Proullaud296

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  • Mauvais sujet repenti

     

    Il se fit un masque de poils entrelacés, se confectionna une voix persuasive, sans trop d'inflexions typiques afin de ne pas effrayer, ni susciter la dérision. Il ne prêcha point, ne distribua pas de nourriture, dont les exsudations du chat se trouvaient abondamment pourvues pour tous, mais répandit les consolations dans ces oreilles de minuscules femmes battues, et même, dit-on, de certains hommes prêts à frapper, qu'il persuada du contraire. On l'accueillait partout avec mystère, mais ce fut un secret vite éventé : un chat parcourait la Grande Echine, et fortifiait tous les cœurs. 

     

    La charité est une étrange chose : on ne saurait imaginer à quelles tortures vous soumet une âme sensible ; la férocité, têtes coupées en chapelets, membres boucanés avant d'être jetés aux chiens, n'occupait plus qu'un coin de sa mémoire de pirate, comme une existence étrangère autrefois jetée là. A quoi rimait donc à présent ce sauvetage de femmes en détresse et si minuscules ? Pouvait-il simplement semer l'effroi dans le cœur de ces maris de forme humaine ? Car il les effrayait, il n'en pouvait douter, à voir tous ces spadassins microscopiques détaler à son approche, toutes ses griffes dehors : très petit pour le gros chat où tous vivaient, immense aux yeux de ces gnomes au carré.

     

    De plus – il s'en avisa au retour d'une expédition punitive : non content de l'avoir privé des plaisirs humains, le sort ne lui avait pas même accordé la quiétude ordinaire aux félins. Certes, l'effrayant sommeil de l'espèce l'envahissait à toute heure de jour ou de nuit – mais du moins les chats éveillés n'ont-ils rien d'autre à faire que de chasser, s'ils sont sauvages, ou d'attendre leur pitance ; mais lui, Brian, sitôt éveillé, se sentait investi d'une mission : chaque cerveau d'homme porte en charge l'humanité. Un instant il pensa réclamer à la Grâce Divine les restrictions cérébrales d'un chat, moyennant toutes ses capacités instinctives, mais s'étant retenu d'extrême justesse, il reprit son train chaloupé, débusquant et serrant délicatement dans ses crocs les maris brutaux, ne les relâchant que lorsque sous l'effet de l'émotion ils avaient lâché ce signal de peur, la merde.

     

    Il devrait s'attendre à des attentats ; dormir même n'était plus sans danger. Les femmes d'autre part, voyant qu'elles pouvaient se faire secourir sans trop payer de leurs charmes – puisqu'il ne s'agissait que d'un animal trop gros pour ce faire – au demeurant peu attiré par des femelles d'une autre espèce - les femmes humaines, donc, ne lui manifestaient plus leur reconnaissance, sinon sous forme de caresses distraites, puis, insensiblement, imperceptibles. Et comme toutes les pensées humaines s'obstinaient à le persécuter, il se demanda, au cours d'une de ces douloureuses somnolences, si les instincts amoureux ne l'assailliraient plus, hélas, que périodiquement, à la féline. Comme pour tous les chats. Ou s'il continuerait à ressentir de loin en loin, à la ressemblance des mâles humains, ces chatouillis de toute heure et de tout lieu. Aussi l'oreille au moindre bruit lui tressaillait, triangulaire. Des pouvoirs inconnus s'éveillaient en lui ; la félinité ne laissait pas de présenter certains avantages : il pouvait s'attarder à volonté dans ces espaces où le rêve ôtait tout pouvoir sur les choses. Pour commencer, Brian se contenta de fariboles : évoquer (c'était un apprentissage) son ancienne compagne perdue corps et bien – étrange chose en vérité. Puis il s'aperçut qu'il n'avait de souvenirs vraiment solides que ceux qui dépendaient de son ancienne humanité. Il en vint à souhaiter recouvrer son ancienne forme, celle qui suivait, du moins, sa mort, car quant à revenir hurler dans la tempête d'un voilier, il n'y fallait plus songer : « Je suis mort depuis cent ans, bel et bien mort ». Un financier, en rêve, lui objecta qu'il ne fallait pas ainsi prendre, puis révoquer ses décisions : la commutation d'espèce, de l'humaine à la féline, et vice-versa, ne se traitait jamais à la légère ; lui, Fugger, ultime rejeton d'une illustre race, ne pouvait prendre sur lui de ramener Brian à sa condition première. Mais il promit de consulter Dieu, ou toute instance suprême. 

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    C'est ainsi que Brian-le-Chat, s'étant profondément repenti, redevint homme. Et homo zurück factus est. Mais si le passage d'homme à chat n'avait pas été plus douloureux que l'éveil d'un songe, la retransformation en humain pensant, et surtout agissant, s'avéra terrible : du moins au plus. Et toute la Nature se révolta. Le banquier disparut sans doute en quelque contrée de l'au-delà (de quoi sert de mourir, pensa Brian, s'il doit y avoir encore de ce côté-ci des « contrées »?) L'accession à une conscience nouvelle se fit à la façon d'une circulation rétablie dans un réseau sanguin fortement compressé. Brian retrouva la sensation de lucidité, d'une seconde mort ajoutée à la première, les actes et les pensées du félin qu'il fut se reculant alors avec une terrible netteté.