bel enfant vous avez là », etc. On ne l'a pas entendu de tout l'office. Il avait l'air stupide et décidé. Comme un bébé de 9 mois, aussi éloigné de sa naissance que de sa conception.

     

    LA RÉSURRECTION DU XIXe SIÈCLE

    Il a donc existé toute une foule d'écrivains, chanteurs, compositeurs-interprètes, que leur ascension de l'Olympe conduits dans la peine. Tous les ans des dizaines de milliers d'écrivains se présentent au Prix Nobel. Plusieurs dizaines de milliers. D'autres jouent du violon sur leur siège avant faute d'argent pour le loyer. Je pense à ce premier du concours international de violon, arrivé en retard sur son aéroport. Le deuxième, lui, était à l'heure. On le prit pour le premier. Tapis rouge, délégation soviétique. Il s'est bien gardé de détromper quiconque. Le premier, fragile, mourut jeune. Maudite soit l'espèce humaine. Chez Benoît, c'est la résurrection même du siècle dernier, quand on répandait partout de la poudre pour parfumer l'atmosphère. L'eucalyptus chez Proust : bon titre. Proust et le koala. Moins bon. Noter que Benoît respecta toujours une stricte hygiène et que jamais je n'ai senti chez lui le moindre relent corporel, si ce n'est le léger cigare. Je l'ai vu rayonnant aux obsèques de son père, où tout le monde rayonnait, à l'exception d'un Vietnamien, qui s'essuyait les yeux devant moi, de dos. Je ne voyais que son coude, qui se levait au niveau du larmier. Ensuite, il est allé saluer Benoît au sortir de la messe, l'assommant avec un projet car les hommes sont créatures de projet…

    Et je me souviens bien des mémoires d'un Indochinois, où Maurice était mentionné, comme « le plus fidèle ami ». Ou bien c'était Maurice lui-même, en ses minces mémoires, qui mentionnait un « citoyen de Phnom-Penh, demandez à Modiano, à Duras… Rentré chez moi, je me suis reposé une heure. Eine Stunde – il est possible que la survenue, dans un écrit, d'une langue étrangère, lui confère mystère, profondeur et solennité.

     

    X

     

    Avant le temps des enregistrements et des streamings, l'impressionnant était de voir Benoît se débattre avec compétence dans le domaine "électronique" : il avait gravé toutes ses œuvres sur disques compacts (on disait encore à l'époque, en français, des compact discs), répertoriées par lui-même avec la gravité d'un recenseur d'opus : Deutsch pour Schubert, Köchel pour Mozart, FP pour Francis Poulenc. Sur chacun de ses boîtiers plats figurait en fine écriture le numéro du Disk (majuscule germanique et k de rigueur). Jean-Benoît se fendait, sur feuille séparée, d'un commentaire hérissé de considérations solfégistiques. J'amputais à l'antenne cet ampoulage technicoïde.

    Cependant lesdits compact discs en état de virginité disparurent à leur tour du commerce, à l'exception de quelques officines spécialisées au fond des impasses. Le commun des mortels s'approvisionna désormais par téléchargement, tétant à même le stream auditif. Benoît faisait écouter ses productions sur disquettes : "Vous croiriez que c'est du Beethoven ? pas du tout : c'est de moi ; des morceaux "bien enlevés, passionnants, doués d'une joie communicative", et "merveilleusement travaillés" - puisqu'il le disait... Parfois il se montrait satisfait du résultat, mais plus rarement, et le disait aussi : « mieux [vaut] dire du mal de soi que de n'en point parler », Sévigné. « Dire du bien de soi, c'est vanité ; mais en dire du mal, c'est bassesse" : variante, anonyme.

    Je ne sais pas lequel des deux est le plus juste. Mais je rabrouais Benoît dans ses commentaires autodépréciateurs : c'était de la vanité. Il fallait pour cela prendre une voix flûtée.

     

    SA PIÉTÉ HUYSMANSIENNE

    "Êtes-vous chrétien ?" Le vieil homme se mit à genoux sur la moquette pour un Notre Père, et je m'agenouillai avec lui Hôtel Buffon premier étage en m'efforçant d'y croire. Il faut respirer bien à fond, en cas de détresse ou perplexité. C'est le seul remède : revenir à son corps. Pour rien au monde je n'aurais oublié cette prière. Puis nous nous sommes séparés sur le paillasson ; le narrateur suit la fiction de l'histoire, lui trouve un lointain rapport avec le funeste "examen de conscience", qui poussa des générations de chrétiens sur les sentes de l'insomnie. J'assistai à plusieurs messes, déplorant chez les prêtres cette manie de proposer toujours au chant ces répons musicalement abjects.

    Un jour il est surpris en train de brailler, à l'harmonium, un Ave Maria de son cru, bouche large ouverte et l'air con, feignant d'ignorer la présence humaine debout sur les dalles à côté de lui ; il existe dans la vie de grands moments de solitude. Rien ni personne n'est obligé de suivre les chemins où je m'engage. Si nul ne m'a précédé, ne m'a frayé un chemin, je serai le premier. Sans Olympia ni Manet. J'ai rencontré deux fois, dans un étroit sentier à pic vers le fleuve, une novice à cornette des Sœurs de Saint Paul – appuyée sur un petit huis de bois ; fraîchement descendue de son vélo noir elle souriait d'un air avenant. Ma sœur nous avons tous deux 35 ans de plus. Combien ma vie aura fourmillé de bonnes chances.

    Je n'ai pas voulu y céder, car cette femme dans les mains, qu'en aurais-je fait? tirer un coup, au plus pressé, pour éviter l'amour, mais aussi tout ce qui s'ensuit. Hommes ou femmes sentent ces mêmes pincements de cœur et se tirent à ras de pont, l'un à l'autre, des bordées de boulets. Enfant déjà je détestais l'amour. Cette chose gluante et chaude dont il ne fallait pas parler. Qu'il ne fallait pas transmettre à l'autre. De religion ou pas. Dont il ne fallait pas tenter la contamination. J'avais honte si l'homme criait sous moi. Criait mon nom à travers tout l'étage. Je le souillais. De même on ne touche pas aux religieuses. Ça donne mort, remords et damnation (sacrilège et vérole de l'âme).

    Imaginer par contre que je sois enfermé dans un enclos de nonnes. Ce qui se passerait. Ce qu'on me refuserait. Ce qui me serait sollicité, jupe retroussée, dans la suavité. On me tiendrait caché dans la lingerie. Chacune viendrait me retrouver, me nourrirait, me couvrirait, se croyant seule. Dix petits nègres au couvent, pour chacune un motif différé de m'aimer. Soigneusement dissimuler la gamelle de la précédente. Pisser où ? Suites et conséquences en matière de droit civil, canon, canin ? Se renseigner sur les temps anciens.

    LA SUCCESSION DU PÈRE

    Très bordélique. Portail de St-Geoirs (Isère). Aux derniers temps de son impasse, il avait laissé le plancher jonché de courriers publicitaires, qu'il se proposait de classer ("à quoi bon ?" disais-je) - ne manquaient que les chiens pour pisser dessus, comme chez Polonceau et chez ma cousine de banlieue. A présent Benoît peut enfin respirer. Il prend enfin sa revanche. Sa mère est morte et son père idiot. À son tour à lui de vivre. Des pots de confiture à moitié vides ou pleins traînent çà et là, certains garnis jusqu'au fond d'une cuillère en aigrette.

    Il en prend, recompose, revient. Pas de place pour les ménagères. De petits insectes se mettent à explorer la cuvette hygiénique. Il me dit : « Fais attention ! » J'arrose les parasites, qui courent se blottir sous le rebord, à portée de Canard WC.

     

    VISITE À SON PÈRE EN ASILE DES SŒURS

    Ne l'ai pas reconnu. Lui, si. Ses traits, scandaleusement jeunes. Le scandale d'Alain Lehrer, devenu indésirable : quelle secousse pour cet enfant gâté de 38 ans de découvrir, chacun recroquevillé dans son fauteuil, déjeté, somnolent dans sa forme déglinguée ? Tétanisé de peur Alain Lehrer hurlait au guichet d'accueil, dénonçant le scandale et sa propre panique. Il remit violemment en cause le dévouement des sœurs et leur compétence : les demi-morts relevaient la tête ou se pliaient dans l'autre sens. Aujourd'hui je revois le père de Benoît, qui me resitue dans ses méninges. Les plaisanteries les plus éculées le laissent sans réaction. Ma première visite l'a truové bouche ouverte, dormant comme un cadavre privé de mentonnière.

    À la troisième je l'ai déridé : c'était en racontant l'histoire de la vieille mendiante : pour que les enfants puissent voir les animaux du cirque. « J'ai répondu Je n'aime pas les enfants, je n'aime pas les animaux, je n'aime pas le cirque - Eh bien tant pis, me répliqua-t-elle, dépitée. Mais j''avais dit mon bon mot.

    X

     

    Marie-France, fille de Benoît, jamais que je sache ne l'a visité. Avec ses yeux en boutons de bottine. Ses petits seins au taille-crayon. C'est tout ce qu'on trouve à dire à une femme, à remarquer chez elle. Nous sommes si terriblement proches encore du primitif. Les femmes souffrent. Les hommes aussi de n'être jamais suffisamment désirés. Il est temps que cela change. Revêtons-nous des mêmes oripeaux, enroulons autour de nos tailles ces queues amorphes dont nos ne voulons plus, et ne nous importunons plus de ces désirs inopérants. Benoît voulait m'imposer chez sa fille, qui selon lui m'admire. Lorsqu'elle m'a nommé elle aurait tout dit. Je crois plutôt que la mort de son père lui sera délivrance.

    Ma fille en ces dimanches prend son envol. Marie-France m'aurait revu, qui sait si je ne l'aurait pas enfin délivrée de ce maquereau si noir, si haïtien, qui l'engrossera le soir-même ? Un petit bonhomme d'un an plein de suffisance. Je suis son père par fantasme interposé. Va savoir ce qui passe par la tête ou l'utérus d'une femme. Un jour les préjugés des noirs et du sexe se vérifieront, craignons ce jour. Ou désirons-le car l'état naturel de l'homme n'est-il pas la sauvagerie. Pourquoi celle-ci comporte-t-elle les guerres et les tortures. Seigneur, sauve les riches, seuls capables de payer les implants qui nous transformerons tous un jour. Nous rougirons un jour de n'avoir été que ce que nous sommes.

    Partout sur ma peau surviennent les verrues. Son mari est bien noir. J'ai revu Marie-France en noir du haut en bas et les yeux brillants. C'était le jour de l'enterrement, celui du père de son père, en attendant plus cruel et plus fort, plus fort mateur. Il n'est si bon mort qui ne finisse par mourir : un jour ses poumon cessèrent de grésiller, on le flanqua dans un cercueil étroit, lui dont l'abdomen bloquait la respiration. Nous étions pour lui trente personnes en comptant large. Plus une demi-douzaine de flétris des deux sexes et du cul intitulée « Chœur mixte de Ste-Louise » (« de Marillac »), qui psalmodiaient les répons au plus juste.

    Car c'est au célébrant qu'appartient de plus en plus le soin de préciser à l'assistance les ponctuations liturgiques, en la faisant se lever ou s'assoir, sans aller jusqu'à l'agenouillement si peu démocratique. Je me souviens des épaules secouées d'Igor, qui porte de mon sang par son grand-oncle. Seul ému parmi ces Parisiens de 91. Nous étions seuls. Benoît trônait et paradait, comblé de la distinction aisée du maître de maison. Quels mystères, n'est-ce pas ! se nouent dans l'édipe. Il était seul officiant à l'autel de sa mère su récemment encore décédée. L'amour et la ventripotence avaient en deux ans ramené son époux au rang d'adorateur mort. De combien pouvons-nous survivre à nos femmes ? je veux dire en lucidité. In aller Klarheit.

    J'aimerais mourir en allemand. Ce me serait une consolation. J'aimerais ne pas mourir du tout. La maigre assistance pouvait lui être imputée : il suffisait de ne pas avoir informé le journal local,

    et des bruits couraient. Ils courraient de plus en plus à mesure que ses vieux confrères en architecture, la maçonnerie départementale ! se téléphonaient la nouvelle Maître (pourtant, Taf Waï ne prend-il pas ses sources au journal, rubrique funèbre, chaque jour … ? On aurait dit l''accomplissement de sa vie. Je suppose cet ancien feûeûtus d'avoir pris enfin sa revanche eûeûeûdipienne. Sa fille rayonnait aussi. Elle avait amené son fils à elle, petit-fils de Jean-Benoît, arrière petit-fils du mort.

    L'enfant se tenait sur ses jambes de neuf mois, regardait tout autour, fier, gris basané comme une peau de boudin, adulte déjà par ses traits. Il souriait, accroché des deux mains au dossier de banquette, silencieux, rayonnant. Marie-Chrisgouine est venue près de moi, un bouquet à la main : « Qu'est-ce que j'en fait ? - Donne-le à Benoît, en le touchant de dos. » Ce qu'elle fit, et c'est bouquet en mains qu'il suivit le premier le cercueil. Accompli. Satisfait. En plein rôle, et possession de ses pouvoirs, de son argent. Jean-Benoît demeura soumis à tutelle, pour ne pas payer lui-même payer ses factures. Sa fille Marie s'est retirée très vite, rejoignant ses contraintes et ses joies. Et moi j'errais sur le parvis parmi les groupes, tandis que les employés renfournaient la boîte funéraire sous ses rideaux, à ras de plancher. Le bébé bronze fut remis à une jeune femme qui n'était pas sa mère. Son père, dreadlocks et musulman, n'avait pas fait le voyage. Il en fera un autre. Et dès le vendredi, je diffusais l's airs d'épinette à Benoît.

    C'est ce jour-là, celui de l'enterrement, que j'ai posté nous avons enterré le père St-Malo, il est resté calme et digne pendant toute la cérémonie ». Évidemment.

    Depuis ce jour, j'ai perdu mon téléphone portable. Je le cherche partout, comme un chien.

     

    A LA RECHERCHE DU RÉCITAL

    Au fond de St-Nicolas contre la porte sacristaine se tiendra ce soir une conférence (avec diapositives) sur le Cantal et son Massif. Hervé (c'est moi), sans avoir noté l'heure, est parti de chez lui en retard. Prenant un raccourci de nuit, il s'égare, et trouve enfin, à pied, le porche ; l'abbé de Sion ressortit trois garçons du saloir. mais ne me guida pas dans ma recherche. De nuit les grandes rues sont grises. Le premier Messie fut un Espagnol qui ne savait dire ni "gauche" ni "droite" et faisait des signes de la main. Le second fut un Anglais bien imbibé. Hervé marche longtemps sous la bruine froide, serrant dans sa poche un plan inutile. Sur les longues marches enfin du perron, des Vietnamiens debout, abasourdis et gavés d'orgues, et sous la voûte intérieure, d'admirables Créations du Monde à se tordre la nuque.

    Mais tout est fini. Bientôt Jean-Benoît, étayé de neuroleptiques et d'Esprit-Saint, s'avance de dos vers la croisée de transept. Il se murmure que l'ordre de St-Malo lui ferait des avances, flirt spirituel qui semble bien avancé ; son divorce pourtant fait tache. … De messe en messe que n'adviendrait-il pas ? Ces célébrations que je suis de loin en loin ne doivent pas excéder une certaine fréquence. Je pense aux « baises judicieusement espacées » prodiguées à Louise Collet par Flaubert. « Un dimanche où j'étais resté chez moi, une lame violente m'a emporté, de répulsion, face aux vies gâchées par l'obéissance et l'inertie. Un jour il frappera l'air de ses poings, « et s'il se trouve un homme à cet endroit, il l'assommera ».

    Quand je réponds au téléphone, enfin, et qu'il ma senti contraint de le faire, Benoît bute sur ses mots, exprime le ravissement d'avoir bien joué comme on pousse une crotte Il s'adresse à lui-même ses compliments dans l'écouteur en bredouillant. Je ne comprends qu'un tiers de ses paroles, suffisamment pour m'en faire une idée. Répondre « oui » à intervalles réguliers. Jean-Benoît parle de la sonorité des voûtes ou du plafond baroque, m'invite dès le lendemain chez lui, et comme je lui ai fait faux bond pour les trois messes de Noël, je ne puis décliner trop de fois ses invitations. Le mardi ? C'est qu'il va chez sa fille, qui ne manifeste aucun projet de me recevoir (qu'en ferais-je ?). Ce même jour, Jean-Benoît et reçoit son injection ; ces piqûres miraculeuses lobotomisent la bite et le cerveau. « Peut-on vivre sans sexualité ? » Arielle répondait doucement, je ne me souviens plus de ce qu'elle m'a dit. À présent elle et moi poursuivons notre « chasteté définitive », selon le mot terrible de Proust. Nous vivons, oui, en nous demandant comment nous faisions avant, autrefois, au temps de la belle queue bien droite, pour vivre. Je vois Benoît cet après-midi. Il me jouera des choses, il me donnera mon disque dit compact.

    Il faudra que je trouve la vie agréable. C'est notre condition de vie à tous. DE QUI à mon tour NE SUIS-JE PAS LE JEAN-BENOÎT. Les hommes devront voir en face qu'il n'existe ni chasteté, ni talent. Que « rencontrer quelqu'un » veut dire avoir intrigué, bataillé, de toutes ses forces et de toute son hypocrisie, pour enfin avoir accès à la bonne personne au bon moment. Il faut un énorme travail. Un énorme don. Et la main de Dieu. Salut Jean-Benoît, tiens-moi bien la main en tombant dans l'abîme.