Proullaud296

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  • Pas rigolo

     

    Au bas de la gravure, deux quatrains en gothiques, l'un en français, l'autre en Neuhochdeutsch, exposent la Moralité :

     

    Cil cuyde engeigner la Mort

     

    Par luy desrobber sa bource -

     

    L'inbecille doubte encor

    Eglise charentaise.JPG

     

     

    Sil a terminé sa course.

     

    La naine lit à haute voix, sans la moindre hésitation, le quatrain symétrique en haut allemand.

     

    "Cette gravure, affirme l'homme, a failli brûler ; observez je vous prie sur cette feuille ces traces rousses : elles proviennent de l'incendie qui ravagea en 1633 l'abbaye de St-Léger à Lucerne.

     

    - Vous y étiez ?

     

    - Voyez encore – il met la feuille à contre-jour – ces petits trous de coups d'épingle – sur la Faux très précisément – et sur l'échiquier : en forme de croix.

     

    "Conjuration, dit Jeanne.

     

    - Exorcisme, rectifie l'homme : ADONAI , IEVE , TSEBAOUTH , O PERE SUPREME DU CIEL ET DE LA TERRE...

     

    - Ta gueule.

     

    L'homme sans répliquer maintient la gravure devant le feu. Jeanne remarque certaines déchirures "sur la tranche, à gauche" – On dirait plutôt dit la naine que c'est vous qui l'avez arrachée." Jeanne la Cuistre distingue entre les lignes quelques lettres en minuscule caroline –palimpseste tranche le représentant. Rien de plus courant. Marciau la gnome veut savoir "comment cette gravure est-elle tombée entre [ses] mains" - l'homme invoque l'autorité du Grand Cosmopolite Michal Sendivogius, alchimiste polonais ; l a transmission au Supérieur en échange d'une levée d'excommunication – ce qui se négociait bien plus cher d'habitude- Vous-même, d'où tenez-vous cette pièce ? - ...passe entre les mains de nombreux possesseurs - Henri-Jules de Bourbon-Condé – Pierre Jean David d'Angers le sculpteur – je possède moi-même une importante fortune personnelle – écoutez mon histoire :

     

    "Le 5 thermidor An II – quatre jours avant la chute de Robespierre – le chevalier de Pierrefonds jouant aux Echecs s'aperçut que la main de son partenaire, posée sur un cavalier devant lui, n'était plus qu'un assemblage infect d'os et de tendons. Levant les yeux, il sursauta, horrifié : son adversaire avait pris l'aspect d'une momie à demi-desséchée, encore suintante. Dans le sursaut qu'il fit, l'échiquier se renversa. Par dessous se trouvait cette gravure ; il ne se souvenait pas de l'avoir jamais possédée – nul de ses gens ne put dire qui l'avait placée là. Le chevalier s'enfuit aussitôt pour ne plus jamais revenir et partit pour l'exil, sans avoir pu réunir ses biens, jusqu'en Angleterre. L'écorché s'était précipitamment retiré par une autre porte, en dégageant une odeur pestilentielle. Les domestiques affirmèrent que dans la rue où ils l'avaient vu s'éloigner, l'homme avait repris son aspect naturel, la perruque un peu de travers toutefois. Il s'appelait Fourquet, et c'était lui que l'Accusateur Public avait envoyé arrêter le chevalier..."

     

    Les Vieilles hochent la tête. Mais l'homme demande trop cher de sa gravure. Qui demeure là, sur la table, embarrassante. Il dit que les enchères sont montées très haut et qu'il n'a pas l'intention de la laisser pour rien. Il se carre sur sa chaise, étend les jambes. Jeanne lui demande si c'est bien "[sa] compagnie" qui le charge de vendre une telle œuvre. Certains de mes confrères précise-t-il gravement - les trois autres éclatent de rire ; Fitzelle dit Sorcier de pacotille et l'homme reste imperturbable mes pensées dit-il ont pris un autre cours.

     

    Marciau, renforçant ses lunettes d'une loupe, scrute la gravure, qu'elle s'est appropriée. De sa poche ventrale elle tire un crayon, du papier pour prendre des notes en marmonnant. Soupov sur sa chaise roulante se signe à l'orthodoxe et laisse retomber sa main sur l'accoudoir. Fitzelle bâille. Soudain, l'homme éternue, sursaute, quelle heure est-il ? - Déjà huit heures et demie grasseye l'infirme. Marciau renchérit Ça fait tardsans lever les yeux de sa feuille. Fitzelle : Ma montre s'est arrêtée – Un effet de la gravure sans doute ? L'homme ironise. J'ai faim dit Fitzelle. Vous pourriez m'inviter à dîner dit l'homme. Fitzelle grimace de toutes ses rides On n'a pas de chambre. Dans l'atmosphère hargneuse et consternée la Soupov sur sa chaise a levé le bras, considérant séparément chacune des trois autres : "Je suis ici chez moi. Qu'il partage notre dîner. Soirée de gaufres." L'homme acquiesce.

     

    Soupov roule son fauteuil vers l'âtre et la table, où les lueurs croisées du feu et du plafonnier révèlent d'un coup les chairs lasses et bouffies de sa face blêmie. Les trois autres se sont levées. Marciau, hissée sur la pointe des pieds, place debout la gravure aux largeurs enroulées. La Soupov demande poliment si le Représentant est attendu chez lui. Vous ne m'attendiez pas non plus dit-il. Jeanne au long nez dispose les assiettes en répliquant Pour Azraël – Je ne suis pas l'ange de la Mort – il écarte les bras, dans son complet prune barré d'une cravate à pois Voilà dit-il de quoi vous dégoûter des anges et Jeanne interrompt son geste. Du fond de ses paupières s'élance un bref regard de connivence. A son tout Fitzelle balance les couverts sur la table dans un cliquetis de poignards. On l'entend marmonner qu'elle déteste les représentants, particulièrement niçois ; qu'on devrait tous les foutre à la porte. Soupov tourne vers elle son cou gras en soupirant. Fitzelle : "Au fait, vous êtes vraiment représentant de commerce ?" Il ricane. Soupov, conciliante : "Allez, montrez-lui votre carte." L'homme se fouille : Oubliée... oubliée – vous auriez pu enlever mes dicos tout de même, que je les remette dans ma sacoche. J'ai une femme et des enfants, je suis parfaitement normal." On s'assoit.

     

    La Soupov se signe sous sa serviette. Jeanne : Vous êtes juste en face de la patronne : restez à votre place. - Je n'avais pas l'intention d'en changer. Fitzelle hausse les épaules. Soupov incline ses mentons avec un frais sourire. Marciau allume deux chandelles, désigne la gravure encadrée à la façon d'un tabernacle. Quand la naine se rassoit, le mépris court sur sa joue. L'homme regarde la gravure, la naine, la gravure, anxieux ; juste des profils : devant lui, le premier cierge, éblouissant. Le deuxième en enfilade : les deux flammèches vacillent devant le grand feu. Au fond en face la gueule brouillée de la Soupov dans sa chaise, hostile : "J'en veux pas de ce machin.